#10 / De l’agriculture urbaine à la justice alimentaire : regards critiques franco-américains

Entretien avec Nathan McClintock et Christophe-Toussaint Soulard, par Flaminia Paddeu

L’entretien au format PDF


À l’occasion du séjour de recherche de Christophe-Toussaint Soulard (Chercheur à l’INRA, UMR Innovation) à Portland State University dans l’École d’Études urbaines et Urbanisme où travaille Nathan McClintock (Associate Professor, Toulan School of Urban Studies & Planning, Portland State University), Urbanités a réalisé un entretien croisé pour le numéro 10 « Ce que mangent les villes ». Deux chercheurs-géographes spécialistes de l’agriculture urbaine, l’un français, l’autre américain, racontent comment la justice alimentaire est devenue leur objet de recherche et comment ils l’investiguent aujourd’hui à travers les études alimentaires et urbaines critiques. Dans cet entretien, nous interrogeons ensemble la construction des cadres théoriques autour des justices alimentaire et foncière, la pratique de méthodes telles que la recherche-action, ainsi que les pistes pour orienter des recherches futures.

Nathan McClintock est professeur agrégé d’études urbaines et d’aménagement à Portland State University. Géographe diplômé à Berkeley, il travaille à l’intersection entre l’écologie politique urbaine et la géographie critique. Il étudie la co-évolution de la nature, de la société et de l’environnement bâti. Ses travaux théoriques et appliqués sur l’agriculture urbaine et les systèmes alimentaires ont été publiés dans diverses revues de géographie, urbanisme, et études alimentaires, ainsi que dans plusieurs volumes édités. En 2018-2019 il passera une année sabbatique à Montréal comme professeur invité à l’Université Concordia et à l’Université du Québec à Montréal pour travailler sur un ouvrage comparatif sur les liens entre agriculture urbaine, gentrification et gouvernance.

Christophe-Toussaint Soulard est géographe à l’INRA de Montpellier. Au sein de l’UMR Innovation, il anime le collectif AgriCités qui étudie les innovations territoriales dans les relations ville-agriculture. Ses recherches et les thèses qu’il dirige visent à construire une géographie agricole des villes (HDR) à partir d’approches comparées, en France et dans plusieurs pays méditerranéens (Liban, Portugal, Tunisie). En 2017-2018, il effectue un séjour scientifique à Portland State University en vue d’approfondir le cadre d’analyse de la justice alimentaire dans les études sur l’agriculture et les systèmes alimentaires urbains, et dans celle des relations entre recherche et activisme en géographie. Il est co-éditeur du livre Toward Sustainable Relations between Agriculture and the City, paru en 2018.

SUR QUELS OBJETS AVEZ-VOUS TRAVAILLÉ À L’ORIGINE ET COMMENT EN ÊTES VOUS VENUS, CHACUN SELON VOTRE TRAJECTOIRE, À VOUS INTÉRESSER D’UNE PART À L’AGRICULTURE URBAINE ET D’AUTRE PART À LA JUSTICE ALIMENTAIRE ?

Nathan McClintock (NM) : J’ai commencé à travailler sur l’agriculture durable dans les pays du Sud, en Afrique de l’Ouest, notamment au Mali et au Sénégal (McClintock, 2004a; McClintock et Diop, 2005), aussi qu’en Haïti (McClintock, 2004b). J’ai aussi beaucoup voyagé en Asie et en Amérique latine et j’ai toujours été frappé par la place qu’y prend l’agriculture urbaine, des chèvres et du bétail dans les rues des capitales, aux jardins et champs de maïs qui jouxtent les autoroutes. Après avoir passé du temps à enquêter dans le monde rural, j’ai voulu effectuer un terrain plus urbain : si au départ j’avais décidé de travailler sur l’agriculture urbaine à Bamako au Mali – j’avais déjà travaillé un peu sur le sujet au Sénégal (McClintock, 2006) – je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de projets d’agriculture urbaine juste à côté de là où je travaillais à l’époque à Berkeley. Au lieu de trouver des financements pour acheter un billet d’avion pour aller à Bamako, j’ai pris mon vélo pour aller voir ce qui se passait chez moi à Oakland… C’est la proximité qui m’a attiré vers les projets d’agriculture urbaine et la découverte de la notion de justice alimentaire, dont j’entendais parler pour la première fois en 2005 ou 2007. Enfin, cela n’était pas seulement pour moi une question de proximité, mais aussi une manière de faire de la recherche participative – comme j’avais fait dans les pays du Sud en travaillant avec des organisations paysannes – et d’étudier un projet auquel je serais intégré. Alors que dans l’agriculture durable on se concentrait sur la sécurité alimentaire et la condition des agriculteurs et des paysans, je découvrais un nouveau cadre théorique qui était plus applicable au contexte alimentaire urbain des États-Unis.

