#2 / Puerta del Sol versus les Indignés. Une lecture de la crise espagnole au prisme de l’espace public
Nacima Baron
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L’article de Nacima Baron au format PDF
L’article analyse une crise sociale et politique importante, la révolte des « Indignés » à Madrid en mai 2011, en faisant le pari d’en proposer des clés de compréhension à travers son inscription dans – et son interaction avec – un site urbain emblématique de Madrid, la Puerta del Sol. L’idée, ici, est de comprendre en quoi l’épisode de crise politique interagit avec des enjeux d’urbanisme et d’urbanité, autour d’un espace public en plein renouvellement.
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Introduction : Intérêts et limites des « paysages de crise » en Espagne
Dans le catalogue imaginaire des paysages et des lieux représentatifs de la crise urbaine espagnole, on pense d’abord aux ciudades fantasma, ces quartiers inachevés remplis d’immeubles inhabités, aux balcons habillés de panneaux « à vendre » et aux rues désertes. On pense également aux aéroports sans voyageurs, ou bien aux musées sans oeuvres et sans spectateurs. Tous ces lieux incarnent la crise. A leur égard, les Espagnols hésitent entre fascination esthétique et condamnation morale. Certains lieux, plus emblématiques que d’autres, deviennent même des fétiches visuels (Schulz-Dornburg 2012)… On mesure combien la crise espagnole est – d’abord – une affaire d’espace, une pure pathologie territoriale, ce que rappelle un intéressant article du Huffington Post d’octobre 2013 (Soriano i Piqueras 2013).
A l’occasion d’un séminaire sur « l’inachevé » en urbanisme (Baron, 2012), j’ai déjà produit ailleurs une réflexion sur la fascination croissante dont les lieux de la crise immobilière font l’objet. J’ai tenté de comprendre comment l’image artialisée de ces quartiers en suspens se constitue et comment un imaginaire de la crise se développe. Mais cette enquête m’a laissée sur ma faim. Que valent ces « témoignages » sur la crise immobilière ? Comme production artistique ou comme illustration journalistique ? Comme interrogation sémiotique ou comme revendication politique ? Les images ne parlent pas d’elles-mêmes, et le béton est muet. Les « paysages de crise » cachent sans doute plus qu’ils ne révèlent la mutation historique que vit l’Espagne depuis 2008.
Je travaille maintenant dans une autre direction. En déplaçant le regard, et en suivant les pas du regretté Duran (Fernandez Duran 2006), je fais l’hypothèse que la crise n’est pas le résultat d’une surconsommation d’espace mais plutôt qu’elle a à voir avec le rapport qu’entretiennent les Espagnols avec l’espace, ce qui est différent. La piste à suivre serait celle du défaut d’articulation entre le projet sociopolitique d’une part et l’organisation de l’espace d’autre part, c’est-à-dire entre contenu et contenant. On pourrait tester cette disjonction dans bien des lieux, à différentes échelles, notamment aux Etats-Unis (Baraud-Serfaty 2009), mais ce hiatus m’a paru particulièrement éclatant lors de la crise des Indignés. Aussi, je vais travailler sur l’interaction entre le discours de la crise et l’espace de la crise et démontrer comment la Puerta del Sol joue un rôle singulier dans l’éclosion et dans le déroulement du mouvement des Indignés.
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1. La crise, expression d’une divergence entre une trajectoire territoriale et une dynamique sociale ?
Dans l’idée de crise, au sens historique comme au sens physiologique, il y a l’idée d’une émergence, d’un avènement, et par là-même, d’une rupture plus ou moins brutale avec le fil d’une trajectoire préalable. A ce titre, le mouvement des Indignés marque manifestement un épisode de crise dans l’histoire démocratique et intéresse beaucoup les sociologues (Nez 2011 ; Botella Ordinas 2011 ; Pina Fernández 2011, Citton 2011, Van de Velde 2011). Ceux-ci discutent largement de son caractère « éruptif » et de sa nouveauté (relative) dans le paysage politique. Ils argumentent sur les formes innovantes de prise de parole et de représentation démocratique, et sur les perspectives de refondation politique qui émanent des collectifs comme ¡ Democracia Real Ya !1.
