Lu /Petite histoire politique des banlieues populaires, Hacène Belmessous

Paul Bourel

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Les banlieues populaires sont des espaces balisés par les sciences sociales depuis plusieurs décennies, mais paradoxalement très peu saisis par l’histoire politique : cet ouvrage a pour objectif d’écrire une histoire de ces banlieues en France sur le temps long. Espaces empêtrés de multiples représentations majoritairement négatives, ancrés dans le temps événementiel et médiatique, bien des choses ont été dites à leur sujet mais peu d’études les considèrent comme de réels objets historiques. Dans ce travail, Hacène Belmessous nous montre l’histoire des banlieues sans retouches, à travers sa misère sociale, politique, médicale et les humiliations vécues.

L’histoire politique des banlieues populaires d’Hacène Belmessous a pour bornes chronologiques deux épisodes charnières de l’histoire politique française récente. Elle commence en 1975 avec la naissance du dispositif étatique « Habitat et vie sociale » qui donne naissance au traitement différencié des banlieues françaises et des autres espaces de l’hexagone. Elle se termine par les émeutes de 2005 qui, selon l’auteur, confirment la scission entre les banlieues et l’État. Cette histoire est donc celle d’une séparation lente, à laquelle les politiques publiques ont largement contribué pendant trois décennies. Le paradoxe qui anime cette recherche est le suivant : comment un État qui prône la justice et l’égalité a pu accepter la situation de précarité et de ségrégation des banlieues, de les maintenir « dans un état de quart-monde » ? Comment comprendre qu’une commune française comme Grigny ne soit plus desservie par la poste ou les urgences ? Comment l’État français a pu contribuer à accroître les inégalités sur son territoire ? Selon l’auteur, l’origine ethnique et immigrée des habitants des banlieues populaires serait la seule et unique explication à cette entorse aux idéaux de la République. L’État, par sa mauvaise connaissance des habitants des banlieues et représentations qui y sont associées, aurait perpétué, via la Politique de la ville, une gestion coloniale de ces espaces. Les errements de l’État pour nommer ces espaces – ZUP, quartiers immigrés, zones urbaines sensibles, quartiers « compliqués », quartiers prioritaires de la ville, etc – seraient une preuve irréfutable de son ignorance quant aux réalités quotidiennes des banlieues. Ainsi, plus généralement, étudier l’histoire politique française sous cet angle dit quelque chose d’inédit sur le rapport entre la nation et ses habitants. À travers la banlieue se révèle la relation qu’entretient la France avec les différentes générations d’immigrés qui y vivent.

Chercheur indépendant et spécialiste des questions socio-politiques en banlieue, Hacène Belmessous s’appuie sur des sources originales pour tenir ce propos engagé. Alors que la majeure partie des études sur les banlieues ont recours à l’entretien, l’auteur s’appuie sur des archives diverses – municipales, policières, intercommunales, départementales, financeurs du logement social, etc. Quelques entretiens avec d’anciens fonctionnaires de la Politique de la ville complètent ces archives, corpus exclusivement issu de quartiers de banlieues populaires grand-parisiennes (la cité des 4000 à La Courneuve, La Grande Borne à Grigny, Orgemont à Epinay, Balzac à Vitry, Montreuil, Le Val d’Argent à Argenteuil, La cité des Bosquets à Montfermeil, le Val Fourré à Mantes-la-Jolie), lyonnaises (Vaulx-en-Velin et les Minguettes à Vénissieux) et drouaises (quartier Chamards).

L’ouvrage adopte un cheminement à la fois chronologique et thématique. Relativement concis (186 pages), il est structuré par sept chapitres. Les deux premières parties traitent des échecs urbanistiques de la Politique de la ville ; les deux suivantes, des politiques de gauche et de droite en banlieue ; puis, les trois dernières, de divers objets (police, islam, émeutes) qui transforment le rapport de l’État français à ses banlieues.

La Politique de la ville n’est qu’un leurre (1975-1990)

L’injustice de traitement étatique entre les banlieues et le reste du territoire français prend d’abord corps dans un dispositif, la Politique de la ville. Dans les années 1960, le parc locatif français est cruellement insuffisant pour répondre la demande de logement des Français. L’État se lance donc dans la construction de grands ensembles pour loger vite et à bas coût une population nombreuse, ouvrière et à dominante immigrée. Selon l’auteur, la Politique de la ville qui encadre ces constructions n’est qu’un outil pour contrôler les populations qui y habitent. Certaines sources, stupéfiantes, attestent d’une répartition volontaire des grands ensembles « par ethnies » (p. 30) ou encore d’un refus de certains bailleurs face à des demandes de logements provenant de populations immigrées. Hacène Belmessous déconstruit l’image du grand ensemble comme étant initialement un logement intégratif et harmonieux : il ne l’a jamais été et a contribué à la construction de la figure de l’immigré en France et à son rejet.

Il s’agissait de loger aux bans de la société une population que l’État croyait être de passage. La Politique de la ville naît donc dans un contexte d’urgence et amorce la différence de traitement entre les banlieues et le reste du territoire français, et donc entre les populations qui y vivent. Car, pour l’auteur, la politique ciblée sur ces espaces n’est qu’un écran de fumée : elle vise plutôt les populations immigrées qui logent dans ces grands ensembles et dont les trajectoires résidentielles sont figées par les logiques racistes des bailleurs. Par diverses interventions urbanistiques dans les banlieues, la Politique de la ville viserait plutôt à contrôler et cantonner les populations immigrées aux grands ensembles. Sous couvert de justice sociale, la Politique de la ville n’aurait été qu’une continuation de logiques coloniales en appliquant à une identité ethnique précise une politique particulière.

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La droite et la gauche dans le même sac (1990-2000)

Dans les décennies qui suivent, la droite et la gauche ont toutes les deux contribué à l’inégalité de traitement républicain entre les banlieues et le reste du territoire français. Alors que la Politique des grands ensembles s’achève à la fin des années 1970, la politique appliquée aux banlieues prend une nouvelle forme. Elle se veut plus ponctuelle, locale, ciblée. La réponse de l’État est moins urbanistique que socio-culturelle et elle relève désormais du domaine du social, donc de la gauche. Durant cette période, la droite à toutes les échelles – étatique, régionale, communale – délaisse les banlieues, accentuant volontairement la ségrégation. Elle utilise la Politique de la ville pour expulser les populations immigrées des centres-villes, comme le fit Jacques Chirac à la Goutte d’Or lors de son mandat à la ville de Paris (1977-1995). Le modèle du grand ensemble a toujours été hostile aux valeurs libérales de la droite qui prône plutôt la réussite par la maison individuelle, mais au cours de ces décennies de nouvelles valeurs viennent accentuer l’opposition de la droite aux banlieues. Dans les esprits, l’idéal méritocratique fait son chemin et transforme le concept d’égalité : autrefois droit humain, il doit maintenant se mériter. Le discours de la droite sur les banlieues se transforme et accuse les populations immigrées de ne pas « mériter » leur intégration dans la République française. La langue, la culture, la religion deviennent des points de crispation. Ce faisant, le différencialisme entre les banlieues et le reste du territoire français s’affirme à haute voix, se décomplexe à travers la pensée de droite à la fin du XXe siècle.

La gauche n’est toutefois pas épargnée par Hacène Belmessous. Même si elle est seule en charge de la politique des banlieues à partir des années 1970, elle renonce, dans les faits, à un bon nombre de promesses. Les grands projets de mixité et de justice sociale restent de l’ordre du discours. La gauche se contente d’acheter une paix sociale en intervenant ponctuellement – construire des infrastructures, repeindre des bâtiments, etc – sans réellement changer sa politique de fond. Même aux yeux de la gauche, les banlieues deviennent des « quartiers à détruire » (p. 71). L’égalité sociale demeure un argument politique, une utopie, plus qu’un projet réel, ce qui fait perdre des communes à la gauche au profit de la droite ; à ce titre, la percée de l’extrême droite à Dreux en 1983 illustre l’échec de la gauche. En faisant des banlieues un argument politique pour contrer la montée de l’extrême droite, la gauche a cru que l’unique problème de ces espaces relevait du racisme et l’insécurité. Ainsi, les stéréotypes raciaux et discriminations dans l’accès au logement se perpétuent, à droite comme à gauche. En conséquence, l’éloignement entre les populations des banlieues et les partis de gauche s’agrandit. Dans les années 1990, la gauche et le PC ont raté leur récupération politique de la deuxième génération issue de l’immigration, pourtant de nationalité française.

« La démocratie ne sonne plus en ces lieux »1 ? (2000-2005)

Dans cette dernière période, divers éléments entérinent la situation et confirment la scission entre l’État français et ses banlieues. D’abord, le pouvoir accru accordé à la police et le remplacement d’un État social par un État sécuritaire au début des années 2000. La police, peu à peu, gagne en autorité et en autonomie. Le carcan sécuritaire en banlieue se veut de plus en plus ferme : l’espace public est reconfiguré par la police, la vie sociale surveillée voire punie. Protégés par la loi et l’État, les débordements de la police en banlieue sont nombreux et quotidiens – violences, contrôles d’identité au faciès, meurtres, etc. La gauche se convertit rapidement à l’idéologie sécuritaire. Dès les années 1980, elle refuse frileusement de modifier la loi facilitant les contrôles arbitraires, sous prétexte qu’il vaille mieux contrôler une fois de plus que de laisser passer un potentiel criminel. La police, forte de son syndicat puissant, évolue dans un climat d’impunité en faisant pression sur des corps intermédiaires. Le récit inédit du maire de Mantes-la-Jolie est frappant à ce sujet. En 1991, le maire de la commune subit harcèlement et menaces de mort de la part de policiers après avoir refusé de cacher une bavure policière, transgressant la norme des relations entre la police et les corps politiques. Chantage, menaces, violences et logiques claniques sont donc quotidiennes dans les relations entre la police et les corps étatiques, de même qu’avec les populations des banlieues.