Christophe-Toussaint Soulard (CS) : Je suis géographe à partir d’une formation initiale agronomique, comme Nathan. Mes travaux de thèse portaient sur le rapport à l’espace et à l’environnement des agriculteurs en France (Soulard, 1999), sujet que m’avait inspiré mon expérience africaine d’appui aux éleveurs Peuls du Sénégal. Lorsque je suis arrivé à l’INRA à la fin des années 1990, la question des relations environnement-agriculture occupaient beaucoup de travaux de recherche. Le lien à la ville s’est opéré plus tard, par des sollicitations de communes ou d’agglomérations qui n’arrivaient pas à dialoguer avec le monde agricole. Elles se tournaient alors vers la recherche pour engager des travaux sur les périphéries urbaines agricoles. En 2005, j’ai donc commencé à travailler sur l’agriculture périurbaine d’abord à Châlons-sur-Saône et à Dijon (Bonnaud et al., 2005), puis à Montpellier à partir de 2006, où j’ai pris la responsabilité d’une équipe déjà constituée pour développer des travaux initialement sur l’agriculture périurbaine, puis urbaine, et finalement sur la question alimentaire qui a pris de l’ampleur à partir des années 2010. Le lien avec la justice alimentaire vient de la découverte des situations d’agriculture urbaine en Afrique sub-saharienne et en Méditerranée (notamment en dirigeant des thèses à Bobo-Dioulasso au Burkina Faso, à Ziguinchor au Sénégal et à Beyrouth au Liban), où des inégalités sociales fortes touchent les agriculteurs urbains et périurbains de ces villes qui sont souvent des citadins pauvres, des migrants ruraux, des réfugiés. Ils pratiquent l’agriculture sans filet de protection économique ou politique. Par ailleurs, à travers un projet que j’ai dirigé sur l’agriculture urbaine en Méditerranée, j’ai pris conscience des effets de la crise en Grèce, Espagne et Portugal, où entre 2010 et 2015 sont (ré)apparues en ville des productions agricoles de subsistance (Soulard et al., 2018). La question des inégalités dans le système alimentaire me vient de ces observations, qui m’ont conduites à lire les travaux anglo-américains sur la justice alimentaire, découvrant notamment les travaux de Nathan. Je suis venu ici pour mieux comprendre ce cadre de réflexion, très lié au contexte américain, et pour voir comment on peut mobiliser ces approches géographiques dans nos contextes de travail.

VOUS AVEZ DONC TOUS LES DEUX TRAVAILLÉ D’ABORD À PARTIR DE TERRAINS DANS DES PAYS DU SUD, MAIS AUSSI À PARTIR DE MONDES RURAUX, ALORS QUE LA JUSTICE ALIMENTAIRE S’ANCRE PLUTÔT DANS DES CONTEXTES NORD-AMÉRICAINS ET URBAINS, VOIRE MÉTROPOLITAINS. QUE GARDEZ-VOUS AUJOURD’HUI DE CES PREMIERS TRAVAUX ?

NM : Je garde d’abord en mémoire les inégalités socio-économiques des cultivateurs en Afrique de l’Ouest, à Dakar, Bamako, Thiès ou Sikasso, car eux aussi vivent des situations d’injustice sociale et de disparités. Les contextes sont très différents mais, comme en Amérique du Nord et en Europe, l’agriculture urbaine ressurgit en temps de crise. De plus, des parallèles existent entre ce qui s’est passé en Amérique du Nord et en Europe et ce qui se passe dans les villes du Sud aujourd’hui, au niveau de l’urbanisation et du bouleversement socio-culturel et économique qui suit le développement des relations capitalistes. Ensuite, j’y ai appris une façon de pratiquer une recherche participative, qui donne priorité aux connaissances des cultivateurs et qui est à la base de la justice alimentaire comme processus de recherche : travailler avec et à côté des acteurs et non pas sur eux.

CS : Quand j’ai écrit mon mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches sur la géographie agricole des villes (Soulard, 2014a), j’ai réalisé une analyse généalogique des préoccupations de recherche en matière d’agriculture urbaine et périurbaine. J’ai constaté une histoire qui se répète : c’est quand il y a crise, catastrophe, ou conflit, que les phénomènes d’agriculture reviennent dans la ville. Travailler sur l’Afrique et le Maghreb fait prendre conscience que l’agriculture urbaine est d’abord un moyen pour les gens modestes ou pauvres de s’insérer dans la ville. Nous avons d’ailleurs réalisé un travail comparatif et une typologie des formes agricoles à partir des travaux de Pascale Schéromm à Montpellier et d’Ophélie Robineau à Bobo-Dioulasso (Scheromm & Robineau, 2015) : dans ces deux villes une partie de l’agriculture urbaine avait comme point commun le fait d’être informelle, cachée. Elle n’était ni reconnue ni légale, mais le fait de populations immigrées et ouvrières, qui souvent vendent une partie de la production de leur jardin, interdit par le code rural, ou pratiquent l’élevage de porcs en Afrique, pratique officiellement interdite (à propos des pratiques informelles d’agriculture urbaine, voir dans le numéro #10 l’article de C. Hochedez sur les jardins de migrants en Suède). Aujourd’hui, il y a un autre phénomène précurseur de l’agriculture urbaine. Il tient au développement des idéaux écologistes et du développement durable : la crise n’est pas le seul motif d’essor de l’agriculture urbaine. Le développement des micro-fermes urbaines à Portland provient de ce mouvement (voir Fig. 1).

NM : Tout à fait. J’ai brièvement travaillé à Katmandou au Népal et à Dacca au Bangladesh, ainsi qu’au Mexique et au Brésil. Là-bas, la question écologique commence aussi à infiltrer les activités d’agriculture urbaine. Il y a de nouveaux marchés de produits agricoles biologiques et la demande en produits biologiques commence à croitre.

1 : Side Yard, une ferme urbaine dans le quartier de Cully à Portland. Cette ferme produit des légumes vendus sur place et comprend une cuisine pour l’accueil de groupes et de scolaires (McClintock, 2015).

EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LA JUSTICE ALIMENTAIRE, À LA FOIS CONCEPT ET MOT D’ORDRE MILITANT, EST DEVENUE L’OBJET D’UN CHAMP DE RECHERCHE PARTICULIÈREMENT PROLIFIQUE, NOTAMMENT AUX ÉTATS-UNIS, ET PLUS RÉCEMMENT EN FRANCE. COMMENT LA DÉFINIRIEZ-VOUS ?

NM : C’est difficile à définir mais c’est selon moi un cadre théorique qui permet d’observer les inégalités au niveau de la production, la transformation, la distribution, l’accès et la consommation, soit à chaque étape du système alimentaire. Il invite à focaliser sur les injustices et les inégalités socio-économiques, mais aussi sur les différences de race, d’ethnicité et de genre, afin de comprendre comment ces différences créent des iniquités d’accès et de participation aux différentes dimensions du système alimentaire.

