#16 / Du centre-ville à la périphérie. La création des ensembles universitaires de Rangueil et du Mirail à travers le regard des acteurs universitaires dans les années 1950-1960 à Toulouse

Pauline Collet

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Les établissements d’enseignement supérieur ont un impact sur le développement des villes dans lesquelles ils se situent, comme cela a été démontré dans le cas de l’Université Paris XIII (Lebeau et Vadelorge, 2014). Dans les deux cas toulousains étudiés ici (Rangueil et le Mirail), le choix – s’il est contraint par la forte hausse des étudiants – s’inscrit aussi dans un objectif de développement du quartier environnant. Il ne s’agit pas seulement d’un choix de localisation par défaut, Hélène Dang Vu démontre dans sa thèse (2011) que les universités sont considérées aujourd’hui comme des acteurs majeurs du développement des territoires. Les deux exemples détaillés dans cet article montrent que cela était déjà le cas dans les années 1960. La comparaison entre les constructions de ces deux campus est d’autant plus intéressante que leurs évolutions semblent opposées entre la construction d’un véritable complexe scientifique à Rangueil et une université du Mirail dont les liens avec le quartier environnant sont très faibles.

Beaucoup de travaux de sociologie ou de sciences politiques (Filâtre, 1992 ; Aust, 2004 ; Lafon, 2017) étudient l’arrivée, ces dernières années, de nouveaux acteurs dans le processus de construction des locaux universitaires. Nous nous appuyons également sur les travaux de Michel Grossetti (1994) qui étudient le rôle de la municipalité de Toulouse dans le façonnement d’un système local d’enseignement supérieur depuis la fin du XIXe siècle. La perspective est ici de nous centrer sur la place qu’occupent les universitaires eux-mêmes, notamment les doyens mais aussi les enseignants, dans les constructions plus anciennes des années 1960. Cette approche par les acteurs universitaires me paraît pertinente car elle a été peu traitée d’un point de vue historique et n’a jamais été abordée à partir de la question des bâtiments universitaires. Or, les changements de configurations d’acteurs intervenant en fonction des périodes et les évolutions des financements amènent une évolution du rôle des acteurs universitaires dans ces constructions.

Nous nous focalisons sur les années 1950-1960 en nous demandant quelle place est laissée à ces acteurs universitaires dans une période pendant laquelle le poids de l’État centralisateur est particulièrement fort et où l’université française connait de profondes mutations tant dans son fonctionnement que dans l’évolution de ses bâtiments. La crise démographique (120 000 étudiants en 1945 puis 514 000 en 1968) entraîne une crise des locaux, qui s’avèrent très rapidement insuffisants sur l’ensemble du territoire.

Cette question des transformations liées aux bâtiments universitaires à travers les acteurs universitaires (entendus au sens des doyens mais aussi des enseignants-chercheurs) est étudiée sous deux angles. On se demande d’abord quel a été le rôle et la place des doyens dans la localisation et dans la construction de ces nouveaux campus et, notamment, s’ils ont participé aux programmes de construction. On s’interroge ensuite sur la réaction d’un spectre plus large d’acteurs, les enseignants en général, lors de leur installation dans ces nouveaux locaux. L’importance combinée de l’université au niveau régional et national, la diversité des formations qui y sont dispensées et de ses constructions universitaires font du cas toulousain un révélateur de la politique immobilière menée au niveau des universités à cette époque malgré des caractéristiques particulières avec le projet du Mirail notamment.

À travers des sources variées1, nous proposons d’interroger la manière dont cette période de grands changements a été vécue au sein des universités toulousaines. Deux, en particulier, retiennent notre attention : celles qui sont devenues les Université Paul Sabatier (ex facultés des sciences et de médecine) et Toulouse – Le Mirail (ex faculté des lettres et sciences humaines). Initialement situées en centre-ville depuis 1808, elles comprennent, comme leur consœur de droit, un nombre d’étudiants parmi les plus élevés du pays. Mais, contrairement à cette dernière, ces deux facultés sont délocalisées du centre-ville vers des campus en périphérie dans les années 1960.

