#17 / L’erreur humaine dans les accidents de la ville : un révélateur des difficultés de la conduite urbaine

Pierre Van Elslande et Carole Rodon

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Dans la ville tout est humain, les erreurs aussi. Les villes sont conçues, bâties et aménagées par l’humain pour l’humain, y compris les multiples espaces dédiées aux différents utilisateurs : rues, trottoirs, voies cyclables, couloirs de bus, et autres passages protégés. Des aménagements, des plans, des réglementations y sont spécifiquement consacrés pour un meilleur partage de l’espace circulant et une plus grande sécurité de ses usagers. Mais la tâche est ardue et complexe. Selon les données statistiques fournies par l’Observatoire interministériel de sécurité routière (ONISR, 2021), deux tiers des accidents corporels et un tiers des accidents mortels de la circulation se produisent en ville, et ce malgré la modération des vitesses qui y est appliquée. Selon cette source également, deux tiers des personnes tuées au cours de leurs déplacements dans la rue sont des « usagers vulnérables », principalement piétons et utilisateurs de deux-roues. Ces données quantitatives constituent un indicateur de l’enjeu majeur que représente l’environnement urbain pour la sécurité des déplacements de ses habitants et des personnes qui traversent les villes. Mais derrière cet enjeu, quels sont les rouages de ces événements délétères ? Que peut nous apprendre leur analyse sur les difficultés rencontrées par les usagers de la rue ? En quoi de telles connaissances peuvent-elles contribuer à une meilleure sécurité des déplacements urbains, notamment par une adaptation de l’aménagement aux modes de fonctionnement humains et à leurs failles possibles que l’on appelle « erreur humaine » ? C’est sur ces questions que nous souhaitons ici apporter quelques éléments de réflexion en nous appuyant sur un certain nombre de travaux qui interrogent les accidents de la circulation à travers le prisme de la psychologie cognitive.

L’accident est un phénomène multifactoriel qui implique des interactions non optimales entre les différents composants du système concerné. Sa compréhension demande un regard pluridisciplinaire. De nombreux travaux de recherche recourant à différentes approches et s’appuyant sur différentes disciplines scientifiques ont investigué les processus accidentologiques pour mieux comprendre les différents problèmes en jeu et chercher à en définir des solutions. S’agissant des composants techniques du système routier concernant à la fois les véhicules et les infrastructures, les travaux d’ingénierie ont puisé dans l’accidentologie des données qui ont permis le développement de dispositifs favorisant la prévention des accidents ainsi que la protection des usagers de la route. Du côté des sciences humaines, l’analyse sociologique et urbanistique de l’accidentalité permet la mise en évidence de surdéterminations parfois bien en amont du phénomène accidentel. Des travaux comme ceux de Godillon (2012), ou de Grossetête (2010) ont pu montrer le lien entre accidentalité et statut social, l’aménagement urbain générant parfois des inégalités socio-spatiales. Les analyses en psychologie cognitive font, quant à elles, état des processus fonctionnels et motivationnels qui conditionnent les comportements et qui expliquent en partie les mécanismes d’accident. Cette approche disciplinaire permet de mettre en évidence les fonctions mentales (perception, évaluation, prévision, décision, etc.) et psychomotrices qui sont sujettes à un échec adaptatif lors de la rencontre de certaines situations trop complexes et/ou exigeantes au cours des déplacements (Malaterre, 1990). C’est à cette dernière approche que nous cherchons ici à apporter une contribution en faisant ressortir la manière dont la mobilité urbaine peut générer des problèmes spécifiques qu’il importe d’identifier si l’on veut promouvoir un environnement ergonomiquement plus adapté. Nous nous appuyons pour cela sur des travaux recourant à des données d’analyse détaillée d’accidents de la circulation recueillies dans un objectif de recherche (Ferrandez, 1995 ; Brenac, 1997). Comme décrit dans la section suivante, ce type de données est récolté depuis plusieurs décennies dans le cadre d’une logistique de recueil éprouvée qui fait régulièrement intervenir des équipes d’enquêteurs de l’Université Gustave Eiffel, constituées de techniciens qui relèvent les données matérielles et de psychologues qui recueillent des données d’entretien auprès des personnes impliquées dans les accidents étudiés.