CS : La justice alimentaire permet de réfléchir sur la différence entre un système alimentaire durable et un système alimentaire juste. Cette différence est féconde car elle permet de placer le focus sur les populations dominées, souvent invisibles. Il y a une partie du système qui leur est destinée, via l’aide alimentaire ou les jardins communautaires, mais on ne les aide pas forcément à gagner en autonomie ni à conquérir plus de pouvoir : c’est à ce niveau de réflexion critique que la justice alimentaire intervient. Elle permet de réfléchir à la façon de donner du pouvoir à des populations qui n’en ont pas pour leur permettre de se réapproprier leur propre existence : l’alimentation et l’agriculture peuvent être un levier. Nous étudions dans quelles conditions cela se réalise ou pas.

NM : La justice alimentaire est née, en partie, des espoirs déçus du mouvement contre la faim (anti-hunger movement), qui en luttant pour la sécurité alimentaire, était non seulement très top-down mais perpétuait le système agro-industriel, en déversant le surplus de l’agro-industrie auprès des banques alimentaires et des églises. Les populations concernées ne participaient pas au système, n’avaient pas le pouvoir d’accéder aux aliments ni de choisir ce qu’elles allaient manger. Les pauvres, et notamment les corps des pauvres, sont devenus un « réservoir » pour le surplus de l’agro-industrie et sa production toxique : c’est contre cela que la justice alimentaire s’est élevée.

VOUS AVEZ ÉVOQUÉ À LA FOIS LES RAPPORTS DE DOMINATION ET LES INÉGALITÉS, QUI SONT AU CENTRE DE LA JUSTICE ALIMENTAIRE, MAIS AUSSI LES DIFFÉRENTES ÉTAPES DU SYSTÈME ALIMENTAIRE QUI SONT CONCERNÉES. OR, LES TRAVAUX SE CONCENTRENT AUJOURD’HUI SUR UNE FORME PRIVILÉGIÉE DE DOMINATION, LA DOMINATION RACIALE CORRÉLÉE AUX QUESTIONS SOCIALES, ET SUR UNE ÉTAPE EN PARTICULIER, CELLE DE L’ACCÈS ET DE LA CONSOMMATION. À QUOI EST-CE LIÉ ?

NM : Nous pouvons l’expliquer par le fait que la justice alimentaire vient du mouvement de la justice environnementale, qui lui-même est issu de la lutte pour les droits civiques, qui repose fondamentalement sur la question de la race. Les inégalités raciales constituent le fil rouge qui relie ces trois mouvements. Aux États-Unis et en France, on ne peut pas concevoir les inégalités socio-économiques sans inclure la race, même si en France c’est souvent inaudible. Dans les théories raciales critiques, on appelle ça le « color blindness », l’invisibilisation de la question raciale. Or la race est une expérience sociale profondément ancrée. Même si elle est une fiction biologique, on l’expérimente quotidiennement en marchant dans la rue, en traversant un espace public ou en cherchant un emploi. Grâce à la notion d’intersectionnalité, on peut désormais articuler la race, la classe, le genre, la sexualité et la capacité (ability) dans les sciences sociales critiques : aucune dimension n’est considérée en silo. Stuart Hall (1996 : 55) disait que la « race » est la modalité par laquelle la classe est vécue. Quant à la focalisation sur l’accès alimentaire, on peut l’expliquer par l’héritage du mouvement de la justice environnementale, reposant au départ sur une analyse spatiale de la distribution des sites toxiques et de l’accès aux aménités environnementales. Via l’usage des SIG (Systèmes d’Information Géographique) on regardait comment les inégalités étaient spatialement distribuées. Au début, la justice alimentaire a utilisé les mêmes méthodes pour démontrer qu’il y avait des endroits dans les quartiers pauvres sans supermarchés et points d’accès aux aliments sains, tels que les déserts alimentaires (food deserts).

CS : Une différence entre la France et les États-Unis, et plus largement entre le monde anglo-saxon et le monde latin, tient aux raisons initiales ayant conduit aux questions agricoles et alimentaires des villes. En Angleterre, aux États-Unis et au Canada, c’est d’abord les désordres de santé provenant de l’alimentation industrielle et du manque d’accès à une diversité alimentaire qui a posé problème (obésité, diabète…). Ceci explique le focus porté au départ sur les déserts alimentaires, privilégiant une approche très spatiale, presque physique, de l’accès. La justice alimentaire critique cette approche pour défendre l’idée que ce problème d’accès n’est ni seulement spatial ni seulement économique : il est encastré dans les structures sociales. En France, l’histoire est différente : l’agriculture est très importante dans l’histoire du pays, la question de la protection des terres agricoles face à l’expansion urbaine (Bonnefoy, 2011) a précédé celle de l’alimentation locale. Les peurs alimentaires générées par les scandales à répétition au sein du système agroindustriel ont fait se rencontrer le souci de maintenir des agriculteurs et des terres agricoles, et la volonté des consommateurs de « manger local ». Une autre différence est que ces questions n’apparaissent pas au même moment. Aux États-Unis elles sont apparues il y a plus longtemps. Les problèmes de l’étalement urbain apparaissent dans les années 1950-60. À Portland, l’invention d’une politique d’aménagement durable, basée sur les Urban Growth Boundaries se concrétise en 1973. Parallèlement, le premier programme de jardins communautaires démarre en 1975, dans le contexte de la crise du pétrole. En France, à Montpellier par exemple, ces mêmes initiatives voient le jour au milieu des années 2000.

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ON A PARFOIS REPROCHÉ À LA JUSTICE ALIMENTAIRE D’ÊTRE UNE CATÉGORIE PEU OPÉRANTE, ENTRE NOTION, CATÉGORIE D’ANALYSE ET MOUVEMENT SOCIAL. EST-IL POSSIBLE DE RENDRE CE CONCEPT OPÉRATIONNEL, ET COMMENT ?

