#13 / Edito

Marine Duc et Daniel Florentin

 

 

 


 « Si vous critiquez le gouvernement, craignez-vous d’être perçu comme un individu de culture étrangère ? Ou, qu’on vous demande de “repartir à X”, “X” étant un lieu situé hors des États-Unis ?

Si vous êtes mal reçu dans un magasin élégant, et demandez à voir “le responsable”, vous attendez-vous à recevoir une personne d’une autre race ?

Si un agent de la circulation vous arrête, vous demandez vous si c’est à cause de votre race ? (…)

Si vous voulez vous installer dans un beau quartier, vous inquiétez-vous de ne pas être bien accueilli à cause de votre race ? »

Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah, 2013

 

Des villes coupées, couturées, rafistolées, des vies assignées, mais aussi émancipées : de l’analyse des politiques ségrégationnistes aux réflexions sur le caractère inclusif des espaces publics en passant par la négociation des expériences minoritaires individuelles et collectives, les villes constituent des lieux privilégiés de l’analyse des relations entre groupes minoritaires et groupes majoritaires. La vive actualité scientifique sur le sujet en France comme ailleurs en témoigne. On peut notamment penser au colloque Question raciale / questions urbaines : frontières territoriales et racialisation organisé en février 2019 à Grenoble, au dernier numéro de l’Information géographique (2019) consacré aux géographies de la différence en ville, ou encore aux nombreuses sessions de la conférence annuelle de l’American Association of Geographers 2020 abordant des questions urbaines sous l’angle des rapports sociaux (perspectives féministes, marxistes, empruntant à la Critical Race Theory ou aux approches du Settler Colonialism). C’est dans la continuité de cette actualité que s’inscrit le #13 de la revue Urbanités. En refusant de donner a priori la primauté thématique d’un rapport social sur un autre1 tout en mettant l’accent sur les mécanismes de production du minoritaire et du majoritaire, ce numéro propose une pluralité de lectures des manières dont les contextes urbains participent à la (re)production des positionnements sociaux, et par conséquent, à la redéfinition du rapport entre minorités et majorités en ville.

De la minorité au minoritaire : situations

Cette actualité ne doit pas occulter l’ancienneté de la ville comme lieu majeur de l’étude des rapports sociaux. En tant qu’espaces marqués par la diversité et la concentration des groupes sociaux, par l’agglomération des ressources matérielles et symboliques, les espaces urbains sont depuis longtemps un lieu d’observation privilégié des relations entre minorités et majorités.

Dès les premiers travaux de socio-anthropologie urbaine de l’école de Chicago dans la première partie du XXe siècle, la question de l’inscription spatiale des classes sociales, des marginaux et des populations d’origines étrangères sont au cœur des approches de la ville. C’est d’ailleurs à ce courant que l’on doit les premières réflexions sur la notion de minorité qui en dépasse une acception quantitative. Dans The Ghetto (1928), Louis Wirth pose les premiers jalons de sa réflexion sur la question des minorités en ville, en analysant les trajectoires de vie de migrant·e·s s’installant dans le ghetto juif de Chicago. La construction de sa réflexion sur le fait urbain minoritaire se poursuit plus tard. En s’intéressant aux rapports entre Blancs et Noirs aux États-Unis, il montre la pertinence de conceptualiser la minorité en termes de rapports de pouvoir. Définir la minorité ne se joue en effet pas uniquement sur le registre démographique (un groupe plus restreint numériquement) ou sur le registre juridico-administratif (l’âge de la majorité), mais également sur le registre du préjudice social expérimenté par un groupe. La minorité désigne alors un groupe particularisé par des discriminations reposant sur des caractéristiques physiques ou culturelles dont il est l’objet, et dont les membres ont conscience d’être collectivement victimes de ces discriminations (Wirth, 1945).

Cependant, l’usage univoque des notions de majorité et de minorité présente trois types d’écueils analytiques : l’essentialisation, l’invisibilisation et la mécompréhension.  En ce sens, Colette Guillaumin refuse l’emploi du terme de minorité pour lui préférer celui de « groupe minoritaire » (1972 ; 1985), qui met davantage l’accent sur l’asymétrie des possibilités et qui met à distance l’idée d’une nature immuable : « la majorité ne peut se définir que par la relation, non par l’être » (1985 : 106). Dans le même mouvement critique, Sébastien Chauvin pointe de son côté, une « plurivocité politique de la notion de minorité » (Chauvin, 2003 :7), où l’ambiguïté quantitative porterait le risque d’une conceptualisation contradictoire et pauvre de la domination, comme oppression d’une minorité par une masse toute puissante. Au contraire, en suggérant une indissociable relation entre minorités et majorités par la juxtaposition des termes, tout en ne les pensant qu’au pluriel, on se refuse alors toute approche fixiste de ces catégories.

