Lu / Parks for Profit. Selling Nature in the City, de Kevin Loughran

Fabien Jeannier

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Cet ouvrage part d’un constat simple : les parcs postindustriels tels que la High Line à New York semblent être des propositions gagnant-gagnant, dont l’attrait politique est indéniable. Puisqu’ils sont environnementalement responsables, attractifs d’un point de vue économique et extrêmement populaires, ils incarnent l’intervention « verte » ultime (p. 6). Partant de ce constat, le sociologue Kevin Loughran tente de répondre (de manière convaincante) dans son ouvrage à cette question simple : les parcs postindustriels sont-ils vraiment les propositions gagnant-gagnant qu’ils paraissent être ? 

L’ouvrage est construit autour de trois études de cas : la High Line à New York, le Bloomingdale Trail/606 à Chicago et le Buffalo Bayou Park à Houston. Il est également construit en trois parties. 

Des espaces industriels aux parcs postindustriels 

Une première partie introductive s’attache à présenter les raisons qui ont poussé l’auteur à s’intéresser aux parcs postindustriels comme objets de recherche sociologique : c’est en arrivant à New York comme étudiant que Kevin Loughran découvre la High Line (qui ouvre en juin 2009) et comprend que les enjeux de sa création dépassent très largement la conversion d’une ligne de chemin de fer désaffectée en parc urbain. Réalisation pionnière en son domaine, la High Line fait rapidement des émules. Le Bloomingdale Trail/ 606 à Chicago et le Buffalo Bayou Park sont deux parcs postindustriels rapidement mis en chantier après l’ouverture de la High Line. Le premier est officiellement inauguré en juin 2015, le second en octobre de la même année.  

Pour comprendre les parcs postindustriels, l’auteur nous prévient qu’il est essentiel de comprendre les processus d’industrialisation et désindustrialisation des sites et de leur environnement (de l’échelle du quartier à celle de la ville). En effet, la compréhension de ce contexte nous informe sur les outils idéologiques, économiques, démographiques ou encore architecturaux et esthétiques que les urbanistes, élus et développeurs de parcs mobilisent pour modifier des infrastructures en friche et leur donner, au bout du compte, le même visage (p. 8). Le point de départ est différent, mais le résultat est le même, avec les mêmes effets. On comprend que les trois villes, malgré leurs différences en termes de développement et déclin industriel et urbain, de géographie ou de gouvernance, finissent par faire appel au(x) même(s) modèle(s) pour créer des parcs aux finalités très semblables. 

La privatisation des parcs et espaces publics 

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur expose justement l’évolution de la gouvernance de chaque ville, avec un intérêt particulier pour les parcs et espaces publics. Il souligne notamment comment les intérêts privés se sont graduellement emparés de, ou insinués dans le développement des parcs et espaces publics proches ou adjacent des quartiers riches dans les années 1990-2000. À New York par exemple, l’influence des intérêts privés dans la gestion des parcs et espaces publics est contemporaine des débats animés et signifiants autour de la destruction ou du réaménagement de la High Line. Les intérêts fonciers sont évidents : la High Line devient « a rare real estate opportunity » (p. 45), puisque de très nombreux bâtiments industriels qui la bordent restent à convertir en appartements de luxe, bureaux et magasins. Pour autant, la création du parc est réalisée en grande partie par des fonds publics. C’est un succès : la High Line est acclamée par le public et les professionnels. Pour l’auteur, c’est l’archétype de l’espace public moteur du capital (p. 48) au service du développement du foncier, dont les prix autour de la High Line s’envolent. La High Line crée un précédent : c’est une référence et un modèle à suivre pour d’autres lieux. 

