Lu / Viewshed, Larissa Fassler

Thibault Carcano

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Un ouvrage singulier, à l’interface de l’art et des sciences sociales

Larissa Fassler est née en 1975 sur « le territoire non cédé des peuples Musqueam, Squamish et Tseil-Waututh que les gens connaissent sous le nom de Vancouver, Canada » (p. 318). Aujourd’hui, elle vit et travaille à Berlin.

Ses compositions en deux et trois dimensions révèlent, explorent et par là même dénoncent les systèmes socio-politiques générés par la ville ainsi que leurs effets sur les corporéités des individus. Paru en 2022, Viewshed donne à (re)découvrir trente-deux de ses œuvres et quatorze vues d’exposition, soit la quasi-totalité des travaux qu’elle a réalisés au cours des quinze dernières années. Du fait de leurs dimensions imposantes et du fourmillement de détails qui les caractérisent, les œuvres sont présentées par des cadrages rapprochés plutôt qu’entières (ce qui aurait impliqué de les rendre illisibles). Par ailleurs, les visuels sont laissés bruts tandis que les éléments de contexte (titre, date, techniques, dimensions) sont  regroupés en « Index » à la fin de l’ouvrage (p. 320-323). Ainsi, le lecteur est invité à se perdre dans la complexité des travaux présentés ; il ne peut compter que sur sa connaissance, sa réflexion et sa sensibilité pour les interpréter.

Pensé comme un atlas, l’ouvrage comporte quatre sections relatives aux régions – tantôt villes, tantôt continents – sur lesquelles l’artiste a travaillé : Berlin, Paris, Istanbul, et Amérique du Nord. Son caractère plurilingue ajoute encore à la singularité de l’objet final. En effet, à l’exception des textes intercalaires et des sections conclusives, chaque intervention est proposée en anglais (la langue natale de Fassler), en allemand (la langue de sa ville d’adoption) et en français (la langue qu’elle emploie avec son compagnon). En jouant sur son identité plurielle, l’artiste accroît l’accessibilité de son propos et développe une large palette de vocabulaire, à même de traduire ses ressentis de la manière la plus fine possible.

De plus, les œuvres ne sont pas commentées à la manière d’un catalogue d’exposition classique mais plutôt liées aux sujets de société qu’elles évoquent par des essais à la teneur académique. Pour ce faire, l’artiste sollicite les contributions de ses pairs et proches. Ainsi, Viewshed n’est pas un ouvrage de la seule Larissa Fassler mais une production collective, aux frontières de la géographie, de l’anthropologie, des arts performatifs et de la médiation culturelle.

« Forms of Brutality : cartographier les formes de brutalité à Berlin » (p. 54-67), de Karen Till, montre comment la Moritzplatz révèle les traumatismes urbains inscrits dans la mémoire et l’identité allemandes. Dans « Les scénographies urbaines et les cartographies performatives des lieux dans l’œuvre de Larissa Fassler » (p. 126-133), Shauna Janssen analyse la station de métro Kottbusser Tor et le Neues Kreuzberger Zentrum comme des scènes où se jouent les performances du quotidien.  Dans « Palimpseste » (p. 186-193), Chris Blache et Pascale Lapalud explorent les relations complexes et inéquitables qui se nouent au sein de la Gare du Nord. « Marcher dans ses pas : à propos des œuvres nord-américaines de Larissa Fassler » (p. 282-289), de Nicole Burisch, revient sur la cartographie de et par la marche comme outil d’analyse. Enfin, l’ouvrage est augmenté par les interventions ponctuelles de Diana Sherlock et Fiona Shipwright ainsi que par le travail de conception graphique de Dana Woodward, toutes trois citées parmi les autrices de l’ouvrage (p. 319).

Viewshed apparaît ainsi comme un dispositif muséal qui enchevêtre les œuvres et leur commentaire. L’objectif poursuivi ici n’est donc pas d’ajouter un niveau supplémentaire à une exégèse déjà touffue mais de montrer en quoi la lecture de cet ouvrage enrichit le champ géographique.

Des supports de représentations innovants

Les œuvres de Larissa Fassler mettent en scène des lieux urbains stratégiques tout à la fois garants d’un gradient d’urbanité élevé et vecteurs d’inégalités sociospatiales ; autrement dit : des « hotspots de la vulnérabilité et de la résilience » (Gleizes, 2022). Ce sont le plus souvent des espaces de croisement et de rencontre, ouverts (places) ou semi-ouverts (halls de gare), dont les ramifications « tridiastatiques » (surfaciques, aériennes et souterraines) forment des ensembles assimilables à des « mangroves urbaines » (Reymond et al., 1998 ; Mangin et Girodo, 2016). En outre, chacune des vues composée par l’artiste renferme les spectres de spatialités et de temporalités multiples. Place Taksim (2015) fait référence aux évènements contestataires advenus en Turquie en mai-juin 2013 (p. 220-229) tandis que Moritzplatz Forms of Brutality (2019) renvoie à l’histoire mouvementée de la capitale allemande : nazisme, séparation est-ouest mais aussi violence de la gentrification actuelle (p. 10-19).