Il faut bien dire que les transformations contemporaines des espaces urbains invitent à s’intéresser à leurs effets sur la labilité de ces catégories. L’échelle urbaine n’est pas qu’un réceptacle spatialisé de ces phénomènes globaux mais bien un creuset où ils s’élaborent. Ainsi, les transformations de la division internationale du travail, l’intensification et la diversification des mobilités mais également l’émergence de nouvelles luttes sociales comme la diffusion de nouveaux modèles urbains viennent redessiner le rapport entre majorités et minorités en ville. Ces recompositions s’opèrent dans de multiples contextes : à travers des vecteurs de contrôle et de contrainte, mais aussi dans la formalisation et la conscientisation de ce qui est possible et accessible pour les un·e·s et ne l’est pas pour les autres. Car c’est bien la question du pouvoir, matériel et normatif, ainsi que de la manière dont il circule qu’il s’agit d’interroger lorsqu’on parle de minorités/majorités. Cette mise en normes révèle le pouvoir « d’entrepreneurs de morale » (Becker, 1985), en position (dominante) de constituer plusieurs groupes en problèmes sociaux et de réguler ainsi plus ou moins directement l’accès de ces groupes à certains espaces et services, mais aussi les contraintes économiques qui façonnent les vies urbaines et leur accès au bien-être. Les modalités matérielles et normatives ne s’excluent pas et s’articulent même le plus souvent. L’article de Nicolas Messieux le montre bien en analysant la constitution de l’indésirabilité d’un nourrisseur de pigeons parisien. Le nourrissage de pigeons alors associé au sale et aux dégradations, conduit à l’expulsion du nourrisseur de son logement ; cette précarité résidentielle rejaillit sur l’individu en ajoutant alors une autre dimension au stigmate qui lui est imposé.

 Dans ce numéro, il s’agit donc de postuler qu’il existe une spécificité urbaine dans les modalités de (re)production des rapports entre minorités et majorités, à la fois parce que les contextes urbains constituent des sites privilégiés de rencontre et de confrontation entre groupes sociaux et parce que la production urbaine elle-même contribue à définir les rôles et places occupées par ces mêmes groupes.

Vi(ll)es classées, genrées, racialisées2 : intersections

Les rapports entre minorités et majorités en contexte urbain ont été historiquement explorés, sous l’angle de la classe sociale et de la dimension ethnoraciale, dès le tournant du XXe siècle par les recherches fondatrices de W.E.B. Du Bois (1899), puis par celles de l’École de Chicago. Cependant, les travaux de chercheuses féministes se développant surtout dans les années 1980 puis 1990 viennent complexifier le regard porté sur les rapports entre minorités et majorités.

Le courant de la géographie radicale anglophone ayant affirmé son héritage marxien a fait de la fabrique capitaliste de l’espace urbain son objet d’étude à partir des années 1960-1970. L’analyse des politiques urbaines est alors combinée avec l’étude des principes libéraux qui la guident, de leurs effets sur leurs bénéficiaires et sur leurs victimes (Gintrac, 2012 ; 2017). La classe sociale, dans son articulation aux modes de production, est alors considérée comme opérateur dominant des rapports de pouvoir en ville. En France, cet héritage est davantage pris en charge par la sociologie urbaine d’inspiration marxiste (Clerval, 2011). Plus tard, les approches post-structuralistes de la ville viennent renouveler l’étude des rapports entre minorités et majorités et s’intéressent davantage aux expériences urbaines et aux subjectivités. Certains travaux devenus emblématiques de l’école dite de Los Angeles s’appuient ainsi sur la philosophie (théories du pouvoir chez Foucault ou encore de la justice chez Rawls) pour fonder la dimension critique de leur analyse tout en prenant leurs distances avec les conceptions d’une recherche en sciences sociales alors tendue vers l’impératif de neutralité axiologique.

