#5 / Les lieux de l’exécution publique et la ville. Le cas de Lille, de l’Ancien Régime au XIXe siècle

Maki Fukuda

L’article de Maki Fukuda au format PDF


Sous l’Ancien Régime, la plupart des peines étaient exécutées en public. Après la Révolution, la privation de la liberté s’est substituée aux peines afflictives. Cependant, seule la peine de mort a survécu et était exécutée en public jusqu’en 1939. Curieusement, dans cette longue tradition de l’exécution publique, presque aucune loi n’a indiqué de lieu spécifique pour l’exécution. Avant la Révolution, chaque jugement désignait ce lieu. Durant la Révolution, le Code Pénal de 1791 mentionnait uniquement que l’exécution aurait lieu « à la place publique ». Quant aux Codes du XIXe siècle, ils ne comportaient aucune disposition similaire.

La question de la localisation de l’exécution publique a été déjà considérée par Pascal Bastien (2006) et Emmanuel Taïeb (2011). Selon Bastien, à Paris au XVIIIe siècle, malgré l’image assumée de la place de Grève, un grand nombre de condamnations indiquent le lieu de l’exécution dans des termes vagues comme « à Paris » ou « aux lieux et carrefours accoutumés » (Bastien, 2006 : 122, 126). Taïeb a aussi rappelé qu’au XIXe siècle, le théâtre de l’exécution n’a jamais été fixé (Taïeb, 2011 : 100).

Pourtant, d’autres comme Lucas et Farge suggèrent l’importance de la détermination du lieu de l’exécution. Selon eux, l’exécution publique était une sorte de fête du pouvoir; elle était l’occasion d’inviter les gouvernés dans l’espace public pour leur permettre de constater et d’accepter le mode de fonctionnement du pouvoir pénal (Lucas, 1988 : 439 ; Farge, 2007 : 207). Aussi, pour la société urbaine, l’exécution publique était-elle une sorte de sacrifice pour rétablir non seulement l’ordre bouleversé par le crime mais aussi le lien entre le condamné, la communauté et Dieu, lien rompu par l’infraction qui était vue comme un attentat contre Dieu (Bée, 1975 : Guyon, 2009). En tant que cérémonie, l’exécution avait besoin d’un lieu unique faisant l’unanimité ; aussi le choix de la place était-il très important (Girard, 2011 : notamment 39, 419 ; Ozouf, 1976 : 122).

En confrontant ces deux analyses contradictoires, plusieurs questions se posent; y avait-il un espace déterminé consacré à l’exécution de la peine ? Si oui, pourquoi ni la loi ni la justice n’ont-ils indiqué clairement ce lieu ? Si non, comment a-t-on choisi le lieu de chaque exécution ? Pour répondre à ces questions, nous prendrons l’exemple de la ville de Lille car, généralement, les recherches précédentes n’ont considéré que les cas parisiens et n’ont pas très bien pris en compte la situation provinciale. Dans cet article, nous suivrons et analyserons les changements de lieu de l’exécution à Lille depuis l’Ancien Régime jusqu’au XIXe siècle. Cette réflexion a été menée grâce au dépouillement d’archives, comme les jugements des tribunaux de chaque époque, les journaux et les plans de la ville. Nous prendrons en considération les contextes sociaux qui pouvaient influencer le choix du lieu d’exécution.

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« Les lieux » de l’exécution sous l’Ancien Régime : le temps du théâtre et du rite

Sous l’Ancien Régime, aucune loi ne déterminait de lieu précis pour les exécutions, et celui-ci était énoncé lors de chaque jugement spécifique. On pourrait imaginer que les représentations collectives du lieu de l’exécution fussent communément et implicitement reconnues et partagées ; à Paris, ce serait la Place de Grève devant l’Hôtel de ville. Or, selon Bastien, il était plutôt rare que les jugements la désignent ; au XVIIIe siècle, la place de Grève n’était désignée dans les jugements que pour 15 % des cas parisiens. En revanche, 75 % des condamnations de la seconde moitié du siècle n’ont indiqué le lieu que très vaguement, par exemple, « à Paris », « aux lieux et carrefours accoutumés ». Ainsi, Bastien en a conclu qu’il n’y avait pas d’espace fixé de la peine, et que seuls le bourreau et ses valets étaient habilités à entendre le lieu où la peine serait exécutée (Bastien, 2006 : 122, 126, 130).