Dans ses œuvres, Fassler s’approprie les codes formels de la cartographie et du maquettisme, deux outils de pouvoir qui, par la vision fantasmée du territoire qu’ils charrient, servent l’idéologie dominante et en garantissent la pérennité tout en éludant les aspérités dérangeantes (Bellentani et Panico, 2016). Ainsi, ses dessins et sculptures ont pour socle un plan architectural ou cadastral minutieux, respectueux des détails et des proportions. Néanmoins, cette rigueur quasi-naturaliste a également une portée politique car, une fois disséqué, le bâti devient une carcasse évidée de toute symbolique de pouvoir présupposée. Pour accentuer ce message l’artiste privilégie d’ailleurs l’utilisation de techniques et de matériaux peu nobles : crayon, stylo et collage pour les cartes ; chutes de polystyrène et de carton pour les maquettes.

Du reste, les éléments mobiliers et immobiliers qu’elle donne à voir ne constituent qu’un cadre ; un théâtre dans lequel elle donne vie à une multitude de saynètes et de récits. Après avoir fini d’échafauder son lieu de représentation, Fassler détourne les codes classiques pour raconter des histoires plurielles, discordantes. Alors, ses travaux se métamorphosent : les vues zénithales se mêlent aux axonométries et aux croquis ; les nuances de gris se mêlent à la couleur ; le dessin se mêle à la peinture, au collage voire à l’écriture. Par exemple, dans Gare du Nord IVV (2015), le pôle d’échange parisien est représenté sur un fond dont le motif évoque le wax et les vêtements chamarrés qui habillent le lieu et ses usagers sans jamais apparaître dans les plaquettes officielles (p. 180-181).

Une entreprise géographique

Fassler ne se revendique pas géographe. Pourtant, ses travaux contribuent indubitablement à décrire le monde et ils reposent sur un protocole scientifique rigoureux mêlant étude de terrain, recherche documentaire et expérimentation studio.

Sur site, Fassler se livre à ce que Pétonnet (1982) qualifie « d’observation flottante », une forme de flânerie – voire de dérive (Debord, 1956) – au cours de laquelle elle ouvre l’ensemble de ses sens à son environnement sans que son attention ne soit dirigée a priori vers un élément particulier. Cette (dé)marche flânante est déjà, en elle-même, un acte militant car la flânerie, libre et exempte de toute menace, n’est pas toujours une évidence au sein de l’espace public, en particulier lorsque l’on est une femme.

Son entreprise, quoique tournée vers les arts plastiques, n’est pas sans rappeler le projet entrepris par Perec cinquante ans plus tôt autour des lieux parisiens (Perec et al., 2022). Comme lui, Larissa Fassler combine l’« observation flottante » à une tactique de « reconduction » des séquences d’observation (Tixier, 2015) et au désir d’ « épuisement » du lieu (Perec, 2020[1975]). Comme lui, elle inventorie les faits et les données mais aussi les éléments textuels et visuels ou encore les fragments de vie dont elle est la témoin. Pour autant, Fassler ne prétend pas ni à l’exhaustivité, ni à l’objectivité : la mosaïque de récit qu’elle compose ne livre qu’une vision du monde tronquée, reflet de ce qu’elle est elle-même à même de (perce)voir au cours de ses déambulations. Ainsi, ses cartographies figurent de nombreuses zones laissées vierges, correspondant aux zones dans lesquelles elle n’a pas pu ou n’a pas souhaité se rendre. Le titre de l’ouvrage promeut d’ailleurs cette subjectivité assumée : Viewshed signifie « bassin visuel », soit le paysage visible depuis un poste d’observation géographiquement et socialement situé.

La production de contre-récits comme acte militant

Toute forme de représentation incarne un récit et une vision du monde subjective (Devisme et Matthey, 2021). Ainsi, selon Fassler, l’organisation de l’espace et les pratiques qui y afférent communément sont les produits d’un système patriarco-colonial : la carte procède d’une logique de conquête, d’accaparement et de domination tandis que la maquette est un instrument de capitalisation foncière relayant une représentation désincarnée du territoire (p. 188).

En même temps qu’elle dénonce l’utilisation de ces outils à des fins de propagande, elle révèle leur portée contestataire et les détourne pour dénoncer les travers des systèmes urbains mondialisés, gangrénés par les discriminations, la spéculation foncière et la coercition technologique. Chacun des lieux qu’elle choisit de représenter est le miroir d’un modèle « péremptoire, capitaliste et guerrier [qui] peut (et doit) imploser » (p. 193). De ce fait, ses travaux s’inscrivent dans le sillon de la cartographie radicale (ou contre-cartographie) : un mouvement protéiforme qui interroge les conventions cartographiques ainsi que les systèmes sociotechniques qui les produisent. (Kollektiv Orangotango+, 2018 ; Zwer et Rekacewicz, 2021).

Fassler construit ses récits et imaginaires à partir de discours minoritaires, contraires ou négligés qu’elle puise dans les marges du paradigme dominant. Par là même, elle donne de la visibilité, du sens et de la légitimité aux pratiques alternatives (Lanoix, 2014). Elle permet à des voix discordantes de se faire entendre et contribue à rendre la ville plus hospitalière et plus qualitative pour toutes et tous. Dès lors, ces œuvres apparaissent comme le prélude à une action collective de revendication et de lutte in situ (Zwer et Rekacewicz, 2021).

Plus qu’une monographie, Viewshed décrypte et prolonge l’œuvre de Larissa Fassler. Sa dimension artistique offre une porte d’entrée engageante vers les enjeux complexes auxquels fait face la fabrique de la ville et du territoire – chaque piste pouvant être approfondie grâce aux essais et aux références académiques renseignées en notes de bas de page. En outre, l’ouvrage propose une réflexion graphique et méthodologique rafraichissante sur la manière d’investir un terrain, d’en extraire des informations sensibles et de les retransmettre à autrui. Comme le montre Larissa Fassler, la production des récits géographiques n’est plus l’apanage des pouvoirs dominants. Chacun est désormais libre de collecter et de mettre en forme – par le texte ou par l’image – des données spatiotemporelles ; il s’agit même là d’un acte militant essentiel.