Mais peu de personnes font le lien entre le mouvement et les caractéristiques de l’espace public dans lequel cet événement historique s’est déroulé, c’est-à-dire entre la vie du mouvement social et la dynamique de l’espace public. Pour ma part, je pense qu’il n’est pas du tout anodin de souligner que ce mouvement « neuf » a pris place dans un espace urbain qui venait juste d’être réaménagé. Il faut donc, dans cette première partie, réfléchir sur la conjonction temporelle entre l’événement urbanistique et l’événement social et politique.
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1.1. Accessibilité, centralité : des valeurs entre techniques et symboles
La Puerta del Sol fait l’objet d’un réaménagement approfondi entre 2006 et 2009. Le chantier étend largement l’espace dévolu aux piétons (on dégage plus d’un hectare de surface), redéfinit le sens de circulation automobile dans les rues affluentes (on limite à deux rues, sur les neuf qui débouchent sur la place, la circulation des voitures).
En outre, on aménage sous la surface de la place un vaste pôle d’échanges, avec six niveaux, dont un immense vestibule pour faciliter la connexion entre le réseau des trains de banlieue et trois lignes de métro. La nouvelle station Sol décongestionne la ligne 1 de métro qui remonte de la gare d’Atocha et la connecte avec les lignes 2 et 3. A partir de la fin juin 2009, les grandes agglomérations périphériques de Madrid de Parla, Aranjuez, Alcobendas et Colmenar Viejo desservent Sol en respectivement 27, 47, 28 et 37 minutes et sans changement .
1.1.1. Sol, du centre-ville à l’affirmation d’une centralité métropolitaine
Cette opération urbanistique accentue l’accessibilité de la place, et, à notre avis, elle marque une innovation dans le régime d’accessibilité. Si Sol est pour tous les Espagnols le « kilomètre zéro », la place passe d’une centralité urbaine à une centralité métropolitaine. Les flux de passagers dans le pôle d’échange et en surface deviennent de plus en plus massifs : le mois le plus chargé, août 2010, voit 1,2 millions de passagers transiter quotidiennement.
Le renforcement de l’accessibilité de la place depuis la grande périphérie joue sans aucun doute un rôle dans le phénomène de prise de la place par les manifestants. Le sociologue Pina Fernandez l’explique ainsi : « Cette nouvelle morphologie de la Puerta del Sol a été essentielle dans l’occupation du mouvement du 15-M. Le campement s’est formé en son centre, aux pieds de la statue équestre de Charles III. La place est très dépouillée : cinq kiosques, deux fontaines, une quinzaine de lampadaires, […], l’accès au métro. Ce vide relatif, l’homogénéité de la place et sa topographie plane ont favorisé l’installation des infrastructures du mouvement social et la réalisation de concentrations massives. » (Pina Fernández, 2011)
Cette citation montre très basiquement que toute crise urbaine est dépendante d’une certaine morphologie urbaine, et que le dégagement opéré par la dernière réforme de la place a été mis à profit, évidemment dans un sens que les opérateurs de l’aménagement n’avaient pas imaginé.
1.1.2. Sol, modèle d’urbanisme adulé ou conspué par les Indignés ?
On peut aller plus loin que la simple relation utilitaire entre le site urbain et le mouvement social qui l’a investi. En vérité, la crise du 15 mai 2011 peut apparaître non comme un simple détournement spatial, mais comme la réponse d’un groupe d’Espagnols (jeunes et moins jeunes) à un certain message politique et social, que le projet d’aménagement de la place symbolisait justement.
Revenons sur le contexte dans lequel on a réaménagé cette place (Baron 2010). La décision en a été prise par deux élus du parti populaire, le maire de Madrid (Alberto Ruiz-Gallardón) et la Présidente de Région (Esperanza Aguirre) au début des années 2000. Leur projet commun était de faire accéder cette capitale à un statut de ville globale grâce à de coûteux aménagements immobiliers et de mobilité. Le projet de Sol (la réfection de la place et l’échangeur) coûtait plus de 570 millions d’euros et constituait l’un des emblèmes de cette modernisation accélérée de la capitale. Les élus ont d’ailleurs dû avoir recours au marketing et à l’appui des partenaires privés, en rebaptisant « Samsung Sol » (courant 2011), puis « Vodafone Sol » (depuis 2013) les quais de la station souterraine au niveau de la ligne de métro n°2.