La situation était similaire à Lille. 63 % des arrêts rendus par le Parlement de Flandre au même siècle ont indiqué « la place » ou « carrefours et lieux accoutumés » comme le lieu de l’exécution (Tableau 1).

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Tableau 1 : les lieux de l’exécution au ressort du Parlement de Flandre au XVIIIe siècle (Sources : Archives Départementales du Nord (ADN) 8B2 795 ; 8B2 796 ; 8B2 797)

Tableau 1 : les lieux de l’exécution au ressort du Parlement de Flandre au XVIIIe siècle (Sources : Archives Départementales du Nord (ADN) 8B2 795 ; 8B2 796 ; 8B2 797)

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De ces exemples, nous pouvons imaginer que la peine était exécutée partout au gré des juges ou du bourreau. Cependant, toutes les recherches ne sont pas toujours d’accord avec ceci. Selon elles, l’exécution publique était une sorte de rituel et en tant que tel, elle a réclamé un mode opératoire unique pour une approbation unanime de la communauté (Girard, 2011 : notamment 39, 419, 460-461). En conséquence, la peine devait être exécutée à une place fixée et facile pour accueillir la population.

Par ailleurs, l’exécution publique était une fête du pouvoir; elle était l’occasion d’inviter les gouvernés dans l’espace public pour leur permettre de constater et d’accepter le mode de fonctionnement du pouvoir pénal. (Lucas, 1988 : 439 ; Farge, 2007 : 207). De ce point de vue aussi, le théâtre de la peine devait toujours être le même; pour rassembler une population la plus nombreuse possible, le lieu de l’exécution devait être bien connu par tous. De plus, dans un environnement totalement chrétien, au théâtre de l’exécution publique s’ajoutait une dimension religieuse et par conséquent aussi rituelle : elle célébrait un sacrifice réconciliateur entre le criminel, la société et Dieu et rétablissait ainsi l’ordre bouleversée par l’infraction (Bée, 1975 : Guyon, 2009).

L’importance de la localisation de la peine pour le pouvoir est confirmée par les discours des magistrats. Par exemple, Daniel Jousse, juge à Orléans a dit que la peine devait être exécutée en la place publique et aux lieux les plus peuplés parce que l’exemplarité était le but commun de toutes les peines (Jousse, 1771 : préface iii-iv). Autrement dit, pour que le droit pénal fonctionne, il faut une place convenable à l’exécution. Malgré l’importance religieuse, politique et juridique du lieu de l’exécution, pourquoi les condamnations ne l’ont-elles pas précisément indiqué?

En fait à Lille, bien que l’expression du lieu soit différente, l’exécution de la peine avait presque toujours lieu au même endroit : la Grand-Place (Figure 1). Dans cette ville, l’Hôtel de ville occupait le Palais Rihour, à moins de 100 mètres de la Grand-Place. Quant à « la place », puisqu’il n’y a pas d’autre place aussi grande que la Grand-Place, c’est naturellement celle-ci que cette dernière expression désignait.

Les « carrefours et lieux accoutumés » étaient les lieux où la peine de fouet était exécutée. Malgré l’ambiguïté de l’expression, ils contenaient aussi la Grand-Place, comme l’indique l’arrêt du 15 février 1787 ordonnant que la peine soit exécutée aux « carrefours et lieux accoutumés de la-dite ville de Lille et notamment sur la Grand-Place » (ADN 8B2 795). Les « carrefours et lieux accoutumés » dans leur globalité semblaient suivre des itinéraires fixés, car les arrêts les expliquaient parfois en d’autres mots, « Grand tour » ou « Petit tour » (par exemple, ADN 8B2 796). Les habitants de l’époque semblaient identifier ces « tours » ; le journal d’un lillois sous l’Ancien Régime les mentionnait par exemple plusieurs fois. Certes, on ne trouve dans les archives aucune indication sur le trajet emprunté par le condamné (Lottin, 2010 : 150).