THIBAULT CARCANO

Thibault Carcano est doctorant en géographie et aménagement au sein du laboratoire Médiations de Sorbonne Université. Sa thèse s’inscrit dans la continuité d’un apprentissage tourné vers l’urbain, entre Sciences Po et l’ENSA Paris-Belleville. En prenant pour sujets les (im)mobilités et les (inter)actions au sein des espaces simili-publics que sont les gares, il cherche à décortiquer l’essence de la ville : l’urbanité.

thibault.carcano@mailo.com

 

Référence de l’ouvrage : Fassler, L., Sherlock, D., Till, K., Janssen, S., Blache, C., Lapalud, P., Burisch, N., Shipwright, F. et Woodward, D., 2022, Viewshed, Munich (Allemagne), DISTANZ, 336 p.

Bibliographie

Bellentani F. et Panico M., 2016, « The meanings of monuments and memorials: Toward a semiotic approach », Punctum. International Journal of Semiotics, n°2(1), 28-46.

Debord G., 1956, « La théorie de la dérive », Les Lèvres nues, Décembre (9), pages inconnues.

Devisme L. et Matthey L., 2021, « Projets en échec : Déroutes et déréalisations », Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, n°12, en ligne.

Gleizes S., 2022, « Les hotspots de la vulnérabilité et de la résilience », Paris, Chaire de Philosophie à l’Hôpital, Conservatoire National des Arts et Métiers, 112 p.

Kollektiv Orangotango+, 2018, This is not an atlas: A global collection of counter-cartographies, Bielefeld (Allemagne), Transcript, 354 p.

Lanoix C., 2014, « Notes, Notation, Narration : Le carnet de terrain comme « carto-ethnographie » », Belgeo, n°2, en ligne.

Mangin D. et Girodo M., 2016, Mangroves urbaines. Du métro à la ville : Paris, Montréal, Singapour, Paris, Carré, 307 p.

Perec G., 2020[1975], Tentative d’épuisement dun lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 59 p.

Perec G., Richardson S., Burgelin, C. et Joly J.-L., 2022, Lieux, Paris, Éditions du Seuil, 567 p., en ligne.

Pétonnet C., 1982, « L’observation flottante. L’exemple d’un cimetière parisien », LHomme, n°22(4), 37-47.

Reymond H., Cauvin C. et Kleinschmager R., 1998, Lespace géographique des villes : Pour une synergie multistrates, Paris, Economica, 557 p.

Tixier N., 2015, « Le même et le différent » in Tixier N. (dir.), Traversées urbaines. Villes et films en regard, Genève (Suisse), MētisPresses, 101-108.

Zwer N. et Rekacewicz P., 2021, Cartographie radicale : Explorations, Paris, Dominique Carré, 295 p.

 

Couverture : Columbus Circle, NYC II. Larissa Fassler. 2017-2020. Stylo, crayon à papier et acrylique sur toile. 180 x 130 cm. Photo: Aurélien Mole. Courtesy of Larissa Fassler and Galerie Poggi

 

Pour citer cet article : Carcano Thibault, 2024, « Viewshed, Larissa Fassler », Urbanités, Lu, Janvier 2024, en ligne.

Lu /Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Julien Damon

ANNE LASCAUX

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Si la question des toilettes apparaît avant tout comme relevant de l’intime, le besoin de commodités s’exprime également dans les espaces publics, en particulier dans des sociétés de plus en plus urbaines. Les besoins individuels s’inscrivent ainsi dans des pratiques collectives, soulevant des enjeux d’aménagement des territoires, notamment concernant l’accès aux toilettes dans les espaces publics.

C’est à partir de ce constat que le sociologue et chroniqueur Julien Damon, dans son ouvrage Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, s’interroge sur les possibles pistes à suivre pour améliorer pour le plus grand nombre la vie en ville au quotidien. À partir d’un retour historique et d’observations de données diverses, cet essai s’inscrit dans la continuité des réflexions que l’auteur mène sur la pauvreté. En s’adressant en particulier aux acteurs des politiques publiques, il interroge les inégalités à partir de l’expérience des petits besoins dans l’espace urbain. Comment concilier besoins basiques et préoccupations écologiques, dignité des personnes et contraintes d’action publique ?

Après une rapide introduction posant les toilettes publiques comme un enjeu de dignité humaine et de développement, l’ouvrage s’organise autour de cinq chapitres. L’auteur y évoque les évolutions techniques et sociales qui ont abouti à la création des systèmes sanitaires et leur apparition dans l’espace public (chapitres 1 et 2). Il revient ensuite sur les usages sociaux des toilettes et les enjeux politiques, économiques et sanitaires que ces aménagements coûteux soulèvent (chapitres 3 et 4). Enfin, l’auteur propose quelques pistes prospectives d’amélioration d’un service qu’il défend comme devant être gratuit, propre et sûr.