Ensuite, la question de l’Islam est, selon l’auteur, une manière de légitimer le traitement différencié des banlieues. L’État français et sa politique ont peu à peu ancré la représentation des « banlieues de l’Islam » depuis 1989. En effet, avant l’affaire du voile de Creil, la religion musulmane était renvoyée dans la sphère privée et individuelle. Elle devient sociale et politique à partir de cette date charnière car l’État français fait de la religion un intermédiaire pour gérer les banlieues. Par exemple, ils délèguent aux imams le travail étatique pour apaiser les épisodes de révoltes ou les violences du trafic de drogue. L’État encourage la pratique de l’Islam dans les banlieues au début des années 2000, perçue comme un élément unificateur des banlieues. Cependant, cette politique a en réalité l’effet inverse car elle oblige tout habitant des banlieues à choisir entre la nationalité française ou la religion musulmane. Or, dans ce contexte d’inégalité de traitement républicain, le choix est biaisé. Hacène Belmessous nous dit qu’en quelque sorte, l’État a lui-même créé le séparatisme religieux en banlieue : la déception républicaine donne du poids au discours religieux et favorise l’extrémisme. En ancrant symboliquement l’Islam dans les banlieues, l’État a fait primer l’existence spirituelle sur la citoyenneté et a légitimé son traitement différencié des espaces.

La confirmation de l’échec républicain en banlieue se lit dans les émeutes de 2005. Elles sont, selon l’auteur, l’aboutissement d’un manque de considération des banlieues, dont la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 est un bon exemple. Dans un contexte de violences policières, la marche, qualifiée par le journal Libération de marche « des Beurs » – surnom que le collectif rejette –, part du quartier des Minguettes en banlieue de Lyon. François Mitterrand accueille à l’Elysée les marcheurs français qui demandent plus d’égalité républicaine et leur répond qu’il travaille sur le dossier de la carte de résidence pour les étrangers. Empêtré dans sa vision ethnique des banlieues, l’État n’entend pas leurs revendications politiques. Cet échec marque durablement les habitants des banlieues qui ne croient plus en la voie politique et se déportent donc vers un autre régime d’action, la révolte violente, dont 2005 est l’illustration.

En conclusion, cet ouvrage apporte un œil nouveau sur la question des communautarismes en banlieue : ils seraient des construits, nés des absences de la République. Il fait fortement écho avec le contexte actuel et aux émeutes de 2023, qui viennent contredire l’introduction et le pessimisme de l’auteur en introduction : « Depuis l’automne 2005, leurs habitants ne se révoltent plus » (p. 15). Toutefois, le propos politique dépasse parfois l’historique et les périodes se chevauchent, la chronologie devenant moins lisible. Parfois proche du pamphlet, le style de l’auteur laisse certaines références majeures de côté et lui donne parfois un caractère arbitraire. Les sources, inédites et précieuses, auraient mérité d’être plus cités et développées pour être plus que de simples illustrations d’un propos politique, engagé et souvent (trop ?) virulent. Une question finale demeure : à quel point l’État – et tous ses échelons politiques – ont été et sont conscients du caractère discriminatoire et raciste de sa gestion des banlieues ? La réponse de l’auteur, péremptoire, pessimiste et peu nuancée, offre en tout cas un nouvel angle pour penser cette question.

PAUL BOUREL

 

Paul Bourel, normalien agrégé de géographie, travaille sur les banlieues populaires et la géographie émotionnelle.

paul.bourel@ens-lyon.fr

Illustration de couverture : Quartier Picasso Nanterre (Paul Bourel, septembre 2023)

Référence de l’ouvrage : Hacène Belmessous, 2022, Petite histoire politique des banlieues populaires, Paris, Editions Syllepse, p.186.

Pour citer cet article : Bourel P., 2024, « Une tragédie écrite à l’avance ? Petite histoire des banlieues populaires,  d’Hacène Belmessous », Urbanités, Lu, mars 2024, en ligne.

  1. Citation extraite de l’ouvrage. []

#18 / La reconversion de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris : comment faire compter ce qui compte dans une opération de recyclage urbain ?

Ghislain Mercier, Daniel Florentin, Pierre Musseau et Agnès Bastin

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La construction neuve connaît, depuis la crise sanitaire, des difficultés croissantes et largement médiatisées autour de la baisse d’activités d’acteurs puissants du secteur. Ce moment particulier, ressenti comme une crise par une majorité de dirigeants du secteur interrogés à l’occasion du Panorama 2023 de l’immobilier et de la ville (EY, 2023) repose avec une nouvelle acuité la question du recyclage urbain. Nous entendons par recyclage urbain l’ensemble des pratiques, très variées de nature et de formes, qui permettent de redonner vie à des terrains artificialisés, abandonnés ou d’ensembles bâtis vacants. Face aux enjeux écologiques et aux grands bouleversements climatiques, à la raréfaction des fonciers et à la contestation croissante des projets, la massification du recyclage urbain semble une perspective de réorientation de l’activité et un impératif urbain toujours plus pressant, quoique fortement contraint, notamment par les prix élevés du foncier dans les zones aux marchés les plus tendus.

Comment imaginer un recyclage urbain qui intègre ces problématiques et cadre de façon plus forte la production urbaine actuelle et à venir ? L’opération d’aménagement de Saint-Vincent-de-Paul, dans le 14e arrondissement de Paris, est considérée par la Ville de Paris et son aménageur Paris & Métropole Aménagement (P&Ma) comme un laboratoire d’un recyclage urbain vertueux, qui a mobilisé de multiples innovations sociales et environnementales. Elle vise à transformer un ancien hôpital – fermé en 2012 – en un quartier mixte avec une dominante résidentielle. Son analyse met au jour les enjeux de conception et de gestion, mais aussi des cadres comptables dans lesquels ce type de recyclage urbain se développe.

La pratique du recyclage urbain à Saint-Vincent de Paul peut se lire comme une série de chemins de traverse par rapport aux pratiques d’aménagement classiques. Dans cet article, nous analyserons les déplacements les plus emblématiques effectués par l’aménageur à cette occasion pour faire compter ce qui compte. Nous distinguons trois niveaux d’analyse derrière cette expression. Premièrement, il s’agit d’identifier ce qui compte. Le projet Saint-Vincent-de-Paul montre des tentatives de compter autre chose que les coûts monétaires, notamment les flux de matière et d’énergie mobilisés par le métabolisme du projet. Deuxièmement, nous analysons les métriques utilisées par les acteurs du projet pour tenter de rendre visibles ces éléments en les comptant. Enfin, l’article interroge de manière plus prospective les transformations nécessaires pour faire compter ce qui compte. Il aborde les chantiers ouverts pour construire des approches comptables susceptibles de favoriser des démarches jugées plus vertueuses et éviter ainsi l’obsolescence rapide des projets d’aménagement. Trois questions se superposent et s’imbriquent donc : qu’est-ce qui compte ? Comment le compter ? Comment le faire compter ?

Le projet Saint-Vincent de Paul a fait l’objet de plusieurs recherches, insistant notamment sur son aménagement transitoire (Iacub et al., 2019 ; Bragaglia et Rossignolo, 2021 ; Cremaschi et Lucciarini, 2022) ou sur ses ambitions techniques (Maytraud et al., 2019 ; Pawlak et al., 2020) tout en préservant largement le patrimoine bâti existant. En étant qualifié de « laboratoire » du recyclage urbain par ses concepteurs, le projet apporte également un cas d’étude stimulant aux recherches sur les questions d’expérimentation urbaine (Laménie et al., 2019 ; Cauchard et al., 2020). Dans cette logique d’expérimentation, le projet est pensé par la collectivité et l’aménageur comme un démonstrateur des objectifs de la collectivité locale en matière de transition écologique, de participation citoyenne et de mixité sociale. Derrière cette idée de démonstrateur, on retrouve un mélange atypique entre les deux pôles qui structurent souvent cette logique de démonstration urbaine, à savoir la recherche de réplicabilité d’un côté et le caractère proprement exploratoire de l’autre, testant les possibles (Schön, 1983 ; Florentin et Faugier, 2020). La démonstration qu’entend faire Saint-Vincent-de-Paul tient à l’idée de repenser le projet urbain en l’associant fortement, dès la conception, à celle du métabolisme urbain (à savoir l’ensemble des flux de matières et d’énergie qui entrent et sortent d’un territoire), proposant ainsi des manières à la fois de compter et faire compter des flux non monétaires dans la production urbaine.

La conception de ce métabolisme inclut des flux multiples sur lesquels une opération d’aménagement peut jouer : apport, réemploi ou recyclage de matériaux ; consommation d’énergie et production d’électricité ou de chaleur renouvable ; modification du cycle de l’eau ; soutien à certains modes de déplacement. Dans le cadre de cet article, l’analyse se concentre sur les outils qui ont structuré une partie des ambitions environnementales du projet. Ces outils, à la fois dispositifs de quantification et leviers d’action, ont permis de mesurer les flux mis en œuvre par le projet et de jouer sur son métabolisme malgré des limites. L’article interroge les modalités par lesquelles les ambitions environnementales fortes du projet ont pu être maintenues malgré des contraintes financières importantes, caractéristiques des opérations de recyclage urbain. Les auteur.ices ont un positionnement original. Deux d’entre eux, employés par la Ville de Paris et par l’aménageur P&Ma, ont été directement impliqués dans la mise en œuvre de ce projet. Ils écrivent ainsi en praticiens réflexifs. Les deux autres, chercheur.es, ont mené une courte immersion (une semaine) et réalisé des entretiens avec les chargés d’opération.