À Lille, donc, sous l’Ancien Régime, la plupart des exécutions se déroulaient sur la Grand-Place. Autour de cette place étaient aussi groupés les autres symboles de la justice : le tribunal était dans le Palais Rihour, une prison était au sud de la place et les condamnés y attendaient l’exécution de leur peine (Derasse, 2000 : 123-125) ; et l’amende honorable – c’est-à-dire la peine accompagnant parfois la peine de mort et consistant en un aveu public du crime et une demande de pardon à Dieu, au Roi et à la Justice, tête nue et à genoux (Muyart de Vouglans, 1780 : 67-68) – était faite devant l’église Saint-Étienne, au nord de la place (ADN 8B2 796). Aussi la Grand-Place était-elle l’espace de la justice.

Dans le même temps, la Grand-Place était le centre de toutes les activités urbaines ; comme nous l’avons mentionné, l’église y était située et les fêtes religieuses ainsi que royales s’y déroulaient (Trenard, 1987 : 591-592)1, le marché y était ouvert (Bertrand, 1880 : 133) et des spectacles comme celui des bateleurs, avaient lieu devant, voire même à l’intérieur de l’Hôtel de ville avant la construction du théâtre sur la Place en 1785(Lottin, 1968 : 325-330 ; Clemens-Denys, 1998 : 563-564 ; Brun-Lavienne, 1830). L’exécution publique elle-même était une sorte de divertissement. Au jour de l’exécution capitale, la cloche sonnait une demi-heure avant et les spectateurs en l’entendant couraient au site en abandonnant leur ouvrage (Lottin, 1968 : 330-334). Certains payaient pour un emplacement aux fenêtres (Armand, 2012 : 74). À l’occasion d’autres peines, certains exaltés sont parfois montés sur l’échafaud pour y boire de la bière et forcer le condamné à faire de même et ainsi causer le désordre (Lottin, 2010 : 327).

En conséquence, la Grand-Place était le carrefour du pouvoir judiciaire et de la vie urbaine. Exécutée sur un lieu de pouvoir et au cœur de l’activité sociale, la peine montrait le pouvoir pénal à la société urbaine pour établir la violence pénale : exécutée toujours sur cette unique place devant tous les habitants, la peine était considérée comme légale par la société et de fait acceptée et ritualisée. C’est pourquoi l’exécution devait toujours avoir lieu sur la Grand-Place.

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Figure 1 : Plan de Lille en 1708 (Source : Brun-Lavienne, 1830)

Figure 1 : Plan de Lille en 1708 (Source : Brun-Lavienne, 1830)

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Période révolutionnaire : bouleversement de symbole et respect des traditions

Durant la Révolution, le droit pénal français a brusquement changé. Par le Code pénal de 1791, les peines afflictives ont été abolies, à l’exception de la peine capitale, et l’enfermement leur a été substitué (Foucault, 1975).

Cependant, l’exécution publique n’a pas disparu. En fait, la peine de mort a été maintenue (art. I-1-3) et exécutée en public (art. I-1-5). De même, dans le cas de la peine de privation de la liberté, les condamnés devaient être exposés avant de subir les peines principales (art. I-1-28).

Contrairement à l’absence de disposition sous l’Ancien Régime, ce Code a prescrit le lieu de l’exécution, pour autant sans précision explicite ; « l’exécution des condamnés à mort se fera dans la place publique de la ville… » (art. I-1-5). L’article I-1-28 aussi présentait des dispositions identiques. C’était peut-être parce qu’il était trop compliqué de désigner tous les lieux d’exécution en France. Cela paraît néanmoins curieux dans la mesure où le même Code précisait non seulement l’habit du condamné en fonction du crime commis (art. I-1-4), mais aussi le temps et les modalités de l’exposition (art. I-1-28). Cela dit, il arrivait aussi que les jugements n’indiquent toujours pas le lieu de l’exécution (AML 17703).