Dans cet article, nous argumentons ainsi l’utilité de s’intéresser de plus près aux mécanismes d’accidents urbains et aux erreurs des usagers de la rue afin de mieux adapter l’environnement aux problèmes sécuritaires qu’ils rencontrent dans leurs déplacements. C’est en effet en comprenant les processus psychologiques qui sont mis en défaut dans l’usage des espaces urbains que les pratiques d’aménagement pourront opérer plus efficacement les régulations adaptées. Après avoir décrit ces études détaillées d’accidents, nous regarderons en quoi les erreurs de conduite peuvent être révélatrices des difficultés rencontrées par les utilisateurs de l’espace urbain ; nous verrons également en quoi l’aménagement constitue à la fois un support des pratiques et un influenceur des comportements ; nous rendrons compte ensuite des particularités des erreurs des conducteurs dans la ville et terminerons par la présentation d’une étude de cas illustratrice des problèmes générés par une infrastructure inadaptée.

Des études détaillées d’accidents réalisées dans un objectif de recherche

Le Laboratoire Mécanismes d’Accidents (LMA) de l’Université Gustave Eiffel réalise, depuis les années 19801, des analyses approfondies d’accidents de la circulation routière. L’objectif général de ces Études Détaillées d’Accidents (EDA) est l’étude des processus de dysfonctionnement du système routier, la détermination des causes et des conséquences des accidents à partir de recueils de données sur la scène même de l’accident par des équipes techniques. Alertée par le Service Départemental d’Incendie et de Secours lorsqu’un accident se produit dans le secteur d’intervention, un binôme d’astreinte, formé d’un psychologue et d’un technicien, se rend sur place et recueille le maximum de données. Le technicien relève les données matérielles caractérisant l’infrastructure et les véhicules. Le psychologue effectue des entretiens approfondis auprès des personnes impliqués. Sur la base des données relevées sur les lieux ainsi que d’un recueil complémentaire réalisé dans les jours qui suivent, une reconstitution du déroulement de l’accident est réalisée, les processus défaillants et les facteurs en jeu sont identifiés.

1. Recueil de données sur la scène d’un accident de la route (Laboratoire Mécanismes d’Accidents, 2005)

Un des objectifs de l’analyse des cas d’accidents concerne la mise en évidence des erreurs de conduite, considérées comme le produit non désiré de la confrontation d’un opérateur à une tâche qui fait interagir des déterminants internes, propres à l’opérateur, et des déterminants externes qui correspondent aux conditions de réalisation de son activité. Dans la mesure où c’est l’humain qui conduit, tout accident transite nécessairement par une erreur humaine, au sens de l’incapacité d’un ou des conducteurs impliqués à contrôler la situation. Mais cette erreur n’est qu’une cause intermédiaire qui a elle-même des causes qu’il est tout aussi important de mettre au jour pour en dégager les mécanismes de production.

L’erreur humaine : un révélateur des difficultés des conducteurs

Les travaux menés de longue date dans le domaine de la psychologie ergonomique ont conduit à regarder l’opérateur humain, notamment dans le monde du travail, non pas comme un fautif potentiel, mais comme un agent de fiabilité faillible (De Keyser, 1993). C’est dire d’une part que la bonne marche d’un système (ici de circulation urbaine) repose en grande partie sur les capacités inégalées d’adaptation humaine à la variabilité et à la complexité des situations qui peuvent s’y rencontrer. Mais d’autre part, il y a des limites à cette adaptation et la confrontation à des situations trop compliquées ou inattendues pourra mener à une incapacité momentanée à s’ajuster aux exigences de la tâche et se conclure par une « erreur humaine ». Celle-ci n’est donc pas réductible à l’incompétence intrinsèque d’un opérateur à réaliser une tâche. Elle peut provenir de l’impossibilité dans laquelle se trouve cet opérateur à exécuter correctement cette tâche alors qu’il possède la capacité de le faire habituellement. On verra ainsi se profiler en amont de nombreuses erreurs humaines, des inadéquations dans l’environnement de la tâche qu’il cherche à accomplir.