Après avoir montré comment le projet Saint-Vincent-de-Paul, par son entrée métabolique, vise à répondre à des préoccupations patrimoniales et environnementales fortes, nous regarderons les outils mobilisés pour prendre en compte le métabolisme urbain dans les pratiques d’aménagement, en particulier les métriques énergie-carbone qui ont été mobilisées. La prise en main de ces outils ouvre des questions importantes sur leur capacité à transformer la programmation et le développement d’un projet urbain, et sur les défis associés à leur intégration dans les outils comptables du projet urbain comme ceux du bilan d’aménagement.

L’entrée par le métabolisme urbain comme réponse aux préoccupations patrimoniales et environnementales

Le recyclage urbain pratiqué à Saint-Vincent-de-Paul suit plusieurs phases, qui montrent plusieurs formes de problématisation, qui s’accumulent progressivement, de la question patrimoniale à l’enjeu de la co-construction et à celui de la performance environnementale.

Le souci de préserver l’histoire du lieu

Le quartier de Saint-Vincent-de-Paul prend place dans un site à la richesse remarquable. D’abord maison d’instruction religieuse, construite au XVIIe siècle par les Pères de l’Oratoire, il fut converti après la Révolution en maternité puis dévolu au service des Enfants Trouvés, avant de former à partir des années 1930 un véritable hôpital spécialisé dans les naissances et les maladies infantiles.

Les architectes-urbanistes qui se sont succédé – l’atelier Xavier Lauzeral jusqu’en 2015, l’agence Anyoji Beltrando depuis – ont mené une analyse attentive et détaillée des qualités du site. Leur proposition choisit de faire dialoguer au sein de l’enclos historique un bâti majoritairement conservé et des îlots contemporains. Il en a résulté en 2016 un accord avec l’aménageur et la collectivité pour augmenter les surfaces bâties conservées : alors qu’elles correspondaient initialement à 45 % de la surface de plancher totale des bâtiments existants, elles représentent désormais 60 % du total. Ce chiffre, largement utilisé dans les communications ultérieures du projet, témoigne de l’importance attribuée à l’objectif de conservation patrimoniale, et se conjugue progressivement à l’intérêt environnemental que représente le recyclage du bâti existant. La question environnementale est également à l’origine de la proposition de renforcer, dans la programmation, les connexions avec les réservoirs écologiques contigus du couvent de la Visitation, de l’infirmerie Marie-Thérèse et du cimetière Montparnasse.

Bâtiments d’origine et transformations projetées (P&Ma, illustration Designers Unit, février 2020)

Des chemins de transformation enrichis par l’urbanisme transitoire

L’histoire du site s’est poursuivie après la fermeture de l’hôpital avec l’opération des Grands Voisins, du nom du collectif qui a développé et animé le site entre 2015 et 2020 dans le cadre d’une convention d’occupation temporaire. Près de mille personnes en situation de précarité ont été hébergées par l’association Aurore. Des centaines de milliers de visiteurs ont découvert le site qui était devenu un lieu de destination et de réflexion sur les communs urbains (Galvão et al., 2022), sur leur impact éventuel sur la valorisation financière (Adisson, 2017), avec une démarche réflexive des gestionnaires de l’expérimentation (Aurore et al., 2020). Cette expérience fondatrice de l’urbanisme transitoire, considérée par ses concepteurs comme la démonstration d’une forme de mixité joyeuse et solidaire, a révélé l’intérêt d’une combinaison de programmes – hébergement d’urgence, artisanat, création, restauration, culture, débats… – réunis dans un modèle économique adapté, à loyers modérés. Ce modèle a été une source d’inspiration pour le futur quartier.

Pourquoi n’avons-nous vu quasiment aucune intervention des services de la propreté et de la police alors que des centaines de personnes vivaient, travaillaient ou se rencontraient sur le site, pendant trois ans et sur trois hectares ? Parce que les gestionnaires (Aurore, Yes We Camp et Plateau Urbain) ont su faire respecter des règles en impliquant tous les acteurs dans le projet de vie collective des Grands Voisins. Ils ont démontré qu’il était possible, en donnant aux gens des outils et des espaces, de les faire contribuer, produire collectivement quelque chose qui dépasse le simple fait d’occuper un logement ou un local professionnel. Carine Petit, Maire du 14e arrondissement (Façons de Faire #4, 2022)

L’expérience des Grands Voisins a également fortement orienté les choix faits par Paris & Métropole Aménagement sur un plan architectural et urbain. Les bâtiments ont montré leur flexibilité et leur potentiel d’évolutivité, en accueillant des activités très éloignées de celles pour lesquelles ils avaient été conçus. La phase transitoire a confirmé l’intérêt d’utiliser des volumes situés dans les soubassements des bâtiments conservés et ouvrant sur des cours anglaises1. La Lingerie, siège des activités événementielles pendant l’occupation temporaire et dont la démolition a un temps été envisagée, est également conservée dans le projet définitif. La démarche d’urbanisme transitoire a ainsi largement bénéficié à l’ambition patrimoniale.

Quand nous avons été retenus en 2015, nous avons proposé d’ajouter de la mixité fonctionnelle à ce projet qui était très résidentiel. Nous avions aussi l’intuition que les cours anglaises pouvaient jouer un rôle dans ce sens. C’est peu dire que les Grands Voisins ont servi notre ambition, au-delà de ce que nous pouvions imaginer.
Yannick Beltrando, Architecte-urbaniste (Façons de Faire #4, 2022)

« Faire la ville autrement » : la volonté de démonstration urbaine

La feuille de route confiée par la Ville de Paris à son aménageur pour Saint-Vincent-de-Paul est claire : renouveler les modèles et les pratiques de l’aménagement, notamment pour accompagner l’évolution des modes de vie et réduire l’empreinte carbone. Le Plan Climat adopté en 2018 cite ainsi explicitement Saint-Vincent-de-Paul comme devant être « le premier projet urbain à objectif neutre en carbone et résilient » (p. 41). On note ainsi une progression dans la construction du projet, qui donne une trajectoire singulière au recyclage urbain pratiqué, d’un projet multifonctionnel classique à un projet patrimonial, puis à un démonstrateur environnemental, qui prend au sérieux la question du métabolisme et de l’empreinte environnementale du projet.

Le renouvellement attendu des pratiques ne concerne cependant pas simplement la programmation, les modes constructifs ou les procédés : il vise également la concertation et la participation citoyenne. Au-delà de la concertation préalable portant sur la programmation du quartier, de nouvelles manières d’associer le public à la conception du projet ont été expérimentées : choix des projets architecturaux, co-conception des logements sociaux et mise en place de bail réel solidaire2, contribution au cahier des charges de l’équipement public Pinard. Ces démarches de dialogue citoyen ont ainsi reposé sur un travail en amont concernant les futurs usages des bâtiments, qu’on pourrait qualifier de travail de maîtrise d’usage. Elles ont mobilisé trois panels d’habitants sélectionnés (après appel à candidature) par la Ville de Paris, la Mairie du 14e arrondissement et les bailleurs très tôt dans le projet : l’un composé de personnes éligibles aux logements sociaux de la Régie Immobilière de la Ville de Paris et de Paris Habitat, les deux autres de personnes potentiellement candidates à la location des logements intermédiaires ou à l’acquisition de logements. Une telle implication permet de mieux saisir les préoccupations ; mais elle génère également des attentes, et agit comme un impératif de responsabilité pour l’aménageur3.

C’est dans ce contexte qu’une ambition environnementale élevée a été recherchée dans toutes les directions. La réduction de l’empreinte carbone de l’opération a constitué une entrée centrale pour outiller et mesurer la performance environnementale. Cependant, elle ne s’y est pas limitée et a intégré une approche par l’empreinte matérielle de l’opération. Ainsi, les innovations environnementales expérimentées dans le cadre de cette opération visent à transformer les cycles de matières (matières minérales, eau, azote…) mis en jeu par le projet urbain et donc son métabolisme. L’entrée par le métabolisme n’a pas été initiée par la réalisation d’un bilan de flux de matière, c’est-à-dire un bilan comptable des consommations de matière générées par le projet, mais plutôt par une approche générale attentive aux ressources et aux cycles de matières et d’énergie. Cela dit, la prise en compte du métabolisme de l’opération induit la mise en œuvre de nouvelles métriques pour compter et faire compter les flux de matière.

Prendre en compte le métabolisme : la performance environnementale du recyclage urbain appréhendée par-delà la question du carbone

Pour donner corps à un recyclage urbain se voulant exemplaire d’un point de vue environnemental, l’aménageur a eu recours à des métriques encore peu diffusées au sein du monde de la production urbaine. Ces outils ont permis de guider ou de confirmer des choix de programmation urbaine. Ils ont servi de mise à l’épreuve et d’évaluation des ambitions environnementales du projet.

L’engagement de l’aménageur dans l’évaluation de la performance environnementale

Le projet a fait l’objet d’une succession d’études environnementales commandées par l’aménageur pour répondre à la demande politique de créer un écoquartier exemplaire. Les études se sont nourries de l’expérience de l’aménageur sur des opérations passées, comme Clichy-Batignolles (Paris 17e), ou lancées en parallèle, comme Chapelle-Charbon (Paris 18e). L’investissement dans des études approfondies et la participation à des projets de recherche a contribué à placer l’aménageur au centre d’un réseau de bureaux d’études engagés sur la performance environnementale et à structurer une connaissance et une capacité environnementale forte au sein de la maîtrise d’ouvrage.

Dès 2018, un bilan carbone prévisionnel a été établi pour fixer d’abord les ordres de grandeur dans lesquels le projet pouvait évoluer, identifier ensuite les leviers bas-carbone afin d’atteindre les objectifs fixés. Il a été mis à jour plusieurs fois, en 2020 et en 2022. Si l’élaboration d’un bilan carbone ne constitue pas une innovation en soi, son utilisation reste encore assez peu diffusée. Surtout le quartier de Saint-Vincent-de-Paul montre une intégration forte de ces outils et de leurs potentiels par l’aménageur, qui s’est traduite dans les performances environnementales atteintes, avec l’objectif principal de baisser l’empreinte carbone de l’opération lors de sa construction et lors de sa phase d’usage.

