#14 / Portfolio : Big in Japan, les gabarits de l’altérité à Tokyo

Sophie Buhnik

Le portfolio de Sophie Buhnik au format PDF


Les résidents de nationalité étrangère au Japon connaissent bien la chanson du groupe Alphaville : « things are easy when you’re big in Japan ». Et ils aiment en détourner les paroles : let’s say, when big doesn’t go bigger than 5ʹ8ʺ ((« La vie est facile quand on est grand au Japon/ Si par grand on n’entend pas plus de 173 cm ». La chanson d’Alphaville se réfère à une expression employée à la fin des années 1970 par le magazine japonais Music Life, qui a peu à peu désigné des groupes étrangers rencontrant un grand succès sur l’archipel, malgré les écarts linguistiques et culturels. L’autre phrase vient de conversations que j’ai eues avec des expatrié.e.s lors de mes années de vie à Kyoto et Tokyo.)). Lorsqu’on découvre le pays, c’est frappant : tout paraît petit, des logements aux rues et aux véhicules, du mobilier aux vêtements. Paradoxalement, cela n’est pas incompatible avec le lexique du gigantisme employé pour décrire les formes de la ville japonaise.

Ces ordres de grandeur se vérifient à l’aide de statistiques. Gigantisme : la région de Tokyo demeure peuplée de plus de 30 millions d’habitants et ses centres d’affaires comportent certaines des tours les plus imposantes de la planète, tandis que le pôle ferroviaire de Shinjuku restait fréquenté chaque jour par 3 à 4 millions de passagers en 2019, malgré le déclin de la population nationale (Buhnik, 2017). Petitesse : les gares sont louées pour la qualité de leur service. Leurs concepteurs ont précocement et ingénieusement ménagé des espaces commerciaux ou de loisir parfois minuscules, ponctuant les itinéraires des voyageurs. On y trouve un semis de magasins ou de convenience stores (konbini) ouverts à toute heure, qui déploient une gamme de produits vendus à l’unité (fig.1) qui s’avèrent toujours très légers, même quand il s’agit de labels internationaux (comme les yaourts Danone qui pèsent 75 g, contre 125 g en France).

1. Rayons de soupes à la gare d’Ebisu et au supermarché Life de Nakameguro (Buhnik, 2020).

Le champ des sciences sociales sur le Japon s’est peu penché sur le contraste entre le XXL caractérisant la production urbaine et le XS du quotidien, dont l’imaginaire s’est en revanche bien emparé. Le stéréotype des salariés entassés dans des appartements-capsules, qui s’épuisent en navettes entre le domicile, la gare labyrinthique et le bureau, a inspiré de nombreux récits dystopiques. Cependant, la présence désormais récurrente de Tokyo ou Osaka en tête des classements de villes les plus agréables au monde1 suggère une articulation efficace entre ces échelles. C’est le sens d’une remarque faite par Michel Lussault pour la revue Urbanisme : « Quand on regarde Tokyo de haut, on n’y comprend rien ; mais en bas, à l’échelle du piéton, c’est incroyablement confortable. Paris, c’est l’inverse » (2020 : 73).

S’interrogeant sur ces décalages entre la représentation de Tokyo en archétype de mégapole et sa petitesse à l’échelle humaine, ce portfolio n’a pas pour ambition d’identifier une singularité des villes japonaises, mais plutôt de comprendre comment l’expérience de l’exiguïté structure le trouble ressenti par les étrangers qui séjournent dans les espaces densément urbanisés du Japon. Cela introduit une réflexion sur ce qui crée et maintient l’altérité – avec ses rapports de pouvoir afférents – dans la pratique des villes globales, derrière les processus de standardisation qui les rapprochent.

À travers plusieurs séries de photographies prises en 2019 et 2020, j’ai voulu rendre visible les gabarits vécus, de l’échelle du corps à celle de l’organisation de la ville, au cours de pérégrinations à l’ouest de Tokyo. Les clichés illustrent trois aspects de la vie de tous les jours : l’habillement ; les rues ; l’occupation d’espaces fermés ou semi-fermés. Mis en miroir avec des notes de terrain et la collecte de paroles d’expatrié.e.s, ces clichés se placent du point de vue d’individus originaires de pays où la corpulence moyenne est supérieure à celle des Japonais, et qui cherchent à trouver leurs marques, en jouant ici sur le double sens de repères et de produits familiers. Ce texte est influencé par ma posture, littéralement, de femme européenne, mesurant 177 cm, titulaire d’un doctorat, exerçant au Japon un métier doté d’un capital symbolique important (lié à la diplomatie scientifique). J’ai néanmoins pu vérifier comment mes réactions rejoignent celles d’expatrié.e.s issu.e.s d’autres générations et milieux socio-professionnels. J’essaie à cet égard de rendre compte de la situation complexe de résidentes étrangères diplômées et actives, qui oscille entre statut d’élite migrante et difficultés d’intégration à une société réputée pour la persistance de fortes inégalités genrées2.