Sur quelle « place publique » a-t-on donc exécuté ? À Lille, l’exécution publique a continué sur la Grand-Place comme si cela allait de soi (ADN, L 4915 ; Derode, 1975 : 79)2. En conséquence, la liaison traditionnelle entre la peine et le lieu existait en dépit du changement du droit pénal. Ceci explique sans doute pourquoi le Code Pénal n’a pas indiqué le lieu plus concrètement. Seuls les mots « la place publique » suffisaient pour faire comprendre de quelle place il s’agissait. Une telle continuation du lieu paraît un peu surprenante tant la Révolution a changé de nombreux noms de rues ou de places dans le pays.

En fait, l’urbanisme de Lille a connu de grands changements durant la Révolution. Détruite par les bombardements autrichiens en 1792, Lille avait besoin de reconstruction et le Comité de salut public a voulu faire une ville conçue selon le mythe révolutionnaire. L’un des équipements majeurs de ce nouveau plan urbain révolutionnaire était le « théâtre du peuple », qui devait être accompagné des bains publics et d’un obélisque (Figure 2) (Trenard, 1991 : 271-276). Mais ce projet ne fut jamais réalisé et on maintient l’utilisation d’un espace antérieur à la Révolution : la Grand-Place reste le lieu du pouvoir ; la maison communale, et l’Hôtel de ville se trouvent toujours au Palais Rihour (figure 3). Certes le tribunal révolutionnaire installé à l’hôtel de Soubise n’est pas situé sur la Grand-Place, à environ 300 mètres au nord de celle-ci, mais les condamnations à mort y sont toujours exécutées (Archives Municipales de Lille (AML) 17710 ; Derode, 1975 : 161 ; Trenard, 1991 : 252).

La Grand-Place a aussi continué d’être le lieu de la « justice » pour le peuple. Vers le 28 avril 1792, juste après la déclaration de la guerre contre l’Autriche, le général Dillon, maréchal du camp de Lille, a été tué par le peuple indigné par sa défaite : son corps mort fut piétiné, pendu et traîné jusqu’à la Grand-Place pour y être brûlé (Vannenfville, 1972 : 166)3. Selon Bruneel, en marge des auteurs de cet assassinat, des femmes et des soldats ont dansé la ronde autour du feu (Bruneel, 1830 : 156). Les assassins ont été arrêtés et l’un d’eux a subi sa peine sur la même place le 13 juillet 1792. C’était là la première utilisation de la guillotine à Lille (Derode, 1975 : 93).

Toutefois, les valeurs révolutionnaires ont complètement changé la symbolique portée par la Grand-Place. En effet, les fêtes révolutionnaires pouvaient s’y dérouler et, par exemple, lors du projet de construction du Temple de la Raison, lieu du culte révolutionnaire, on a préféré utiliser l’ancienne église Saint-Étienne. Mais à la suite de la destruction de l’église par les bombardements autrichiens, il a été décidé d’utiliser l’église Saint-Maurice, qui se trouvait 300 mètres au sud de la Grand-Place (Trenard, 1987 ; Trenard et al., 1991 : 263, 269-270). Et pour la fête rendant hommage à l’Éternel, ordonné par le décret du 18 floréal de l’An II (7 mai 1793), un cortège jusqu’au Temple fut organisé. Cette concordance du lieu de l’exécution et de la fête révolutionnaire n’était, en fait, pas un hasard ; l’exécution de la peine et la fête partageaient le même caractère cérémoniel qui se nourrit de l’unité et l’unanimité (Ozouf, 1976 : 122 ; Girard, 2011). Ainsi durant la Révolution le lieu de l’exécution était toujours habillé par son importance symbolique depuis l’Ancien Régime.

Pour les croyants et les conservateurs, la Grand-Place était aussi le lieu de manifestation de leurs propres valeurs. Au début de la Révolution, les processions chrétiennes y étaient tenues et le 28 juillet 1799, les royalistes y ont convoqué le peuple pour célébrer la chute de Robespierre (Trenard, 1987 : 603).