Il en est ainsi de l’activité de déplacement qui confronte souvent les usagers à des situations variables et complexes face auxquelles ils ont à ajuster leur analyse et leur comportement, ce à quoi ils parviennent le plus souvent par le recours à leurs fonctions perceptives, cognitives et exécutives (figure 2). Mais il peut arriver que les caractéristiques du système Humain/Véhicule/Environnement soient telles qu’elles dépassent les fonctions habituellement efficaces, et aboutissent à un échec adaptatif que l’on qualifiera de « défaillance fonctionnelle »2. De la même manière que chaque accident est un événement multifactoriel, la défaillance fonctionnelle résultera, sauf exception, de la conjugaison de plusieurs facteurs correspondant à des états non optimaux des composants du système concerné.

2. Le double statut du conducteur : composant et régulateur du système (Van Elslande, 2000)

Dans cette perspective, l’erreur humaine n’est donc pas seulement un facteur à éliminer. Elle est la résultante d’un fonctionnement adaptatif dont il s’agit de comprendre l’échec momentané. L’erreur a une valeur informative : elle révèle, en se produisant, un dysfonctionnement du système concerné. Comprendre une erreur implique donc de rechercher le mécanisme qui explique sa production. Les circonstances de l’erreur, c’est-à-dire l’enchaînement des éléments qui ont permis qu’elle se produise, sont d’après De Keyser (1989) souvent au moins aussi importantes à explorer que l’acte erroné qui en résulte en bout de processus. Et tout l’intérêt de cette approche est d’ouvrir l’éventail des solutions à mettre en place, notamment par une adaptation de l’espace urbain aux capacités mais aussi aux limites des opérateurs qui y évoluent.

On ne cherchera pas sous cette approche accidentologique à accabler l’aménagement en tant que facteur accidentogène mais à identifier comment il peut moduler les comportements insécuritaires qui y sont parfois mis en œuvre. Comme le rappelait déjà Fleury (1998), la nature de l’action n’est pas nécessairement déterminée par la nature du facteur que l’on veut corriger. Il est tout à fait possible d’agir indirectement, mais parfois plus efficacement, sur le facteur humain par des aménagements d’infrastructure qui promeuvent des comportements spontanément adaptés, que ce soit en termes de vitesse, d’attention, d’anticipation, etc. L’environnement urbain et les caractéristiques des voies représentent ainsi un vecteur important d’amélioration de la sécurité des déplacements, non seulement pour la protection des usagers de son espace, mais aussi du point de vue de la prévention du risque accidentel en favorisant des comportements de déplacement plus sûrs.

L’aménagement, support des pratiques, influenceur des comportements

Les comportements humains sont imprégnés de l’environnement dans lequel ils sont mis en œuvre, ils en sont donc en partie le produit (Lévy-Leboyer, 1980)3. Ainsi, l’environnement routier modèle en partie la conduite qui y est pratiquée, et l’aménagement partout présent dans la ville joue un rôle essentiel sur la sécurité des déplacements, ou peut a contrario favoriser certaines erreurs. C’est en cela que les stratégies des gestionnaires, macro-régulateurs du système, peuvent engendrer plus ou moins directement des pratiques et des comportements non désirés et non désirables du côté des micro-régulateurs du système que sont les usagers de la ville (Reigner et Brenac, 2021).