Cependant, ces approches radicales et critiques du pouvoir et des rapports entre minorités et majorités sont vivement discutées par les travaux de chercheuses féministes (Rose, 1993 ; Hancock, 2004), voire par les approches écoféministes (Hamilton, 1995) et leur déclinaison dans l’organisation de l’espace urbain (Newalkar et Wheeler, 2017). Elles reprochent à ces travaux, bien qu’ils questionnent à leur manière la dimension spatiale des rapports sociaux, « leur cécité aux questions de genre et à la dimension sexuée de l’expérience urbaine, des structures sociales, des systèmes de représentation et des subjectivités » (Blidon, 2017 : 8). Comme l’ont montré les travaux s’inspirant du féminisme matérialiste, les mutations économiques induites par la révolution industrielle puis le tournant postfordiste de la fin des années 1970(nouvelle division internationale du travail et ses conséquences sur l’emploi) ont eu des effets profonds sur les structures familiales et les structures de (re)production en Europe et en Amérique du Nord. Cependant, cela ne s’est pas traduit par une remise en question des hiérarchies ni des rôles de genre qui affectent les conditions de vie des femmes, mais aussi leur place dans la ville, leurs mobilités, leur accès à l’emploi, leurs pratiques des espaces publics (voir notamment : Massey, 1991 ; Rose ; 1993 ; McDowell, 1993 ; 1999). La prise en compte du genre permet alors d’approfondir la question minoritaire en se détachant d’un sens démographique pour en ancrer la signification en termes de hiérarchies.

Penser l’aspect situationnel et positionnel du minoritaire et du majoritaire invite alors à considérer l’hétérogénéité des groupes considérés. Les travaux de chercheuses féministes ont ainsi mis en avant la portée heuristique d’une analyse des positions sociales à l’aune de leur localisation à l’intersection de différents systèmes normatifs et/ou matériels de constitution du pouvoir : capitalisme, colonialisme, racisme, sexisme ou encore hétéronormativité. Différentes manières de nommer l’articulation des rapports sociaux se développent alors, selon les traditions épistémologiques et les réalités désignées : intersectionnalité (Crenshaw, 1994), intersectionnalité située (Yuval-Davis, 2015), ou encore consubtantialité et co-extensivité (Kergoat, 2012) pour ne citer que quelques-unes des notions utilisées. S’il ne s’agit pas dans ce numéro de revenir en détail sur l’ampleur de la controverse scientifique (et politique) attachée au concept d’intersectionnalité3, on peut malgré tout souligner la manière dont les apports de ces débats irriguent ce numéro. Alors que la filiation avec les approches intersectionnelles est revendiquée plus ou moins explicitement selon les thématiques, les contextes et les héritages théoriques dans lesquels s’inscrivent le travail des auteur·trice·s, on ne peut que constater que le croisement des rapports sociaux est considéré par l’ensemble des auteur·trice·s comme un principe d’analyse. Envisagé comme une condition a priori d’un travail qui tient compte de la complexité des situations individuelles et collectives, le croisement des paramètres permet de dépasser la conception de groupes minoritaires et majoritaires comme d’un seul tenant et homogènes. Les notions alors utilisées pour rendre compte de ces croisements et intersections reflètent alors la diversité des héritages épistémologiques qui traversent ce numéro : « oppressions enchevêtrées » (Bilge, 2009 ; Collins, 2016) pour Léa Sallenave ou encore « intersectionnalité située » (Yuval-Davis, 2015) pour Florent Chossière.

Force est de constater que, dans ce numéro, l’ordre du majoritaire apparaît en creux, et que la focale a davantage été portée sur le minoritaire et ses modalités de constitution en ville. Cette tendance fait probablement écho à la coloration plus globale des recherches sur les rapports de domination, plus généralement abordés sous l’angle des dominé·e·s que des dominant·e·s (Carastathis, 2008). Cette place prépondérante des phénomènes de minorisations comme des résistances constitutives des expériences minoritaires implique des dispositifs méthodologiques mettant le point de vue des acteur·trices au cœur de l’enquête. Chacun des articles réunis dans ce numéro fait appel à un riche matériau ethnographique, fruit d’enquêtes de plusieurs mois menées auprès, mais également très souvent avec les personnes concernées par l’enquête. Certain·es des auteur·trices du numéro témoignent également d’une attention à leur propre rôle dans la construction de leur objet comme dans l’accès à leurs terrains d’étude, soucieux·ses de ne pas substituer leurs voix de chercheur·euses aux personnes en situation dominée. Face aux enjeux éthiques et aux difficultés d’accès aux groupes minorisés, aux temporalités des processus de minorisation comme à celle de « l’infusion » (pour reprendre les termes de Lucile Biarotte) de modèles urbains plus inclusifs, les méthodologies ethnographiques semblent alors répondre aux exigences de l’objet.

