#1 / La rumeur autophobe du Paris périphérique

Mariem Maleej


Depuis peu, la ville durable se veut autophobe… Une fatalité pour le boulevard périphérique parisien, une des voies les plus fréquentées d’Europe, qui disparaît à grande vitesse. Couvrir le périphérique sans penser une forme d’urbanité souterraine dans lequel l’inscrire, revient seulement à le plonger dans l’ombre.

Cet article présente une approche du territoire périphérique parisien dans le cadre de mon travail de thèse, dont l’objectif est d’appréhender les mutations de ce territoire.

L’approche porte sur un territoire annulaire complexe structuré par le boulevard périphérique comme axe, qui s’étend sur 35 kilomètres pour une épaisseur variable d’environ un kilomètre, sur les deux rives intra et extra-muros. La limite de la ville de Paris ne se confond pas avec le tracé du boulevard périphérique, il est parfois extramuros, parfois intramuros ou encore il se confond avec la limite de Paris. Le territoire dont il est question ici est un ruban d’environ 1 km de large, axé autour du boulevard périphérique. Il s’agit d’un territoire souvent hétérogène et contradictoire, favorisant les mutations en multipliant les symboles, les significations et les communications divers. Les automobilistes sont les principaux usagers du boulevard périphérique, par cet usage ils génèrent un paysage sonore qui à la base est un symbole de mouvement et de dynamique urbaine. La congestion du boulevard périphérique brouille et modifie ce symbole, en effet le bruit des bouchons devient permanent et esquisse un paysage sonore stagnant. Outre les risques sanitaires et les risques pour la santé publique, ce bruit de fond sous forme de rumeur constitue un patrimoine sonore peu appréciable.

Cette réflexion est née suite au lancement d’une étude par la ville de Paris et la Région Île-de-France qui s’intitule « l’insertion urbaine du boulevard périphérique »1. La ville et la région entretiennent des relations multiformes avec la périphérie. Cette étude conclut que seul le tiers du boulevard périphérique est couvrable. Aucun soin d’urbanité particulière n’est pris en compte pour cette future communication souterraine. Il s’agit de mettre dans l’ombre le boulevard périphérique, seul catalyseur de la dynamique urbaine de ce territoire.

Les pouvoirs publics préfèrent masquer la voiture, au risque de se montrer autophobes. En outre, dans le contexte actuel, celui d’une conjoncture économique qui pousserait à inciter les usagers à acheter des voitures, et d’une conjoncture environnementale qui les inciterait à ne surtout pas les utiliser, le Paris périphérique risque d’être schizophrène. Pour n’évoquer qu’une période récente, on est passé, en moins de dix ans, d’une vision où les circulations motorisées du boulevard périphérique tenaient un rôle hégémonique dans la périphérie parisienne, par la prolifération des immeubles qui ne cessent de s’implanter au plus près du boulevard en s’exhibant au vu de ses usagers (bureaux, sièges sociaux, hôtels, affiches publicitaires…), à une autre représentation où il est nécessaire de gommer ce catalyseur et de donner une image plus verdoyante à sa surface. La légitimité montante de la ville durable pousse les concepteurs à revoir les réseaux de voirie dans la ville avec la troisième dimension, et invite à penser les flux en sous-sol. L’urbanisme souterrain devient une solution pour sécuriser les mobilités douces et une forme de nouvelle urbanité.

Le périphérique est l’une des routes les plus fréquentées d’Europe. La majorité des déplacements se font de banlieue à banlieue. Les déplacements sont liés aux attractivités de la périphérie. Ces éléments sont les substrats matériels, et on peut dire conditionnels, de la mobilité. Le périphérique est un parcours, il suit un tracé historique. Mais il est aussi généralement le support de l’édification, il génère l’espace urbain l’entourant. Depuis quelques décennies, il n’a pas été possible de penser les formes des projets urbains et architecturaux de ce territoire, indépendamment de la forme du mouvement de cet axe. En effet, « la route, au sens le plus large du mot, est la première armature des paysages humanisés ; elle représente l’élément primordial de l’équipement spatial nécessaire à la vie des sociétés » (Clozier, 1963)2. Le boulevard périphérique est un symbole de mouvement et de mobilité ; il a eu une influence plus ou moins directe sur la conception architecturale ainsi que la typologie des bâtiments. En somme, la mobilité est incorporée dans les aspects de l’urbanité d’un territoire, influençant cette dernière.