Après avoir présenté la situation des universités dans les années 1950-1960 en France, puis à Toulouse, le cœur de notre démonstration sera consacré au rôle des doyens dans la construction des campus délocalisés, puis à l’appropriation des nouveaux locaux par la communauté universitaire.

Forte hausse du nombre d’étudiants : les constructions en périphérie comme seule solution ?

Des constructions nécessaires sur l’ensemble du territoire

Après la Seconde Guerre mondiale, la majorité des campus ne permet plus d’accueillir les centaines de milliers d’étudiants qui arrivent à l’université. Dès les années 1950, les différents plans de l’équipement scolaire, universitaire et sportif amorcent la construction de bâtiments universitaires sur l’ensemble du territoire.

Serge Vassal (1969) est un des premiers à étudier cette « fièvre constructrice » dans les villes universitaires françaises. Plusieurs éléments poussent à cette nécessité de construction : la hausse des effectifs étudiants, le développement de la recherche, les changements pédagogiques… À cela s’ajoute une volonté gouvernementale d’aménagement et d’équipement du territoire dans l’optique de combler les inégalités entre Paris et la province. Le décret publié au Journal officiel du 9 septembre 1956 crée au sein du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports une Direction de l’Équipement Scolaire, Universitaire et Sportif (DESUP) placée sous la direction de Pierre Donzelot. Cette direction réaffirme le rôle de l’État dans la construction des universités : il est chargé de la programmation, du financement, du choix de la conception et du choix des architectes. Le ministère et les recteurs supervisent l’ensemble de la réalisation à travers un nombre important de normes et de règlements. Les universités ne doivent pas seulement être des lieux destinés à étudier mais aussi des espaces regroupant dans un même endroit l’ensemble des réponses aux besoins des étudiants (restauration, hébergement, équipements sportifs et culturels…). Si le gouvernement impose bien la création de nouvelles universités à partir des années 1950 et joue un rôle essentiel, les collectivités sont également des acteurs clefs. Dans le cas de Toulouse, ce sont les acteurs universitaires qui sont à l’origine de la demande de construction de ces nouveaux bâtiments en particulier pour donner plus d’espace aux facultés (droit, lettres, médecine et sciences) qui sont à l’étroit dans des locaux en centre-ville trop petits depuis plusieurs années. Cela entraîne la construction du campus de Rangueil (faculté de sciences et de médecine, de 1961 à 1966), du campus du Mirail (faculté de lettres et sciences humaines, entre 1968 et 1974) et de celui de l’Arsenal (faculté de droit, entre 1968 et 1974) qui est la seule faculté à conserver une place en centre-ville.

Les années 1960 constituent donc un véritable tournant remettant en cause la philosophie des palais universitaires installés en centre-ville, qui avait dominé la fin du XIXe siècle, au profit du développement de grands ensembles en périphérie des villes. Comme pour Villetaneuse ou Créteil (Lebeau et Vadelorge, 2014), le choix de localisation des deux campus toulousains n’a pas été fait en opposition à la ville mais bien dans l’objectif de la réalisation de villes nouvelles ou de nouveaux quartiers dans lesquels l’université devait jouer un rôle fondamental.

À Toulouse, la construction des campus en périphérie constitue « le tournant le plus incroyable de l’histoire architecturale universitaire toulousaine » (Meynen, 2019 : 170)

À Toulouse, la situation est similaire à la situation nationale. La population étudiante augmente fortement et ce dans l’ensemble des disciplines. Pour toute l’université de Toulouse, on passe de 12 000 étudiants en 1960 à 30 000 étudiants en 1968. Dès la fin des années 1950, les amphithéâtres de sciences et de lettres ne permettent plus d’accueillir l’ensemble de la population étudiante. Au cours des années 1960, la surpopulation devient de plus en plus difficile à supporter entre les facultés de lettres et de droit installées dans des locaux mitoyens en plein centre-ville. Cette situation oblige les facultés à adapter leurs enseignements (Procès-verbal de l’assemblée de la faculté des lettres du 30 juin 1966 – Fond privé M. Idrac) et à faire cours dans de mauvaises conditions comme le montre le témoignage du doyen Godechot plus bas.