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Du tout-à-la-rue au tout-à-l’égout

Dans le premier chapitre, Julien Damon retrace les évolutions historiques qu’ont connues les toilettes, dont il date les premières traces dans les cités antiques. Leur apparition est liée à l’urbanisation. L’expérience de la promiscuité a initié de nouveaux comportements sociaux, notamment autour des excrétions humaines. Alors que jusqu’au siècle des Lumières elles étaient évacuées directement dans la rue, la densification des villes a interrogé la salubrité de l’espace public. Au-delà des odeurs, souvent décrites comme pestilentielles par les contemporains, c’est la récurrence des épidémies de choléra qui ont fait des toilettes une question de santé publique au XIXème siècle. Les grandes villes européennes deviennent alors des laboratoires de l’innovation sanitaire, notamment Paris et Londres. C’est d’ailleurs dans la capitale anglaise qu’est mis en place pour la première fois un système d’évacuation des eaux usées hors de la ville, conduisant à l’assainissement des villes. Les préoccupations sanitaires deviennent ainsi un enjeu d’aménagement à l’échelle urbaine, mobilisant innovations techniques et ressources économiques. À Paris, le réseau d’égouts passe de 96 kilomètres pour un million d’habitants en 1848 à 1 200 kilomètres à la veille de la Première Guerre mondiale pour trois millions de Parisiens. Julien Damon conclut ce chapitre en s’appuyant sur les travaux du sociologue Abram de Swann. Il évoque le paradigme de l’interdépendance urbaine qui en guide les plans d’aménagement. Pour être efficaces, les équipements doivent permettre de desservir de manière uniforme tout l’espace urbain, peu importe le niveau de richesse de ses habitants. La coprésence implique des formes de coopérations.

 

Les commodités dans l’espace public

Le chapitre 2 s’interroge sur la réponse apportée en ville aux besoins en toilettes publiques, en se concentrant particulièrement sur le cas de Paris, ville longtemps précurseur dans ce domaine. Des vespasiennes – urinoirs publics pour homme – aux sanisettes – toilettes publiques à entretien automatique, en passant par les barils d’aisance reliés aux égouts et les chalets de nécessité qui ont fait naître la signalétique genrée « hommes » et « femmes », l’espace public a été un laboratoire d’innovation en termes d’assainissement. Largement déployées au XIXème siècle, les toilettes publiques disparaissent toutefois du paysage urbain après la Seconde Guerre mondiale. Les vespasiennes parisiennes passent ainsi de 1 200 en 1900 à 300 en 1966. L’auteur explique ce fléchissement, d’une part, par les représentations que cristallisent ces espaces nauséabonds devenus lieux de pratiques considérées comme déviantes (rencontre homosexuelles, zones de deal). D’autre part, par l’essor des cabinets d’aisance au sein des logements. En 1946, seuls 20 % de logements français sont équipés de WC intérieurs, 80 % en 1978. Aujourd’hui, la carte des toilettes privées reflète les inégalités de développement des territoires. En 2020, alors que seuls 0,1 % des ménages suisses disposent d’une chasse d’eau par ménage, ce taux s’élève à 22,8 % en Roumanie. Dans les années 1980, l’intensification de l’urbanisation marque le retour des commodités publiques au sein des villes, notamment avec les sanisettes mises au point par JCDecaux. Devenus gratuits en 2006, ces aménagements urbains coûteux deviennent des enjeux politiques, économiques et sociaux participant à réduire les inégalités sociales et de genre dans des villes qui en sont toutefois inégalement pourvues.

 

1. Dernière vespasienne de Paris encore en activité sur le Boulevard Arago (B.Rieger/HEMIS, début du XXIème siècle)

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Les inégalités de l’intimité

Le chapitre 3 évoque comment, dans des villes marquées par la densité et l’intensité des déplacements, l’offre en toilettes publiques révèle et accentue les inégalités. Si l’espace public est équipé pour les voyageurs (gares, trains), il est plus difficile de répondre aux besoins pressants liés aux mobilités quotidiennes. Accéder à des lieux d’aisance intermédiaires (supermarchés, cafés, boutiques) requiert un capital culturel et/ou économique discriminant une partie des usagers, notamment les plus précaires (sans-abris, livreurs). Sur le lieu de travail en revanche, si certaines pratiques sont encadrées, comme la non mixité, les toilettes sont aussi des lieux à l’intimité limitée par l’usage collectif (pause, rencontres, gêne à excréter). L’auteur analyse enfin les inégalités de genre qui caractérisent l’usage des toilettes. Paradoxalement, alors que les toilettes sont plus sollicitées par les femmes (menstruations, accompagnement des enfants, position assise), ce sont elles qui y ont le moins accès. Face aux difficultés d’atteindre la parité urinaire dans un environnement urbain façonné par et pour les hommes, il revient sur le débat visant à dégenrer les toilettes. L’irruption de ces questions relevant de l’intime dans l’espace et le débat public font des toilettes une vitrine des transformations sociales contemporaines. Derrière l’accès aux commodités se jouent des questions de santé publique, de dignité humaine et d’hospitalité, notamment pour les individus sans domicile et dans les Suds, où le manque d’équipement contraint en 2020 6 % de la population mondiale à une défécation en plein air (Afrique subsaharienne, Asie centrale, Asie du Sud). Or, celle-ci est une cause importante de mortalité et d’insécurité, notamment pour les femmes et les enfants.