Le boulevard périphérique a été construit en plusieurs phases, entre 1960 et 1973. Sa conception et sa morphologie ont reçu une attention particulière sur le côté Est. « Les premières études d’intégration acoustique concernent le périphérique de Paris dans la traversée du bois de Boulogne. On raconte qu’il ne fallait pas perturber les microphones proches de l’ambassade d’URSS. » (Rapin, 2012)3. La version la plus connue est que les quartiers du 16e arrondissement de Paris se sont mobilisés pour ne pas avoir, à leurs portes, un boulevard urbain aussi disgracieux que le boulevard périphérique. Malgré des dépenses insoupçonnées pour assécher le lac et faire passer le boulevard périphérique sous le bois de Boulogne, on ne peut parler de jalon d’urbanité pour les futurs tronçons du périphérique à enterrer. Il s’agit d’une route linéaire sans aucune attractivité, incitant l’automobiliste à se presser, quand cela est possible, pour sortir de ce tunnel cendré.

Côté Est, les sorties de ces tunnels ont fait preuve d’une esthétique particulière dans le prolongement du boulevard vers ses portes en surface. Ces portes possèdent de fortes identités symboliques ; ce sont de grandes entités urbaines qui permettent l’insertion même du périphérique à couvrir.

Le flux de ce territoire est la condition d’une ville ouverte, apte à la communication, aux échanges ; c’est un moyen d’émancipation. D’une frontière administrative, le boulevard périphérique engendre un territoire. Malgré tout, il est perçu comme générateur de nuisances (bruit et pollution), mais également de coupures. On a bien été obligé de communiquer, même dans la ville fortifiée. D’où l’importance des portes dans une enceinte. C’est la porte qui faisait faille dans l’enceinte. Il reste très peu de traces de l’enceinte de Thiers ; seules les portes d’entrée et de sortie de Paris nous rappellent au quotidien son existence. Il se trouve que ces failles dans l’enceinte n’étaient pas que des portes, mais des avenues et des axes de communications et de correspondances importants dans l’articulation des tissus urbains.

Par conséquent, le discours acoustique actuel est surtout dominé par la lutte contre les nuisances sonores, dans un souci de santé publique. Il s’agit, d’une part, d’interventions réglementaires et, d’autre part, d’un « cache-misère », puisque l’origine du problème est « le boulevard périphérique ». La réponse fut une recherche du silence : barrières antibruit le long du périphérique, bâtiments antibruit, et lorsque cela est possible, couverture du boulevard périphérique. Un des derniers projets de réflexion énoncés, et non des moindres, est une structure légère au-dessus du périphérique, supportant une canopée de panneaux solaires.

Depuis le début des années 1930, avec Édouard Utudjian4, on est en quête d’urbanité souterraine. Si l’urbanité a pour dimension le bien-être de ses usagers, ce souci disparaît dans les sous-sols de la ville. Pourtant, cela fait des décennies que l’on maîtrise les techniques de constructions et conceptions des sous-sols de la ville ;  les ingénieurs y sont sûrement pour beaucoup, et les architectes semblent avoir déserté les lieux. Pourtant, l’un des signes les plus forts et les plus remarquables pour un automobiliste sur une route est l’identité du lieu et son exception, ce qui est loin d’être un tunnel sans âme. De même, avec les affiches Cofiroute de P. Collier sur une route au paysage banal, il se souviendra du message socioculturel. La périphérie comprend une mosaïque de cultures qui s’y côtoient mais qui ne sont pas sur le même pied d’égalité dans la diversité du paysage.

Outre la mosaïque culturelle, les activités diverses de la périphérie ne cessent de façonner son paysage… À l’instar des stations du métro parisien, des traitements différents seront à imaginer, tels des tronçons couverts ou à couvrir. Aujourd’hui, des activités diverses et qu’on ne soupçonne plus fleurissent encore dans le Paris périphérique. C’est ici une démonstration de l’importance de la capacité de mutation dans le territoire périphérique ; c’est l’interaction entre l’enracinement dans un lieu riche en mémoire et les effets de la mobilité dans des contextes locaux et régionaux.

