Lu / Grands ensembles. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires, Fabien Truong et Jérôme Truc

Paul Bourel

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Les banlieues françaises, ainsi que leurs habitants, sont des espaces très documentés, commentés, scrutés par de nombreux acteurs divers. Pourtant, elles restent paradoxalement (très) mal connues. C’est ce décalage, entre les représentations des banlieues véhiculées par les médias et/ou les pouvoirs publics, et ce qu’elles sont réellement au quotidien, que cet ouvrage veut dépasser. Fruit d’un travail ethnographique « patient » mené entre 2015 et 2025 par Fabien Truong – enseignant à l’université Paris-8, spécialiste des quartiers populaires et de la jeunesse – et Jérôme Truc – chercheur au CNRS, travaillant sur les attentats et plus généralement l’imbrication du moral et du politique –, cette étude entend étudier la banlieue par l’ordinaire, en étant au plus proche du vécu quotidien des habitants. En évitant les écueils du misérabilisme et du populisme, les auteurs ont pour but de jeter un regard neuf sur des espaces sur-commentés, et, ce faisant, de ne pas être « un livre de plus sur les banlieues » (4e de couverture).

Cette ethnographie a pour théâtre Grigny, dans l’Essonne, l’une des communes les plus pauvres de France. Avant d’être la ville des grands ensembles par excellence, Grigny fut une petite commune rurale à la pointe de la technologie agricole au début du XXe siècle. Avec la construction de la Grande Borne et de Grigny 2 dans les années 1970, sa morphologie sociale et architecturale a été profondément transformée – sa population étant notamment multipliée par dix. Dès leur construction, ces deux immenses grands ensembles ont mis en difficulté la commune, tant pour des raisons architecturales (matériaux de basse qualité), économiques (refus de financements étatiques et de construction d’équipements et de services à proximité) que politiques (pleins pouvoirs des financeurs et entreprises). Aujourd’hui, ces deux grands ensembles, surpeuplés, en mauvais état et réunissant des ménages très précaires, structurent l’espace et le paysage de la ville.

Selon les deux auteurs, vivre à Grigny implique une expérience partagée : connaître le racisme, la grande précarité, la violence structurelle et la stigmatisation territoriale. La violence fait en effet partie de l’expérience quotidienne des banlieues françaises, dans des situations et formes diverses – physique, symbolique, verbale, mais aussi sociale (Collins, 2008). Cette violence polymorphe est la clef de lecture des relations sociales grignoises dans cet ouvrage. Ainsi, l’objectif des auteurs n’est pas directement de comprendre les effets de cette violence, mais plutôt de documenter son impact à long terme, « voir ce qu’elle engendre dans la durée, comment elle affecte les consciences et jusqu’où elle façonne les manières de penser le monde comme de s’y projeter » (p. 19).

L’ouvrage est structuré en trois parties, elles-mêmes découpées en trois chapitres aux titres concis et explicites. La première partie s’intéresse à la manière dont les attentats de 2015 ont été vécus par les Grignoises et les Grignois (De la sidération à la stigmatisation – Le temps d’une mobilisation – Retour à l’ordinaire). La seconde est moins événementielle et s’attache à décrire sur le temps long le quotidien et les relations sociales des habitants de la ville la plus pauvre de l’Hexagone (Exploitations – Arbitraire et dépendances – Assujettissements et protections). Enfin, dans une ultime partie thématique (Arriver – Partir – Rester), les auteurs terminent par documenter les divers flux (mobilités quotidiennes, déménagements, etc.), plus ou moins contraints, qui animent cette commune connectée et font partie de son vécu quotidien.

Éclairer un quotidien précaire par l’événementiel

L’enquête des deux sociologues s’ouvre à la demande d’un collectif de citoyens grignois en 2015. À la suite des attentats de Montrouge et de l’Hyper Cacher1 – dont l’auteur, Amedy Coulibaly, est né à Grigny –, un mur de paroles a été ouvert aux habitants. Faisant part de leur émoi, de leurs ressentis des événements mais aussi plus largement de leur quotidien, ces textes muraux représentent de riches matériaux que les auteurs ont été invités à analyser. Contrairement à l’image véhiculée par les médias, les banlieues françaises, dont Grigny, ne sont pas restées indifférentes aux attentats de 2015. Comme partout en France, elles ont suscité diverses réactions, émotions – colère, peur, incompréhension, etc. Néanmoins, beaucoup plus qu’ailleurs, la réaction des habitants est largement scrutée, commentée, ce qui a fortement augmenté la stigmatisation de la ville. Dès lors, cette expérience événementielle et inédite des attentats de 2015 est rapidement raccrochée à celle du quotidien, du temps long : « [La stigmatisation réactive] un sentiment d’injustice qui leur préexiste et le ressentiment que suscite la répétition des épreuves discriminatoires, centrales dans la politisation du quotidien dans les quartiers populaires » (p. 41). Finalement, l’évènement initial permet de comprendre le vécu quotidien des Grignois et Grignoises, et plus largement des quartiers populaires et banlieues en France – « tout se passe comme si l’épreuve des attentats jetait une lumière crue sur les problèmes du quotidien » (p. 50).