L’aménagement urbain forme le support physique des déplacements et conditionne à ce titre certains usages, différenciés selon les modes qu’il tolère et / ou favorise. L’engagement progressif des politiques publiques vers une restriction de l’usage de l’automobile dans le centre des villes s’est accompagné, au cours des dernières décennies, de l’essor imprévu et non maitrisé d’autres modes de déplacements dont l’impact n’est pas sans inconvénients, notamment du point de vue de la sécurité des déplacements. C’est le cas des deux-roues motorisés, notamment de type « scooter », dont l’usage occasionne un risque accidentel jusqu’à 30 fois supérieur à celui des automobilistes (FIT, 2017). Les évolutions technologiques participent aux mutations urbaines du système de circulation en générant de nouveaux usages des rues et potentiellement de nouveaux risques. L’essor des vélos électriques qui permettent des parcours de plus longue distance ainsi que des vitesses plus élevées génère des difficultés d’interaction au potentiel accidentogène (Gross et al., 2018). Et c’est, depuis plus récemment, le cas également des trottinettes électriques dont les évaluations récentes laissent envisager un risque 175 à 200 fois supérieur à celui d’un parcours équivalent en voiture (Rix et al., 2021). Ces données montrent à quel point l’agglomération urbaine constitue un système complexe dont les modifications d’aménagement sont à engager avec précaution et souplesse en se dotant des sources d’informations appropriées pour les ajuster en temps utile. Sous peine de faire émerger de nouveaux dysfonctionnements et de nouveaux risques en modifiant l’équilibre de ce système (Régnier et Brenac, 2021). L’analyse des accidents et des difficultés qu’ils traduisent fait partie de ces sources d’information utiles.

L’aménagement constitue également, sur un plan plus microscopique, la grille de lecture des événements qu’on peut y rencontrer. Il conditionne directement ou indirectement la perception et la compréhension des situations par les usagers de l’espace de déplacement, en fonction de la cohérence de sa conception, de la pertinence de son installation, de sa clarté et de sa lisibilité. Cette perception et compréhension de l’espace de circulation joue aussi un rôle fondamental sur les anticipations plus ou moins adaptées que développent les usagers de la ville vis-à-vis des événements qui peuvent s’y produire (Montel et al., 2005).

La recherche en accidentologie atteste ainsi du rôle de l’environnement routier dans les accidents de la circulation et sur la gravité de leurs conséquences. Comme l’indique Guilbot (2008), des aménagements peuvent endiguer certains comportements, guider l’action, offrir un contexte de conduite favorable à la sécurité. D’autres en revanche, par manque de visibilité, par défaut d’entretien, par trop de complexité, peuvent susciter des erreurs d’appréciation de la situation, et ainsi conduire à l’erreur. L’accident intervient alors, symptôme d’un dysfonctionnement du système de déplacement.

 

Les erreurs des conducteurs dans la ville

Une recherche s’appuyant sur l’examen approfondi d’un échantillon de 260 cas d’accidents survenus en ville en comparaison à un échantillon de 333 accidents hors agglomération récoltés selon la méthode des EDA avait permis de faire ressortir la spécificité des difficultés rencontrées par les conducteurs en relation avec l’environnement de la tâche de conduite (Van Elslande et Fouquet, 2005). Ce qui ressort de l’analyse des accidents urbains, c’est notamment une prédominance manifeste des défaillances perceptives des conducteurs impliqués. Elles rendent compte de la moitié des problèmes relevés en agglomération, alors qu’en rase campagne elles n’en représentent qu’un tiers. Un tel résultat atteste globalement d’une spécificité des erreurs auxquelles les usagers de la ville sont sujets et corrobore l’hypothèse d’une relation déterminante, directe ou indirecte, entre les exigences et contraintes caractéristiques du déplacement urbain et la nature de l’accidentalité que l’on observe en ville.

Trois mécanismes majeurs qui sous-tendent ces problèmes perceptifs étaient souvent retrouvés en ville.