A travers cet investissement massif pour l’aménagement souterrain et de surface de la Puerta del Sol, les élus ont tenté de troquer l’image d’un lieu populaire, mal fréquenté (prostitution dans les rues adjacentes, petits vendeurs à la sauvette), contre une nouvelle image d’espace attractif et représentatif des valeurs métropolitaines « modernes » (mobilité durable, technologie et sécurité, commerce, publicité et mise en avant de la consommation de luxe). L’entrée du nouveau pôle d’échange, en forme de coquille de métal et de verre, symbolise cette mue.
N’est-ce pas aussi cela que les Espagnols détournent, déplacent et débordent dans le mouvement des Indignés? Quand ils s’installent le 15 mai au centre de cette place emblématique, ils dénoncent ouvertement la classe politique, l’injustice et les inégalités qu’elle produit, l’espace qu’elle produit aussi, et qui n’est qu’un cadre artificiel, la jeunesse étant privée de l’accès aux biens de consommation vantés sur les grands panneaux qui entourent la place.
Mais dénoncer un système politique et économique tout en occupant l’espace qui symbolise le mieux ce système n’est pas simple. L’une des ambiguïtés majeures du mouvement est là, elle est lisible dans l’interaction avec le cadre choisi : les jeunes partagent les valeurs de la mobilité triomphante, de la ville durable et connectée, de la ville image et icône. Mais en même temps ils clament leur désespoir de ne pouvoir accéder aux mirages qui les environnent. Ainsi, il me semble possible de réfléchir à l’idée de crise espagnole – et peut-être plus largement dans les pays d’Europe du sud – à travers cette inadéquation ou cette disjonction entre le contenu profond des aspirations sociales et les dynamiques de développement des espaces urbains.
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1.1.3. Sol, du cœur opérationnel à l’épicentre symbolique de la révolte
La Puerta del Sol concentre pendant près de six semaines les protestations les plus diverses. Cependant, peu à peu, la logique centripète devient centrifuge. Dès la fin du mois de mai 2011, les premiers comités de discussions se déplacent dans les quartiers périphériques (42 quartiers et 80 communes de la grande métropole de Madrid se structurent), à partir desquels les manifestants relancent la mobilisation : soutien à des familles expulsées de leur logement, protestation contre la fermeture de centres sociaux ou sanitaires… L’atomisation progressive du mouvement des Indignés, la spécialisation des contestations et des formes d’activisme vont de pair avec la dissémination de la révolte sociale. Puerta del Sol n’a plus alors qu’un « rayonnement symbolique » car, si la place est pratique pour concentrer une revendication, elle paraît bien éloignée des lieux où cette lutte prend sens.
Pourtant, la place garde un rôle d’attracteur, d’inspirateur, de creuset des révoltes. Dans les deux années qui suivent cette crise sociale, la place est le théâtre de célébrations « anniversaires » de la révolte : elle continue d’attirer une jeunesse qui profère sur la place des adresses à l’égard du pouvoir en place, du système financier global, puis de la rediffuser vers des quartiers où se nouent d’autres actions : crachats collectifs, concerts de casseroles, défilés burlesques …
Comme le souligne un observateur attentif de la dynamique des assemblées populaires (Moreno Pestaña 2013), le site joue donc un véritable rôle dans les mouvements de concentration et de diffusion des manifestants, comme dans la structuration et la circulation des idées, des mots d’ordre, des revendications, qui s’« ajustent » au contexte. La labilité de ce mouvement sans véritable leader, sa dynamique circulatoire autour de l’épicentre de Sol semblent des caractéristiques intéressantes de ces nouvelles formes d’articulation entre crise et urbanité. En travaillant sur l’histoire de l’aménagement de Sol, je découvre que cette valeur focale de la place, comme bouche aspirante et refoulante des tensions qui se transmettent à tout le reste de l’espace urbain, existe en fait depuis longtemps.
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2. Sol dans l’Histoire : le théâtre de toutes les crises madrilènes
Lorsqu’on feuillette les ouvrages qui racontent l’histoire de ce lieu singulier, on est étonné du nombre de fois où cette place a été entièrement remaniée. Puerta del Sol fait table rase tous les vingt à trente ans, environ, depuis près de cinq siècles. Ce remodelage urbain sans fin montre la succession de volontés (vaines, évidemment) d’intégrer une très grande diversité de fonctions, de visées, de symboles dans un même lieu. La deuxième partie fournit donc l’occasion de réfléchir à ce parallèle surprenant entre la dimension intégratrice et totalisante du projet d’aménagement de la place d’une part, et la dimension universaliste du projet politique et social qui émane des collectifs du 15 Mai que nous suivons ici.