Le sud-ouest de Tokyo, entre quiétude résidentielle et lieux branchés

Le Livre blanc sur la santé de la population japonaise3 indique qu’en 2017 la corpulence moyenne des hommes de 25 ans est de 170,9 cm et 67,6 kg, 157,9 cm et 53 kg environ chez les femmes du même âge. Les statistiques descendent à 164,4 cm (pour 63 kg environ) et à 150,7 cm (pour 52,4 kg), chez les hommes et femmes âgés de 70 à 74 ans, ce qui témoigne de la croissance gagnée grâce à une amélioration de la nutrition depuis l’après-guerre. Quoiqu’il en soit, si vous venez d’un pays où la taille moyenne des femmes et des hommes est supérieure à 1,65 et 1,75 cm, il est très probable que tout vous paraisse étroit. Le prêt-à-porter adapté aux gabarits de nombreuses personnes venues d’Amérique du Nord, d’Afrique et d’Australie, relève de magasins spécialisés et les adresses sont limitées.

Cela a motivé le choix de concentrer le portfolio sur des quartiers situés dans plusieurs municipalités d’arrondissement au sud-ouest de Tokyo4 (voir carte, fig. 2) :

  • L’avenue Omotesandō et ses rues adjacentes, entre les arrondissements de Minato et Shibuya ;
  • Les quartiers de la gare d’Ebisu et Daikanyama dans l’arrondissement de Shibuya ;
  • Les quartiers de Nakameguro et Yūtenji dans l’arrondissement de Meguro.

2. Localisation des lieux de prises de vue dans Tokyo. Source des données et des fonds de carte : service pour l’information géospatiale du ministère du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme, http://nlftp.mlit.go.jp/ksj/.

Ces espaces ont parfois été appelés « deuxième ville haute » car ils se situent dans le prolongement de la ville haute (yamanote), qui regroupait les résidences réservées aux familles des shōgun (généraux détenant le pouvoir militaire et civil jusqu’en 1868) et des gouverneurs de province. Ils se caractérisent par leur relief et contrastent avec la ville basse (shitamachi) à l’est de la capitale, dont une partie se trouve en-dessous du niveau de la mer, ce qui la rend vulnérable aux inondations. Cette dichotomie s’est perpétuée au XXe siècle. En effet, les territoires de l’aristocratie (fig.4) ont ensuite servi de vitrine à un développement incorporant les innovations venues de l’Occident, afin de démontrer la capacité du Japon à traiter d’égal à égal avec les puissances coloniales de l’époque. Beaucoup d’anciennes demeures seigneuriales ont été réaménagées en parcs, ambassades, musées ou zones résidentielles plus végétalisées et aérées que le nord et l’est de Tokyo. Par ailleurs, Omotesandō a tôt bénéficié de plans d’embellissement destinés à en faire les « Champs-Elysées de Tokyo » (fig.3). Rapidement, la montée des prix fonciers a entraîné une forte périurbanisation, encouragée par des opérateurs ferroviaires soucieux d’attirer des aménagements rentables et prestigieux (campus universitaires, lotissements) le long de leurs réseaux.

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3. Vue panoramique de l’avenue Omotesandō. Au centre, un mall abrite des chaînes de vêtements populaires, dont The SHEL’TTER (Buhnik, 2019).

Dans la continuité de cette histoire urbaine, les municipalités de Minato, Shibuya et Meguro affichent des revenus par habitant parmi les plus élevés du pays. Au cours des années 1980, leur population vieillissait parce que les prix des logements devenaient inabordables. Peu après l’éclatement de la bulle spéculative (1990), des travaux d’assainissement du canal de Meguro précèdent le vote de la loi de Renaissance urbaine de 2002. Celle-ci autorise entre autres une augmentation des coefficients d’occupation des sols, incite au portage de grands projets par des compagnies privées et facilite ainsi l’édification de tours de logements dotées de multiples services. Certaines opérations rappellent les expérimentations modernistes menées après le séisme de 1923 ; mais à l’esprit progressiste se substituent des enjeux de relance des marchés immobiliers. En 1996, les 232 appartements construits par la corporation publique Dōjunkai à Daikanyama sont remplacés par un condominium de 501 logements, dont une partie sert à reloger les locataires Dōjunkai, le reste étant vendu à des particuliers5. Parallèlement, le conglomérat Being, qui regroupe des labels musicaux indie, se sépare de terrains qu’il possédait à Ebisu et alentours. Ces changements stimulent l’installation d’entreprises liées aux secteurs de l’art, de la mode, du design et de l’ameublement.

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4. Héritages de la ville haute : la villa Asakura et un kura (bâtiment où l’on entreposait des objets précieux) réinvesti par le Bombay Organic Café et le confectionneur Okura (Buhnik, 2019).

Il s’ensuit un regain d’attractivité qui régénère la zone Ebisu-Daikanyama-Nakameguro, tout en formant un front de gentrification qui s’est étendu vers les quartiers plus modestes de Yūtenji et Setagaya (voir carte). Malgré leur cachet bourgeois, ces quartiers sont considérés comme les plus branchés de la capitale, parangons d’un Japon désirable mis en avant par les politiques étatiques de soft power et les stratégies d’attractivité du gouvernement métropolitain de Tokyo.