Toujours dans cette idée de montrer que les attentats de 2015 ont aussi touché émotionnellement et politiquement Grigny, les auteurs mettent en avant les diverses mobilisations qui les ont suivis. C’est notamment la mobilisation du collectif Ensemble Citoyens qui a été la plus marquante, en partie par la mise à disposition du mur d’expression mentionné plus haut. Le collectif a participé à politiser sur la scène locale tout un ensemble de citoyens et de groupes sociaux, de la même manière qu’à Roubaix avec d’autres collectifs citoyens contre un projet de rénovation urbaine du quartier de l’Alma (Talpin, 2024). Dans le même temps, il a permis temporairement à diverses associations, groupes et individus de la ville de travailler ensemble, de discuter, rapprochant des acteurs éloignés les uns des autres. Et ces rapprochements sont politiques dans le sens où ils aboutissent à des constats de manques en tout genre (locaux, financements, écoute des pouvoirs publics, etc) qui minent le quotidien. Néanmoins, la mobilisation finit par s’estomper fin 2015, du fait, selon les auteurs, de la précarité des ménages à Grigny, de la violence des relations sociales, et du manque d’espace public permettant de se réunir.

Des relations sociales structurées par la solidarité, la dépendance et la violence

Cette expérience de mobilisation est centrale dans l’ouvrage et permet de comprendre le quotidien des habitants de Grigny. Elle met en lumière « l’état d’urgence permanent » (p. 21), la grande précarité dans laquelle vivent les habitants de la ville, mais aussi la faible présence des pouvoirs publics sur place. Comme l’a montré le Collectif Rosa Bonheur (2019), la précarité du quotidien oblige les habitants des quartiers populaires à se tourner vers des formes de travail de subsistance. Pas forcément numéraire, pouvant être basée sur du don/contre-don, cette forme de travail particulière est indissociable des relations sociales car elle crée des dettes à long terme, rend dépendants les uns des autres des individus plus ou moins éloignés (amis, familles, voisins, famille élargie etc). Cette dépendance rapprochée au long cours crée évidemment de la solidarité, mais reste un terreau de violence potentielle, en puissance. Ces relations sociales indissociables du travail oscillent entre danger et protection, opportunité et empêchement, allant du sentiment d’obligation morale à la violence physique dans le cadre du trafic de drogue. En d’autres termes, « ces dépendances rapprochées obligent, créent des hiérarchies, des sollicitudes » (p. 154), rendant la violence et la solidarité structurelles dans les relations sociales à Grigny.

De plus, cette violence latente n’est pas régulée par les forces de l’ordre et les pouvoirs publics. À l’inverse, leur comportement dans les banlieues françaises stimule le sentiment d’injustice, le racisme et la stigmatisation de la ville. La police, à Grigny, n’est plus perçue par les habitants comme un acteur protecteur face à cette violence et, ce faisant, « fabrique plutôt une conscience de condition, associée au fait de vivre en banlieue, de ne pas être blanc et, de ce fait, de ne pas pouvoir bénéficier des mêmes droits que les autres » (p. 178). Il existe toutefois un autre groupe qui s’efforce de réguler les violences multiples à Grigny – violences entre jeunes, avec la police, violence du trafic, etc –, et auquel l’ouvrage consacre un chapitre. Ce groupe est celui des femmes, de tous âges, qui lutte contre cette violence très viriliste. Jouant à la fois un rôle de protection, de ressource, et de gardienne d’une mémoire partagée, ces groupes de femmes assurent un travail du care – par la médiation, le dialogue – très important dans la régulation de la violence. Le groupe le plus important est celui qu’on appelle « les mères », femmes entre trente et soixante ans environ, qui sont souvent très insérées dans le tissu social et en usent pour réguler les violences entre jeunes, voire celles des trafics – le fameux « je connais ta mère », adressé à un jeune déviant pris sur le fait, est un bon exemple mentionné dans l’ouvrage. Toutefois, si ces femmes protègent « leurs hommes » de la violence structurelle, elles doivent aussi se protéger de la violence des hommes. Pour elles, des lieux précis jouent le rôle d’espace public protecteur – locaux associatifs, médiathèques, maisons de quartier – face à des violences de genre fortes à Grigny, mais pas plus que dans le reste de la société selon les auteurs.

Grigny, ville connectée et animée par de nombreux flux majoritairement contraints et coûteux

L’ultime partie prend à contre-pied la majorité des discours et images diffusés sur Grigny et les banlieues populaires en général. Selon les auteurs, Grigny est une commune connectée à diverses échelles, même à l’échelle internationale. Loin d’être un espace urbain figé ou un « ghetto », c’est une ville épuisée par des flux régionaux et internationaux, légaux et illégaux. Ces mobilités, majoritairement contraintes et couteuses, sont si nombreuses qu’elles fragilisent ses habitants. Reine du spatial mismatch, Grigny offre peu d’emplois et oblige ses habitants à travailler loin ; étape dans les migrations mondialisées, la ville connaît un grand turn over des populations sur place qui alimente le trafic des marchands de sommeil ; nœud important du trafic de drogue mondialisé, Grigny en abrite de nombreux flux ; en manque de services publics, elle ne stimule que très peu les mobilités récréatives. Et tous ces flux stimulent la violence et le racisme, par la mise en compétition des individus précaires entre eux, tout en rendant possible la création d’une communauté racisée et rassurante.