Peut-être était-ce parce qu’elle était toujours au centre de la vie urbaine que l’on a choisi la Grand-Place pour représenter l’idée révolutionnaire. Autrement dit, pour se justifier, le nouveau pouvoir de la Révolution a essayé de réinvestir un espace préexistant et les pratiques qui lui étaient associées4. En effet, comme sous l’Ancien Régime, une grande partie des activités collectives se déroulant dans l’espace urbain avait lieu sur la Grand-Place. Par exemple, au début de la Révolution, quand l’armée autrichienne s’est approchée de la ville, les Lillois y ont connu les enrôlements volontaires dans l’armée française (Trenard, 1991 : 242). Et au moins à partir de 1800, la braderie ou la foire de Lille, un grand évènement urbain depuis le XIIe siècle, y a été organisée5. Outre ces manifestations exceptionnelles, le théâtre, que le peuple fréquentait, était toujours à la même place qu’auparavant.

En somme, malgré le bouleversement politique induit par la Révolution, le lieu de l’exécution demeurait inchangé. Et même si le message envoyé était changé, l’exécution publique est restée étroitement liée à la Grand-Place. Bien sûr, comme avant, c’est partiellement parce qu’il n’y avait pas d’autre place assez grande à Lille. Mais peut-être la longue tradition de la Grand-Place comme lieu d’exécution a-t-elle permis à l’administration lilloise de désigner la « place publique » prescrite par le Code Pénal sans aucune hésitation. Et cette continuation était en outre une stratégie du pouvoir révolutionnaire pour être accepté par les Lillois, dont la vie était toujours centrée sur la Grand-Place.

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Figure 2 : Vue du Théâtre du peuple et des bains publics, projet de F. Verly, an II. (Source : Trenard et al, 1991 : 274.)

Figure 2 : Vue du Théâtre du peuple et des bains publics, projet de F. Verly, an II. (Source : Trenard et al, 1991 : 274.)

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Figure 3 : Plan de Lille en 1796 (Source : Brun-Lavienne, 1830)

Figure 3 : Plan de Lille en 1796 (Source : Brun-Lavienne, 1830)

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Les lieux de l’exécution au XIXe siècle : témoins des polarisations urbaines et sociales

Au début du XIXe siècle, le droit pénal a changé de nouveau ; le Code d’instruction criminelle de 1808 et le Code pénal de 1810 ont été adoptés. Bien que ces Codes n’aient pas indiqué de lieu de l’exécution, les arrêts criminels ordonnaient toujours d’exécuter la peine de mort sur « la place publique » sans autre précision (ADN 2U1 473) et au moment de l’exécution, c’est la ville qui désignait l’endroit où on dresserait la guillotine (Le Grand Écho du Nord et du Pas-de-Calais (L’Écho), 19 avril 1894).

À cette époque, Lille n’a plus retenu la Grand-Place. Au début du XIXe siècle on exécutait ainsi rue de la Justice, qui se trouvait à la périphérie de la ville (Bertrand, 1880 :156) et à partir de 1839, la guillotine a été déplacée devant le nouveau Palais de Justice, situé à environ 550 mètres au nord de la Grand-Place (L’Écho, 22 avril 1894) (figure 4). Bien qu’il n’y ait eu aucune notification de ce déplacement ni d’exécution pendant longtemps, il semblerait que la localisation demeurait bien connue de tous puisqu’on s’y massait dès une semaine avant l’exécution, même sans aucune annonce préalable (L’Écho, 15 avril 1894). Dans ce cas, à partir de 20h, soit neuf heures avant l’exécution, les gens envahissaient la rue vers le Palais de Justice où certains avaient loué un appartement dans les alentours pour regarder le dernier moment du condamné. Au plus tard jusqu’à 23h, les deux ou trois cents curieux « persistaient à assiéger » l’entrée de la rue barrée par les agents. Vers 14h, de plus en plus de spectateurs arrivaient et la troupe les empêchait d’approcher. Au moment de l’exécution, « il y [avait] des houles subites au milieu desquelles les notes aigues des voix féminines […] s’enlèvent (sic) et retombent »  (L’Écho, 22 avril 1894). À l’époque, les journaux informaient des exécutions, la diffusion de l’information ne se limitant pas au lieu de l’exécution des villes, et la connaissance du lieu de la peine était ainsi partagée horizontalement (L’Écho, 18 avril 1894).

