#2 / Lutter contre la crise à mains nues : économie informelle et agriculture urbaine à Lisbonne

Alexandre Tavin

L’article d’Alexandre Tavin au format PDF


Tiré de 6 mois de travail de terrain à Lisbonne en 2011, cet article analyse les espaces du centre de Lisbonne (ici les quartiers de Graça, Alfama et du Castelo) qui accueillent une agriculture urbaine et supportent une économie informelle, aujourd’hui plus que jamais essentielles à la vie des habitants de ces quartiers populaires.

Les champs et friches du centre-ville sont une forme urbaine historique structurant le bâti et la vie lisboète. Mais la situation a été profondément modifiée par les crises successives qu’a connu le Portugal : le nombre de friches a explosé (du fait de la politique de rénovation urbaine de la Municipalité, avortée par manque de financement) et le nombre de cultivateurs urbains avec lui, cherchant à lutter contre la précarisation et la misère. Dans des formes urbaines renouvelées, ce sont autant de pratiques pour s’adapter et lutter au quotidien contre les effets néfastes des crises économiques et financières.

Les limites des trois quartiers de l’étude : Graça, Alfama et le quartier du Castelo Sao Jorge. (Tavin d’après Google Earth©, 2012)

Les limites des trois quartiers de l’étude : Graça, Alfama et le quartier du Castelo Sao Jorge. (Tavin d’après Google Earth©, 2012)

 

Lisbonne, 2013.

Le chômage y a été multiplié par 4 depuis 2005, notamment chez les jeunes (42% chez les 18-24 ans au premier trimestre 2013), les pensions de retraites ont été dévaluées 4 fois depuis 2008. En parallèle, la population fuit le centre-ville. Ce mouvement, entamé dans les années 80, a vu son rythme s’accélérer depuis 2005 (85 000 départs entre 1985 et 2005 pour 570 000 habitants).

E. Dorier-Aprill souligne le fait que « face à la trilogie désinvestissement, dépeuplement, dégradation du patrimoine bâti/taudification des logements, les interventions des collectivités et des investisseurs » prennent soit la forme de destruction/rénovation des îlots insalubres, soit la forme d’un processus de restauration/réhabilitation (Dorier-Apprill, 2001). La municipalité de Lisbonne a fait le choix du processus de destruction/rénovation. Les opérations de destruction du bâti insalubre et d’expropriation pour raisons patrimoniales ont débuté dès 2005, avec le pic de vagues de départ.

Puis deux crises ont violemment frappé le Portugal : celle des subprimes qui se propage dès 2008 au secteur bancaire européen et fait vaciller sa stabilité, puis celle de la  dette souveraine, qui dès 2010 entraine de drastiques restrictions budgétaires, notamment en Europe méridionale. Endettée bien au-delà de sa capacité fiscale, ayant contracté des millions d’euros d’emprunts dit « toxiques », et ne pouvant plus aujourd’hui compter sur une aide substantielle de l’Etat, la Municipalité de Lisbonne n’a pas dépassé la phase « destruction » des îlots urbains. Manquant de financement, elle ne peut proposer de projets d’habitations, et attend de pouvoir revendre les parcelles à des promoteurs immobiliers. Pendant ce temps, les friches et l’agriculture informelle fleurissent dans le centre-ville de Lisbonne.

Friches urbaines sur la colline du Castelo Sao Jorge. (Tavin, 2011)

Friches urbaines sur la colline du Castelo Sao Jorge. (Tavin, 2011)

 

L’agriculture urbaine est une pratique héritée des hortas (jardins familiaux vivriers) et des vilas du XIXème siècle (habitations ouvrières occupant les interstices des cours d’immeubles, toujours associées à des jardins potagers) : à Lisbonne, les espaces agricoles sont des formes historiquement urbaines. Aujourd’hui, l’agriculture urbaine tient un rôle économique et social essentiel. Ainsi, dans ces quartiers populaires, où plusieurs générations vivent sous un même toit, ces productions agricoles, pas exclusivement vivrières, permettent à beaucoup de familles un revenu d’appoint, voire l’unique revenu. Le cas de ces familles, qui vendent ainsi courgettes, citrons, oranges, tomates, melons, poivrons mais aussi salades et oignons, est très répandu dans les quartiers populaires du centre-ville.