Pour mettre à distance ce quotidien violent, l’idée de quitter Grigny revient très souvent dans les discours de ses habitants. Mais cet exil peut être ambivalent : le plus souvent, il est vécu comme une émancipation, une réussite individuelle – mais permise par le collectif –, et/ou comme un arrachement car il suppose de mettre fin à des relations sociales fortes et à des ressources liées. Si le retour au pays natal est souvent très fort dans les imaginaires des Grignoises et Grignois, la majorité d’entre eux ne déménage jamais très loin. Rester dans le département permet de s’acquitter des obligations sociales des proches, et partir plus loin implique des capitaux économiques plus élevés. Et surtout, il n’est pas nécessaire de partir loin : à quelques kilomètres de Grigny, la vie y est toute autre, moins violente, moins contrôlée par les proches, les forces de l’ordre, etc. Le déplacement est moins géographique que social, même si les habitants transportent avec eux les stigmates et la réputation de la ville.

Enfin, quitter Grigny n’est pas souhaité par tous, mais n’est surtout pas possible pour tous les habitants. Le départ est permis par la mobilisation de capitaux différents : capitaux économiques bien sûr, mais aussi culturels (connaissance du système français, de la langue, etc), familiaux (présence de proches sur place), capacité à évoluer d’un milieu social à un autre, … Ces ressources hiérarchisent les Grignoises et Grignois, au sein d’une précarité pourtant commune. Dès lors, rester à Grigny est souvent vécu sur le mode de la contrainte et génère du ressentiment, de la lassitude. Certains ménages sont confrontés avec difficulté à leur propre déclassement social en voyant les arrivées de nouveaux habitants précaires et les départs des plus stables. Le moment charnière est souvent la naissance du premier enfant dans un ménage, qui peut impliquer un départ de Grigny vers un logement plus spacieux, sinon une inquiétude pour le ménage qui reste et doit élever son enfant dans un environnement violent. Même si la solidarité entre les habitants de longue date d’un quartier est très forte et crée de nombreuses ressources, l’immobilité géographique crée aussi de l’amertume, qui alimente la nostalgie et l’idée du « c’était mieux avant ».

Pour conclure, cet ouvrage remplit amplement son objectif de tordre le cou à certaines idées préconçues sur les banlieues françaises. Les habitants de ces dernières ne sont indifférents, ni ne soutiennent les attentats terroristes de 2015. Grigny n’est pas un « ghetto », mais plutôt une commune insérée dans la mondialisation : la violence structurelle de Grigny n’est pas le fait d’un enclavement, mais plutôt d’un ensemble de flux qui la connectent au monde. En revanche, elle est un espace où les relations sociales sont teintées de violence. Mais celle-ci n’est que le revers d’une solidarité très forte qui crée des relations d’obligations, dans un contexte de grande précarité. Ainsi, les deux auteurs parviennent parfaitement à retranscrire le vécu des habitants et à le décrire de manière très claire. L’analyse est d’une finesse qui ne tombe jamais dans le misérabilisme ou le populisme. Le style d’écriture ethnographique épouse la trajectoire de la recherche et de ses allées et venues. Il est parfois moins structuré et démonstratif, mais aisé à lire et laissant une part belle aux Grignoises et Grignois. Enfin, parce que les banlieues françaises sont constamment mises en spectacle et que les discours médiatiques influencent les comportements de ceux qui y habitent et de ceux qui les administrent, ce type de recherche, en montrant d’autres images de ces espaces, est essentiel.

PAUL BOUREL

 

Paul Bourel, normalien agrégé de géographie, est doctorant contractuel au sein de l’UMR LAVUE à l’Université Paris-Nanterre. Sa thèse porte sur les traces et les mémoires des révoltes de juin 2023 dans le quartier Pablo Picasso à Nanterre.

pbourel@parisnanterre.fr

Bibliographie

Collectif Rosa Bonheur, 2019, La Ville Vue d’en bas, 1ère édition, Paris, Amsterdam.

Collins R., 2008, Violence: A Micro-sociological Theory, Princeton University Press.

Talpin J., 2024, La colère des quartiers populaires : Enquête socio-historique à Roubaix, PUF.

 

Référence de l’ouvrage : Fabien Truong, Jérôme Truc, 2025, Grands ensemble. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires, Paris, Editions La Découverte, 385 p.

Illustration de couverture : La Grande Borne à Grigny (Office Parisien d’Architecture, libre de droit, 2014)

Pour citer cet article : Bourel P., 2025, « Grands ensemble. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires, Fabien Truong et Jérôme Truc », Urbanités, Lu, novembre 2025, en ligne.

  1. Le 8 janvier 2015, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, un terroriste tue une policière à Montrouge ; le lendemain, il prend en otage une supérette cacher à Vincennes et tue quatre personnes. []

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