La raison pour laquelle l’exécution avait lieu devant le tribunal était en partie de supprimer le long trajet du condamné car à Lille, la prison fut déménagée dans les locaux du tribunal (Figure 5)6). À Paris aussi, en 1832, la guillotine fut transportée à la barrière Saint Jacques, beaucoup plus proche de la prison Bicêtre que la place de Grève. À partir de 1851, l’exécution avait lieu devant la prison de la Roquette, où séjournaient à cette époque les condamnés à mort (Taïeb, 2011 : 119-120) (figure 6). De manière générale, cette relégation de la guillotine avait pour objectif de réduire l’éclat du supplice. Ainsi à partir de 1832 on ne coupait plus le poing du condamné au parricide, le port de la cagoule a été supprimé, et en 1870 on abandonna l’échafaud.

A Lille, les changements du lieu de l’exécution résultaient aussi du développement urbain. Au XIXe siècle la ville s’agrandit grâce à un fort développement industriel et commercial. Une telle industrialisation a polarisé la ville entre les riches et les pauvres et l’exécution à la rue de la Justice avait sans doute pour but d’intimider les pauvres. À cette époque-là, à cause de la pauvreté, la classe ouvrière commettait sans cesse des infractions, au point d’être considérée comme une « classe dangereuse » ou « barbare » (Chevalier, 2002 : 455-468). Au contraire, la peine devant le Palais de Justice avait pour but de rassurer les riches.

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Figure 4 : Plan de Lille en 1877 (Source : Plan de la ville de Lille agrandie de la banlieue et des communes limitrophes)

Figure 4 : Plan de Lille en 1877 (Source : Plan de la ville de Lille agrandie de la banlieue et des communes limitrophes)

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La polarisation de la ville était remarquable notamment à la seconde moitié du siècle. Par un décret de 1858, la ville incorpore les communes des faubourgs, et à partir de 1860 et jusqu’en 1900, on aménage et perce de nouvelles artères ; les zones inondables sont alors drainées, les digues d’assèchement nivelées et les boulevards quadrilatères tracés et installés. Cette reconstruction haussmannienne fait naître un deuxième pôle dans la ville, la place Napoléon III (l’actuelle place de la République), au « centre géométrique de la ville agrandie », tout en conservant le prestige de la Grand-Place. Ce second pôle devient le lieu du pouvoir et de la culture. En 1865 l’hôtel de la Préfecture y est construit, et en 1892 le palais des Beaux-Arts est établi devant la Préfecture. Par la suite les demeures des familles les plus riches y sont construites (Trenard, d’Hilaire, 1999 : 17-18)7.

En contraste avec ces quartiers riches, les faubourgs rattachés à la ville étaient des agglomérations pauvres. Dans ces communes annexées, beaucoup d’usines ont été construites et naturellement ceux qui y travaillaient se sont installés autour de ces lieux de travail. À la seconde moitié du XIXe siècle, la population de la ville a augmenté de 50 % depuis les années 1850-1858 et la proportion de la classe populaire a atteint 65 % de la population lilloise (Saint-Léger, 1928 : 212-213 ; Trenard, d’Hilaire, 1999 : 31-32, 44). Ces lieux d’habitation étaient des foyers d’insalubrité et d’épidémie (Trenard, d’Hilaire, 1999 : 17). Et là, se trouvait aussi la rue de la Justice.

Cette relégation de la guillotine à la périphérie peut nous rappeler la « civilisation des mœurs » de Norbert Élias (Élias, 1973) : parce que les citoyens civilisés ne voulaient plus regarder le sang du criminel, on a déplacé la guillotine vers les quartiers considérés comme « barbares ». Et le transport de la guillotine sur la place devant la prison en 1839 donne aussi l’impression que l’on répugnait même à assister au déplacement du condamné en ville. Or, soulignons qu’à Lille, la prison était à côté du Palais de Justice, lui-même situé sur les lieux originaux du pouvoir lillois du XIe siècle (Saint-Leger, 1928 : 209). Cet espace traditionnel était, bien sûr, situé intra-muros. Le lieu de l’exécution à Lille, une fois chassé dans les faubourgs, est ainsi ensuite revenu dans l’espace origine de la ville à partir de 1839. À ce moment-là, les spectateurs assumés de l’exécution publique devaient sans doute être la classe bourgeoise.