Le premier, qui représente 13 % des mécanismes d’accidents urbains (contre 8 % des accidents non urbains), correspond à la non détection d’un autre usager dans une situation de contrainte à la visibilité générée par l’environnement et/ou par les autres véhicules en mouvement ou en stationnement. L’accès à l’information ressort donc comme un des problèmes-clés de la conduite urbaine, et l’aménagement de la circulation en ville pourrait mieux le promouvoir, que ce soit du point de vue du mobilier urbain, du bâti, de la signalisation, des panneaux d’information, etc. Une attention particulière est à porter à la diversité des usagers concernés par ces problèmes, et notamment à la prise en compte des usagers vulnérables : piétons, cyclistes, conducteurs de deux-roues motorisés et des engins de déplacement de personnes plus récemment apparus dans les rues dont les comportements sont différemment codifiés.

Un deuxième mécanisme renvoie à la concurrence attentionnelle générée par différentes sources d’informations (16 % en ville contre 11 % en dehors) expliquant la difficulté qu’ont eu les conducteurs à répartir efficacement leur attention. La rencontre d’une situation complexe provoque momentanément une surcharge d’information qui amène l’usager à focaliser son attention sur ce qui lui semble dangereux ou sur la localisation d’où il pense que le danger peut provenir. L’inflation des stimuli, la multiplication des éventualités, la profusion des variables à intégrer, la diversification des situations d’interaction que l’on peut rencontrer en ville tendent ainsi à générer une recherche d’information focalisée sur une composante partielle de la situation, au détriment de la détection d’un élément critique. C’est par exemple le cas des conducteurs peu familiers des lieux qui vont focaliser leur attention sur leur recherche d’itinéraire ; c’est aussi le cas des conducteurs qui ne parviennent pas à répartir efficacement leurs prises d’informations sur la circulation dans des carrefours complexes à voies multiples.

Un troisième mécanisme de défaillance perceptive qui ressort typiquement en ville (11 % contre 5 % en non urbain) réside dans la mise en œuvre d’une recherche d’information sommaire et/ou précipitée, les usagers restreignant le temps et l’attention consacrés à cette activité dans certaines situations. La surreprésentation d’une telle défaillance est à relier aux caractéristiques de la conduite urbaine, notamment du point de vue de la fréquence des manœuvres en interaction avec la circulation et des exigences temporelles et dynamiques qui s’imposent à la recherche d’information sur les différentes sources à surveiller (Jaffard et Van Elslande, 2009).

D’autres types de défaillance, moins représentées dans l’ensemble, se singularisent cependant dans le milieu urbain par les éléments qui y contribuent ainsi que par la nature des interactions rencontrées. C’est ainsi que les pressions situationnelles, les manœuvres inopinées, la distraction (par un passager, l’aide à la navigation, etc.), les infrastructures complexes et atypiques vont contribuer de manière spécifique à l’émergence d’anticipations erronées et de prises de décision inadaptées. De manière générale les caractéristiques de l’aménagement des voiries ont été identifiées dans cette étude en tant qu’élément contributif de plus de 45 % des accidents étudiés en ville (Van Elslande et Fouquet, 2005). Ces caractéristiques d’aménagement interviennent par les problèmes d’accès à la visibilité qu’elles engendrent, par le caractère atypique et peu lisible de certains équipements, par la complexité de certaines intersections, l’ambiguïté de la signalisation, l’incitation à la vitesse, etc.

Mais bien sûr, la ville évolue constamment et l’important n’est pas tant dans la quantification des dysfonctionnements que dans la qualification de leur nature. En bref, ce que l’on peut retenir de cette analyse comparée des accidents de la ville versus les accidents hors agglomération c’est que la ville confronte les usagers de l’espace de déplacement à des difficultés qui ressortent spécifiquement du fait de la complexité des situations, de la multiplicité des interactions et de la profusion des informations. L’analyse approfondie de ces difficultés, telles qu’elles sont révélées notamment par les accidents, devrait constituer une donnée utile pour les acteurs de la macro-régulation du système de déplacement urbain et particulièrement ceux qui conçoivent les espaces publics et les espaces de circulation.