CS : C’est justement mon sujet de préoccupation dans mes recherches ici à Portland en collaboration avec Nathan et les collègues du département à Portland State University. Je suis parti du cadre théorique de la justice alimentaire, qui interroge les rapports sociaux et de pouvoir dans le système alimentaire. Je m’inspire de grilles d’analyse qui ont déjà été proposées, comme la grille de Rachel Slocum, Kirsten Cadieux et Renata Blumberg (2016), qui identifie quatre nexus, l’équité et la reconnaissance du trauma, de nouvelles formes d’échanges, un accès à la terre et une reconnaissance du travail. Ce sont des dimensions à partir desquelles poser des questions ou rechercher des indicateurs d’analyse des politiques locales et des initiatives, mais que l’on peut aussi appliquer à l’échelle d’un quartier, d’une municipalité (voir par exemple Horst, 2017). J’ai également le souci de caractériser le pouvoir transformateur de l’action mise en œuvre. Comment les gens améliorent leurs conditions de vie par le biais de la pratique agricole ? Comment intègre-t-on ces dimensions dans des trajectoires de changement ? J’étudie ceci à trois niveaux : le niveau institutionnel des politiques publiques locales, le niveau du projet porté par des associations ou des collectifs, et le niveau de l’agriculteur, de la ferme urbaine. Je mobilise aussi la notion de « justice sociale relative », liée aux représentations sociales de qui est perçu comme juste ou injuste, en m’appuyant sur les travaux sur la justice foncière de mes collègues Coline Perrin et Brigitte Nougarèdes (2017). La justice n’est pas une vérité absolue, ni une norme, elle est aussi affaire de perceptions. C’est aussi un processus, la justice a une dimension procédurale. J’essaie de mobiliser ces différentes entrées : des nœuds thématiques, des capacités transformatrices et des représentations en construction.

NM : Je crois que ça démontre l’évolution même de la justice alimentaire comme cadre théorique ou grille méthodologique : ne pas regarder seulement les questions de justice spatiale distributive mais aussi celles de justice procédurale et représentationnelle. Soit comment les gens s’intègrent dans les projets, à l’intérieur d’un organisme ou entre les organismes et l’État, et surtout d’où provient le pouvoir accordé ou non aux participants, où il s’exerce et provoque des effets. Est-ce que les gens expriment leur propres voix en formulant leurs questions et en discutant les problèmes auxquels ils sont confrontés ? Qui pose les questions et comment sont-ils représentés dans les situations de dialogue ? Les questions de pouvoir et de représentation sont au cœur de la justice alimentaire.

VOUS DÉFENDEZ UNE APPROCHE QUI VISE À ARTICULER LA JUSTICE ALIMENTAIRE À D’AUTRES TYPES DE JUSTICES SOCIO-TERRITORIALES, NOTAMMENT LA JUSTICE FONCIÈRE (LAND JUSTICE). POURQUOI CETTE ARTICULATION VOUS SEMBLE-T-ELLE PARTICULIÈREMENT IMPORTANTE ?

NM : La sécurité alimentaire n’est pas seulement une question de production, ni de proximité, mais de pauvreté et de moyens : autour de l’alimentation se nouent d’autres difficultés que vivent les gens. La pauvreté est une question politique, liée à la manière dont on organise une société. Je conçois l’agriculture urbaine et la justice alimentaire comme une entrée vers d’autres questions de justice, problèmes sociaux et réalités vécues. On ne peut pas extraire l’alimentation de ce système, car il y a une intersectionnalité entre le travail, la nourriture, le transport, le logement ou encore le foncier.

CS : Articuler justices alimentaire et foncière est nécessaire dès lors qu’on aborde l’agriculture urbaine via la terre, ou plus largement le support spatial de cette activité (qui peut-être aussi pratiquée hors-sol : sur les murs, balcons, toitures…). Comment produire sans accès au foncier ? Dans les comparaisons entre les villes et les campagnes, j’ai été frappé par un phénomène discret mais réel, celui des agriculteurs sans-terres. Dans les pays d’Amérique latine et centrale, la justice foncière vient des revendications pour la souveraineté alimentaire via les luttes pour l’accès à la terre. En travaillant sur l’agriculture urbaine et périurbaine, j’observe l’augmentation des agriculteurs sans-terres, ce qui me conduit à réfléchir à la diversité des formes d’accès à la terre pour produire, y compris en ville, pour pouvoir cultiver mais aussi vendre. J’observe, aux États-Unis comme en France, des « agricultures nomades » (Soulard, 2014b) qui réunissent une diversité d’acteurs agricoles à la recherche de terres pour cultiver, élever ou parquer des animaux. Ils démarchent des propriétaires et des habitants pour occuper la terre temporairement, développant des innovations foncières, comme un néo-métayage par exemple, ou des formes productives s’adaptant à la mobilité ou à l’exiguïté. Ces phénomènes invitent à une réflexion sur la question des communs agricoles urbains, et sur leur rôle dans la sécurité foncière (Salenson et Simonneau, 2018).

NM : Aux États-Unis, la justice foncière est aussi un moyen pour les Afro-américains et les Amérindiens d’aborder la question des réparations pour l’esclavage, le génocide et le vol des terres autochtones, c’est à dire les péchés originaux de ce pays (Williams et Holt-Giménez, 2017). Selon Sara Safransky (2018), la justice foncière aide à rendre visible « l’économie morale de la terre » sous l’assaut du « capitalisme racial » (Melamed, 2015; Pulido, 2017) et du colonialisme, et met en question le système foncier que nous prenons pour acquis. Même si cela n’en est qu’un aspect, les jardins peuvent acquérir une dimension symbolique et thérapeutique, voire émancipatoire (McClintock, 2018a). Je travaille avec MudBone Grown, un organisme fondé par un couple Afro-américain, qui a une petite ferme à côté de l’Oregon Food Bank (voir Fig. 2). C’est un espace de production mais aussi d’éducation pour les jeunes Afro-américains et d’autres « people of color » qui peuvent faire l’expérience d’un nouveau rapport à la terre, réparateur, selon leurs propres termes et désirs. C’est aussi un moyen de célébrer la longue histoire agro-culinaire des Afro-américains. La justice foncière invite à réfléchir aux possibilités de créer de tels espaces.