Pourquoi la guillotine est-elle retournée au centre-ville ? Peut-être, d’abord, pour justifier le pouvoir judiciaire par la tradition. Ensuite, pour représenter la solennité de la justice devant les bourgeois et les rassurer. Pour la première raison, nous pouvons nous souvenir de la localisation des lieux de la justice et de la peine sous l’Ancien Régime et la Révolution, et du choix de maintenir le lieu qui était naturellement reconnu comme l’espace de la peine. La deuxième raison se nourrit de l’importance de l’aspect social du lieu. Et nous pouvons considérer ceci au regard de l’architecture du nouveau Palais de Justice. Au XIXe siècle, avec la baisse de la sacralité judiciaire, un bâtiment ressemblant à un temple grec a été choisi pour tenter de restaurer l’autorité perdue de la justice (Lenormant, 1868 : 164 ; Badinter, 1992 : 18-19) (Figure 7)8. Ainsi, en exécutant la peine capitale au Palais de Justice, le pouvoir judiciaire montrait le sacré de la loi. Donné en représentation devant le temple de la Justice, le pouvoir pénal cherchait à persuader les citoyens de sa solennité.

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Figure 5 : Croquis du lieu de l’exécution en 1894 (Source : L’Écho, 22 avril 1894)

Figure 5 : Croquis du lieu de l’exécution en 1894 (Source : L’Écho, 22 avril 1894)

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Figure 6 : Lieux de l’exécution à Paris (Source : Taïeb, 2011 : 120)

Figure 6 : Lieux de l’exécution à Paris (Source : Taïeb, 2011 : 120)

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Figure 7 : Palais de Justice à Lille (Source : Bibliothèque Municipale de Lille, 44472/41)

Figure 7 : Palais de Justice à Lille (Source : Bibliothèque Municipale de Lille, 44472/41)

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Dans cette recherche, nous avons suivi les évolutions du lieu de l’exécution à Lille depuis l’Ancien Régime jusqu’au XIXe siècle. Sous l’Ancien Régime, malgré l’absence de disposition de la loi et l’ambiguïté des arrêts sur l’indication du lieu, la plupart des exécutions publiques avaient lieu autour de la Grand-Place. L’image de la Grand-Place comme lieu d’exécution par excellence était ainsi partagée par les habitants. En même temps, cette place était le centre de tous les aspects de la vie urbaine lilloise, aussi bien politique que quotidienne. Ainsi, l’exécution publique avait aussi pour fonction de lier le pouvoir juridique à la société.

Cette fonction survit à la Révolution française. Bien que le Code pénal de 1791 n’ait pas clairement mentionné où la peine devait être exécutée, la ville de Lille a naturellement choisi la Grand-Place. Le tribunal révolutionnaire a aussi représenté sa justice sur la Grand-Place et y a organisé les fêtes révolutionnaires. Sous la Révolution, la Place était donc un lieu de représentation/mise en scène des valeurs révolutionnaires, même si les cortèges chrétiens et les réunions monarchistes s’y tenaient aussi. Ces usages concurrents de la place témoignent de l’importance de la Place pour les Lillois et aussi de l’intention du pouvoir politique de s’en servir pour légitimer son autorité sur la ville.