Paris et Métropole Aménagement, dans son processus de structuration d’une capacité environnementale, a d’ailleurs contribué à des formes de standardisation. Là où, jusqu’alors, les bureaux d’études travaillaient chacun avec leurs propres méthodes, en composant avec les outils disponibles, P&Ma, via l’opération Saint-Vincent-de-Paul, a participé en 2022 avec d’autres aménageurs candidats aux épreuves de test du logiciel Urban Print, qui réalise le bilan énergétique et carbone d’une opération. Ce logiciel a été développé par le CSTB et Efficacity4 pour rendre opérationnelle la méthode dite Quartier Energie Carbone, impulsée par l’ADEME pour cadrer l’évaluation des impacts d’un projet d’aménagement tout au long de son cycle de vie.

Les résultats ont montré la haute performance environnementale du projet. En suivant les résultats du logiciel Urban Print, le score carbone de Saint-Vincent-de-Paul est de – 45 %, c’est-à-dire que les orientations prises par le projet d’aménagement permettent une réduction de 45 % des émissions par rapport à un quartier de référence utilisé par le logiciel. À titre de comparaison, la médiane des scores carbone simulés lors de l’Appel à Manifestation d’Intérêt pour utiliser Urban Print est de – 25 %, plaçant l’opération parisienne dans les cas les plus avancés.

Ces performances5 s’expliquent notamment par les objectifs ambitieux fixés par la ville à l’aménageur et par le recrutement par l’aménageur d’une maîtrise d’œuvre qui a proposé une lecture volontariste de ces objectifs en visant un urbanisme sobre. Celui-ci explore tous les leviers possibles pour réduire l’empreinte carbone, que ce soit par des choix d’approvisionnement en chauffage ou eau chaude sanitaire (via la récupération de chaleur sur le réseau d’eau non potable de la Ville de Paris), des projets de réemploi de terres, des choix sur l’enveloppe des bâtiments ou des matériaux biosourcés en complément du béton. C’est l’étendue et la diversité des dispositifs d’écologie urbaine mobilisés dans le projet qui ont permis d’atteindre un niveau de performance environnementale important et de produire un recyclage urbain à plus faible intensité matérielle et énergétique. On note toutefois que l’outil Urban Print vient valider ex post des choix constructifs en montrant leur performance environnementale, notamment les bénéfices environnementaux de conserver/rénover le bâti existant plutôt que de démolir/reconstruire, plus qu’il ne vient guider et cadrer la programmation du projet en amont.

L’originalité de la méthode Quartier Energie Carbone, qui s’appuie sur l’utilisation de l’outil Urban Print, est de reconstituer une empreinte carbone par habitant, c’est-à-dire une représentation des émissions carbone annuelles associées aux services que celui-ci consomme. Cet indicateur permet de situer l’opération par rapport aux objectifs de diminution fixés par la stratégie nationale bas carbone. À ce titre, l’étude Urban Print a montré que le projet est allé très loin dans la réduction des émissions sur le périmètre dit « aménageur », c’est-à-dire la viabilisation des terrains et l’aménagement des espaces publics. Cependant, le bilan carbone réalisé montre qu’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris pour le climat supposera des efforts comparables sur les usages (alimentation, équipements matériels, achats quotidiens, loisirs), dans un champ qui dépasse les compétences habituelles d’un aménageur.

Un recyclage urbain qui intègre des métriques et des pratiques environnementales attentives au bouclage des flux de matière

L’intégration des logiques du métabolisme urbain dans les opérations d’aménagement ne se limite pas aux considérations concernant le carbone et l’énergie. Si Saint-Vincent-de-Paul cherche à être une démonstration urbaine environnementale, cela passe non seulement par des choix opérés pour diminuer l’empreinte carbone du projet, mais aussi par une série d’autres dispositifs, qui ont permis de transformer les modalités pratiques du recyclage urbain tout en connaissant des limites. Nous pouvons en isoler trois, concernant les matériaux de construction, l’eau, et la gestion des usages énergétiques, qui traduisent trois entrées opérationnelles dans la logique du métabolisme urbain.

Le projet Saint-Vincent-de-Paul cherche ainsi à réduire la consommation de matériaux de construction et la production de déchets en favorisant leur réemploi et recyclage. Malgré les efforts réalisés, le projet de recherche PULSE-PARIS6 a souligné les bénéfices limités obtenus sur les émissions de gaz à effet de serre mesuré par une analyse de cyle de vie. En effet, la revalorisation des ressources en phase de construction et de déconstruction réduit les émissions de GES de manière marginale au regard des impacts liés à la phase d’utilisation des bâtiments. Des réductions d’impact sont cependant plus significatives sur d’autres aspects, notamment la quantité de déchets produits. La mise en place d’une démarche d’économie circulaire diminue fortement cette quantité (Pawlak S. et al., 2020). Un mémoire de stage qui a suivi ce projet a approfondi les obstacles au déploiement de l’économie circulaire dans Saint-Vincent-de-Paul et pointe la complexité liée à l’imbrication des échelles territoriales et à la variété d’acteurs mobilisés (Nader-Burck, 2022).

Le projet Saint-Vincent-de-Paul envisage la mise en place d’une plateforme logistique décentralisée, dont l’objectif serait de réduire les nuisances générées par les livraisons tous chantiers confondus. Une plateforme déportée serait localisée en Essonne, elle accueillerait les livraisons groupées afin d’optimiser le chargement des camions desservant le site des travaux. Le dispositif est également censé faciliter le stockage de matériaux de réemploi, la valorisation des déchets de chantier et réduire les coûts de main-d’œuvre, les frais de transport et les pertes de matériaux7. Ce projet est considéré comme pionnier par certains acteurs de la production urbaine, comme l’APUR (2020), et sa reproduction apparaît déterminante pour organiser le réemploi et la valorisation des matériaux de construction à l’échelle métropolitaine, mais implique une bonne connaissance des chantiers à venir, des flux à mutualiser et des fonciers à mobiliser à l’échelle de la métropole, ce qui pose de forts enjeux de coordination interterritoriale.

Concernant l’eau, on retrouve cette même logique de bouclage. Le projet, au-delà des dispositifs relativement classiques de gestion des eaux pluviales à la parcelle, via des toitures végétales, des noues ou la présence de surfaces perméables, présente un dispositif original de récupération des urines à l’échelle d’un quartier, pour maîtriser les rejets d’azote et de phosphore, et proposer des schémas alternatifs de valorisation de ces matières (Legrand et al., 2021 ; Joveniaux et de Gouvello, 2021). Cette expérimentation a renforcé l’approche métabolique du projet urbain en élargissant la stratégie de circularité, jusqu’à présent centrée sur les matériaux de construction, à d’autres flux, comme ceux de l’urine. L’entrée par le métabolisme conduit ici à  organiser le changement de la circulation des flux par rapport à des projets classiques de recyclage urbain qui ne les prennent pas en compte, par défaut d’ingénierie, de financement ou d’intérêt pour la question.

Enfin, la question énergétique fait l’objet d’une réflexion qui se centre non seulement sur les performances potentielles des bâtiments, dans une logique classique d’efficacité énergétique, mais aussi dans une dynamique de maîtrise des usages. Les métriques énergétiques mises en œuvre cherchent à saisir les consommations réelles et non uniquement projetées, afin de mieux accompagner les usagers. S’appuyant sur des expériences menées sur un autre quartier (Clichy-Batignolles), P&Ma a prévu, dans les cahiers des charges de chaque lot, des clauses pour que les opérateurs immobiliers équipent les bâtiments du minimum de capteurs nécessaires au suivi des performances et garantissent un partage des données grâce à des systèmes ouverts et interopérables.  Enfin, pour garantir que les bâtiments atteignent la performance énergétique visée, l’aménageur a imposé aux opérateurs une démarche de commissionnement. Ce dispositif fixe toutes les tâches à mener pour atteindre les objectifs de performance en phase d’exploitation, en accompagnement des usages et des usagers. Il démarre dès le début des études de conception et s’étend pendant la phase d’exploitation sur une période de deux ans après la réception des travaux, de manière à corriger les dysfonctionnements éventuels. Au commissionnement s’ajoute un autre dispositif, celui du gestionnaire de quartier, dont les missions consisteront entre autres à accompagner les habitant.es dans l’appropriation et la maintenance des différents dispositifs techniques mis en place dans le quartier comme la collecte sélective d’urine, la gestion des eaux pluviales ou la gestion des espaces verts.

La mise en œuvre de ces dispositifs résultent de métriques nouvelles, prenant notamment en compte les phases d’usage du quartier. Réciproquement, la prise en compte de flux souvent invisibilisés du métabolisme urbain, comme l’azote dans le cas des urines, induit la construction de nouvelles métriques de suivi.

Schéma de la gestion future de Saint-Vincent-de-Paul (P&Ma, illustration Designers Unit, mars 2022)

Le recyclage urbain à l’heure des comptes : du bilan purement financier à la prise en compte de différents cobénéfices

La mise en place de ces différents dispositifs vient bousculer fortement les pratiques d’aménagement traditionnelles, en faisant l’expérimentation, voire la démonstration, de pratiques environnementalement plus vertueuses. Pourtant, ces ambitions restent parfois en-deçà des objectifs liés à l’urgence climatique, et demeurent fortement cadrées par des dimensions de faisabilité financière. Dans une perspective plus prospective, comment peut-on imaginer pousser l’intégration de ces questions métaboliques jusque dans les outils comptables des opérations d’aménagement ?