2 : Ferme urbaine Mudbone Grown située à côté de la banque alimentaire de l’Oregon (McClintock, 2015).

CS : J’ai un autre exemple à Portland avec l’association Wisdom of the Elders qui déclare que les Amérindiens sont les premiers scientifiques de l’Amérique parce qu’ils connaissent la nature de façon ancestrale. Ils proposent ainsi leurs services à la direction des espaces naturels de la Ville de Portland, ce qui leur permet de trouver des emplois tout en impulsant une gestion de la nature qui redonne une place aux plantes indigènes. C’est un autre exemple d’accès à la terre, qui passe non pas par la propriété mais par la gestion naturaliste d’espaces publics.

LES TRAVAUX SUR LES SYSTÈMES AGRI-ALIMENTAIRES URBAINS ONT EU TENDANCE AU DÉPART À INSISTER SUR LES BÉNÉFICES PERMIS PAR L’ÉMERGENCE DE SYSTÈMES ALTERNATIFS. RÉCEMMENT, LES APPROCHES CRITIQUES ONT PLUTÔT POINTÉ LES PROBLÈMES, LES CONTROVERSES ET LES INCERTITUDES PORTÉS PAR CES TRANSFORMATIONS. QU’EST CE QUE CE DÉPLACEMENT A APPORTÉ ?

NM : Installer un jardin ou un supermarché dans un désert alimentaire ne résoudra pas le problème. De même, dans les projets alternatifs, on trouve souvent des individus progressistes, socialistes voire anarchistes, qui pourtant ne se rendent pas compte qu’ils exercent le même système de domination et le « white male privilege ». Avec la faillite de ces expériences, on s’est rendu compte de l’importance de changer d’approche, en mettant les populations au premier plan et en leur demandant ce dont elles ont besoin et quelles sont leurs priorités. Ce qui est nouveau dans les recherches sur la justice alimentaire est de proposer une analyse critique de ces interventions prétendument bénéfiques : ces alternatives font ainsi l’objet de beaucoup de travaux de justice alimentaire car finalement on sait déjà que le système agro-industriel capitaliste est néfaste. Or, il est important d’éviter de recréer les mêmes systèmes d’oppression et de domination qui existent dans la société.

CS : Spontanément, on peut croire au premier abord qu’un projet de jardin communautaire, du moment qu’il accueille une diversité sociale de jardiniers, contribuera à renforcer la justice alimentaire, or ce n’est pas forcément le cas. Dans quelle mesure cette population diverse a prise sur ce qui s’y passe et ce qui s’y décide ? Dans quelle mesure les gens qui ont accès à ce jardin peuvent choisir ce qu’ils y font, s’organiser à leur façon, y exprimer leur culture ? Sans ce regard critique apporté par la justice alimentaire on peut ne pas voir que des initiatives a priori bénéfiques peuvent reproduire les inégalités qu’elles dénoncent par ailleurs. Ici encore, la comparaison entre l’Amérique du Nord et l’Europe entre en jeu, via un différentiel de temps. Ces phénomènes sont plus récents en France, où nous sommes encore dans la phase de la découverte du mouvement local. Il y a un enthousiasme partagé, du côté des élus comme des citoyens, et des chercheurs. Aux États-Unis, cet enthousiasme est présent mais la longue durée a permis d’observer des effets négatifs et contre-intuitifs des politiques de développement durable, même dans des cas où les intentions des gens étaient positives, comme le montrent les travaux de Nathan sur l’écogentrification (Goodling, Green et McClintock, 2015 ; McClintock, 2018b). En France, ces questionnements sont émergents, mais les problèmes sont identiques : il faut aussi regarder la facette invisible de l’agriculture urbaine, en réponse au chômage, à la pauvreté, à l’immigration.

NM : Il y a quelques années, alors qu’à Oakland tout était interprété via le prisme de la justice alimentaire, on se concentrait à Portland sur l’écologie et la durabilité urbaine. C’est une ville à 72 % blanche, contrairement à Oakland seulement blanche à 26 %. À Portland domine un esprit environnemental progressiste institutionnalisé depuis les années 1970, qui s’accompagne d’un fort aveuglement envers les questions sociales racialisées et une forte ignorance de l’histoire du racisme dans l’État d’Oregon. Mais depuis quelques années, il y a une évolution vers une mise en avant et une institutionnalisation des questions d’équité sociale et raciale. On fait face à une crise d’écogentrification et les contradictions du développement durable éclatent au grand jour : la crise des logements a créé une migration des pauvres et des populations racialisées vers l’Est de la ville. Suite à un investissement dans la durabilité (green investment) du centre-ville, les jardins communautaires se développent grâce aux jeunes hipsters et écolos, et les populations défavorisées – souvent racialisées – se déplacent à l’Est.

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EST-CE QUE CE DÉPLACEMENT CRITIQUE PERMET DE SORTIR DE CE QUE CERTAINS APPELLENT LE « LEURRE DU LOCAL » (LOCAL TRAP) ?