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2.1. La Puerta del Sol, lieu de mémoire et palimpseste urbain
2.1.1. D’une marge urbaine au cœur battant de la capitale
L’architecte Carlos Sambricio explique à juste titre que « Sol est un foyer de tensions et de contradictions, c’est le lieu de la rupture, des conflits, des soulèvements, des luttes contre l’envahisseur, et, dans la période récente, des mouvements populaires.» (Sambricio 2013) La place porte en effet la marque incessante du pouvoir, qui investit des volontés de prestige et de grandeur, et en même temps elle est depuis toujours l’espace approprié par le peuple urbain. Le chroniqueur Pedro Montoliú, dans « Madrid, villa y corte », explique qu’au XVe siècle, des vendeurs ambulants se rassemblaient déjà près du ruisseau El Arenal, à la limite de la ville (Montoliú 1987).
Cette fonction de limite est renforcée par la construction de la chapelle San Andrés, lors de la peste en 1438. Par la suite, le pouvoir royal imprime sa marque : en 1529, le roi Charles Quint fonde un premier hôpital doté en 1611 d’une église importante, l’église de Buen Suceso. Par la suite, la Puerta del Sol est le lieu autour duquel se nouent les grands moments de l’histoire contemporaine espagnole : elle est le théâtre des émeutes d’Esquilache en 1766, du soulèvement contre l’occupant napoléonien en 1808. En 1862, l’architecte Lucio del Valle chasse une partie de la plèbe des environs de Sol, démolit l’église et l’hôpital, lève de grands immeubles de prestige de part et d’autre de la place (dont le mythique Hôtel de Paris), et « meuble » avec l’horloge monumentale qui vient conforter la Casa de Correos, actuel siège du gouvernement régional.
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2.1.2. Crise, foule, urbanité et théâtralité de l’espace public
Il y a comme une mise en écho entre la crise du 15 mai et les autres moments forts de la Puerta del Sol, qui vit par exemple la proclamation de la république espagnole. Les jeunes qui se rassemblent spontanément autour de la statue équestre de Carlos III, le 15 mai dans l’après-midi, savent que la place sert, depuis longtemps déjà, à « mettre en scène » les grands moments de l’histoire espagnole. La « prise de Sol » est d’ailleurs immédiatement interprétée par les analystes politiques comme un moment important de l’histoire de l’Espagne depuis l’installation de la démocratie, en 1975.
Pourquoi cette place urbaine, parmi d’autres, possède-t-elle une telle portée politique et historique ? L’une des réponses est dans la topographie urbaine et dans la manière dont l’histoire a façonné les lieux. A Sol, la multitude est visible comme telle. Les reporters et photographes de presse tirent parti de cette visibilité et n’ont qu’à se poster sur les toits terrasses des immeubles pour saisir ensemble, avec l’objectif de la caméra, le tout et le détail. Une vision panoptique de la place et du mouvement apporte beaucoup : on saisit toute la foule d’un seul geste, mais en même temps on reconnaît tous les filets d’individus qui circulent d’un cercle de parole à l’autre. On perçoit aussi d’en haut toute la rumeur diurne et nocturne, et on identifie aussi la diversité des slogans, des cris, des musiques, qui, dans les différents « coins », racontent chacun un morceau de cet événement. Des quarante mètres sous la surface aux quarante mètres au-dessus de la chaussée, Sol est un lieu en trois dimensions qui offre une appréhension sensible de la crise politique espagnole, qui en permet une lecture géométrique. En somme, la Puerta del Sol, par ses caractéristiques urbanistiques, accentue la dimension théâtrale qui est intrinsèque au mouvement des Indignés.
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2.2. L’urbanité négociée de Puerta del Sol : cohabitations et confrontations
2.2.1. Sol, une place qui a plusieurs « vies » urbaines
Au-delà de la mise en scène, la Puerta del Sol est une place qui concentre toute une série de grandes rues du district central de Madrid (rues Alcalá et Huertas, Carrera, Gran Vía, San Jerónimo …). Cette convergence des circulations n’est pas étrangère à la diversité des fonctions urbaines et des populations qui cohabitent habituellement sur la place et dans ses pourtours (Tomé Bona 1993).