La périphérie est en perpétuelle mutation, c’est un territoire qui répond à des usages particuliers. Un territoire qui vit par et pour la voiture. Mais dans un contexte où il est politiquement correct d’être autophobe, comment reconstruire la périphérie dans un monde souterrain ? Il ne s’agira pas de créer de nouvelles voies de circulation suite à la couverture du boulevard périphérique, mais d’acquérir une meilleure maîtrise des nuisances engendrées par ce dernier.

« Une ville naît dans un endroit donné, mais c’est la route qui la maintient en vie. Associer le destin de la ville aux voies de communication est donc une règle méthodologique fondamentale. » (Poète, 1924)5. Un tronçon est même nommé « la route des présidents »6, et les affiches publicitaires sur les immeubles leur sont dédiées. Les couvertures du boulevard périphérique devraient intégrer une réflexion sur la réinvention de pratiques aussi complexes que celles de la périphérie parisienne (urbaines, sociales et économiques…), dans une dimension souterraine. Les usagers du tronçon de la route des présidents s’opposent aux usagers des tunnels. Les tunnels sont fondés une fois pour toutes, figés, immobiles et dépourvus d’urbanité, pour servir une mobilité incessante, dans une périphérie centrale7 où tout fait signe. C’est un lieu de mouvement, un carrefour, un point de fixation. Au contraire, les tronçons couverts côté Est, par exemple, sont le symbole du temporaire, de l’épisodique, du transitoire. Des tronçons que l’on traverse éventuellement, sans idée même partielle des sites qui les entourent, où les usagers observateurs de ce territoire ne sont plus que des spectateurs d’eux-mêmes.

Contrairement à une identité muséifiée de la ville de Paris, la périphérie reste de loin l’un des rares territoires en perpétuelle mutation urbaine, architecturale, sociale, culturelle et de ce fait sonore. Sur ce territoire, les chantiers de construction et de démolition ont toujours existé, depuis plus d’un siècle et demi, et ce, jusqu’à nos jours et probablement pour de nombreuses décennies à venir. Unifier les couvertures et les esthétiques des tunnels du périphérique contribuera sans doute à l’absence d’urbanité et d’attractivité de ce territoire. Dans la perspective du Grand Paris, quelques projets se sont penchés sur ce territoire et ont saisi la force et la symbolique des mobilités qui l’animent.

La périphérie développe une culture qui stimule ses usagers, qui les confronte à des défis. Les villes dont la structure est simple et rectiligne deviennent rapidement ennuyeuses. Certes, il faudrait faire attention à ne pas désorienter les usagers, à ne pas perturber leurs habitudes et leur sens de l’esthétique. La périphérie devra créer un horizon dépassant la vie personnelle de ses usagers ; voilà pourquoi la conscience historique est essentielle.

Une mise à l’ombre pure et simple du périphérique aura une répercussion néfaste sur le moral des usagers des tunnels. Aujourd’hui, suite à plusieurs risques sanitaires, dûs à la propagation de pollutions atmosphériques, mais aussi à la pollution sonore8 qui fragilise et multiplie les risques de maladies cardiaques pour les personnes âgées, l’aspect visuel et auditif des espaces est devenu primordial, et les autorités tentent d’harmoniser les espaces urbains en les plongeant dans l’ombre. En d’autres termes, on essaie de rendre le paysage urbain souterrain identique partout, mais surtout sans identité. Aucune caractéristique esthétique n’est exposée, préservée ou mise en avant.

On remarque ici le basculement d’une image positive, qui est celle du bruit du moteur des voitures mythiques et autres motocycles, symbole fort de nos temps modernes. « Le bruit du moteur à combustion interne est désormais le symbole sonore de notre civilisation contemporaine. » (Murray Shafer, 1973). Les passionnés de voitures, depuis des décennies, sont très sensibles aux bruits des moteurs. Le bruit d’un moteur est associé au caractère des voitures de collection d’origine ou modifiées. Un moteur qui fait du bruit est souvent synonyme de bon fonctionnement. Les grandes marques automobiles ont intégré l’importance de la perception sonore de leur marque par le consommateur. Le monde du marketing sonore n’est jamais loin pour médiatiser ces phénomènes, entre autres par le biais des spots publicitaires. La symbolique du bruit du moteur n’a pas fini d’être construite (voir les vidéos)910. Le bruit des voitures dans les tunnels est tout sauf un plaisir, et dans ce cas précis, l’acoustique est mise de côté. Comme pour culpabiliser les usagers. L’urbanité souterraine ne devra pas se préoccuper que d’esthétique, mais la qualité sonore devrait être de mise ; un traitement de la chaussée devrait être pris en compte, car la nuisance sonore de la périphérie est surtout due au bruit du roulement. Et pourtant, on pourrait asphyxier le bruit par le bruit, en répandant un son plus fort, agréable et continu.