On note aussi des changements d’emplois du temps fréquents en raison du manque de salles. La nécessité de construire de nouveaux locaux se fait de plus en plus pressante. La situation est analogue à la faculté des sciences, située aux actuelles allées Jules Guesde, où les étudiants sont obligés de s’asseoir sur les rebords des fenêtres pour suivre les cours et où les chercheurs sont contraints de faire leurs expériences dans les couloirs, faute de place, comme en témoigne le doyen Durand lors d’un entretien réalisé en 1989. Ce dernier écrit au ministre dès 1955 pour décrire une situation « déjà pénible » qui, avec la hausse des effectifs, va devenir « dramatique ». Les rapports des doyens, discutés notamment lors des conseils de l’université, alertent sur « le manque de salles de cours et de travaux pratiques, d’amphithéâtres, l’entassement extrême des étudiants qui suivent des cours assis par terre ou dans les couloirs, l’insalubrité des salles, le sous-équipement chronique des laboratoires, le casse-tête des emplois du temps, etc. » (Barrera, 2019 : 108).

Face à cette situation, les universitaires, par la voix des doyens notamment, vont exiger des constructions. À Toulouse, on note que la demande de construction de campus en périphérie vient du milieu universitaire qui ne parvient plus à assurer des conditions de travail et d’étude décentes à sa communauté. Pierre Merlin montre dans ses travaux (Merlin, 1995) que ces constructions se déroulent sur l’ensemble du territoire entre le IVe et le VIe plan malgré des choix d’implantations différents (maintien en centre-ville pour Caen ou Avignon par exemple mais aussi pour l’actuelle Université Toulouse Capitole, construction en périphérie dans un objectif d’intégration urbaine comme Orléans ou dans un objectif de campus sur le modèle américain comme à Grenoble). De manière générale, nous constatons que les campus scientifiques sont les premiers à quitter le centre-ville, c’est le cas à Toulouse. Cela peut s’expliquer par le fait que les dirigeants politiques étaient alors persuadés, à tort, que ce serait en sciences que les hausses d’effectifs seraient les plus fortes d’où la nécessité d’agrandir les espaces disponibles.

En 1963, le doyen Jacques Godechot, qui demande des moyens supplémentaires face à la situation jugée intenable dans laquelle se trouve sa faculté depuis plus de 10 ans, fait part de son découragement lors d’un conseil de l’Université de Toulouse. Les doyens s’adressent aux acteurs politiques au niveau local et national pour alerter sur leur situation à travers les conseils de l’université ou via des échanges de courriers notamment :

« […] en vérité, il y a des jours où le courage manque, où, voyant que la catastrophe qu’on a prévue, annoncée, qu’on a tout fait pour éviter, va quand même se produire, on se dit qu’un doyen n’a pas le droit de couvrir des faits inadmissibles : des cours donnés à des auditoires entassés, en partie debout dans les couloirs, des salles malsaines, parce que occupées de 8h à 20h, il est impossible de les aérer, de les nettoyer […] » (Barrera, 2019 : 109).

Les doyens apparaissent ici comme des acteurs essentiels pour forcer l’État et les collectivités locales à leur accorder de nouvelles constructions à la hauteur des besoins. Malgré une époque similaire, les deux universités ne sont pas construites dans le même état d’esprit ni dans le même objectif d’aménagement du territoire. Si Rangueil apparaît comme un « projet pilote » c’est principalement en raison de sa construction antérieure aux autres grandes villes universitaires mais le modèle d’un campus scientifique a été reproduit dans beaucoup d’autres villes comme à Rennes ou Villeneuve d’Ascq par exemple. Quant au campus du Mirail, les architectes en font un véritable plaidoyer pour leur vision d’une université ouverte sur le quartier, privilégiant le partage du savoir entre tous et le dialogue sur le modèle de l’Université Libre de Berlin.