Comment concilier ambitions environnementales et coût du foncier ?

Le bilan d’aménagement8 s’élève au 31 décembre 2022 à environ 182 millions d’euros hors taxe (M€ HT) dont 94,3 M€ sont directement associés à l’achat du foncier à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (APHP). Pour ne pas grever les finances de la collectivité, l’aménageur public doit équilibrer ses charges par des recettes principalement issues de la cession de charges foncières aux opérateurs immobiliers. La Ville de Paris apporte également une contribution qui couvre sa participation aux équipements collectifs, incluant les espaces verts. Dans le dernier compte-rendu d’activités approuvé par le Conseil de Paris en novembre 2023 (délibération 2023 DU 98), cette contribution est estimée à 47 M€ HT. Le coût du foncier atteint des niveaux tels qu’il risque d’écraser toute tentative de prendre en compte les externalités du projet, limitant de ce fait les marges de manœuvre pour les ambitions environnementales. Cependant, plusieurs aides ont pu être mobilisées pour subventionner les surcoûts occasionnés par le projet, notamment au travers du Fonds chaleur de l’ADEME pour la boucle d’eau chaude, ou du programme d’actions de l’Agence de l’eau Seine-Normandie pour la collecte sélective des urines. Ces deux opérateurs de l’État ont pour mission d’encourager des actions de performance environnementale et subventionnent les projets qui contribuent aux objectifs fixés, d’un côté l’augmentation de la part de chaleur renouvelable, de l’autre la limitation des impacts sur le cycle de l’eau. Des financements au titre de l’exemplarité carbone pourraient aussi être sollicités auprès de la Coopérative Carbone Paris & Métropole du Grand Paris, une société coopérative à intérêt collectif créée en 2023. Celle-ci recherche des projets qui pourront être financés en mobilisant des montants apportés par des organisations qui cherchent à compenser leurs émissions pour atteindre la neutralité carbone. Pour P&Ma, cette perspective concerne d’abord les opérations d’aménagement à venir.

Une architecture comptable à penser pour renouveler le bilan d’aménagement

Les différents enjeux mentionnés sont autant de préoccupations qui se sont affinées tout au long de la conception de l’opération, entrainant souvent des surcoûts et ne générant des recettes que par des dispositifs ad hoc. La prise au sérieux des enjeux de métabolisme urbain écologiquement plus vertueux dans les opérations urbaines devrait amener à ne pas se limiter aux obligations financières mais à prendre en compte également les obligations environnementales et sociales qui ne s’affinent qu’au cours de l’élaboration du projet et de sa concertation.

Les comptabilités écologiques, en cours de développement pour adapter les bilans comptables des organisations privées, pourraient inspirer des adaptations des bilans d’aménagement afin d’y intégrer les fonctionnements écologiques. Par exemple, la méthode de « comptabilité de gestion écosystème centrée » peut apporter une grille de lecture utile (Rambaud et Feger, 2020). À la différence d’autres méthodes de comptabilités écologiques centrées sur une organisation, comme la méthode dite CARE pour Comprehensive accounting in respect of ecology (Rambaud, 2022), celle-ci est centrée sur un écosystème. Elle vise à répartir les responsabilités entre les différentes parties prenantes d’un écosystème qui font pression sur lui ou contribuent à préserver un bon état écologique visé. Comme dans la méthode CARE, elle part du principe que les capitaux naturels, sociaux et financiers ne sont pas substituables les uns aux autres, dans une logique de durabilité forte. Dans une perspective comptable, regarder la nature comme un capital implique de la considérer comme une ressource à préserver et plus comme un actif dont on peut disposer. Concrètement, cela signifie que toute action sur l’écosystème induit une dégradation du capital naturel. Cela se traduit dans le bilan comptable par une dette inscrite au passif. Le montant de cette dette est équivalent au coût associé aux actions de préservation ou de restauration des fonctionnalités écologiques. Cette méthode diffère ainsi de celles qui s’appuient sur la valorisation monétaire des services écosystémiques car elle ne donne pas un prix à la nature mais un coût à son maintien. Elle implique de définir des bons états écologiques et s’appuient donc sur l’écologie scientifique et des indicateurs biogéophysiques. La monétisation n’intervient que dans un second temps, de manière instrumentale, au service de la préservation du capital naturel (Levrel et al., 2012). Cette logique pourrait être transposée au bilan d’aménagement. Il s’agirait alors de définir des objectifs de bon état écologique à atteindre et d’inscrire les coûts de préservation et de restauration identifiés pour chaque enjeu environnemental et social.

Cela suppose cependant de définir également les coûts qui sont à prendre en charge sur le périmètre du projet urbain. Or, comme nous l’avons vu précédemment, de nombreux enjeux doivent se considérer à des échelles multiples. Ce type de méthodes pourrait alors alimenter une réflexion sur une architecture comptable qui articulerait les bilans d’aménagement, mais également les acteurs publics qui ont pour compétence ou pour rôle de répondre aux enjeux de soutenabilité et d’apporter pour cela des moyens. Ceux-ci peuvent bénéficier à l’opération d’aménagement, d’une manière complémentaire à ce qui se pratique déjà grâce aux participations des collectivités, en les indexant directement à des responsabilités environnementales.

Les enjeux liés à une telle architecture comptable ne pourront être développés ici. Des travaux ultérieurs pourraient examiner comment prendre en compte les enjeux de soutenabilité cités ici et les autres préoccupations collectives qui s’expriment au moment d’élaborer les projets urbains, en particulier au moment de leur concertation.

Conclusion

L’exemple de l’opération Saint-Vincent-de-Paul met au jour des pratiques ambitieuses de recyclage urbain. Elle incarne une forme particulière d’expérimentation, fortement poussée par le double engagement de la collectivité et de son aménageur, qui ont tous deux structuré fortement leur travail de maîtrise d’ouvrage autour de ces considérations environnementales, qui n’étaient pas forcément présentes aux prémisses du projet mais qui sont progressivement devenues centrales.

L’opération a mis en oeuvre des dispositifs nombreux et souvent innovants pour transformer son métabolisme et le rendre moins gourmand en ressources matérielles. Cependant, leur déploiement fait face à de nombreuses limites, aussi bien techniques que financières ou comptables. Les cadres actuels de la comptabilité en aménagement demeurent encore insatisfaisants et ne permettent pas de massifier les pratiques de recyclage urbain, qui restent fortement cadrées par les impératifs du prix du foncier et des ressources liées à la revente de droits à construire (avec les implications matérielles et environnementales que cela implique).

Mieux comprendre les contraintes de l’opération Saint-Vincent-de-Paul mais aussi le rôle joué par les différents outils et instruments mobilisés pour répondre aux enjeux environnementaux, sociaux et aussi économiques, nous permet d’esquisser des pistes nouvelles pour construire une comptabilité adaptée à l’aménagement et tenant compte des enjeux de soutenabilité forte. Un bilan d’aménagement « augmenté » pourrait dans cette perspective conserver la trace des préoccupations dès l’amont de la conception du projet jusqu’au suivi du quartier livré et les traduire en obligations de préservation attendues.

GHISLAIN MERCIER, DANIEL FLORENTIN, PIERRE MUSSEAU ET AGNÈS BASTIN

Ghislain Mercier a été responsable ville durable et nouveaux services au sein de la société publique locale Paris&Métropole Aménagement. Il poursuit désormais son activité professionnelle dans le secteur privé.

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Daniel Florentin est maître-assistant en environnement et études urbaines à l’École des Mines de Paris, à l’Institut Supérieur d’Ingénierie et de Gestion de l’Environnement (ISIGE) et chercheur associé au Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI) et au Laboratoire Techniques, Territoires, Sociétés (LATTS). Il travaille en particulier sur les questions d’écologisation de l’action publique locale. Il regarde cela à travers la transformation des systèmes d’infrastructures urbaines (eau, assainissement, chauffage urbain, route) et des pratiques des opérateurs d’aménagement urbain. Cela l’amène à aborder les questions de maintenance, de soin, de gestion patrimoniale et de transformation des modèles économiques de la production urbaine.

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Agnès Bastin est docteure en études urbaines (CERI, Sciences Po Paris) et actuellement post-doctorante à l’ISIGE, Mines Paris PSL. Ses travaux s’inscrivent dans le champ de l’écologie territoriale et portent sur les transformations du métabolisme territorial, la gouvernance des flux de matières, en particulier des matériaux de construction, et l’écologisation des pratiques des aménageurs.

agnes.bastin AT minesparis DOT psl DOT eu

Pierre Musseau est doctorant CIFRE en science politique au sein de Metapolis et du Centre Européen de Sociologie et de Science Politique (CESSP) de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il travaille sur les comptabilités socio-environnementales. Il a travaillé au sein de la Ville de Paris, notamment comme chef de projet transition systémique.

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Pour citer cet article : Mercier G., Florentin D., Musseau P. et Bastin A., 2024, « La reconversion de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris : comment faire compter ce qui compte dans une opération de recyclage urbain ? », Urbanités, #18 / Halte à l’urbanisation obsolescente programmée, mars 2024, en ligne.