2. Différentes signalétiques de toilettes (Kirkis/istock – nul1983/istock – cbis/istock, début du XXIème siècle)

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Volontarisme politique et révolutions technologiques

Le chapitre 5 s’intéresse aux politiques mises en place pour garantir l’accès à l’assainissement des populations, notamment dans les Suds. À travers les Objectifs pour le Millénaire et de Développement Durable visant le développement de l’accès à l’eau et à l’assainissement, les toilettes sont devenues une politique des Nations Unies donnant lieu à des évènements, comme la journée mondiale des toilettes depuis 2013. En 2021, l’ONU estime que seule 58 % de la population mondiale a accès à des « toilettes sûres » (installation sanitaire de qualité et traitement des excrétions). L’accès à un assainissement de qualité répond à des préoccupations humanitaires, mais aussi économiques (réduire les frais de santé et les jours non travaillés, améliorer la productivité des travailleurs). L’entrée dans le XXIème siècle renouvelle l’approche sanitaire d’un point de vue environnemental, notamment à partir d’innovations technologiques et de changements de pratiques visant à réduire le gaspillage d’eau et d’électricité, notamment en Occident (chasse d’eau à deux débits, toilettes sèches). Au Sud, en particulier en Inde et en Chine, la révolution des toilettes passe par un changement culturel visant à lever le tabou sur la question des excrétions. De grands plans d’aménagement et des campagnes de communication visent à faire accepter la présence de latrines chez soi afin de limiter la défécation à ciel ouvert. Enfin, l’auteur défend l’idée que l’autonomie de tous et la transition écologique passent par le retour à des installations sobres et décentralisées. Toutefois, ces installations nécessitent l’acceptation sociale d’un retour de la proximité avec des déjections, ainsi qu’un entretien rigoureux.

L’avenir des commodités urbaines

Le chapitre 5 interroge le droit à la santé et à l’espace public sous-jacents à la question des toilettes, enjeux mis en lumière par la crise du Covid-19. De la répression sur la voie publique à la mise en place de toilettes accessibles, c’est à l’échelle communale que se joue la politique (in)hospitalière des villes vis-à-vis des petits besoins. Sujet tabou jusque dans les cercles politiques et soumis à aucune obligation légale en France, les toilettes sont les grandes oubliées des plans d’aménagement. En s’inspirant des préceptes de l’homme politique Pierre Strobel, Julien Damon propose un programme d’action pour développer davantage les commodités urbaines. Il repose sur un service qui devrait être gratuit, propre et assurer la sécurité de ses usagers. Il envisage également l’idée de mettre en place des partenariats public-privé entre les commerces de proximité (cafés, bars, restaurants) et l’État, afin d’étoffer l’offre en toilettes publiques. Si certaines initiatives similaires ont lieu en Europe (Allemagne, Royaume-Uni), les municipalités ont du mal à s’emparer du sujet des toilettes, trop souvent relégué aux marges des politiques publiques, alors même qu’il touche à l’intime et au droit des individus.

Conclusion

Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines est un ouvrage qui propose un retour sur l’évolution de la place accordée en ville aux sanitaires à usage public, dont il recontextualise l’apparition avec le développement de l’urbanisation et de l’aménagement. Alors que le sujet des toilettes est traité par la littérature scientifique dans ses aspects sociaux et environnementaux, en particulier dans l’espace domestique, en s’emparant de la question des espaces publics, Julien Damon remet l’intime au cœur d’enjeux collectifs. Si elle est sociale, la question des toilettes est aussi éminemment politique et écologique, soulevant des enjeux de santé publique. Dans les Nords comme dans les Suds, l’accès aux commodités matérialise les inégalités dans le droit à la ville des individus, rendant les espaces urbains plus ou moins amènes.

À travers cet ouvrage, Julien Damon invite les politiques et les aménageurs à se préoccuper davantage de l’accès aux toilettes dans l’espace public afin de produire des villes plus confortables pour leurs usagers. Il cherche à attirer l’attention sur une question dont il défend l’intérêt collectif, en témoigne la liste d’ouvrages recensés sur le sujet à la fin du livre. En revanche, si l’auteur évoque de manière pertinente la dualité entre des Nords particulièrement bien équipés et des Suds où les équipements manquent, l’analyse qu’il propose de ces espaces est bien souvent trop réduite à la figure des bidonvilles. Il ne creuse pas toujours les différentes échelles d’analyse, masquant parfois la diversité des espaces qu’il mentionne. Enfin, cet ouvrage propose un regard urbanocentré sur l’assainissement, négligeant les difficultés d’accessibilité aux sanitaires que rencontrent aussi les populations rurales. L’essai de Julien Damon met efficacement en lumière la question relativement peu traitée de l’accès aux toilettes dans les espaces publics, laissant parfois le lecteur désireux d’en savoir plus.

ANNE LASCAUX

 

Anne Lascaux est docteur en géographie. Elle est Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’Université Gustave Eiffel et rattachée au laboratoire Analyse Comparée des Pouvoirs. Ses travaux de recherche portent sur l’informalité et les migrations dans les espaces ruraux. Elle s’intéresse au parcours entrepreneurial des agriculteurs marocains dans les zones de productions agricoles en Provence.

anne-adelaide.lascaux@univ-eiffel.fr

Référence de l’ouvrage : Damon J., 2023, Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Presses de SciencesPo, 210 p.

Illustration de couverture : Toilettes publiques sur la place Georges-Pompidou, Paris, 4e arrondissement (A. Lascaux, 2023).

Pour citer cet article : Lascaux Anne, 2024, « Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Julien Damon », Urbanités, Lu, janvier 2024, en ligne.