Premièrement, la place a une fonction de passage et relie différentes zones de l’hypercentre, et, de ce fait, elle est traversée par toute une série de personnes : promeneurs, touristes, flâneurs… On y trouve l’unique kiosque à journaux de la ville ouvert 24 h sur 24, on y rencontre des nuées de vendeurs africains à la sauvette, souvent pourchassés par la police, on y croise des crieurs publics qui achètent l’or (une quarantaine d’officines se répartissent dans les rues alentour), des hommes sandwiches porteurs de panneaux publicitaires, des vendeurs de loterie, des personnes prostituées (masculines et féminines), des statues vivantes… C’est donc un des attracteurs touristiques majeurs de la ville. Deuxièmement, Sol est un lieu où le pouvoir se présente et se représente, via la Casa de Correos, siège du gouvernement régional, et via toute une série d’emblèmes (la statue de Carlos III, la fontaine monumentale…). Troisièmement, la place est un pôle de l’histoire urbaine : l’ours et un arbousier, effigies de la communauté autonome, ont été réinstallés sur la place en 2009 pour réaffirmer l’identité madrilène. C’est enfin un lieu de commerce et de prestige urbain : l’hôtel de Paris, érigé en 1863 sur les ruines de l’hôpital del Buen Suceso au coin de la rue Alcalá, a été récemment converti en magasin Apple.
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2.2.2. L’espace public du quotidien et celui de la crise : cohabitations, confrontations
En temps normal, les usages et les usagers coexistent plus qu’ils ne se rencontrent vraiment sur la place. Il est intéressant de voir comment le rassemblement des Indignés a perturbé l’espace public, puis, au fil de négociations multiples, a négocié sa place. D’abord, durant les premiers jours, les commerces de la place se sont plaints du détournement du flux touristique causé par les rassemblements. Mais le campement a aussi considérablement attiré les visiteurs, et, de ce fait, permis à des commerces de bouche du quartier (sandwicheries, etc.) de faire des affaires. Les Indignés ont aussi dérangé la vie quotidienne de la place, celle des petites gens, vendeurs de billets de loterie, vendeurs de souvenirs, mendiants. Constatant qu’ils « prenaient l’espace » de plus pauvres qu’eux, plusieurs cercles de parole, au départ organisés par des jeunes manifestants espagnols, se sont d’ailleurs ouverts à l’expression des migrants et des précaires (Taibo, Antentas, Vivas, Mateo 2011). La dynamique politique du mouvement a intégré des intérêts commerciaux ou marginaux inattendus au départ : c’est un peu l’esprit de Sol, celui d’un creuset propice au rassemblement des causes individuelles, et à leur fusion en une cause nouvelle, collective, susceptible de transcender les distinctions sociales, ethniques et générationnelles.
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2.3. Une crise qui influence la manière de produire de l’espace urbain ?
2.3.1. Les aménagements récents intègrent le passé dans les espaces et les usages présents
Cette dynamique d’intégration des points de vue et des intérêts situés (Gandara, Gallego 2012), saisit aussi, d’une certaine manière, la production de l’espace public, ou tout au moins en influence profondément les méthodes. C’est peut-être l’esprit de Sol qui, quelques années après la fin de ce printemps madrilène, infuse la pratique urbanistique. Deux exemples récents, en tous cas, mettent sur la voie.
Le premier est lié à la patrimonialisation systématique des biens historiques et culturels en lien avec Sol. En 2008, les excavatrices creusant le pôle d’échange ont remis au jour un mur de l’Eglise del Buen Suceso. Après de longues tergiversations, on a protégé, en partie reconstitué et intégré le pan de mur d’église dans la salle du pôle d’échanges, manière d’ajouter un supplément d’âme à l’infrastructure de transport. Plus récemment, on a retrouvé des substructures de l’hôpital de Buen Suceso sur le chantier du grand magasin Apple. Les caves de l’hôpital sont visibles dans le magasin d’informatique, autre manière de marquer la spécificité de Sol, d’affirmer la continuité historique de la ville dans ou malgré la modernité régénérée, revivifiée par l’évocation du temps.