Dans ce numéro #13, chacun·e des auteur·trices s’est emparé·e à sa manière des interrogations que soulève l’idée d’une spécificité urbaine dans la constitution et la reproduction des rapports sociaux. Dans quelle mesure les villes peuvent-elles être envisagées comme un théâtre des manifestations des rapports entre minorités et majorités qui traversent l’espace social ? Comment les manières de penser la production urbaine et le développement métropolitain permettent-elles de redéfinir la manière dont s’articulent ces catégories ? Comment se diffusent alors des modèles urbains socialement plus justes et qui travaille à leur mise en œuvre ? Trois grands ensembles de questionnements se recoupant partiellement ressortent alors des articles de ce numéro : les modalités de production de l’expérience minoritaire en ville, la manière dont les villes peuvent devenir des scènes de résistance cherchant à reconfigurer les rapports entre minorités et majorités, et enfin, la façon dont les politiques urbaines participent à l’élaboration et à la négociation de ces catégories.

Le visible, l’accessible et le légitime : conditions urbaines

Comment des accès différenciés à certains lieux et services urbains (logements dignes, espaces de loisirs, espaces communautaires) permettent-ils de repenser les contours des catégories de minorités et de majorités ? La ville n’est pas toujours le lieu d’une émancipation individuelle et collective. C’est sur ce point que revient Florent Chossière, en rappelant la persistance d’un imaginaire de la ville comme lieu de l’émancipation pour les minorités sexuelles (invisibilité, accès facilité à des sociabilités dans le milieu LGBTQI+). Il propose de le questionner au prisme des demandeur·euse·s d’asile et réfugié·s au motif de l’orientation sexuelle s’installant dans la métropole parisienne. L’approche intersectionnelle permet ici d’analyser la manière dont des facteurs multiples de marginalisation (précarité résidentielle, sociabilités homosexuelles restreintes par auto-limitation et confrontation à la racisation) façonne l’expérience minoritaire sexuelle. En comprenant « la minorité comme situation, c’est-à-dire ni comme illusion, ni comme nature éternelle » (Chauvin, 2003 : 16), il problématise ainsi la question de la visibilité dans des trajectoires migratoires où l’installation en région parisienne peut en soi être vécue comme un outing.

1. L’entrée d’un local LGBTQI+ dans la ville libre de Christiania, au Danemark (Duc, 2019)

Cette question de la visibilité et du sentiment d’être à sa place est reprise par Léa Sallenave dans son article sur le programme d’éducation populaire Jeunes en Montagne à Grenoble. Alors que les pratiques de montagne ont été historiquement construites comme éducatrices et émancipatrices, mais aussi comme masculines et plutôt réservées à une population blanche et privilégiée, les jeunes ciblés par les politiques d’éducation populaire éprouvent des difficultés à s’y identifier. La socialisation en quartiers populaires urbains semble d’emblée les en avoir exclu. La ville apparaît donc ici en creux dans la production du minoritaire. L’autrice analyse alors la tension entre une politique menée par la ville qui aurait tantôt tendance à renforcer l’expérience minoritaire, tantôt à déjouer les assignations territoriales plaquées sur ces jeunes.