Étude de cas : un carrefour accidenté à l’approche complexe

Nos équipes de recueil étaient appelées plusieurs fois par an sur des accidents s’étant déroulés sur un carrefour réglementé par un panneau cédez le passage, impliquant particulièrement des personnes non familières des lieux qui franchissaient le carrefour sans laisser, comme ils l’auraient dû, la priorité aux usagers provenant de leur droite. La figure 3 présente la reconstitution cinématique de l’un de ces cas d’accident, analysé selon la méthode des EDA décrite plus avant. Il met en présence un automobiliste qui traverse l’intersection à la vitesse de 31 km/h coupant la trajectoire d’un véhicule venant de sa droite et qu’il n’a pas vu arriver malgré la visibilité offerte sur le lieu.

3. Reconstitution cinématique d’un accident sur le carrefour (Laboratoire Mécanismes d’Accidents, 2012)

L’analyse des données relevées sur les accidents survenus à ce carrefour, et notamment les données d’entretiens réalisés auprès des conducteurs, ont fait émerger différents ordres de dysfonctionnement. Parmi ceux-ci figure la difficulté de la recherche de l’itinéraire à suivre que les panneaux de signalisation peu explicites ne favorisaient pas de façon optimale (figure 4). D’autres éléments, relatifs aux conducteurs eux-mêmes, sont également parfois relevés, comme la distraction par un passager, un regard sur le téléphone, le GPS, ou encore la fatigue après un long trajet, etc. Mais ces mêmes données ont également fait ressortir pour certains d’entre ces conducteurs qu’ils n’avaient pas compris en approchant des lieux qu’ils perdaient la priorité et certains n’avaient quelquefois même pas vu le carrefour. Les photographies prises sur place faisaient pourtant indubitablement ressortir la présence du carrefour et la perte de priorité (figure 4).

4. Vue du carrefour, lieu d’accidents répétés (Laboratoire Mécanismes d’Accidents, 2012)

Mais un accident trouve bien souvent ses racines plus en amont que le lieu où il se produit et, à ce titre, l’analyse des approches est aussi importante que celle du point de choc. La conduite est par définition une activité dynamique et les traitements de l’information opérés par les conducteurs à l’approche d’un point sont imprégnés des éléments qu’il a rencontrés préalablement et qui vont notamment conditionner ce qu’il va s’attendre à rencontrer par la suite. Or, une analyse de l’itinéraire d’approche du carrefour concerné montre que suivant leur provenance certains conducteurs sont amenés à perdre trois fois de suite la priorité (voir les flèches rouges sur la figure 5) : une première fois sur un carrefour réglementé par panneau stop, une deuxième fois par un carrefour avec un céder le passage et la troisième fois sur l’intersection en question. C’est une configuration atypique très rarement rencontrée et ceux d’entre les conducteurs qui ne connaissaient pas le trajet étaient convaincus après le deuxième carrefour de s’être insérés sur un axe principal, ce qui a faussement orienté leurs anticipations et par conséquent leur recherche d’information à l’endroit de l’accident.