NM : On connaît les dangers d’une analyse qui serait seulement menée en termes de justice spatiale, menant vers le piège du local (Born et Purcell, 2006), conduisant à penser que le problème réside dans le manque de supermarchés, de marchés ou de jardins, et qu’il suffirait d’en installer davantage pour résoudre le problème. Aujourd’hui les études critiques répugnent de plus en plus à mobiliser le concept de désert alimentaire, utilisé par les pouvoirs publics pour prétendre résoudre les problèmes d’accès alimentaire (Shannon, 2014) : or sans moyens économiques, les individus ne peuvent pas bénéficier des nouveaux points d’accès alimentaire à proximité (voir dans le numéro #10 l’article d’E. Bernot sur la notion de désert alimentaire à Detroit). Les solutions spatiales sont insuffisantes. On parle d’ailleurs de « mirage alimentaire » pour désigner une situation où le jardin, le marché ou le supermarché sont présents mais les individus n’y ont pas accès, notamment car les prix sont trop élevés.

CS : En effet, il peut s’agir d’une fausse proximité. À Portland les marchés de producteurs ont du mal à faire venir des populations défavorisées, même en jouant sur la baisse des prix via les coupons alimentaires du programme SNAP (Supplemental Nutrition Assistance Program), le programme d’aide alimentaire de l’État fédéral. C’est aussi dû à des questions culturelles : ces marchés sont faits pour un modèle américain classique, or les populations immigrées vont ailleurs car elles recherchent des aliments qui correspondent à leurs cultures alimentaires (Hochedez et Le Gall 2016). L’autre problème aux États-Unis réside dans les habitudes alimentaires : un grand nombre de familles ne mange plus à table, ne cuisine plus, et n’achète donc pas de produits non préparés. Les plus pauvres n’ont parfois pas de cuisine, ni même de réfrigérateur. Dans certains quartiers de Portland, 80 % des enfants sont malnutris. L’alimentation doit être repensée en fonction de la situation des gens, en particulier les personnes en grande difficulté car l’alimentation est encastrée dans les problèmes de logements, de déplacement, de lien social, etc. La distribution d’aide alimentaire est elle-même sélective : certaines personnes, surtout des femmes qui viennent avec leurs enfants, n’arrivent pas à transporter tous les aliments qu’elles pourraient recevoir des banques alimentaires car elles n’ont pas de voiture. Autre exemple sur les aspects culturels de l’alimentation : à Portland, il y a des programmes pour les réfugiés du Bhoutan et de Birmanie avec des jardins productifs par ces familles (voir Fig. 3). Au début de ce projet, l’organisateur avait proposé un jardin collectif qui n’a pas marché car les gens voulaient s’organiser entre eux et à leur manière. Il a finalement laissé les familles s’organiser, tout en veillant à l’équilibre des attributions. Aujourd’hui, une moitié du jardin est birmane et l’autre bhoutanaise car ces communautés n’ont pas les mêmes manières de s’organiser. Les cultures sont traditionnelles (Brassica Juncea ou moutarde indienne) et la taille des parcelles varient selon les regroupements entre familles.

Figure 3 : Jardin communautaire accueillant des familles de réfugiés birmanes et bhoutanaises (Soulard, 2018)

L’ENTRÉE PAR L’ÉCHELLE LOCALE EST AUSSI UNE MÉTHODOLOGIE PRIVILÉGIÉE PAR CES TRAVAUX, CONDUISANT À UNE PRODUCTION MONOGRAPHIQUE IMPORTANTE. EST-CE UNE ÉCHELLE D’ANALYSE PERTINENTE ET POURQUOI ?

NM : L’approche locale est dominante car elle est issue d’une approche ethnographique, anthropologique et de géographie humaine. Certes, cela pose la question de la montée en généralité. Pour moi, la réponse repose dans un travail de longue haleine. J’ai commencé à travailler sur Oakland il y a plusieurs années (et sur Thiès et Dakar avant ça !), puis ensuite sur Portland, Vancouver et Montréal : cela permet une comparaison linéaire mais aussi diachronique. J’effectue aussi des collaborations comparatistes au sein des études urbaines, notamment sous la forme de « comparaisons relationnelles » (Ward 2010), soit non pas une comparaison terme à terme, mais une attention à la manière dont les idées circulent entre les villes et en intégrant l’agriculture urbaine dans un réseau plus large de flux économiques et socio-politiques. C’est intéressant de comprendre comment on adopte les politiques dans des contextes spécifiques : la notion de « policy mobilities »1 (McCann, 2011; McCann et Ward, 2011) permet d’analyser comment des idées abstraites se concrétisent au niveau local. J’utilise aussi la méthode du sociologue Michael Burawoy (2009) de l’« étude de cas élargie ». De ces approches méthodologiques, on retient que l’extension du cas spécifique aux autres échelles (scaling up) permet de comparer différents cas réunis par les mêmes échelles. Il faut donc être patient et développer des collaborations comparatistes, même si je tiens beaucoup à l’approche ethnographique.

CS : Je partage le constat d’une littérature très marquée par les études de cas locales. Comment capitaliser ? Non seulement les études de cas sont locales, mais il y a un mélange important entre des travaux de recherche et des études à visées opérationnelles. Dans notre équipe à l’INRA de Montpellier, nous avons répondu à cette limite en développant la comparaison internationale. Ce type de comparaison permet de rendre visible les effets structurels, tels que les rapports à la propriété, les priorités dans les politiques publiques, l’institutionnalisation du développement durable… Dans le projet DAUME (Durabilité des agricultures urbaines en Méditerranée) que nous avons coordonné avec Coline Perrin et Elodie Valette, nous avons montré le poids de ces différences de sociétés et de politiques nationales (Banzo et al., 2016). La comparaison internationale permet non seulement de saisir les effets de cadrage, mais aussi de comprendre les transferts de politiques publiques d’une ville à l’autre et d’une échelle à l’autre, et de mieux ainsi apprécier les spécificités locales. La démarche interdisciplinaire offre des outils méthodologiques pour montrer un enchevêtrement multiscalaire entre des acteurs qui agissent à différents niveaux tout en étant liés (Perrin, 2015).