  1. Cour au niveau du sous-sol et encaissée entre la rue et la façade d’un bâtiment []
  2. Le bail réel solidaire est une nouvelle offre d’accession à la propriété qui permet à un ménage de devenir propriétaire de son logement, tout en étant locataire de son terrain. []
  3. Comme le dit l’un des responsables du projet au sein de l’aménageur : « Avoir des gens sous la main, c’est quand même la singularité de l’opération, et ça travaille aussi, de se dire qu’il ne faut pas se planter, que c’est bien pour ces gens-là qu’on fait le projet. » (Entretien responsable PM&A, 2023). []
  4. Le CSTB est le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment. Efficacity se présente comme l’Institut français de recherche et développement dédié à la transition énergétique et écologique des villes. []
  5. Dont certaines, comme sur la mobilité, n’ont pu être intégrées dans l’évaluation, en raison des limites du logiciel, et en dépit de choix de limitation forte des circulations motorisées et du stationnement. []
  6. Le projet PULSE-PARIS ou « Écoconception des projets urbains et lien avec la Stratégie économie circulaire de Paris » utilise l’analyse de cycle de vie pour évaluer les pratiques d’économie circulaire des projets d’aménagement à partir de l’exemple de l’opération Saint-Vincent-de-Paul. Il a été financé par l’ADEME et coordonné par Charlotte Roux. []
  7. En tenant compte des gains indirects, Smart Construction Logistics, le groupement retenu pour l’étude et l’exploitation du dispositif, a estimé que la plateforme permettait une économie globale de 1 à  5 % du coût global de la construction. []
  8. Le bilan d’aménagement regroupe l’ensemble des recettes et des dépenses d’une opération d’aménagement. Il retrace la vie d’une opération et constitue un tableau de bord et un outil de pilotage du projet pour l’aménageur et la collectivité. []

#18 / Les projets de déconstruction à Saint-Étienne et Toulon, un surcyclage au service de l’attractivité

Pauline Chavassieux, Geoffrey Mollé et Mathias Chavassieux

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Depuis 2006 en France, plusieurs projets de « déconstruction » sont financés par les crédits de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) afin de répondre aux besoins de restructuration des centres anciens. Prenant acte de cette évolution, un collectif de chercheurs stéphanois a récemment défini la déconstruction comme une pratique historique de réaménagement de l’existant par la soustraction d’éléments bâtis imaginée dans la perspective d’une recomposition fine des tissus urbains (Chavassieux et al., 2022). Cette pratique de démolition partielle sans reconstruction repose sur le réemploi de matériaux et sur l’institution de nouvelles chaînes de compétences techniques et de financement permettant de faciliter ce réemploi. Pour Vincent Veschambre (2005), « le processus de recyclage de l’espace urbain est fondamentalement lié à la désaffectation consécutive à des changements de mode de production et d’organisation sociale ». Puisque la déconstruction est par essence minutieuse et sélective, les projets de déconstruction sont propices à l’expérimentation de techniques de recyclage. Ils participent à la structuration d’une ingénierie spécifique du réemploi, promue pour ses vertus écologiques. Le vocabulaire associé aux projets de déconstruction laisse croire à l’émergence de nouvelles modalités de production urbaine plus soucieuses de l’environnement s’appuyant sur l’obsolescence d’un bâti ancien en partie vacant. Les pratiques de réhabilitation et de recyclage suffisent-elle néanmoins pour répondre aux problématiques de l’obsolescence urbaine ?

Nous répondons à cette question en exploitant les résultats d’une thèse menée sur plusieurs projets de déconstruction de quartiers anciens dans des villes en situation de décroissance (Chavassieux, 2022). Cet article s’appuie en particulier sur un corpus de soixante entretiens menés à Saint-Étienne et Toulon entre 2017 et 2020 auprès d’élus, techniciens, architectes, entreprises du bâtiment, associations, habitants à propos de deux projets réalisés dans un même cadre d’action, celui de l’ANRU. Créée en 2004 par la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine, l’ANRU est un guichet de l’État qui finance massivement la transformation des quartiers les plus fragiles, en particulier leur démolition/reconstruction : 12 milliards d’euros sont alloués au premier programme de rénovation urbaine, lancé en 2004. Les quartiers anciens de Tarentaize-Beaubrun (Saint-Étienne) et de la vieille ville de Toulon1 obtiennent un soutien de l’ANRU en 2005 et 2006 alors que les programmes étaient jusque-là principalement destinés aux quartiers d’habitat périphériques construits dans les années 1950-1970. Ces deux quartiers sont représentatifs du processus de décroissance urbaine causé par les effets conjoints de la désindustrialisation et de la périurbanisation à partir des années 1970-1980. Ils connaissent une baisse démographique, une perte du dynamisme économique et une paupérisation de la population. Leurs tissus anciens sont composés de logements dégradés et en partie vacants. Ils sont habités par une population anciennement ouvrière, aujourd’hui pauvre, souvent issue de l’immigration, qui connaît un taux de chômage important2. La contractualisation des deux villes avec l’ANRU leur permet de financer la mise en œuvre de nouvelles pratiques de démolition, qu’elles n’auraient pas pu réaliser sans un apport massif d’argent public.

Nous analyserons successivement les techniques de réhabilitation employées, la valorisation des pratiques de recyclage et les déterminants politiques et économiques de ce recyclage, relativement au positionnement des différents acteurs du projet de déconstruction. En mettant en lumière les critères de sélectivité du recyclage qui conditionnent ces projets, nous souhaitons en définir la teneur. Nous pourrons ainsi juger de la pertinence de ces projets pour répondre aux enjeux de lutte contre l’obsolescence des territoires qu’ils transforment.

Les projets de déconstruction : des laboratoires expérimentaux du recyclage urbain

Depuis une vingtaine d’années, le mot « déconstruction » s’affirme au sein des discours des professionnels de l’urbain. Il relève à la fois de « l’euphémisation de la démolition » et de l’expression d’une nouvelle technique d’intervention en lien avec l’évolution du cadre réglementaire face à l’injonction au tri des déchets (Veschambre, 2009).

Les opérations de démolition/reconstruction sont de retour dans les centres anciens depuis le milieu des années 2000 grâce aux orientations favorables de l’action publique. Les programmes de l’ANRU, puis de l’Agence nationale de la cohésion des territoires comme Action Cœur de ville et Petites villes de demain encouragent la transformation des quartiers anciens dans la lignée de la rénovation urbaine des années 1960. La dénonciation de la violence des démolitions et des injustices sociales qui en résultent (Coing, 1976) conduit au glissement progressif vers le mot « déconstruction » pour nommer les nouvelles opérations de démolition/reconstruction dans les discours officiels et la presse. Ce glissement s’explique par l’évolution du cadre réglementaire relatif au tri et au recyclage des déchets. Il oblige les professionnels de la démolition à modifier leurs pratiques. La circulaire du 15 février 2000 impose aux maîtres d’ouvrage de gérer les déchets de leurs chantiers. Les entreprises de démolition doivent former leurs équipes et passer des qualifications supplémentaires pour pratiquer le plus haut niveau de technicité, comme la « certification supérieure en démolition-déconstruction (1113) » proposée par l’organisme Qualibat, qui les oblige à avoir un personnel techniquement compétent, des engins et des équipements spécifiques. « Démontage astucieux, en quoi elle diffère de la démolition » (Garçon, 2022 : 83), la déconstruction se manifeste d’abord par un usage plus fin des outils des professionnels puis par leur adaptation : la boule de démolition est remplacée par la pince. Se développent des « mini-machines de moins d’une tonne pour travailler en intérieur et des pelles équipées de bras longs ». Le démantèlement du bâti s’effectue en partie manuellement, matériau par matériau. Il devient plus minutieux et plus lent que la démolition. Les opérations sont qualifiées de démolitions « progressives », « sélectives » ou « partielles » par la presse (Mongeard, 2017). Elles s’adressent d’abord aux barres et tours d’habitat social construites en périphérie avant de se tourner vers les centres et quartiers anciens. Des années 1960 à aujourd’hui, l’évolution des pratiques de démolition vers la déconstruction sélective n’est pas qu’un changement de vocable : les opérations s’effectuent selon des modalités techniques différentes. Les projets de déconstruction présentent également une dimension expérimentale du point de vue de la fabrique écologique de la ville car ils permettent de diminuer l’empreinte carbone et matière des chantiers.

À l’heure où le secteur du bâtiment produit annuellement près de 46 millions de tonnes de déchets et est responsable de 23 % des émissions de gaz à effet de serre en France (chiffres de 2020), ces projets de déconstruction accèdent à une certaine légitimité sur le plan environnemental. Ils favorisent l’application sur le terrain des décrets de la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC), qui prévoient : (1) la réalisation d’un diagnostic déchets et ressources ; (2) l’obligation à se fournir en matériaux recyclés, biosourcés et de réemploi pour la commande publique ; (3) la responsabilité élargie du producteur (REP) qui impose au fabricant de préfinancer la gestion des matériaux en fin de vie. Plus largement, le réemploi constituerait une « ressource première » pour opérer la transition écologique de l’architecture (Simay, 2021). En évitant le transport des matériaux en plateforme de stockage ou de recyclage et l’apport de nouveaux matériaux, il diminuerait l’énergie grise produite par les chantiers et permettrait de réduire la dépendance du secteur du BTP à la chaîne économique mondialisée, qui subit aujourd’hui une pénurie d’approvisionnement et l’augmentation des coûts. Plusieurs architectes et collectifs d’architectes insistent ainsi sur les vertus écologiques de la pratique de déconstruction, tout en revendiquant sa capacité de mise en valeur patrimoniale du site (Encore Heureux, 2015 ; Ghyoot, 2018). L’étude de plusieurs projets de déconstruction à Saint-Étienne et Toulon a confirmé ce double intérêt.