5. Schéma du carrefour et de son approche (Laboratoire Mécanismes d’Accidents, 2012)

D’autres accidents survenaient par ailleurs dans cette infrastructure compliquée et équivoque : à l’endroit du stop (première flèche rouge sur la figure 5), où les conducteurs non familiers des lieux s’attendaient à voir arriver des véhicules de la droite plutôt que de la gauche en croisant cette voie à sens unique ; et à l’intersection suivante, où des conflits survenaient avec des véhicules qui rejoignaient cette même intersection par la voie de gauche en provenance de l’anneau (figure 5, flèche bleue). Face au caractère excessivement et répétitivement accidentogène de la zone, les services techniques ont fini par entreprendre la réfection de l’ensemble du carrefour et ont consulté à cette occasion notre laboratoire à titre de conseil. La figure 6 présente le résultat de ce remaniement sous la forme d’un carrefour giratoire qui intègre l’ensemble des voies d’approche sur un seul anneau, constituant une infrastructure beaucoup plus aisée à comprendre en supprimant notamment cette succession de pertes de priorité initiale, et clarifiant de fait les anticipations des usagers. Depuis ce remaniement, nos équipes d’astreinte ont été appelées une seule fois sur ces lieux mais les véhicules signalés accidentés par un appel téléphonique aux services de secours étaient déjà repartis à notre arrivée sur place, suggérant que seuls des accidents matériels ont pu s’y produire ces dernières années.

6. Vue du carrefour, une fois modifié (Géoportail, 2022)

Conclusion

La ville constitue un système complexe et mouvant qui intègre de nombreuses pratiques de mobilité aux objectifs divers, parfois contradictoires, et qui concentre de multiples frictions de circulation. Par la profusion des interactions qu’elle génère, la multiplication des éventualités qu’on y rencontre, la profusion des variables à traiter, l’agglomération est un lieu où se développent de nombreux dysfonctionnements, comme en témoigne le nombre d’accidents de la circulation qui s’y produisent malgré une vitesse plus maîtrisée qui facilite le traitement des interactions, en plus de réduire les impacts en cas de collision. La part relative que prennent en ville les erreurs de perception, d’analyse des situations et de prise de décision, est le signe des difficultés spécifiques rencontrées par les personnes qui s’y déplacent. L’analyse étiologique de ces erreurs de conduite fait ainsi ressortir le lien direct ou indirect entre les conditions d’aménagement des espaces circulatoires, les exigences et les contraintes qu’elles induisent sur l’activité de déplacement et la nature des accidents observés en ville. La mise en évidence de ces défaillances de conduite suggère, en miroir, un certain nombre de besoins qu’un aménagement adapté peut contribuer à remplir pour favoriser une plus grande sécurité et une meilleure harmonie des déplacements urbains.

Ce que nous apprennent les erreurs, notamment, c’est que l’environnement doit fournir de façon claire et lisible les informations nécessaires sans surcharger les utilisateurs, harmoniser les vitesses pour que les conducteurs aient le temps de voir et de traiter l’ensemble des informations, donner une large visibilité pour permettre l’anticipation des comportements des autres usagers. A contrario, une trop grande visibilité et une route trop confortable peuvent favoriser l’adoption de vitesse élevée, l’inattention et la distraction du conducteur. L’amélioration de la sécurité passe ainsi par des aménagements raisonnés adaptés à l’exploitation et à l’environnement de la voie (Brenac, 1992) favorisant notamment un apaisement des vitesses d’interactions entre différents usagers d’un même espace. L’aménageur pourra soutenir sa pratique et ses décisions en se reposant sur les connaissances scientifiques qui sont issues des analyses détaillées des accidents et intégrant des données sur le fonctionnement cognitif des différents usagers de l’espace urbain, leurs particularités, leurs limites respectives, ainsi que la diversité des interactions qu’ils entretiennent.

Sur un plan plus macroscopique, nous avons noté l’impact des politiques publiques sur les comportements de mobilité, dont les conséquences ne sont pas toujours anticipées. À ce titre, la lecture de l’ouvrage Les faux-semblants de la mobilité durable de Reigner et Brenac (2021) fait craindre que l’enjeu de sécurité des déplacements prenne parfois une place secondaire relativement à d’autres objectifs, notamment de performance du réseau ou de « mobilité durable », avec pour conséquence possible l’émergence de nouveaux types de conflits et d’accidents de déplacement. Mais a contrario l’objectif ne peut pas être de faire de la sécurité à tout prix, en oubliant la vocation urbaine des déplacements en ville, en omettant les autres besoins d’une ville plaisante, belle, agréable à vivre (Dupuis, in Fleury 1998). Par ailleurs, la conception d’un aménagement urbain reposant seulement sur la sécurité serait problématique. En effet, la sécurité peut indirectement générer d’autres nuisances, par exemple le bruit des dispositifs urbains utilisés pour réduire les vitesses, ce qui crée des conflits d’objectifs. Elle peut également être vécue de manière contradictoire selon les usagers, entre contrainte normative et besoin élémentaire que doit assurer toute ville (Fleury, 1998).