À Chicago, la reconversion de la Bloomingdale Line est évoquée très rapidement après sa fermeture dans les années 1990, mais ne se concrétise pas. C’est en mettant en œuvre une vision néolibérale du redéveloppement de la ville que le maire, Richard M. Daley, veut enrayer le déclin de Chicago dans les années 1990. Fervent adepte d’une gestion managériale de la ville, Daley impose son agenda néolibéral à tous les secteurs, y compris les parcs (alors que Chicago a une longue histoire de gestion indépendante des parcs avec le Chicago Parks District, institution influente et respectée), pour remettre Chicago sur la carte des global cities. Daley oriente la gestion des parcs de la ville vers le profit, le marketing et le spectacle culturel. Le modèle néolibéral de financement et management s’applique d’abord à la création du Millenium Park (1988-2004) et trace la route pour celui du Bloomingdale Trail au cours de la décennie suivante. La rivalité entre Chicago et New York est ancienne et bien connue : il est important pour Chicago de montrer qu’elle peut faire aussi bien que New York et sa High Line.  

En réalité, c’est le maire Rahm Emanuel (chef de cabinet à la Maison Blanche entre 2008 et 2010, pendant la présidence Obama) qui identifie pleinement le potentiel de la reconversion de la Bloomingdale Line en parc pour atteindre les objectifs culturels, économiques et démographiques de la ville. Il s’empare donc du projet (au détriment du groupe local initiateur du projet) pour en faire un élément majeur de la transformation de son image et de son rayonnement mondial (« an iconic space for tourism and economic growth » (p. 67)), avec un certain sens de l’urgence car le projet doit également aider à sa réélection en tant que maire en 2015. Le projet est renommé Bloomingdale Trail/ 606 (en référence aux codes postaux de la ville) et devient un objet de marketing urbain, économique et politique (p. 67-68). D’un projet d’essence locale au départ (« community space »), on passe donc à un parc avec une forte valeur symbolique, une influence certaine sur la valeur de l’immobilier et une contribution tout aussi certaine sur la gentrification de cette partie de la ville qui se trouve avoir, au moment de la conversion, un certain potentiel foncier (« tourist-friendly, corporate-branding vision »). 

À Houston, il n’y a pas de tradition installée d’institutions culturelles et les espaces publics sont un impensé du développement urbain. Le développement de Houston au XXème siècle est très largement financé par des fonds fédéraux mais guidé par les élites locales liées à l’industrie du pétrole et au développement immobilier. La ville a une croissance exponentielle, très largement non régulée, et reste attachée aux politiques ségrégationnistes caractéristiques des villes du sud. « A city constantly on the make », Houston se développe au détriment de l’environnement. Les parcs et espaces culturels sont peu valorisés dans une ville où seule l’économie compte (p. 26-27). Il n’y a pas d’évolution de l’aménagement paysager des parcs à Houston entre les années 1920 et les années 1980. Situé assez proche de downtown, le projet du Buffalo Bayou Park se dessine dans un contexte d’évolution du tissu urbain, de revitalisation des espaces de bureaux et médicaux du centre, après plusieurs décennies de décentralisation ordonnée par les élites économiques de la ville. La création du parc s’inscrit dans une volonté de « blanchir » ses quartiers adjacents et le downtown. Elle doit être le catalyseur d’un processus de gentrification déjà en cours (p. 82-83), dans un mouvement de décision imposée par le haut, pour servir de levier au développement économique local. Bayou Park est construit avec 91 % de fonds privés, ce qui en fait l’exemple le plus abouti de privation de l’espace public : « In Houston, a city that is promoted as an entrepreneurial, free-market metropolis, private funding and control of public spaces is celebrated as a natural continuation of the city’s philanthropic history » (p. 84). Lorsqu’il ouvre en 2015, le parc est un succès populaire, mais la dimension « publique » de l’espace et son accessibilité posent question. 