La construction des campus de Rangueil et du Mirail : l’aboutissement d’une demande forte des doyens

Rangueil : un « projet pilote »

Dès le début de la construction, Pierre Donzelot déclare à Emile Durand que le projet de Rangueil « va être un projet pilote » qui servira d’exemple à tous les autres. Le plan ci-dessous (image 1) permet de mettre en évidence le vaste espace disponible pour l’université et l’éclatement du campus. En 1990, M. Baradat (chef du service constructeur du rectorat), confirme l’origine universitaire du projet vite soutenu par l’État à travers le ministère de l’Éducation Nationale. Cette facilité avec laquelle l’État semble soutenir le projet peut être interprétée comme une volonté de faire de Rangueil un modèle de campus à l’américaine pour développer un nouveau campus tout en contribuant à l’aménagement de la ville. De plus, la mobilisation des acteurs locaux universitaires et politiques ne fait que renforcer l’importance de cette construction.

1. Plan du campus de Rangueil (Fond privé Michel Idrac, 2001)

Ce projet a été une des premières occasions pour le ministère de l’Éducation nationale de participer à un projet de construction universitaire dans sa globalité et non plus seulement à des constructions dispersées. Cependant, les volontés des universitaires et de l’administration centrale peuvent parfois être contradictoires, comme en témoigne cette phrase de l’architecte dans un courrier au doyen Durand du 2 mai 1958 (Fond privé M. Idrac) :

« Vous savez M. le doyen que je m’efforcerai de tenir compte du désir de l’université, mais je demande aussi à Messieurs les professeurs et à vous-même de comprendre que si j’ai été désigné pour cette opération c’est pour suivre les instructions de l’administration centrale, et je vous serai extrêmement obligé de ne pas me mettre en porte-à-faux et de m’aider dans ma mission difficile. »

M. Baradat – toujours à l’occasion de l’entretien donné en 1990 – salue le rôle du doyen Durand dans le succès des constructions du campus grâce, notamment, à l’adhésion au projet d’une grande majorité de membres de la faculté des sciences et notamment des enseignants, adhésion qu’il a su gagner en impliquant les personnels. En effet, le programme architectural, avec la liste des bâtiments nécessaires en fonction des instituts envisagés ou des différents services, la surface souhaitée pour chacun et l’emplacement au sein de la future université, a d’abord été établi par une partie du corps professoral, qui y travaille dès 1956. Il a ensuite été soumis à l’approbation du ministère de l’Éducation nationale avant même l’acquisition du terrain. On constate, à travers les échanges de courriers, que ce programme a été remanié plusieurs fois en raison du changement du projet global, avec initialement une partie des enseignements qui devait rester aux allées Jules Guesde et qui a finalement déménagé à Rangueil et de nouveaux services qui sont ajoutés à la construction. Le coût initial destiné à l’unique faculté des sciences augmente de ce fait considérablement, ce qui pousse le ministère à proposer la réduction de certains postes du programme notamment le nombre de salles de travail, laboratoires ou encore la surface des logements de fonction. Ce compromis permet de réduire le coût total tout en maintenant un projet ambitieux et bien supérieur aux prévisions initiales, mais oblige à une construction par tranches. Malgré ces modifications, les enseignants restent consultés sur l’ensemble des changements, leur permettant ainsi de maintenir un projet répondant à leurs attentes.

Le chantier commence dès 1961 comme le montre la photo ci-dessous et la nouvelle université est inaugurée en 1966. Le projet du campus de Rangueil apparaît donc comme un projet pilote, parmi les premiers sur le modèle des campus à l’américaine en France. Impulsé par le doyen et soutenu par l’État, qui voit ainsi se développer son idée de grands campus en périphérie, comportant les installations nécessaires aux étudiants (restauration, hébergement, équipements sportifs et culturels). Ce campus s’est ensuite agrandi avec l’installation des écoles d’ingénieurs.