Considérons simplement pour conclure que face à la complexité des paramètres en jeu, une approche systémique de la ville est requise, et que les aménagements adaptatifs qui sont entrepris au fil du temps et des évolutions des mobilités doivent se faire dans la recherche de la meilleure adéquation possible entre les différentes dimensions qui caractérisent l’urbanité. Et pour contribuer à une meilleure harmonie des déplacements urbains, nous insisterons sur l’idée qu’il importe de bien appréhender les différentes difficultés que rencontrent les multiples utilisateurs de la ville, dont les accidents de trajet sont un révélateur. En bref, la principale « erreur urbaine » serait de développer des logiques d’aménagement qui s’appuieraient uniquement sur des normes statiques, sans prendre en compte ces difficultés que rencontrent les différents usagers de l’espace urbain dans les situations dynamiques de leurs déplacements. Comprendre les erreurs des utilisateurs pour agir sur l’aménagement de la ville, c’est aller dans le sens d’une ergonomie de l’espace urbain.

PIERRE VAN ELSLANDE ET CAROLE RODON

Pierre Van Elslande est directeur de recherches au Laboratoire Mécanismes d’Accidents de l’Université Gustave Eiffel, campus Méditerranée. Ses recherches portent principalement sur les processus cognitifs des erreurs de conduite, leurs facteurs et contextes de production, ainsi que sur la définition ergonomique des moyens de leur prévention.

pierre.van-elslande[at]univ-eiffel.fr

Carole Rodon est chargée de recherches au Laboratoire Mécanismes d’Accidents de l’Université Gustave Eiffel, campus Méditerranée. Ses recherches portent principalement sur les comportements et leurs antécédents sociaux-cognitifs dans le domaine du risque et plus particulièrement des mobilités urbaines.

carole.rodon[at]univ-eiffel.fr

Couverture : Un exemple d’aménagement qui surcharge les capacités d’attention des usagers de la ville (Source : Google Street View, 2017)4

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Van Elslande P. et Fournier, J.-Y., 2017, « Failures of interaction between powered two-wheelers riders and car drivers in urban accidents », International Journal of Transportation Development and Integration, n°2, 235–244.

Pour citer cet article : Van Elslande P. et Rodon C., 2023, « L’erreur humaine dans les accidents de la ville : un révélateur des difficultés de la conduite urbaine », Urbanités, #17 / L’erreur est urbaine, janvier 2023, en ligne.

  1. L’université Gustave Eiffel a été créée en 2020 par fusion de différentes structures. Le LMA était auparavant rattaché à l’Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité (INRETS) puis à l’Institut français des sciences et technologies pour les transports, l’aménagement et les réseaux (IFSTTAR). []
  2. La notion de défaillance fonctionnelle recouvre plus largement de tels échecs d’adaptation que la seule notion « d’erreur », en y intégrant également les « violations » correspondant à la transgression plus ou moins volontaire des règles de sécurité socialement partagées (Reason, 1993) ainsi que les pertes de capacité (endormissement, alcoolisation, déficiences cognitives, etc.). []
  3. Dans tout système complexe, tout est affaire d’interaction. Sur un plan plus général et à des échelles temporelles différentes, la conduite influence également l’environnement, les villes s’adaptant à l’usage qui en est fait. []
  4. Cette illustration est reprise de la thèse de doctorat d’Élisa MAITRE (2017) : « Le tramway dans l’espace public : entre complication des espaces et complexité des processus de conception ». []

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