Lu / Red Hot City. Housing, Race, and Exclusion in Twenty-First-Century Atlanta, Dan Immergluck

Nora Nafaa

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Tiré de deux décennies d’enquêtes, l’ouvrage Red Hot City est, pour son auteur Dan Immergluck un ouvrage cathartique1.  L’auteur constate en effet, avec colère, que les inégalités de logement, de race ainsi que l’exclusion perdurent à Atlanta au 21e siècle, une ville construite sur la ségrégation socio-spatiale. Il examine les inégalités de logement, les dynamiques de gentrification et de spéculation immobilière, les politiques publiques et les implications socio-économiques de l’urbanisation accélérée dans les métropoles, en s’appuyant sur le cas d’Atlanta pour mettre en lumière le phénomène mondialisé d’urbanisation accélérée.

Le titre contient deux références à l’histoire urbaine d’Atlanta. La première ne lui est pas spécifique : le rouge fait écho aux pratiques de redlining, pratique discriminatoire visant à écarter les populations dites indésirables ou à risque de certains quartiers des villes – et notamment les minorités, visibles dans la cartographie des quartiers désirables et indésirables (Rothstein, 2017). La seconde, Hot, renvoie à la chaleur d’une ville du Sud, mais aussi à l’image d’une ville « sur le feu », en ébullition, et à l’expression qui a désigné Atlanta depuis les années 1990 de « City Too Busy to Hate », soit une ville tellement occupée à se transformer qu’il serait difficile de lui en vouloir. Dan Immergluck en tire sa proposition conceptuelle : les « Red Hot Cities ».

L’ouvrage de Dan Immergluck traite de questions d’actualité, mais s’inscrit aussi dans une série d’ouvrages sur Atlanta, qui régulièrement pointent les mécanismes de reproduction des inégalités et de ségrégation, comme pour montrer que si la ville se transforme très vite – notamment par ses projets urbains et événementiels majeurs depuis le 20ème siècle –, elle ne parvient pas à enrayer la paupérisation et l’exclusion de ses populations pauvres, et noires. Ainsi, Ronald Bayor retraçait en 1996 l’histoire de la ville et de la ségrégation raciale qui perdure ; Larry Keating croisait en 2001 les inégalités sociales et raciales, aboutissant au même constat, dans la ville centre et ses périphéries. Ce fut enfin l’observation de Lawrence J. Vale en 2013, qui pour sa part se concentrait sur le logement social pour mettre en lumière les processus de gentrification et d’éviction (Bayor, 1996 ; Keating, 2001 ; Vale, 2013).

Professeur d’études urbaines et spécialiste des marchés immobiliers, Dan Immergluck enseigne à Georgia State University, dont le campus est sur l’un des fronts de gentrification d’Atlanta. L’ouvrage est composé de cinq chapitres qui permettent à l’auteur de démontrer la production des inégalités dans l’urbanisation d’Atlanta. Le premier chapitre est une approche historique s’appuyant sur de nombreuses archives, textuelles et iconographiques, ainsi que sur un travail de cartographie. Les chapitres qui suivent s’appuient sur différentes méthodologies de recueil de données : entretien, veille dans la presse locale et nationale, littérature grise, observations. Le second chapitre est dédié à la Beltline, projet d’aménagement public-privé majeur de la ville depuis une vingtaine d’année, comme outil de gentrification. Le troisième se penche sur les politiques de logement, notamment la construction de la précarité du logement dans la ville en cours de gentrification. Le quatrième se concentre sur la crise immobilière des subprimes de 2007-2008 et sur ses effets inégaux à Atlanta selon les quartiers. Le dernier sort des limites de la municipalité d’Atlanta pour montrer les effets de cette crise sur les banlieues, en cours d’hétérogénéisation et d’exclusion.

Portrait d’une grande ville du Sud : de la « Black Mecca » à la « City Too Busy to Hate »

Capitale de la Géorgie, Atlanta est connue pour plusieurs raisons. Ville de Martin Luther King Jr., elle a vu naître de nombreux membres de la lutte pour les droits civiques, ou les a formés au sein de son université, et plus spécifiquement à Morehouse College pour les hommes et Spellman College pour les femmes. Ces deux universités comptent parmi les Historically Black College and Universities, des établissements d’enseignement supérieurs réservés aux populations noires et qui aujourd’hui gardent cet héritage. Ces universités, tout comme Howard à Washington D.C., ont formé une grande partie de la classe politique afro-américaine contemporaine. Dans les années 1970 et 1980, la ville et ses suburbs ont été qualifiées de Mecque Noire, une expression visant à désigner un lieu de migration infranationale des populations afro-américaines des villes industrielles en crise du Nord-Est, dont les parents ou grands-parents avaient quitté les États du Sud dans les années 1920 et 1930 durant la Grande Migration. Se sont installées à Atlanta et dans sa périphérie des classes moyennes et une bourgeoisie afro-américaines. Atlanta est ainsi perçue depuis plus de 40 ans comme un lieu de destination privilégié notamment pour les jeunes diplômés afro-américains, en quête d’une carrière professionnelle permise par le tissu d’entreprises de cette communauté dans la ville. Ce tissu, revivifié dans les années 1980, est ancien et date du début du 19e siècle, époque à laquelle il existait, durant la ségrégation, un quartier prospère et bourgeois – Sweet Auburn Avenue, où se sont développées les premières banques, compagnies d’assurances et presses afro-américaines du pays.