2. Faculté des Sciences de Rangueil (Cros André – Mairie de Toulouse, Archives municipales, 53 Fi 3150, 1963)

 

Le Mirail : un projet d’université au cœur de la ville nouvelle

Le doyen Godechot raconte, dans ses mémoires, la complexité des constructions universitaires due au manque de moyens financiers mais aussi au contrôle très important du ministère :

« La procédure à suivre pour arriver à la construction était longue et complexe, de nature à décourager tous ceux qui voulaient faire bâtir. » (p.346)

3. Plan ensemble littéraire du Mirail (Fond privé M. Idrac, 1971)

Les évènements de Mai 1968 à Toulouse poussent le doyen à faire accélérer la construction de la nouvelle faculté en mettant en avant les conditions d’études de plus en plus difficiles et la nécessité de permettre aux étudiants d’avoir des locaux de qualité afin d’éviter une nouvelle révolte. Il raconte, dans ses mémoires, les entrevues avec le recteur afin d’exiger de nouveaux locaux devant l’urgence de la situation.

Après les évènements de Mai 1968, le doyen témoigne du changement de mentalité au sein de la DESUS vis-à-vis de la construction du Mirail : « […] j’allais voir le directeur de la fameuse DESUS où j’avais été si mal reçu quelques années plus tôt. L’atmosphère était totalement changée, on ne me fit pas faire antichambre une seconde, le directeur me promit d’envoyer sans délai le dossier du Mirail au Conseil » (Godechot, s.d. : 390).

Ce changement est dû pour lui à Mai 1968, qui fait craindre une nouvelle révolte si la situation des étudiants ne s’améliore pas. L’idéologie développée par les architectes dans la construction de l’Université du Mirail (visible sur l’image 4) sera d’ailleurs souvent rapprochée de celle de Mai 1968 notamment par l’architecte Jean Painvin dans le film de Claire Sarazin en 2012 avec ses bâtiments bas, ses galeries pour relier les départements entre eux, ses espaces verts et lieux de détente entre les cours, ses salles de cours accessibles à tout le monde, même les non étudiants. On peut constater d’ailleurs sur le plan ci-dessus que le campus est très resserré dans un objectif de créer du lien entre tous les bâtiments à l’opposé de ce qui a pu être fait à Rangueil par exemple.

 

4. Université Toulouse-Le Mirail vue de l’Arche (Joson de Foras, 2015, avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Une partie seulement de la communauté universitaire est associée au projet grâce aux points réguliers de Paul Mérimée (en charge de la construction) lors des conseils de la faculté sur l’avancée des travaux. Pour le Mirail, nous n’avons pas trouvé dans les archives de témoignages montrant une participation plus large de la communauté universitaire au projet de la nouvelle université. Au vu des problèmes (manque de place, dégradations des bâtiments) posés ensuite par l’université, cela peut expliquer la réticence plus importante des enseignants à déménager comme nous le verrons.

Cependant, au Mirail, le poids de l’architecte et sa célébrité semblent avoir restreint les possibilités des universitaires d’intervenir directement sur le projet en lui-même. Des échanges ont quand même lieu dans les conseils de l’université mais qui s’apparentent plus à une information ou à une possible consultation qu’à un véritable partenariat.

Le projet du Mirail reste associé à un projet important dans la vision qu’il porte de ce que devait être l’université au cœur d’un quartier alors voué à devenir le « nouveau Toulouse ». Cependant, l’idée des architectes d’une université ouverte, accessible à tous, et en lien direct avec le quartier (accessibilité des cours et bibliothèques aux habitants, terrains de sport communs, dalle comme lien…) n’a jamais vraiment pu être réalisée pour certains à cause de la mauvaise volonté des dirigeants de l’université ou à cause du changement de population dans le quartier réduisant les liens déjà faibles.