Champs entre Graça et Alfama (en h.). Marché municipal de Cais do Sodré (en b.) (Tavin, 2011)

Champs entre Graça et Alfama (en h.). Marché municipal de Cais do Sodré (en b.) (Tavin, 2011)

 

L’agriculture urbaine est au centre de logiques économiques locales, comme le circuit court de vente de fruits et légumes entre la colline du Castelo Sao Jorge et le quartier d’Alfama. Jusqu’en 2002, ce circuit s’appuyait sur le marché couvert du Largo da Atafona, au sud de la colline du Castelo. Ce marché permettait une vente de proximité et un approvisionnement de quartier. Il réunissait les producteurs déclarés dans les quartiers de Graça, Alfama et du Castelo, mais aussi des agriculteurs non déclarés, tolérés par la Municipalité. En 2002, la Municipalité décide de fermer cette halle pour travaux. Aucun remplacement n’est proposé, si bien que depuis, ce circuit court se trouve éclaté entre plusieurs lieux de vente, à même la rue, autorisés ou illégaux, laissant les producteurs dans l’incertitude.

En 2003, plusieurs coopératives de producteurs ont alors vu le jour. Au nombre d’entre elles, Os Frutos, une coopérative qui réunit 27 producteurs du quartier de Graça. Elle est subventionnée par la Municipalité pour la location d’un local. Ce système a cependant ses limites : les subventions dépendent du nombre de producteurs dans la coopérative. Or elle ne peut accueillir que les producteurs se déclarant auprès de la Municipalité. Cela évince ceux qui cultivent illégalement une parcelle, ou sur laquelle leur travail n’est pas déclaré. Ces producteurs se retrouvent à vendre à même la rue, dans la crainte permanente d’une expulsion, de leur parcelle comme de leur lieu de vente. Par an, depuis 2004, on compte environ 20 expulsions de parcelles ou friches illégalement cultivées, pour plusieurs centaines de parcelles sur ces 3 quartiers (leur nombre n’étant ni officiel ni fixe selon les aléas des constructions et destructions immobilières).

Jardin potager et champ en culture sur la colline du Castelo Sao Jorge (à g. et en b. à d.) et entre Graça et Alfama (en h. à d.) (Tavin, 2011)

Jardin potager et champ en culture sur la colline du Castelo Sao Jorge (à g. et en b. à d.) et entre Graça et Alfama (en h. à d.) (Tavin, 2011)

 

En pleine crise économique, et alors même que les cultures informelles jouent un rôle essentiel de lutte contre la précarisation, elles sont menacées. Elles ne doivent leur existence qu’à la difficulté qu’a la Municipalité de vendre ses parcelles ou d’y financer des projets urbains. En matière d’agriculture urbaine, « la disponibilité du sol (…) et l’accès au sol, sont des enjeux de taille dans la plupart des villes du monde en développement. Un mode d’occupation précaire peut entraîner des conflits, parfois violents, et dans ce jeu, les municipalités sont des acteurs centraux, souvent aux services d’intérêts contradictoires » (Mougeot, 2006). Le cas des villes des pays en développement permet de comprendre les enjeux de l’agriculture urbaine dans les villes des pays développés, en particulier à Lisbonne. En effet, sur trois points au moins, les enjeux sont similaires. Tout d’abord, ces activités sont centrales pour les populations précaires, source de revenus comme d’alimentation. Ensuite ces activités impriment une modification essentielle sur les formes urbaines, permettant ici d’encadrer l’étalement urbain, là de réduire l’empreinte écologique de la ville. Enfin, ces activités agricoles en ville sont caractérisées par une fragilité aussi grande que leur importance économique et sociale, et les collectivités locales doivent en reconnaître l’utilité pour en pérenniser le rôle (en sécurisant l’utilisation du foncier par exemple).