Dans le quartier Tarentaize-Beaubrun à Saint-Étienne, l’équipe de maîtrise d’œuvre (architecte, paysagiste-concepteur, bureaux d’étude) retenue sur les projets des îlots Franche-Amitié (2006-2012) et Soleysel-Beaubrun (2006-2019) s’appuie sur les traces historiques du tissu urbain, c’est-à-dire du parcellaire, de la voirie et du bâti, pour orienter la déconstruction. Il s’agit d’effectuer une démolition sélective des immeubles en cœur d’îlot pour réaliser des aménagements publics et des jardins privatifs pour les riverains. La connaissance du site permet ici d’évaluer les potentialités du réemploi de déchets inertes, c’est-à-dire de matériaux minéraux (pierres, tuiles, déblais), afin de conserver au maximum les matériaux sur place. Les murs porteurs des immeubles sont réutilisés pour devenir des murs de soutènement et de séparation des parcelles, les pierres de démolition sont réemployées pour les reconstruire partiellement, et les matériaux inertes sont concassés pour stabiliser le sol. Le paysagiste-concepteur souligne la nécessité d’expérimenter la déconstruction pour espérer réemployer ce qu’offre le site : « le recyclage, la valorisation, la méthodologie pour extraire et valoriser… Il faut se mettre dans la logique du faire, c’est-à-dire qu’il faut passer par une expérimentation pour comprendre la genèse d’un projet et pour se dégager des possibilités pour réutiliser »3. En s’appuyant sur l’histoire de l’îlot, les projets de déconstruction stéphanois s’inscrivent ainsi dans une démarche qui considère l’ensemble de la matérialité du site : le bâti, la topographie, le sol, l’eau.

1. Plans d’évolution de l’îlot Franche-Amitié avant et après la déconstruction (P. Chavassieux, 2022)

2. Le cœur d’îlot après la déconstruction (É. Clavier, 2009)

3. Le tri des déchets et le piquage des murs, qui consiste à retirer l’enduit existant pour mettre les pierres à nu (É. Clavier, 2009)

 

4. Avant et après la déconstruction, photographies du cœur d’îlot (É. Clavier, 2007, P. Chavassieux, avril 2020)

5. Avant et après la déconstruction, photographies du passage transversal à l’îlot (É. Clavier, 2007, P. Chavassieux, avril 2020)

À Toulon, contrairement au cas stéphanois, les opérations de déconstruction d’îlots dans la vieille ville (2012-2020), classée en Site Patrimonial Remarquable, sont soumises à une règlementation imposant le maintien des façades sur rue et la conservation de certains éléments bâtis. Par sa connaissance de l’histoire du tissu urbain toulonnais, l’équipe d’architectes mandataire surmonte les difficultés techniques relatives à l’intervention en centre ancien, à la fragilité des immeubles et aux prescriptions patrimoniales. Compte tenu de l’étroitesse des rues, la déconstruction est méthodique : la démolition d’un immeuble permet aux entreprises d’installer leurs engins en cœur d’îlot, puis de déconstruire par l’intérieur jusqu’aux façades sur rues, maintenues grâce à des étais (éléments de soutien qui supportent les charges) avant d’être restaurées par des procédés de décroutage/nettoyage ou reconstituées à l’identique avec des pierres issues de la démolition, ou en béton bouchardé, qui laisse apparaître des irrégularités volontaires « pour retrouver l’esprit de la pierre »4.

 

6. Plans d’évolution de l’îlot Baudin avant, pendant et après la déconstruction (P. Chavassieux, 2022)

7. L’impasse Baudin avant le projet, la déconstruction des immeubles en cœur d’îlot et le renforcement des têtes de refends, c’est-à-dire des murs porteurs partiellement démolis (G. Giberti, 2012)

8. Le maintien des façades sur rue avant la reconstruction des immeubles (G. Giberti, 2013) et l’achèvement de l’aménagement de la placette publique en cœur d’îlot (P. Chavassieux, février 2018)

Dépendants de la spécialisation des entreprises de démolition, les projets de déconstruction favorisent la conservation du bâti sur rue, ou a minima de leur façade. Ils sont pensés pour réemployer sur place au maximum les murs porteurs à nu ou leurs composants (la pierre essentiellement), ce qui évite l’export des déchets de démolition et l’apport d’une nouvelle matière pour construire. Cette part de réemploi reste néanmoins faible considérant les déchets que peut représenter le second œuvre (cloisons, plomberie, carrelage, menuiseries, etc.). De même, puisque la reconstruction est fidèle aux formes architecturales initiales, le chantier permet de révéler le tissu urbain d’origine, autrement dit « l’archéologie du bâti » : les matériaux sont à la fois « sources de connaissance » (Reveyron, 2008) et patrimoines culturels. Ainsi valorisés, ils renseignent sur les modes de production et les savoir-faire de l’époque de construction, et participent à la médiation de l’histoire du site.

Les modalités spécifiques d’intervention dans ces deux projets en font des laboratoires du recyclage urbain dans les centres anciens, où se déploie depuis une quinzaine d’années une ingénierie spécifique de la déconstruction et du réemploi. Elle s’explique par l’évolution de la règlementation sur le tri des déchets et la présence d’un patrimoine historique, parfois protégé, qu’il s’agit de conserver, voire de mettre en valeur. Cette analyse matérielle a permis de montrer que les acteurs de la déconstruction sélectionnaient certains éléments ou matériaux pour les valoriser. Une analyse plus institutionnelle des projets permet de comprendre les critères de sélectivité de ce recyclage et ses conditions de possibilité.

Les projets de déconstruction, un surcyclage symbolique et économique au service de l’attractivité

Afin d’éclairer les conditions de possibilité et les déterminants du recyclage réalisé dans les projets de déconstruction, il s’agit de comprendre les spécificités qui l’ont rendu possible. Ces projets, qui ne peuvent être supportés financièrement par les municipalités, reposent essentiellement sur la contractualisation avec l’ANRU qui apporte une contribution financière importante.

Les dépenses publiques sont à la fois liées aux acquisitions foncières, aux dépollutions, aux démolitions et aux reconstructions partielles. À Toulon, le montant de la déconstruction de l’îlot Baudin (2 680 m2) s’élève par exemple à 3,6 millions d’euros, comprenant la reconstruction de 106 logements étudiants5, 42 logements sociaux, une micro-crèche et des surfaces commerciales en rez-de-chaussée. À Saint-Étienne, la déconstruction sans reconstruction de l’îlot Franche-Amitié (5 630 m2) s’élève à 3,1 millions d’euros dont 49 % sont financés par la Ville, et 20 % par l’ANRU.

La logique économique des projets de déconstruction repose sur la revalorisation des habitats contigus (généralement réhabilités) aux espaces déconstruits (et non reconstruits). Financer la production d’espaces « vides » en misant sur la revalorisation qu’ils produiraient peut en effet apparaître comme un pari risqué. À travers ces opérations originales, les pouvoirs publics (agences nationales, collectivités) tentent donc de produire de l’attractivité en recréant de l’espace et des conditions d’habitat désirables pour des ménages plus aisés que la population existante. Cette stratégie de « mixité sociale » (Rousseau, 2014 ; Charmes et Bacqué, 2016) est en effet un enjeu explicite des programmes de rénovation urbaine de l’ANRU (articles 6 et 10 de la loi Borloo). Les concertations publiques sont quasiment inexistantes et les projets sont souvent orientés vers le développement d’usages sociaux correspondant aux habitus de classes moyennes et supérieures. Par exemple, des jardins partagés sont aménagés dans l’îlot Franche-Amitié (Saint-Étienne) alors que la population existante en majorité défavorisée et d’origine immigrée ne pratique pas le jardinage. À Toulon, les cafés et restaurants proposant de la nourriture propre à certains pays, où la population d’origine maghrébine avait l’habitude de se retrouver, sont remplacés par des boutiques d’artisanat et d’épicerie fine dans la rue Sémard, rebaptisée « rue des arts ».

Les élus des deux villes font aussi le choix d’attirer des investisseurs privés, dont l’intervention est une autre condition de réalisation de la déconstruction et du réemploi. Ils se tournent vers des groupes d’investissement locatif spécialisés dans la réhabilitation de bâtis anciens en centre-ville. À Toulon, la municipalité favorise leur venue par des incitations à la fois financières et pratiques. Une fois la déconstruction réalisée en cœur d’îlot, elle revend les immeubles sur rue à ces groupes qui vont minutieusement réhabiliter les logements. Leur intérêt est de créer de la rareté immobilière (en partie permise par le dégagement d’une vue en cœur d’îlot), en conservant au maximum l’existant afin de restaurer et mettre en valeur des éléments anciens (portes et planchers en bois, poutres apparentes, etc.), tout en répondant aux attentes des futurs habitants (création de terrasses, duplex, etc.). Les conditions sont alors réunies pour que les investisseurs interviennent et rentabilisent leurs opérations. Ils développent une offre de logements de standing et intermédiaires, qui exclut une partie de la population par le montant des loyers à court terme, et par l’augmentation du marché immobilier à plus long terme6 : « on compte clairement sur la gentrification de ces quartiers, c’est l’objectif »7.

La rentabilité du marché de la déconstruction pour les entreprises expertes constitue le dernier levier de mise en œuvre. Au-delà de constituer une contrainte en matière de formation, la règlementation relative au tri des déchets exclut les entreprises qui n’ont pas les moyens matériels, humains et financiers d’avoir un personnel techniquement très qualifié, des engins et des équipements spécifiques. Le marché de la déconstruction, moins concurrentiel que celui de la construction ou de la démolition, devient rentable pour les entreprises certifiées en démolition-déconstruction (qualification Qualibat niveau 1113). La déconstruction devient pour la plupart le cœur de leur activité. La reconnaissance croissante du métier de « déconstructeur » depuis les années 2000 et le marché encore peu concurrentiel offre aux entreprises qualifiées des garanties financières. Le temps long nécessaire au tri des déchets, à l’apprentissage technique et intellectuel augmente le coût de la déconstruction et par conséquent, la rémunération des entreprises certifiées qui exigent en contrepartie des prestations particulièrement onéreuses8. Pour ces avantages économiques, les grands groupes du BTP se sont progressivement insérés sur le marché de la déconstruction, comme le montre la présence de Vinci et Eiffage à Toulon. Leur solvabilité leur permet de gagner en responsabilité auprès des maîtres d’ouvrage, qui reconnaissent leurs compétences techniques et la prestation intellectuelle9 qu’ils rémunèrent en conséquence. Le marché de la déconstruction est également attractif pour les petites entreprises (vingt à cent salariés) qui se positionnent sur le marché local, surtout si elles sont équipées d’engins spécifiques de déconstruction (comme des robots télécommandés). Elles sont alors privilégiées par les maîtres d’ouvrage sur les petits chantiers, ou sous-traitent pour de grands groupes. À Toulon, Vinci réalise la déconstruction en propre sans pour autant être un expert (le projet de réemploi est revu à la baisse faute de compétences techniques de l’entreprise) alors qu’Eiffage, qui a racheté en 2018 trois entreprises de démolition/déconstruction pour répondre à ses commandes, a créé en 2021 une filiale spécifique, Demcy, spécialisée dans la déconstruction.