La construction du site ne débute qu’en 1968 et se poursuit jusqu’en 1974, alors même que les premiers cours sont dispensés sur site dès 1966, soit dans les cellules jésuites du château comme en témoigne Paul Rivenc dans le film sur l’histoire de l’université du Mirail (Sarazin, 2012), soit dans les salles du collège d’enseignement secondaire situé à proximité.

Une réaction mitigée des membres de l’université face à ce déménagement

L’installation dans un nouveau quartier et le départ contraint du centre-ville

Les enseignants, les personnels administratifs et les étudiants quittent les locaux du centre-ville pour venir s’installer sur ces grands terrains en périphérie. La place de la nature avec notamment les grands espaces verts sont la première chose qui frappe les géographes lors de leur arrivée dans le parc du château du Mirail, comme en témoigne Georges Bertrand, maître assistant de géographie en 1966 : « On était heureux il y avait de la verdure, pas de bâtiment. » (Sarazin, 2012).

Cependant, concernant le lien au quartier, cela n’est pas si simple. La volonté des architectes se heurte à la réalité quotidienne. Les liens avec le quartier ne se font donc pas réellement au Mirail comme dans les autres villes où une tentative d’intégrer une université au cœur d’un quartier a été mise en œuvre, sans compter les problèmes du quotidien que cela peut poser dans les années 1960 (transports, restauration, culture). Cette problématique s’observe à travers les nombreux séminaires issus des archives personnelles de membres de la direction de l’Université Toulouse Jean Jaurès qui réfléchissent à la manière de développer les liens entre les habitants du quartier et la communauté universitaire dès les années 1970 et jusqu’à nos jours. Si, aujourd’hui les problèmes de transport ou de restauration sont réglés grâce au métro depuis 1993 et à l’installation de restaurants sur le campus et à proximité, les échanges avec le quartier dans le cadre d’activités culturelles ou scientifiques demeurent insuffisants. Ces derniers traversent le campus mais s’y arrêtent rarement, y compris dans les lieux qui leur sont ouverts comme la Bibliothèque Universitaire.

Ce manque de connexions peut s’expliquer de plusieurs manières. Tout d’abord, très peu de membres de la communauté universitaire habitent aujourd’hui dans le quartier du Mirail. Pour une partie importante, ce n’est donc qu’un lieu de passage. Ensuite, la majorité des services nécessaires aux étudiants ont été développés au sein de l’université, les étudiants et les personnels n’ont donc pas besoin d’en sortir. Réciproquement, pour les services de l’université ouverts aux habitants du quartier, on note un vrai manque de communication en direction de cette population mais aussi des horaires parfois inadaptés (comme c’est le cas de la Bibliothèque Universitaire, par exemple). Enfin, le fait que les jeunes du quartier ne soient pas ceux qui côtoient le plus l’université, malgré la volonté de démocratisation de l’enseignement supérieur crée aussi une distance. Cependant, si les liens avec le quartier ne s’effectuent pas, le Mirail reste un campus plutôt vivant dans lequel se développe une vie culturelle et associative riche via les foyers étudiants, notamment, les différentes associations et les organisations plus politiques qui animent le campus au quotidien. La présence de nombreux espaces verts à l’époque et encore aujourd’hui crée une ambiance chaleureuse, avec l’arrivée des beaux jours, propice aux rassemblements d’étudiants.

Dans le développement du quartier autour de ces deux universités, le contraste est saisissant entre un quartier de Rangueil qui s’est plutôt développé autour de son campus en y intégrant de nouveaux bâtiments et un quartier du Mirail qui n’a jamais vraiment eu de lien avec l’université. Le soutien des acteurs extérieurs à l’université et la place donnée aux acteurs universitaires dans la construction peut expliquer cette évolution. Cependant, il est aussi nécessaire de prendre en compte le fait que le projet du Mirail est dès le début un projet beaucoup plus original et présente donc un caractère plus difficile à faire vivre au fil des années.