LE CADRE THÉORIQUE DE LA JUSTICE ALIMENTAIRE EST TRÈS MARQUÉ PAR LA CONFIGURATION SOCIALE, POLITIQUE ET TERRITORIALE DES MÉTROPOLES ET DU SYSTÈME AGRI-ALIMENTAIRE NORD-AMÉRICAINS. COMMENT L’ADAPTER À LA SITUATION FRANÇAISE ? QUELLES PISTES DE TRADUCTION ET DE DÉPLACEMENT VOUS PARAISSENT FÉCONDES ?

NM : Les inégalités sociales et raciales sont universelles, loin d’être un phénomène propre à l’Amérique du Nord : la situation des banlieues françaises en témoigne. Les contextes sont différents mais l’approche par la justice alimentaire permet de regarder les inégalités quelles qu’elles soient, et comment elles fonctionnent à chaque étape du système alimentaire. C’est ce que nous avons essayé de faire dans le numéro ACME que j’ai dirigé avec Ségolène Darly (Darly et McClintock, 2017), sur le lien entre agriculture urbaine et néolibéralisme : le « néolibéralisme en pratique »2 (Brenner, Peck et Theodore, 2010) produit des effets similaires en Amérique du Nord, à Paris, à Dublin et dans le Sud de l’Espagne, mais il se manifeste différemment au niveau local en fonction des contextes économiques et sociaux.

CS : Il ne s’agit pas d’adapter un cadre théorique disponible à d’autres contextes, mais pour s’en inspirer, il faut l’avoir bien compris, c’est l’objectif de mon travail de terrain à Portland. Le regard critique qu’apporte la justice alimentaire aide à être plus affuté sur la part invisible et informelle de l’agriculture urbaine, celle des populations qui cultivent la terre sans avoir accès à la visibilité. En France, les agriculteurs sont aujourd’hui une catégorie socioprofessionnelle minoritaire. Face à l’érosion continue de la transmission familiale héritée, qui a été le modèle de reproduction jusqu’alors, l’avenir de l’agriculture viendra-t-il de et par la ville (Soulard Hasnaoui Amri et Scheromm, 2016) ? Car finalement, en arrière-plan de l’agriculture urbaine, il y a un mouvement de reconsidération des agriculteurs, et un mouvement porté par des néo-agriculteurs citadins. Quant aux populations urbaines immigrées et ségréguées, la justice alimentaire nous donne des outils théoriques pour mieux comprendre comment elles renouent via l’agriculture urbaine un rapport culturel à l’alimentation, et plus largement à la ville, au sens de la notion de droit à la ville d’Henri Lefebvre et de David Harvey.

NM : La question de la visibilité est majeure. Si en France, la plupart des producteurs sont des populations dominées, il y a aux États-Unis des invisibles du mouvement de la justice alimentaire dont parlent beaucoup Kristin Reynolds et Nevin Cohen dans leur ouvrage Beyond the Kale (2016). C’est une question de justice représentationnelle : des Afro-américains et des Latinos agissent depuis une dizaine voire une vingtaine d’années dans les quartiers de New York City mais restent invisibles, alors que les néo-agriculteurs urbains blancs occupent les medias et les réseaux sociaux et sont devenus le nouveau visage de l’agriculture urbaine. Avec cette publicité vient aussi le soutien de la ville, le financement, l’accès subventionné aux terres municipales, etc.

CS : En revanche, l’invisibilité est parfois une condition de survie. Dans sa thèse sur l’élevage de porcs urbains à Bobo-Dioulasso, Ophélie Robineau (2013) a montré que l’invisibilité est une condition de tolérance de cette activité en ville, cette pratique y étant interdite : moyennant des arrangements avec les voisins, on fait tout pour éviter les conflits et le risque d’être « déguerpis ».

 

CERTAINS D’ENTRE VOUS ONT PARTICIPÉ À L’ÉLABORATION DE POLITIQUES AGRICOLES ET ALIMENTAIRES URBAINES, EN PARTENARIAT AVEC LES POUVOIRS MUNICIPAUX. QUELS ENSEIGNEMENTS PEUT-ON TIRER DE CES EXPÉRIENCES ?

NM : À Oakland j’ai fait partie des fondateurs du Food Policy Council (FPC) (conseil politique alimentaire), qui réunissait les acteurs du système alimentaire. Là-bas à Oakland et ici à Portland, j’ai travaillé avec plusieurs associations et des organismes non gouvernementaux (ONG) : avec le démantèlement de l’État en contexte néolibéral, la gouvernance de l’agriculture urbaine leur est en partie déléguée. L’important pour moi dans ces circonstances a été d’intégrer les questions pratiques des habitants à nos questionnements théoriques, en trouvant un équilibre.

CS : À Montpellier j’ai coordonné l’équipe de recherche qui a appuyé la Métropole dans l’élaboration de sa Politique Agro-écologique et Alimentaire (P2A). C’était passionnant car inédit : jusqu’à présent, les villes en France n’avaient pas de politique alimentaire, n’ayant pas la compétence dans ce domaine, la politique alimentaire relevant du niveau ministériel. C’est seulement depuis la loi du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt que l’État promeut des Projets Alimentaire Territoriaux. Nous avons pu mener ce travail de « recherche-action » car nous avons bénéficié d’une fenêtre d’opportunité : d’un côté une demande nous a été adressée de la part de la Métropole, de l’autre nous venions de terminer deux projets de recherche sur l’agriculture urbaine (ANR DAUME) et sur le système alimentaire urbain (Projet SURFOOD), portant notamment sur Montpellier. Nous disposions de données et nous avons réalisé un travail d’animation pour aider la collectivité à concevoir une politique, qui a été ensuite mise en œuvre. La seconde phase a été un suivi de cette mise en œuvre, et un travail de recherche approfondi sur la question de la participation des agriculteurs à la P2A, dans le cadre de la thèse professionnelle en contrat CIFRE (Conventions Industrielles de Formation par la REcherche) réalisée par Nabil Hasnaoui Amri. Cette expérience a permis de comprendre les jeux d’acteurs qui ont émaillé la mise à l’agenda politique de la question agricole et alimentaire à Montpellier (Michel et Soulard, 2017). Cette politique a fait émerger ou a renforcé des acteurs porteurs d’une demande alimentaire et agricole. Elle a aussi ravivé les contradictions entre « produire la ville » et « protéger les terres agricoles » créant de nouveaux rapports de force qui se sont exprimés lors de la révision du SCOT (Schéma de cohérence territoriale). Mais elle a aussi révélé la difficulté à intégrer dans la politique locale l’enjeu nouveau de la précarité alimentaire (Paturel et al., 2015).