Bien rémunéré, le chantier de déconstruction demande aussi peu de frais aux petites entreprises contrairement à leurs activités annexes de terrassement, de canalisation ou de voirie. Outre la commodité de ne pas avoir à s’approvisionner en matériaux, la déconstruction a l’intérêt de produire des matériaux à réemployer sur place ou à revendre. Une fois que l’entreprise a signé le contrat de démolition, le bâtiment lui appartient de même que « tout ce qui est à l’intérieur, [donc] elle a le droit de vendre tout ce qu’elle veut »10. Cette pratique n’est pas nouvelle. Elle représentait même la source de rémunération des démolisseurs d’antan (Mongeard, 2018 : 126). Pour éviter de transporter leurs déchets dangereux, non inertes/non dangereux, inertes en plateformes de recyclage, les entreprises réemploient au maximum les matériaux inertes (pierres, déblais, béton, tuiles, briques, etc.) sur place (après broyage voire concassage) lors du terrassement qui suit généralement la déconstruction. Sinon, ils les vendent sur des chantiers proches pour limiter les frais de prise en charge (Mongeard, 2017), ou les stockent. « Aussi est-il courant d’entendre qu’un bon chantier assure un certain équilibre entre ses déblais (ce qu’il produit) et ses remblais (ce qu’il utilise) » (Mongeard, 2018 : 108). Selon la composition matérielle du bâti à déconstruire, le chantier est plus ou moins intéressant pour les entreprises. Des éléments comme le bois massif, les moulures et les belles pierres, les métaux (cuivre) participent à son attractivité puisqu’ils vont être stockés par les entreprises pour être réutilisés ou revendus. Dans certains cas, la valorisation des matériaux de démolition peut rapporter un gain supérieur au coût de démolition, c’est-à-dire que les entreprises vont répondre aux appels d’offre avec un prix plus attractif correspondant à l’estimation de la revente.

Au regard des acteurs principaux des projets de déconstruction étudiés et des logiques économiques qui les supportent, nous pouvons expliciter plus précisément les conditions de possibilité du recyclage. Deux critères de sélectivité apparaissent prépondérants, notamment dans la justification des choix matériels réalisés (partie 1) : (1) le potentiel de valorisation symbolique du bâti conservé ; (2) le potentiel de valorisation économique des déchets issus de la déconstruction. Soucieux de répondre à leurs objectifs d’attractivité, les acteurs publics et les groupes d’investissement locatif priorisent la conservation d’éléments symboliques du bâti. Ces derniers sont à même de produire de la valeur pour un public disposant d’un capital culturel le rendant suffisamment intéressé pour transformer ce capital symbolique en capital économique. Ici la déconstruction peut présenter un avantage compétitif vis-à-vis d’une simple démolition-reconstruction car certains éléments bâtis garantissant un certain cachet sont conservés. De leur côté les entreprises de déconstruction trouvent leur intérêt en se finançant grâce à la revente de matériaux. Au regard de ces deux critères de sélectivité du recyclage, l’économique et le symbolique, il nous paraît plus pertinent de qualifier ces opérations de surcyclage ou upcycling. Le surcyclage, « recyclage valorisant » ou « suprarecyclage » consiste à récupérer des matériaux ou des produits obsolètes afin de les transformer en matériaux ou produits de qualité ou d’utilité supérieure (Négrier, décembre 2023). Ainsi les éléments bâtis à potentiels valorisables sont désormais mis en premier plan au service de la nouvelle composition urbaine et vont pouvoir jouer pleinement leur rôle dans la recherche d’attractivité urbaine.

Conclusion

Les deux quartiers en déclin étudiés dans cet article ont connu la même trajectoire. Face à leur obsolescence, c’est le choix de la compétitivité qui a été fait, afin de les réinsérer dans le marché de l’attractivité territoriale. Malgré des moyens techniques innovants, on peut réellement parler d’un « recyclage » des stratégies d’attractivité. La question qui se pose est donc la suivante : le recyclage des politiques publiques d’attractivité peut-il constituer un moyen de lutter contre l’obsolescence urbaine ? Conséquent dans les projets de déconstruction, l’investissement public permet de les rendre suffisamment attractifs pour les entreprises du bâtiment. Celles-ci structurent alors leur activité autour de cette pratique par les possibilités de réemploi de matériaux qu’elle génère. De même, les investisseurs locatifs privés estiment que le potentiel d’attractivité de ces projets est suffisant pour qu’ils se joignent aux projets. Le recyclage s’apparente ici finalement à un surcyclage des éléments valorisables tout en produisant une communication autour du recyclage, propice à l’attraction de classes sociales plus aisées. Déconstruire sans reconstruire dans des quartiers anciens et dégradés semble cohérent pour lutter contre leur obsolescence et la promotion du recyclage apparaît pertinente au regard des enjeux environnementaux.

Pour autant, la recherche d’attractivité qui sous-tend les projets de déconstruction laissent perplexes quant aux finalités de ces projets. Caractéristiques des politiques néolibérales qui essaient de réinsérer les exclus sur le marché (ici, les territoires concernés qui étaient exclus de la compétitivité territoriale) grâce à un coup de pouce financier important de l’État (qui apparaît donc difficilement reproductible à grande échelle), les projets de déconstruction se heurtent déjà à de premières difficultés. Évaluer les dynamiques de population et l’usage effectif des espaces publics réaménagés pourrait donner à l’avenir plusieurs indications sur les trajectoires que prendront les quartiers transformés par ces projets de déconstruction.

PAULINE CHAVASSIEUX, GEOFFREY MOLLÉ ET MATHIAS CHAVASSIEUX

Pauline Chavassieux, architecte, docteure en aménagement/urbanisme, EVS ISTHME (UMR 5600), GRF Transformations (ENSASE).

chavassieux.pauline@gmail.com

Mathias Chavassieux, chercheur indépendant en socio-économie – sociologie économique, sociologie des institutions, économie institutionnaliste.

mathiaschavassieux@protonmail.com

Geoffrey Mollé, doctorant en géographie, EVS IRG (UMR 5600).

geoffrey.molle@univ-lyon2.fr

Bibliographie

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Couverture : Déconstruire pour aménager une venelle publique et des jardins partagés dans le quartier Beaubrun à Saint-Étienne (P. Chavassieux, avril 2021)

Pour citer cet article : Chavassieux P., Mollé G. et Chavassieux M., 2024, « Les projets de déconstruction à Saint-Étienne et Toulon, un surcyclage au service de l’attractivité », Urbanités, #18 / Halte à l’urbanisation obsolescente programmée, Urbanités, en ligne.

  1. Les conventions des programmes de rénovation urbaine sont signées entre l’État, l’ANRU, les communes et un certain nombre d’acteurs nationaux et locaux. Les montants alloués aux programmes varient donc en fonction des acteurs et de leur participation financière. Pour donner un ordre d’idée, un total de 60 millions d’euros est attribué à la ville de Toulon et 300 millions d’euros pour les 4 quartiers stéphanois ciblés par l’ANRU. []
  2. Entre 1968 et 2011, Saint-Étienne et Toulon perdent respectivement 48 477 et 10 772 habitants soit 21, 7 % et 6,2 % de leur population. La part de la population vivant sous le seuil de pauvreté s’élève à 26 % à Saint-Étienne et 21 % à Toulon contre une moyenne nationale de 14,1 % (Insee-DGFIP-Cnaf-Cnav-Ccmsa, Fichier localisé social et fiscal (FiLoSoFi) en géographie au 01/01/2022). Le taux de chômage est 13,7 % à Saint-Étienne et 11,1 % à Toulon (en partie biaisé par l’importance de l’emploi saisonnier) en 2019, face à une moyenne nationale de 9,9 % (Insee, RP2019, exploitations principales, géographie au 01/01/2022). []
  3. Entretien avec François Chomienne, paysagiste-concepteur de l’îlot Franche-Amitié le 28/11/2019. []
  4. Entretien avec Guillaume Giberti, architecte du projet de l’îlot Baudin, le 2/02/2018. []
  5. Ils ne sont pas subventionnés par l’ANRU mais essentiellement par la communauté d’agglomération et le Centre national des œuvres universitaires et scolaires (CNOUS). []
  6. Sachant que le prix moyen des loyers de la vieille ville est de 9 €/m2 en 2021, les investisseurs louent à partir de 14 €/m2 pour les logements à loyer libre de haut standing, à environ 13 €/m2 pour les logements intermédiaires et à 9 €/m2 pour les logements conventionnés []
  7. Entretien avec un responsable du groupe d’investissement immobilier Créquy, le 2/05/2018. []
  8. Entretien avec un ingénieur du bureau d’étude technique ECIBAT, le 23/04/2019. []
  9. Elle comprend les études techniques poussées et l’élaboration d’une méthode de déconstruction spécifique à l’opération, une expertise en prévention des risques, des essais pour vérifier l’état du bâti, une consolidation de l’existant voire une reprise en sous-œuvre pour reprendre les charges, etc. []
  10. Entretien avec le gérant du bureau d’étude démolition/dépollution Techni3D du projet Soleysel-Beaubrun le 9/10/2019. []