Une volonté persistante de conserver des bâtiments dans le centre-ville

Dans ses mémoires, le doyen Godechot témoigne d’un incident qui montre l’opposition d’une partie des étudiants à ce transfert au Mirail :

« Cependant il y eut des mécontents qui regrettaient d’avoir à quitter la vieille ville. […], Mérimée (toujours chargé des bâtiments) me téléphona à 10 heures du soir que des “inconnus” avaient couvert de graffitis les murs du CES tout neuf ! Ils voulaient protester contre le transfert de la Faculté » (Godechot, s.d : 400).

Marcel Drulhe, étudiant en sociologie en 1967 puis professeur de sociologie à l’université témoigne de cette ambivalence des enseignants obligés de déménager du centre-ville au quartier du Mirail : « quand on a su que la faculté des lettres et sciences humaines allait se transporter au Mirail, on a réagi avec ambivalence : contents d’avoir plus de place, dans un site nouveau, ville nouvelle, etc. Et de l’autre côté : on râlait de l’éloignement… Ce n’était pas aussi évident » (Sarazin, 2012). Enrique Fraga, étudiant en philosophie en 1971 puis professeur d’espagnol à l’université témoigne également de cette tristesse de quitter le centre-ville tout en étant heureux de trouver de meilleures conditions de travail : « On était partagés. D’un côté on regrettait beaucoup de quitter le centre-ville, qui était magnifique. Avoir les cinémas, la place du Capitole, les cafés à côté, le restaurant universitaire de l’Arsenal, et d’un autre côté on avait hâte d’avoir des nouveaux locaux, avec des tables neuves, des bureaux neufs. » (Sarazin, 2012).

Dès 1964, le doyen Godechot demande, lors d’un conseil de l’université, à conserver une partie des bâtiments du centre-ville. De plus, lors de la réunion des directeurs d’UER (Unité d’Enseignement et de Recherche) en 1974 de l’Université Toulouse-Le Mirail, ces derniers se prononcent pour la conservation de ces locaux afin de maintenir une position en centre-ville. Le 24 janvier 1975, François Taillefer, administrateur provisoire, écrit au recteur : « Par contre, l’université a besoin d’une antenne en ville pour assurer des activités de formation continue qui ne peuvent s’exercer au Mirail compte tenu de l’isolement de l’université. »

Pour Rangueil, également, certains enseignants ne souhaitent pas quitter les anciens bâtiments et certains laboratoires de recherche se battent pour rester aux allées Jules Guesde pendant plusieurs années (Durand, 2005/2006 : 5). Le doyen Durand (1989) indique que, parmi les disciplines, la botanique et la minéralogie sont restées aux allées Jules Guesde soit en raison de retards de construction de leurs bâtiments sur Rangueil, soit en raison de tensions avec le doyen Durand (ces propos sont propres au doyen et aucun autre document ne nous permet d’en confirmer la véracité ou tout au moins, comme raison suffisante pour refuser de déménager) ou par attachement aux anciens locaux (Tiberghien, 2018). Ce bâtiment est depuis 2015, le siège de l’Université Fédérale de Toulouse Midi-Pyrénées.

Cette volonté de conserver des bâtiments en centre-ville peut s’expliquer par des raisons pratiques mais également symboliques. Pour les raisons pratiques, les membres de la communauté universitaire ont ainsi de nombreux services à proximité (bars, bibliothèques, musées, logements, transports) comme évoqué précédemment. Sur le plan symbolique, le caractère prestigieux d’une présence en centre-ville est manifeste ainsi que la dimension historique de ces bâtiments avec la construction des bâtiments universitaires à la fin du XIXème siècle qui ont contribué à l’histoire de Toulouse comme ville universitaire et qui ont gardé cette utilisation scientifique jusqu’à nos jours.