La manière dont les décisions prises par les acteurs publics, parfois alimentées par les revendications habitantes, peut renforcer l’expérience minoritaire est centrale dans l’article de Nicolas Messieux. S’intéressant à l’histoire du nourrisseur de pigeons du quartier de Beaubourg, il montre comment la place des pigeons en ville et leur nourrissage participent à la construction de la stigmatisation comme de l’indésirabilité de leur nourrisseur, tant dans son logement que dans l’espace public. Modifiant son parcours et s’emparant du soutien des associations animales, il poursuit ses activités de nourrissage. Cet article, comme les deux précédents, rappelle alors que se pencher sur la constitution de l’expérience minoritaire permet de se détacher d’une pensée qui considérerait que les « minorités » sont passives par rapport aux cadres qui les définissent comme tels (Chassain, Clochec, Le Meur et al.,2016). L’entrée par l’expérience est en effet loin de dépolitiser l’appréhension du rapport entre minorités et majorités. Elle invite à ne plus considérer les minorités comme un problème public, mais au contraire, à partir de leur point de vue et à questionner les modalités d’exercice du pouvoir et la production de normes sociales qui définissent alors les contours de l’ordre majoritaire et d’une condition minoritaire. L’expérience minoritaire se joue alors tant dans le vécu des phénomènes de minorisation que dans la manière d’y réagir, des stratégies quotidiennes mises en place pour négocier les contraintes d’une condition minoritaire à des formes de résistances plus collectives. Comment les configurations des espaces urbains comme les socialisations qui y opèrent jouent-elles dans la constitution de cette double dimension de l’expérience minoritaire ? Quels rôles jouent les configurations urbaines dans l’activation de ressources minoritaires, voire contestataires ? Par exemple, la concentration en milieu urbain d’associations et de collectifs de luttes pour le respect des droits, mais aussi l’organisation des marches militantes prioritairement dans les centres des grandes villes soulèvent la question de l’accès à ces ressources et à ces répertoires d’action depuis les zones rurales ou des zones urbaines les plus enclavées, tout en questionnant la symbolique des lieux choisis pour l’action collective. On peut notamment penser à l’organisation, en juillet 2019, de la première marche des fiertés en banlieue, à Saint Denis. Au-delà du seul « accès » à ces répertoires d’action, le choix du lieu reposait également sur l’idée de lutter contre toute instrumentalisation des luttes LGBTQI+, en s’opposant au regard teinté de racisme et de mépris de classe associé au traitement de l’homophobie dans ces banlieues. Cet exemple rappelle bien l’existence de capacités d’action propres aux groupes minorisés. Cette dimension active des groupes minoritaires est au cœur du deuxième ensemble de questionnements soulevés par ce numéro.

S’emparer de la ville

Ce deuxième axe renvoie à l’exploration d’une tension : entre espaces de diversité et espaces d’oppression, mais également lieux de concentration de ressources, les villes sont en effet des espaces centraux dans les luttes des groupes minoritaires (voir par exemple : Castells, 1983 ; Nicholls, 2009). Se penchant sur la pratique des murals en Irlande du Nord, Hadrien Holstein montre ainsi comment les espaces publics à Belfast et à Derry deviennent des scènes de luttes politiques se cristallisant autour du Good Friday Agreement de 1998 (GFA). Le marquage territorial recoupe alors des logiques de ségrégation urbaine tout en révélant les ressources différenciées dont disposent les militant·e·s en fonction de leurs mouvements d’appartenance : ressources financières, mais également temporelles, pour réaliser des murals, pour des groupes politiques constitués en indésirables. Les mouvements anti-GFA mettent alors en place un ensemble de stratégies pour limiter leur vulnérabilité au moment de la réalisation en essayant de ne pas diminuer la visibilité du mural.

2. Inscriptions sur une agence bancaire barricadée dans le quartier du Marais à Paris après les mobilisations des Gilets Jaunes (Duc, 2018)

Aurélie Journée-Duez s’engage également dans une réflexion sur la place du street art dans les luttes des groupes minoritaires. Elle propose un portfolio qui retrace le trajet des mobilisations autochtones contre le projet du Dakota Access Pipeline (DAPL). Partant des espaces de réserve, constitués en hauts-lieux de la mobilisation, elle suit le trajet des militant·e·s vers Albuquerque (Nouveau-Mexique) et Los Angeles (Californie). Ces deux métropoles deviennent alors centrales dans la contestation : rassemblant sièges sociaux des investisseurs dans le projet mais également d’importantes communautés autochtones, elles sont constituées en relais de la mobilisation. Il s’agit alors de faire gagner la résistance en visibilité autant que de trouver de nouvelles ressources. En creux, ces résistances questionnent alors la réappropriation par la présence physique mais également symbolique des espaces urbains par les nations autochtones. Il faut dire que les espaces urbains nord-américains ont été au cœur des « technologies spatiales de pouvoir » (Sandercock, 2004 : 118) visant à déposséder les peuples autochtones de leurs terres. En effet, si bien des villes ont été bâties sur des terres ancestrales, il a également été question d’en maintenir les autochtones à l’écart – conduisant à une naturalisation de l’appartenance des autochtones aux espaces ruraux (voir par exemple : Comat, 2012) et interrogeant finalement la manière dont les villes sont produites. Cette question de la production urbaine est plus directement l’objet des deux derniers articles du numéro.