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Les réflexions sur ce territoire ont pris des formes variées dans le cadre du projet du Grand Paris. Ces rapports se dévoilent aujourd’hui à travers des espaces qui sont révélateurs des nouveaux enjeux des politiques urbaines et des pratiques architecturales. Cela concerne évidemment les espaces du transport et du mouvement, conçus fonctionnellement pour permettre les différents types de déplacements.

Mariem Maleej

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Mariem Maleej est architecte D.P.L.G. – urbaniste DSA Projet Urbain. Elle est aussi doctorante à l’Université François Rabelais de Tours au sein de l’équipe IPAPE (Ingénierie du Projet d’Aménagement, Paysage, Environnement).

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Bibliographie

Barles S. & Guillérme A., 1995, L’urbanisme souterrain, Paris, PUF (coll. « Que sais-je »), 128 p.

Demorgeon M., 1963, « Le paysage routier et commercial des banlieues parisiennes. La route et l’établissement humain »  in Les Annales de la Recherche Urbaine, La Région Ile-de-France, La Défense, PUCA, n° 50. 127-144.

Rapin J-M., 2012, «Science et écologie sonore» in Sonorités, Ecologie sonore entre sens, art, science, Nîmes, Champ social éditions, 127-144.

Rossi A., 2001, L’architecture de la ville, Gollion, InFolio éditions.

Schafer M., 1979, Le paysage sonore. Toute l’histoire de notre environnement sonore à travers les âges, Poitiers, J.C. Lattès., 388 p.

Thavez-Pipard D., Gualezzi J-P. , 2002, La lutte contre le bruit: des bruits de voisinage aux bruits des aéroports, mesures de protection et contrôles,  médiation et contentieux, Paris, Le Moniteur, 300 p.

Trévelo P-A. & Viger-Kohler A., 2008,  No limit, Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal.

Utudjian É.,1964, L’urbanisme souterrain, Paris, PUF (coll. « Que sais-je »), 1995. 126 p.

 

  1. Menée en 18 mois, entre septembre 2005 et  février 2007 []
  2. R. Clozier, Géographie de la circulation, Paris, Génin, 1963, cité par M. Demorgeon, « Le paysage routier et commercial des banlieues parisiennes. La route et l’établissement humain », in Les Annales de la recherche urbaine, n°50, avril 1991, p. 47. []
  3. J.-M. Rapin, IME. Institut musique écologie. Ecologie sonore entre sens, art, science. Nîmes : Champ social éditions, 2012, p. 141. []
  4. Barles, Sabine, et André Guillerme, L’urbanisme souterrain, Paris: Presses universitaires de France, 1995, p. 5. []
  5. Marcel Poète, cité par Aldo Rossi, L’architecture de la ville, p. 46, In folio, collection Archigraphy, 2001. []
  6. En référence aux présidents de grandes multinationales installées à la Défense, qui sont obligés, dans leur trajet entre l’aéroport de Roissy et la Défense, d’emprunter le tronçon entre la porte de la Chapelle et la porte Maillot. []
  7. Périphérique-Central, une idée de Trévelo et Vigikolere, No limit, 2006 ; les auteurs considèrent le boulevard périphérique comme le centre de la Région Île-de-France, de par sa position géographique se trouvant à distance égale entre le centre de Paris et la limite de l’Île-de-France. []
  8. En 1999, un groupe d’experts, chargé par l’OMS d’élaborer des recommandations en matière de nuisances sonores, a considéré que le bruit constituait un facteur environnemental de stress susceptible de provoquer des effets cardiovasculaires permanents, tels que l’hypertension et l’ischémie cardiaque, chez des individus sensibles exposés de façon prolongée à des niveaux élevés de nuisance sonore. []
  9. http://www.youtube.com/watch?v=laSnoBR0-D8&feature=youtube_gdata_player, le bruit comme symbole de plaisir. []
  10. http://www.youtube.com/watch?v=4Hpm0sVRwuk&feature=youtube_gdata_player, l’absence de bruit généré par le véhicule devient synonyme de plaisir aussi. []

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