Conclusion

L’étude de la construction de ces deux universités montre que, dans les années 1960, les doyens ont un rôle essentiel afin de pouvoir obtenir des financements importants pour construire les bâtiments nécessaires à leur expansion. Ils agissent donc en amont, pour avertir sur le caractère impérieux de la construction, et pendant le temps du projet, afin d’établir le lien entre les souhaits de la communauté universitaire ou d’un groupe restreint désigné pour travailler sur le projet, d’une part, et les acteurs extérieurs (ministère de l’Éducation nationale, préfet, recteur, architectes, maire, etc.) d’autre part.

Si le déménagement du centre-ville est souvent mal vécu dans un premier temps, de multiples avantages sont ensuite cités par la communauté universitaire et plusieurs projets se développent avec le quartier environnant (visites de l’université, accès à la Bibliothèque Universitaire, représentations culturelles ouvertes sur l’extérieur …). Notons tout de même que ceux-ci sont minimes par rapport au projet initial envisagé et ne rencontrent pas toujours le succès espéré. Néanmoins, il semble dommage de ne pas avoir plus de témoignages de personnels BIATOSS ou d’étudiants de l’époque sur la manière dont ces déménagements ont pu être vécus et ressentis. C’est d’ailleurs un des objectifs du travail de thèse en cours en ouvrant les témoignages pour la reconstruction récente de l’Université Toulouse Jean Jaurès à l’ensemble de la communauté universitaire afin d’obtenir plus de témoignages de ces catégories de professionnels et d’usagers.

Dans le cas de Rangueil, le campus n’a fait que se développer et continue à l’heure actuelle avec l’arrivée d’écoles et de nouveaux laboratoires de recherche, notamment. En revanche, au Mirail, le lien avec le quartier ne s’est jamais réellement construit. Cependant, de nouvelles tentatives ont lieu, à travers la reconstruction du campus en 2012 avec le projet de réouvrir l’université sur le quartier, en enlevant les grilles qui entouraient le campus, par exemple.

PAULINE COLLET

 

Doctorante au sein du laboratoire FRAMESPA à l’Université Toulouse Jean Jaurès, Pauline Collet travaille sur la place des acteurs universitaires dans la construction des universités à travers l’exemple de Toulouse de la fin du XIXe à nos jours.

pauline.collet94@gmail.com

Illustration de couverture : l’université Toulouse-Le Mirail vue d’en haut (film de Claire Sarazin, 2012)

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Tiberghien Z.,2018 « Mémoire d’un lieu scientifique, l’ancienne faculté des sciences de Toulouse », Patrimoine scientifique et technique contemporain Midi-Pyrénées (mission PATSTEC) – Diffusion de la culture des sciences et des techniques., 31 pages.

Vassal S., 1969, « Les nouveaux ensembles universitaires français. Éléments de géographie urbaine », Annales de géographie, vol. 78, n° 426, 131‑157.

Pour citer cet article : Collet P., 2022, « Du centre-ville à la périphérie. La création des ensembles universitaires de Rangueil et du Mirail à travers le regard des acteurs universitaires dans les années 1950-1960 à Toulouse », Urbanités, #16 / À l’école de la ville, septembre 2022, en ligne

  1. Cet article s’appuie sur un travail de mémoire soutenu en 2020 sur la construction de l’Université Toulouse-Le Mirail ainsi que sur des données qualitatives : des entretiens semi-directifs réalisés par un géographe et un sociologue en 1989 dans le cadre d’un projet de recherche, des entretiens réalisés en 2011 dans le cadre d’un film sur l’Université Toulouse-Le Mirail et des entretiens réalisés en 2021 dans le cadre de ma thèse. Des témoignages ont également été mobilisés comme les mémoires privées du doyen Godechot, non publiées, et le témoignage du fils du doyen Durand sur l’œuvre de son père. De plus, des sources officielles (procès-verbaux de conseils, échanges de courriers entre les différents acteurs, …) ont également été utilisées. []

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