Pour Kevin Loughran, la privatisation s’est donc bien insinuée dans la création et gestion des parcs, même si le fait que les grands parcs ne s’adressent qu’à une partie (privilégiée) de la population n’est en soi pas nouveau. À travers leur modèle de développement, les grands parcs postindustriels servent clairement les intérêts des élites – politiques, économiques, culturelles : « In the neoliberal park era, there is no shortage of eager elites wishing to shape public spaces in their own image » (p. 97). 

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Une nouvelle et puissante idéologie urbaine 

La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse à la matrice idéologique et symbolique derrière l’aménagement paysager (« landscaping ») des parcs et leur(s) usage(s). Kevin Loughran rappelle utilement les enjeux politiques, sociaux et économiques qui président historiquement à la création et à l’évolution des grands parcs paysagers aménagés aux États-Unis, avec notamment l’influence de Frederick Olmstead (qui crée Central Park) : au moment de leur création, les grands parcs paysagers sont des symboles et instruments d’une domination sociale blanche, que les plus petits parcs n’entament pas. Au contraire, la ségrégation raciale exclut les noirs de pratiquement tous les parcs. Or, au fur et à mesure que le XXème siècle avance, les grands parcs perdent leur valeur symbolique de pouvoir politique et culturel, simultanément avec l’exode des populations blanches en banlieue. Pour l’auteur, la particularité des trois parcs qu’il examine est de mélanger des espaces industriels avec une nature apparemment sauvage, ce qui n’est pas dans la tradition. En fait, les trois parcs utilisent la nature comme moyen d’atténuer l’effet des masterplans et de contrôler l’espace social (p. 100). Ces parcs questionnent ainsi l’interaction entre trois notions importantes de l’urbain : les formes de la nature, la mise à disposition de l’espace public et le pouvoir culturel. Ils sont des éléments importants de l’esthétique des villes post-industrielles, en les rendant attractives et accessibles à une large population. En même temps, ils sont des leviers majeurs de pouvoir culturel et de contrôle social (p. 100). La dimension esthétique de la reconquête des espaces industriels vacants par la végétation et la nature leur redonnent une dimension romantique. Le pouvoir culturel symbolique des parcs postindustriels est ainsi rétabli (p. 113-114).  

Dans les parcs postindustriels, les développeurs réimbriquent l’urbain et la nature, à la manière des parcs du XIXème siècle, re-construisant ainsi une authenticité environnementale (p. 125). Le projet est à la fois esthétique, politique, idéologique. Ces projets sont présentés comme une illusion utile : davantage qu’un simple espace récréatif, ils sont le symbole d’une idéologie urbaine nouvelle et puissante, avec des bénéfices environnementaux. Le message est assez clair : à travers l’aménagement de nouveaux parcs, les villes sont la meilleure chance de survie face au changement climatique et les espaces verts sont un élément essentiel pour rendre les villes plus durables. Au passage, ce sont également des outils pratiques pour faire du greenwashing. Pour Kevin Loughran, les parcs postindustriels ne sont pas une question de nature, mais d’argent, d’image et de prestige. Leur nature est davantage une question d’esthétique que d’écologie (p. 136, p. 142-143). 

Enfin, ces parcs posent la question de la surveillance. La dialectique liberté-contrôle est au centre de l’usage des parcs, depuis toujours. Historiquement, il y a une forte dimension raciale dans l’aménagement des parcs aux États-Unis : leur forme évolue et le curseur se déplace vers davantage de surveillance, lorsque les tensions raciales s’intensifient par exemple, dans les années 1910, 1940 ou 1960. Les exemples abondent dans les trois parcs qui montrent que l’ordre peut être assuré par le design. Par exemple, espaces serrés et bancs assez peu confortables incitent au mouvement : « keeping people moving creates order ». Les parcs postindustriels sont conçus pour « s’auto-policer ». Les points d’accès ne sont pas toujours très bien identifiables. Consommer produits et services va de pair avec consommer des paysages, et participe au processus de reproduction sociale, et donc de contrôle. En façonnant la manière dont les gens ont des loisirs, les parcs façonnent les gens (p. 164-165). De cette manière, les parcs postindustriels sont des formes de surveillance et d’exclusion architecturale (p. 167). 