Le lieu de l’exécution s’est ensuite déplacé avec l’essor économique de la ville au XIXe siècle. En ce temps-là, Lille a attiré les usines et les ouvriers se sont massés dans les périphéries. Contrairement à ces nouveaux quartiers pauvres, les zones traditionnelles ou riches ont profité de l’haussmannisation de la ville. Cette séparation géographique des classes sociales a alimenté défiance et préjugés. Considérée comme « classe dangereuse » par la bourgeoisie, les quartiers pauvres ont accueilli l’exécution publique dans le cadre d’une politique d’intimidation. Mais suite à l’inauguration du nouveau Palais de Justice en 1839, la peine de mort a réintégré le centre ville. La prison étant située à côté du tribunal, ce déplacement du lieu de l’exécution est peut-être dû à la volonté de réduire la publicité de la peine de mort.

De cette brève histoire du lieu de l’exécution à Lille, il semble qu’à toutes les époques, le pouvoir a préféré le centre de la vie sociale pour localiser le théâtre de la peine. Peut-être pouvons-nous dire que quel que soit le régime, le pouvoir sur la vie ne pouvait exister qu’en prenant toujours en considération le lieu où la vie existait ; le lieu de l’exécution se trouvait toujours au carrefour du pouvoir et la société. Et même après la suppression du caractère public de la peine de mort, la justice semble avoir eu besoin de la même référence. En 1967, le Palais de Justice de Lille a ainsi été reconstruit à la même place que le précédent bâti au XIXe siècle. « C’est un lieu où la justice a toujours été présente » (Stopin, 1990 : 102).

Maki Fukuda

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Maki Fukuda est maître assistante à l’Université Chubu, à la Faculté de l’éducation générale (Aichiken Kasugaishi Matsumotocho 1200, 487-8501, Japon). Ses recherches portent sur l’histoire de l’exécution publique en France depuis l’Ancien Régime jusqu’à la suppression du caractère public de la peine de mort en 1939.

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Illustration de couverture : Franquin A., 2001, Idées noires : l’intégral, Paris, Fluide glacial, 72 p. : 51

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Bibliographie

Archives

Archives Départementales du Nord (ADN) 8B2/795; 8B2/796 ; 8B2/797 ; L /4915 ; 2U1 473

Archives Municipales de Lille (AML) 17703 ; 17706 ; 17709 ; 17710 ; 17879 ; 17880

Bibliothèque Municipale de Lille 44472/41.

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Documents imprimés

Plan de la ville de Lille agrandie de la banlieue et des communes limitrophes, dressé d’après le plan officiel établi par la direction des travaux municipaux, 1877.

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  1. Voir par exemple une gravure de Guillaume Chotard, Le cirque élévé sur la Grand’Place, le 20 octobre 1781, à l’occasion de la naissance de monseigneur le Dauphin, XVIIIe siècle et une peinture de Watteau, François, La procession de Lille en 1787, 1801. []
  2. Les anciennes prisons aussi furent au moins partiellement réutilisées. Certes, sous l’Ancien Régime, la peine de privation de liberté n’existait pas mais la « prison » était utilisée pour la détention de l’accusé. La condamnée aux galères, le débauché ou les personnes qui étaient susceptibles de blesser l’honneur de la famille par de mauvaises conduites, etc., ont été incarcérés. Les localisations des prisons à Lille sous l’Ancien Régime sont expliquées par Derasse, 2001. À l’époque révolutionnaire elles sont trouvées aux AML 17706 ; 17709 ; 17710 ; 17879 ; 17880. []
  3. À propos de la relation entre l’espace public, la foule et le pouvoir depuis l’Ancien Régime jusqu’à la Révolution, voir Lucas, 1988 : 436-437. []
  4. Sur ce point-ci, voir Ozouf, 1976, notamment chapitre 6. []
  5. Voir la peinture de Watteau F., La braderie ou foire de la ville de Lille, huile sur toile, 1800. []
  6. Avec l’ouverture du Palais de justice, les prisonniers de l’ancienne prison ont été amenés dans la nouvelle maison d’arrêt située près du Palais. (Bertrand, 1880 : 122, 209, 228-229 []
  7. Les photos autours de la place se trouvent dans Leclercq, 2012 : 32-37. []
  8.   Sur l’abaissement de la sacralité de la justice, voir Chauvaud, 1999. Le but de l’architecture judiciaire est manifesté, par exemple, dans Lenormant, 1er novembre 1868 : 164. []

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