2.3.2. Humaniser l’espace public : le testament des Indignés ?
Le deuxième exemple de la volonté d’intégration des besoins, des envies, des aspirations du plus grand nombre dans le projet urbain émane d’une nouvelle démarche de projet. L’enjeu de la réflexion portée par José Antonio Granero, doyen du collège des architectes, dans le cadre d’un concours international d’idées soutenu par la mairie et le gouvernement régional, sous le patronage des magasins El Corte Inglés, et de l’entreprise de Travaux publics OHL, est de concevoir la réforme urbanistique et architecturale en se tournant vers les usagers, via les réseaux sociaux. Les questions posées dans le cadre d’un site dédié (www.piensasol.com et www.madridthinktank.com) portent sur l’intérêt d’un réaménagement et – enfin – sur le confort, « l’habitabilité » de la place. Le questionnaire pose la question de la nécessité de zones ombragées, et discute de l’opportunité d’arbres, de marquises…
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Conclusion
La définition du nouveau programme architectural va se heurter au manque de budget des administrations, mais la démarche elle-même montre une inflexion importante dans l’interaction espace – société. On sent bien que les principes de planification des usages, de « zonage » urbain, de régulation des circulations ne peuvent rester les mêmes, et que la réflexion s’ouvre vers une démarche plus ouverte, à l’écoute des potentialités du lieu de la diversité des manières d’habiter l’espace. Ceci paraît bien en phase avec l’héritage du mouvement des Indignés, son émergence contingente, son hétérogénéité, sa créativité. On devine aussi – en tout cas on espère – que la démarche passe d’une vision cosmétique (l’embellissement, la recherche d’image) à une vision pratique, voire ergonomique (la valorisation du confort, de l’ambiance), plus conforme à l’idée d’habitabilité de l’espace public, que les Indignés ont aussi mise en actes.
Nacima Baron
Nacima Baron est agrégée, normalienne et professeur à l’UPEM (Université Paris Est Marne). Elle enseigne au sein de l’Institut Français d’Urbanisme, notamment dans la spécialité de Master Transports et Mobilité, cohabilitée par l’Ecole des Ponts. Son cheminement en géographie démarre par une réflexion sur l’aménagement, à l’interaction entre dynamiques sociales, environnementales et pression immobilière et résidentielle, avec des recherches sur les côtes françaises, espagnoles et portugaises. Depuis son intégration au laboratoire Ville Mobilité Transport il y a une dizaine d’années, ses travaux s’orientent vers l’interaction entre infrastructures de transport, mobilités et évolutions socio-économiques, notamment en Espagne.
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Bibliographie
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Baron N., 2010, L’Espagne aujourd’hui, de la prospérité à la crise, De Boeck Supérieur, coll Politique, Louvain, 170 pages.
Baron N., 2012, “Seseña, la charge poétique d’un urbanisme en déroute”, in Ter Minassian H., Maccaglia F., Fermé pour travaux, l’action publique saisie au travers de l’inachèvement, Université de Tours, UMR Citeres, Equipe CoST, 25 janvier 2013.
Botella Ordinas E., 2011, «La démocratie directe de la Puerta del Sol», La vie des idées, 24 mai 2011 : http://www.laviedesidees.fr/La-democratie-directe-de-la-Puerta.html.
Citton Y, « Bienvenue aux indignés, mutins et luttants ! » Multitudes, 2011/3 (n° 46), 228 pages.
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Gandara F., Gallego P. 2012, El cambio comienza en ti, Madrid, Destino.
Moreno Pestaña J.-L. « Vie et mort des assemblées », La vie des Idées http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20130325_pestana-2.pdf
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Schulz-Dornburg J. 2012, Ruinas modernas, Una topografia de lucro, Ambit editorial, Barcelona.
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Van de Velde C., 2011, « Indignés » : les raisons de la colère, Cités, vol 3-4, n ° 47-48, 366 pages.
- Les manifestations ont été baptisées de diverses façons relatives aux plate-formes qui les ont promues : ¡Democracia Real Ya ! – Une vraie démocratie maintenant, mouvement 15-M, #spanishrevolution, Indignados – Les indignés, acampadasol – campement de Sol, tomalaplaza – Prendslaplace, nonosvamos – Nousnepartironspas, yeswecamp… [↩]