En conclusion de cette partie, l’auteur relève que les parcs post-industriels peuvent être des moteurs économiques : ils profitent à la communauté locale, mais pas n’importe laquelle. Seuls certains New-Yorkais bénéficient de la hausse des prix du foncier et des parcs de luxe (p. 172). « Whiteness engulfs the park ». La première génération de parcs a été imaginée (bien que pas forcément réalisée) selon un processus d’organisation démocratique « bottom-up ». Dix ans plus tard, la deuxième génération de parcs répond au processus inverse. Les organisations militantes locales sont plus enclines à militer contre les parcs, étant donné les problèmes qu’ils posent (p. 173) : ils peuvent faire plus de mal que de bien. L’égalité (« equity ») fait partie de la rhétorique des développeurs, mais c’est un concept vague. Les conflits entre développeurs et communautés locales s’intensifient, les dons privés pour les parcs normalisent leur privatisation. D’autres parcs en construction ou en projet dans d’autres quartiers de Chicago, New York et Houston vont tester les propositions écologiques et culturelles des parcs postindustriels. Nous verrons si ces propositions sont vouées à disparaître, telles de grands éléphants blancs ou si leur succès est juste le résultat d’une localisation particulière combinée à une architecture nouvelle (p. 176). 

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Ce livre au propos incisif et convaincant est très bien écrit, d’une langue alerte qui sert parfaitement son propos. Il se termine par trois propositions, qui feront sans aucun doute débat ! Sans surprise, il suggère la suppression des forces politiques et économiques qui ont fait des parcs postindustriels des moteurs du capital. Il propose que les institutions publiques restent maîtres des espaces publics. Il insiste sur la nécessite de dé-racialiser et dé-socialiser les parcs. Les parcs ne doivent pas laisser circuler l’idée selon laquelle la nature en ville est réservée à l’élite culturelle, politique et économique, donc blanche. Kevin Loughran appelle donc à une construction sociale des parcs différente (p. 180). Enfin, l’auteur défend l’idée qu’il faut laisser les rails pourrir. En effet, rénover, embellir, modifier, c’est introduire du contrôle. Et transformer et entretenir, ce n’est pas neutre d’un point de vue environnemental (p. 183-184). 

FABIEN JEANNIER 

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Fabien Jeannier est professeur d’anglais au collège Louisa Paulin de Muret, docteur en civilisation britannique de l’université de Lyon et chercheur associé au laboratoire Identité Culturelle, Textes et Théâtralité (ICTT) EA 4277 de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Ses travaux de recherche portent sur l’Écosse contemporaine et les politiques de régénération urbaine à Glasgow. 

fabien.jeannier@lilo.org  

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Référence de l’ouvrage : Loughran K., 2022, Parks for Profit. Selling Nature in the City, New York, Columbia University Press. 271 p. 

Illustration de couverture : New York High Line (David Shankbone, 2014) (pas de modification, https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/) 

Bibliographie 

Cohen J.L. et Masboungi A. (dir), 2014. New York. Réguler pour innover, les années Bloomberg, Editions Parenthèses, 224 p. A Voir le compte-rendu réalisé dans Urbanités, avec le chapitre sur la High Line des pages 162 à 172.  

Gervais, L., 2013, La privatisation de Chicago. Idéologies de genre, constructions sociales, identités et espaces urbains, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 168 p. 

Klinenberg E., 2021, Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe, Lyon, Éditions deux-cent-cinq – École urbaine de Lyon, 415 p. Traduction Marc Saint-Upéry. A Voir le compte-rendu réalisé dans Urbanités 

Pour citer ce Lu : Jeannier F., 2023, « Parks for Profit. Selling Nature in the City », Urbanités, Lu, mars 2023, en ligne.

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