La gentrification actuelle que connaît le centre-ville se caractérise par l’arrivée de populations plus aisées, qui souvent s’opposent à l’utilisation qui peut être faite des friches et des rues transformées en marché à la sauvette de fruits et légumes. La Municipalité tient un discours qui met en avant l’insécurité que ces friches favoriseraient. Dans le centre, la politique de lutte contre l’insécurité se réduit dans les faits à un arrachage méticuleux des potagers urbains informels et la destruction des infrastructures de fortune.

La Municipalité devrait être un acteur central du soutien à l’agriculture urbaine et à ses champs, parties intégrantes de l’histoire de la ville comme du quotidien de plusieurs centaines de cultivateurs et de familles des quartiers populaires. Malheureusement, on ne peut que constater une absence totale de soutien à ces cultures. Le rôle socio-économique essentiel que joue l’agriculture urbaine est occulté, ce qui facilite les actions d’arrachage et de lutte contre les agriculteurs urbains.

Depuis 2003, et encore récemment (plan de 2012), les différentes versions des Plans du Patrimoine de la ville de Lisbonne ont consacré de nouvelles classifications foncières des terrains du centre-ville. Alors que jusqu’en 2003, le système de taxe foncière incitait les propriétaires de friches à tolérer les agriculteurs non déclarés, le centre est aujourd’hui soumis à une nouvelle taxe « quartier patrimonial » élevée, que les terrains soient ou non construits. Cela entraine une forte incitation à construire sur les friches pour compenser la hausse des taxes et accroît mécaniquement l’éviction des agriculteurs urbains. Ce processus va de pair avec les expulsions des parcelles illégalement occupées, mentionnées plus haut.

Banzo parlait de la « place essentielle mais fragile »  des agriculteurs urbains de Mexico (Banzo, 1995). A Lisbonne, durement frappée par la dégradation de la situation économique, une grande partie de la population du centre dépend de ces cultures. Agriculture urbaine et crise sont profondément liées : cette activité y est souvent le dernier rempart contre l’extrême pauvreté, dans des friches dont le nombre s’est accru avec les projets immobiliers avortés par les deux crises successives. Aujourd’hui, une nouvelle crise frappe les agriculteurs urbains du centre de Lisbonne : le Plan du Patrimoine 2012 expose friches et champs à une spéculation foncière accrue, en les requalifiant en zones à bâtir en priorité, vendues au promoteur le plus offrant par une Municipalité surendettée.

Champs et jardins privés sur le versant sud ouest de la colline de Graça (Tavin)

Champs et jardins privés sur le versant sud ouest de la colline de Graça (Tavin)

 

Alexandre Tavin

Economiste et géographe, Alexandre Tavin s’est spécialisé sur les questions de développement, et de financement de projet urbain, notamment dans les BRICS. A l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et à la London School of Economics, puis pour l’Agence Française de Développement (AFD), le Centre d’Analyse Stratégique (CAS) et le Ministère des Affaires Etrangères, il a effectué des travaux et terrains de recherche au Portugal, en Afrique du Sud et sur le Brésil, sur l’économie informelle, l’agriculture urbaine et l’aide publique au développement. Il est actuellement en poste à la Caisse des Dépôts (CDC Climat), chargé de recherche sur le financement innovant d’infrastructures vertes.

Bibliographie

Banzo M. (1995), « Agriculteurs et changement d’usage du sol dans la frange péri-urbaine de Mexico », in L’agriculture dans l’espace péri-urbain ; des anciennes aux nouvelles fonctions, Rambouillet, 146 p.

Dorier-Apprill E., (2001), Vocabulaire de la ville et de l’urbain, notions et références, Editions du temps, Paris, 191 p.

Mougeot L., (2006), Cultiver de meilleures villes. Agriculture urbaine et développement durable, Un Focus/Centre de Recherche pour le Développement International, Paris, 125 p.

Plano do Patrimonio PP, 1995 (R. 2006 et 2012)

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