Produire la ville : avec, par et pour qui ?

Ce dernier axe de questionnements renvoie à un apparent paradoxe qui traverse le développement urbain. Alors que les villes d’aujourd’hui semblent recourir toujours davantage à des politiques d’exclusion (politiques sécuritaires, production d’indésirables), elles sont aussi le site privilégié de la mise en place de processus de redistribution, de la diffusion de politiques dites de la diversité, ou encore, de la diffusion de modèles urbains plus inclusifs. C’est plus particulièrement sur ce dernier point que revient Lucile Biarotte. Elle file la métaphore de l’infusion pour revenir sur la manière dont le concept de genre est mobilisé tant dans les politiques que dans les pratiques urbanistiques à Paris. En suivant le projet de réaménagement des sept places parisiennes, elle montre alors comment le milieu professionnel de l’urbanisme s’est emparé de la thématique du genre pour repenser des espaces publics plus inclusifs. Dans un milieu professionnel aux contours flous et façonné par les sensibilités individuelles, c’est ainsi au fil des séminaires et des rencontres entre collectifs, associations et professionnel·les que se diffuse cette lente infusion. Ces rencontres ont ainsi abouti au développement d’une « boîte à outils » des méthodes pour produire des espaces publics plus inclusifs, à l’obligation d’intégrer un·e spécialiste du genre au sein de chaque équipe de maîtrise d’œuvre dans l’appel d’offres du projet des sept places, ou encore, à la percolation des idées de l’association Genre et Ville dans le dessin du mobilier test de la place de la Madeleine. Cependant, si ces évolutions des pratiques urbanistiques se sont traduites par le réaménagement de certains espaces publics, Lucile Biarotte montre comment le sens accordé au genre repose sur une conception restrictive du terme : souvent synonyme « d’égalité homme-femme », il ne fait guère référence aux personnes trans, intersexuées ou issues de minorités sexuelles.

Entre matérialités urbaines et sens des catégories de l’action publique, le texte proposé par Hadrien Dubucs est aussi particulièrement attentif aux multiples significations se dégageant des termes de « multiculturel », de « diversité » et « d’inclusion » dans un tout autre contexte. En s’appuyant sur les documents de planification urbaines comme sur des données d’observation, à Abu Dhabi, il montre comment les espaces publics sont l’objet d’un effet vitrine de cette politique. Des panneaux informatifs souvent monumentaux mettent ainsi en scène les différentes modalités de l’inclusivité, où la composition sociale affichée varie d’un projet à l’autre – « tantôt orienté vers une population émirienne, tantôt ciblant des résidents étrangers et plus spécialement occidentaux » (Dubucs : 6). Derrière la production d’une diversité en trompe l’œil à Abu Dhabi, c’est une tendance plus générale à la mobilisation instrumentale de la notion de « diversité », comme forme de marketing territorial et comme intérêt économique (Ahmadi, 2018) que l’on retrouve ici, comme dévoilée par les approches critiques des politiques multiculturalistes. Hadrien Dubucs montre alors l’intérêt de s’intéresser aux temporalités comme à la géographie des pratiques des espaces publics pour discuter l’emploi de la notion de « diversité » dans une société particulièrement ségrégée. Ainsi, la fréquentation des fronts de mer au fil de la journée et de la semaine est rythmée par l’appartenance à certains groupes socioprofessionnels, de même que les mécanismes de régulation de l’accès aux espaces dits publics (privatisation, surveillance) donnent lieu à l’appropriation d’interstices urbains dont s’emparent les minorités les plus marginalisées de la société émirienne.