Atlanta est aussi perçue comme une ville en croissance continue depuis la deuxième moitié du 20e siècle, et qui a entrepris de nombreuses opérations d’aménagement. Parmi les infrastructures les plus notables, l’aéroport international Hartfield-Maynard Jackson – des noms de deux de ses anciens maires –, est le siège et le hub principal de la compagnie Delta Airlines, l’un des employeurs majeurs de la région. C’est aussi le cas de CNN et Coca-Cola qui y ont également leurs sièges sociaux. Le parc des Jeux Olympiques, dit Centennial Parc, au cœur du downtown, a été construit en 1996 pour les Jeux d’été, sur 8 hectares (figure 1). Il comporte des espaces verts, des fontaines, des installations artistiques ainsi que des attractions touristiques (Georgia Aquarium et World of Coca-Cola). Il a valu à Atlanta le slogan « The City Too Busy To Hate », bien qu’il fût en grande partie délaissé jusque dans les années 2010. Le nouveau stade Mercedez-Benz, un complexe sportif polyvalent, a été inauguré en 2017, et accueille plus de 71 000 places (figure 2). Son coût, en partie assumé par la municipalité, est l’un des plus élevé pour ce type d’équipement aux États-Unis, notamment du fait de l’ajout d’un toit rétractable.

 

1.Les abords du parc des Jeux Olympiques, Atlanta (Nafaa, 2023)

 

2. Le stade Mercedes-Benz en construction, Atlanta (Nafaa, 2017)

Un modèle d’urbanisation différent des villes du Nord-Est

Ces éléments structurants de construction historique de la ville d’Atlanta, et de composition de sa population, sont repris en détails dans l’ouvrage de Dan Immergluck, qui met ainsi en avant certaines spécificités d’Atlanta par rapport à d’autres villes américaines aujourd’hui – et notamment des villes industrielles du Nord-Est, illustrée par le modèle de l’école de Chicago notamment. D’abord, l’urbanisation d’Atlanta est caractérisée par une extension rapide et un étalement urbain considérables (figure 3). Sa croissance démographique, infra-communale comme dans l’aire métropolitaine, ont entrainé ces dernières décennies une demande accrue en logements et en infrastructures urbaines (transport, écoles, centres de soin, commerces de proximité, espaces verts…) dans une ville pionnière dans la destruction de ses logements sociaux : 90 % ont été démolis. À l’image d’autres villes du Sud et de l’Ouest, son développement a été centré sur l’automobile. La ville a été planifiée et développée en fonction de l’usage de la voiture, dès les premières suburbs à proximité du centre-ville, et centrée sur les autoroutes urbaines (figure 4).

La ségrégation socio-spatiale demeure très forte à Atlanta, tant la ségrégation raciale que socio-économique. La composition des quartiers est très homogène, ce qui permet à la fois d’identifier des quartiers aisés et blancs (Bankhead au nord, enserré de deux autoroutes urbaines, est très blanc alors même que la ville est à majorité afro-américaine), ainsi que des quartiers noirs et pauvres ou encore ceux de la bourgeoisie noire (les Cascades par exemple). Une diagonale du nord-ouest au sud-est peut être tracée, se prolongeant dans les suburbs, le long de laquelle les quartiers commencent à être de plus en plus mixtes, voire gentrifiés (figure 5).

 

 

3. La région métropolitaine d’Atlanta : découpage administratif (carte 1) et urbanisation de la région, 1950 à 2010 (carte 2) (pages 2 et 3 de l’ouvrage)

 

La région métropolitaine d’Atlanta : le découpage administratif et statistique distingue les limites communales de la municipalité d’Atlanta  (City of Atlanta), les cinq (et non six : Fulton n’est qu’un même si la carte laisse à penser qu’il y en a deux) comtés au cœur de l’aire métropolitaine que sont Cobb, Fulton, Gwinnett, Dekalb et Clayton ; et l’aire métropolitaine. La municipalité d’Atlanta s’étend sur deux comtés (Fulton et Dekalb).

 

 

4. La région métropolitaine d’Atlanta : les plans de MARTA et les réalités de la suburbia anti-transports en commun. Cette carte donne à voir l’étendue du réseau de métro MARTA, tel qu’il était prévu (en noir) en 1970 pour suivre l’étalement urbain, et tel qu’il est en 2000 – et encore aujourd’hui.

5. Carte de la croissance de la population blanche non-hispanique à Atlanta entre 2008 et 2017 (page 88 de l’ouvrage)

 

L’attractivité économique d’Atlanta promue par la municipalité et ses classes d’affaires attire de nouveaux ménages venus des villes du Nord, mais aussi des suburbs, entrainant un classique phénomène de gentrification dans des quartiers longtemps considérés comme abordables (East Atlanta par exemple), ou anciennement afro-américain (Old Forth Ward, qui abrite Sweet Auburn par exemple). Cette gentrification est aussi permise par les différentes opérations de revitalisation. La Beltine est un projet d’aménagement majeur – auquel Dan Immergluck dédie un chapitre de l’ouvrage – qui s’appuie sur une ancienne ceinture ferroviaire à quelques kilomètres du downtown dont le tracé sert à une opération de verdissement de la ville. Si l’objectif premier était d’y installer un tramway permettant ainsi une mobilité douce entre toutes les parties de la ville (les deux lignes de métro ayant une desserte limitée), la priorité a été donnée aux pistes cyclables et pédestres, aux parcs ainsi qu’à différentes polarités rassemblant des commerces et restaurants – tel que le Krog Street Market (figure 6) ou le Ponce de Leon City Market (figure 7). L’auteur y analyse comment ces quartiers ont été transformés par l’arrivée de nouveaux investisseurs et de populations plus aisées, entrainant une augmentation des prix de l’immobilier et le déplacement des résidents à faible revenu.