 

QU’EST CE QUE CES EXPÉRIENCES VOUS ONT DONNÉ À VOIR DE LA GOUVERNANCE DES SYSTÈMES AGRI-ALIMENTAIRES URBAINS ET DU RÔLE DES ACTEURS, IMPLIQUÉS À DIFFÉRENTS ÉCHELONS, SELON DES STATUTS DISTINCTS ET AUX INTÉRÊTS CONTRADICTOIRES ?

CS : Un système alimentaire urbain n’est pas réellement piloté et pilotable, même si une politique alimentaire existe. On a plutôt affaire à un maelstrom d’acteurs et d’initiatives dont l’agrégation peut créer un mouvement social, le food movement des anglo-saxons, susceptible de s’amplifier et d’induire une transition durable du système (Cohen et Illieva, 2015). Un certain nombre d’acteurs vont porter ces idéaux alimentaires, sur l’aménagement et l’équité, et se coordonner entre eux de façon directe ou indirecte à la manière d’une « soft gouvernance ». À Portland par exemple, les systèmes d’information sur la politique urbaine durable sont très développés : la Ville, la Métropole et le Comité développent tous des cartes et observatoires accessibles au public. Toutefois, il existe depuis 2007 une initiative d’un autre genre, nommée The Regional Atlas of Equity, à laquelle ne participe aucun acteur public. Cet atlas est innovant car il offre non seulement des cartes statistiques sur l’équité, mais il associe aussi des habitants en collectant des témoignages des personnes en difficulté. C’est un exemple du soft power : en produisant des données que les acteurs publics n’ont pas voulu mettre en avant, cet atlas met à disposition des données qui peuvent être mobilisées dans le débat public. C’est un exemple parmi d’autres, des points de contrôle que des acteurs critiques vont créer pour favoriser une gouvernance plus juste et durable. Cela correspond à la notion de watchdog, portée par des organisations qui veillent et alertent lorsque l’intérêt général dévie vers les intérêts privés de promoteurs immobiliers ou des lobbies professionnels : je pense à ce propos au livre de Sy Adler (2012) sur la négociation politique des Urban Growth Boundaries dans l’Oregon. Ces expériences montrent qu’il y a une hybridation profitable entre des acteurs incontournables comme le gouvernement urbain local, et des acteurs capables de produire des connaissances alternatives ou de développer des capacités de mobilisation. Ces acteurs « sentinelles » jouent un rôle de surveillance et de négociation.

NM : À ce propos le cas de la dissolution du Portland/Multnomah Food Policy Council (PMFPC), après dix ans d’existence, est très intéressant. Le rôle du FPC était de proposer des idées et de produire des informations sur le système alimentaire. Ses membres se sont progressivement intéressés aux questions de justice, transformant ce conseil politique en un groupement de jeunes militants : la différence culturelle entre les membres de PMFPC et le gouvernement a conduit à une rupture (Coplen et Cuneo, 2015). Cela montre que la gouvernance formelle, très statique, n’évolue pas avec la même flexibilité. L’essentiel est de comprendre que la gouvernance de l’agriculture urbaine est plutôt un rapport hybride entre les groupes d’individus, les ONG et la politique formelle. Avec mes collègues de Vancouver, nous comparons l’agriculture urbaine dans nos deux villes via le prisme de la gouvernance et les formes de contestation à travers ces espaces politiques (McClintock, Miewald et McCann, 2018). Qu’est-ce que l’agriculture urbaine peut nous dire sur le fonctionnement de la gouvernance ? C’est ce qu’on appelle une « gouvernance tressée » entre le formel et l’informel qui devient une « everyday governance ». Inspirée des travaux sur les villes du Sud globales (Blundo et Meur, 2008 ; Cornea, Veron et Zimmer, 2017), ainsi que de ceux De Certeau et Lefebvre, il s’agit d’une gouvernance ancrée dans les actions quotidiennes et les pratiques spatiales, comme la gestion des terres, les conversations entre producteurs, la circulation des idées… Plus qu’une dialectique c’est une coévolution entre acteurs informels et formels.

ENTRETIEN RÉALISÉ EN MARS 2018 ET MIS À JOUR EN AVRIL 2018 PAR FLAMINIA PADDEU

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Photographie de couverture: Création d’un jardin communautaire dans un quartier pauvre de l’Est de Portland (McClintock, 2014)

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  1. Le terme de « policy mobilities » pourrait être traduit en français par l’expression de « mobilité des politiques ». Il désigne des transferts de politiques, appréhendés comme un processus social et collectif fondé sur des échanges entre groupes formant des communautés de savoirs, d’experts et de pratiques. Il s’inscrit dans les débats anglophones sur la circulation internationale des modèles, marqués par le « mobility turn » des sciences sociales. []
  2. Le terme de « néolibéralisme en pratique » traduit l’expression anglophone d’« actually existing neoliberalism ». Cette expression de N. Brenner et N. Theodore (2002) désigne les modalités et les effets de la mise en place d’un régime institutionnel néolibéral. []

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