Urbanités tient à remercier l’ensemble des auteur·trice·s qui ont participé à ce numéro. Issu·e·s de champs variés, ils et elles n’hésitent pas à emprunter à des traditions disciplinaires différentes (géographie, urbanisme, sociologie, anthropologie, science politique, ethnologie) pour penser les rapports entre minorités et majorités en ville et la manière dont ils sont spatialement constitués. Ce numéro fait la part belle aux jeunes chercheur·euse·s et rassemble des écrits de travaux en cours. Il réunit des études de cas inscrites dans des environnements urbains différents (Paris, Grenoble, Belfast et Derry, Abu Dhabi, Albuquerque et Los Angeles) qui soulignent à de nombreuses reprises l’importance des contextes pour s’emparer du questionnement dual qui structure ce numéro, entre des villes pensées tantôt comme scènes des rapports entre minorités et majorités, tantôt comme (re)productrices de ces mêmes rapports.

L’équipe de la revue Urbanités est également fière de présenter un numéro #13 rédigé en grande partie selon le rejet d’une norme grammaticale qui considère le masculin comme un neutre. La majorité des textes mobilise ainsi l’écriture inclusive. Cette décision est toujours laissée au vouloir de l’auteur·trice. Elle est aussi en accord avec les positionnements épistémologiques individuels, que nous respectons, quels que soient les choix d’écriture réalisés. Ces choix ne doivent bien sûr pas faire oublier les asymétries sexuées qui persistent dans la production scientifique. Nous considérons cependant la place de l’écriture inclusive dans ce numéro comme une avancée dans un paysage de l’édition scientifique où la seule possibilité d’y recourir est loin d’être un acquis.

Enfin, les thématiques soulevées dans ce numéro trouvent une résonance particulière dans un contexte de parution marqué par de forts mouvements sociaux, en France dans différents secteurs, mais aussi au Chili, en Algérie, en Irak, en Inde, à Hong Kong et ailleurs, où les questions d’invisibilité sociale et urbaine et les questions de précarité sont largement débattues. Ce numéro ne pourrait par ailleurs exister sans l’apport précieux de chercheur·euse·s aux statuts largement précaires, ce qui souligne une situation inquiétante, fragile mais surtout néfaste pour le monde de la recherche en France : plus de la moitié des articles sont écrits par des personnes non titulaires et souvent non financées pour leurs recherches. Ces contributeur·trice·s essentiel·le·s au fonctionnement des revues méritent une plus grande visibilité et une plus grande stabilité professionnelle, garantes d’une recherche de qualité.

Marine Duc et Daniel Florentin

Illustration de couverture : peinture représentant une femme noire portant le fardeau de la justice sociale sur un bâtiment de la ville libre de Christiania, au Danemark (Duc, 2019).

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Sandercock L., 2004, « Commentary: Indigenous planning and the burden of colonialism », Planning Theory & Practice, 5(1), 118-124.

Wirth L., 1945, « The problem of minority groups », in Linton R. (dir.), The Science of Man in the World, New York, Merz Press, p. 347-372.

Wirth L., 1997 (1ere édition 1928), The ghetto, Piscataway, Transaction Publishers, 306 p.

Yuval-Davis N., 2015, « Situated intersectionality and social inequality », Raisons politiques, n°2, 91-100.

Pour citer cet article : Duc M. et Florentin D., 2020, « #13 / Minorités/Majorités : édito », Urbanités, #13 / Minorités/Majorités, février 2020, en ligne.

 

 

  1. Par rapport social, on entend une « une tension qui traverse le champ social et produit des enjeux matériels et idéels, autour desquels se constituent des groupes aux intérêts sociaux antagonistes » (Kergoat, 2012 : 17). L’originalité de ce numéro réside alors dans le choix de ne pas donner la priorité à un rapport social sur un autre (genre, race, classe, sexualité …) dans sa relation avec les questions urbaines []
  2. La racialisation renvoie au processus socialement construit de catégorisation qui définit un groupe comme autre dans un rapport hiérarchisé (Mazouz, 2017). Il existe un débat, en France, quant à l’usage de racisation ou de racialisation (le concept de racisation n’existant guère en anglais). La racisation renverrait à la dimension macrosociale de la racialisation, plus englobante [Guillaumin, 1972]. []
  3. Pour un rappel des enjeux autour de cette controverse, on pourra notamment consulter le dossier « Intersectionnalité » de la revue Mouvements, coordonné par Silyane Larcher et Abdellali Hajjat, et en particulier l’article d’Éléonore Lépinard et de Sarah Mazouz, « Cartographie du Surplomb » (2019). Pour retrouver d’autres manières de travailler l’articulation des rapports sociaux, voir (Roca i Escoda, Fassa et Lépinard, 2016). []

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