 

6. Entrée de la Beltline, Krog Street, Atlanta (Nafaa, 2023)

 

7. Ponce de Leon City Market, Atlanta (Nafaa, 2023)

 

Ces spécificités de l’urbanisation d’Atlanta contribuent à la compréhension des enjeux complexes auxquels la ville est confrontée en termes de croissance économique, d’inégalités sociales et d’évolution urbaine.

Gentrification et spéculation dans une ville en croissance : les « Red Hot Cities »

Le travail de monographie de Dan Immergluck est mis en perspective dans l’introduction, la conclusion et les derniers chapitres avec d’autres exemples dans le monde pour proposer une analyse approfondie de l’urbanisation accélérée dans les villes contemporaines, en explorant les conséquences de la croissance rapide sur les dynamiques socio-économiques et la structure urbaine. Il met ainsi en lumière les tensions et les inégalités croissantes qui accompagnent le développement urbain dans les métropoles.

Il définit ainsi la « Red Hot City » comme une ville à la croissance économique rapide, une demande immobilière élevée et une gentrification accélérée – et notamment soutenue par de grands projets urbains. Le phénomène est dépeint dans plusieurs cas de villes américaines et européennes telles que Berlin, Londres et San Francisco. Il décrit l’impact de la spéculation immobilière sur les quartiers en transition en montrant comment les investisseurs, attirés par le potentiel de rendement élevé, s’approprient des quartiers autrefois abordables. Cette approche par les investisseurs n’est pas nouvelle, l’ouvrage de Matthew Desmond très médiatisé avait quant à lui mis l’accent sur les quartiers pauvres – et entretenus dans la pauvreté par leurs propriétaires (Desmond, 2016) –  tandis que celui de Dan Immergluck met l’accent sur les processus d’éviction, et ainsi d’exclusion des plus pauvres par la gentrification. Il souligne le rôle des politiques publiques et des régulations urbaines dans la lutte contre ces problèmes, en identifiant des exemples de mesures prises par certaines villes pour atténuer les effets négatifs de la spéculation – ce qu’il considère comme inexistant à Atlanta.

Le problème de l’accès au logement abordable dans ces villes est ainsi soulevé. En examinant les politiques de logement mises en place par les gouvernements locaux pour faire face à la demande croissante, il souligne les limites de ces initiatives face à la pression exercée par les investisseurs et les promoteurs immobiliers. L’auteur propose des solutions alternatives, telles que la création de coopératives d’habitation ou l’investissement public dans le logement social, pour assurer une offre de logement abordable plus stable et équitable.

En outre, Immergluck aborde les implications de l’urbanisation accélérée sur le marché du travail et les inégalités économiques. Les « Red Hot Cities » sont souvent des pôles de croissance économique, attirant les entreprises et les travailleurs qualifiés. Cependant, cette dynamique a tendance à exclure les travailleurs peu qualifiés, créant ainsi des écarts de revenus et des disparités dans l’accès aux opportunités économiques. Il plaide en faveur de politiques d’inclusion sociale et de renforcement des compétences pour atténuer ces inégalités et assurer une croissance économique plus équilibrée.

L’ouvrage de Dan Immergluck est ainsi une contribution qui présente deux apports majeurs à la littérature scientifique : d’une part une monographie de la ville d’Atlanta qui permet de réactualiser les travaux sur cette métropole du Sud peu considérée par les géographes, d’autre part la conceptualisation de la « Red Hot City » pour décrire l’urbanisation accélérée des villes contemporaines, notamment par le prisme des questions de logement aux prises avec les dynamiques de gentrification et de spéculation.

NORA NAFAA

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Pour en savoir plus, l’auteur de l’ouvrage a été invité à plusieurs reprises en séminaires vidéo captés disponibles en ligne, tous avec une perspective différente :

Nora Nafaa est chargée de recherches à l’UMR TELEMMe (Aix-Marseille Université). Ses travaux portent sur la recomposition des territoires scolaires à travers la néolibéralisation des gouvernements urbains introduisant un nouvel ordre métropolitain. Le positionnement scientifique est celui de la géographie sociale, inspirée des études radicales états-uniennes, ancrée dans des études de terrain (Philadelphie et Atlanta).

Nora.nafaa@gmail.com

Référence de l’ouvrage : Immergluck Dan, 2022, Red Hot City: Housing, Race, and Exclusion in Twenty-First-Century Atlanta, Univ of California Press, 342 p.

Bibliographie

Bayor, R. H., 1996, Race and the shaping of twentieth-century Atlanta, Chapel Hill, Univ of North Carolina Press, 334 p.

Desmond, M., 2016, Evicted: Poverty and profit in the American city, New York, Crown, 422 p.

Keating, L., 2001, Atlanta: Race, class and urban expansion, Philadelphia, Temple University Press, 232 p.

Rothstein, R., 2017, The color of law: A forgotten history of how our government segregated America, New York, Londres, Liveright Publishing Corporation, a division of W.W. Norton & Company, 342 p.

Vale, L. J., (2013, Purging the poorest: Public housing and the design politics of twice-cleared communities, Chicago, Londres,  University of Chicago Press, 428 p.

Couverture : Sur le front de gentrification, Old Forth Ward, Atlanta, (Nafaa, 2023)

Pour citer cet article : Nafaa N., 2023, « Red Hot City. Housing, Race, and Exclusion in Twenty-First-Century Atlanta, Dan Immergluck », Urbanités, Lu, novembre 2023, en ligne.

  1. Heather Buckner, « In his new book, GSU professor Dan Immergluck explores the “highly racialized gentrification” that changed Atlanta”, Atlanta magazine, 3 octobre 2022, en ligne, consulté le 22.06.2023. []