Les caractéristiques socio-écoonomiques de ces quartiers laissent de ce fait supposer qu’il est plus facile d’y trouver un large éventail de gabarits. D’abord, la surreprésentation de résidents étrangers et/ou jeunes est liée à une grande densité d’universités, ainsi qu’à la présence de nombreuses ambassades dans les arrondissements de Minato et Shibuya. Le cœur de Shibuya demeure quant à lui le principal pôle de loisirs diurnes et nocturnes de la jeunesse cosmopolite vivant dans la capitale. L’économie locale favorise aussi le recrutement d’expatrié.e.s car elle est axée sur des métiers relevant de l’informatique et de la communication (Google ayant déménagé son siège vers la tour Shibuya Stream), ainsi que du tourisme et de la restauration. L’avenue Omotesandō est très fréquentée des visiteurs qui effectuent un premier séjour au Japon : ils profitent du panorama qu’elle offre et la parcourent en général jusqu’au sanctuaire Meiji, dans le parc de Yoyogi. À Nakameguro, chaque rive du canal de Meguro est bordée de cerisiers dont la floraison, au printemps, forme une canopée qui attira 3 millions de touristes en 20186 (fig.5). Influencée par cette internationalisation, l’activité immobilière crée des hybridations caractéristiques des « hyper-lieux » (Lussault, 2017), entre alignement sur des modèles urbains qui circulent globalement et mise en exergue de décors se référant à l’art et à l’architecture pré-modernes.

5. Vue du canal de Meguro en hiver (Buhnik, 2019).

Mesures de l’exiguïté : l’habillement

Ensuite, le secteur de la mode est représenté dans presque toutes ses déclinaisons grâce à l’activité de plusieurs milliers d’enseignes, avec des clusters assez distincts en fonction des quartiers. Cela fait de l’habillement une mesure pertinente de l’ouverture de la ville à l’altérité. À Omotesandō, le tissu commercial se décompose en deux types : sur et autour de l’avenue se succèdent des chaînes de fast retailing (Zara) et des enseignes de luxe (fig.6), dont beaucoup appartiennent au groupe LVMH. S’y ajoutent des marques japonaises (Comme des Garçons, Issey Miyake), des lieux de restauration et des boutiques de souvenirs où les menus et les nomenclatures sont traduits, ce qui éclaire sur les tailles proposées et leurs équivalences d’une région à une autre.

6. L’enseigne Valentino et Omotesando Hills sur l’avenue Omotesandō (Buhnik, 2020).

En se dirigeant vers le parc de Yoyogi, de part et d’autre de l’avenue, Ura-harajuku (ou Urahara) désigne un lacis de rues fourmillant de restaurants et de boutiques s’apparentant à des concept stores (fig.7). Par exemple, Crayon House est un magasin dédié à la maternité, qui organise souvent des rencontres avec des essayistes féministes et écologistes. Urahara mène à la rue Takeshita, qui devint un pôle de mode anticonformiste d’où émergea une vague de streetwear révolutionnant la place du Japon dans le monde de la mode. Ce fut aussi un lieu de rendez-vous de cosplayers, avant d’être rattrapé par sa mise en tourisme (Bain, 2017).

7. À Urahara ; on aperçoit Crayon House sur l’image b, à droite (Buhnik, 2019).

Alors que les initiateurs de tendances désertaient la rue Takeshita, la renommée d’Ebisu-Daikanyama s’est accrue. S’y entremêlent des activités liées à la culture (le musée métropolitain de photographie ou le T-site, un complexe conçu pour le libraire Tsutaya qui remporta le prix Design for Asia en 2013), des galeries d’art, des studios de danse et de musique, et toute une économie résidentielle huppée. Le secteur de la mode indépendante y a proliféré (fig.8) aux côtés de department stores (galeries marchandes) comme Mitsukoshi ou Atré autour de la gare d’Ebisu, concentrant des enseignes franchisées classieuses.

8. Une enfilade d’enseignes indépendantes à Daikanyama (Buhnik, 2020).

En comparaison, Nakameguro et surtout Yūtenji dégagent une atmosphère de ville ordinaire : ils ont en partie échappé aux destructions causées par les bombardements de la Seconde guerre mondiale et à une verticalisation des tissus bâtis, à l’exception des abords des gares. Ils se composent de voies bordées de pavillons ou de petits immeubles, entrecoupés de rues commerciales actives, grâce aux associations de marchands. La qualité paysagère, la faible hauteur des constructions et la quiétude en ont fait des lieux visités par un nombre croissant d’instagrammeurs.

Des hauteurs de Daikanyama jusqu’à la rivière, les boutiques de créateurs (fig.9) alternent avec des restaurants exotiques, des épiceries, des librairies-cafés et des salons de coiffure. À rebours des campagnes agressives déployées par le fast retailing, les créateurs logés à Nakameguro s’attachent plutôt à défendre un style intemporel et artisanal (fig.9). Ils se fournissent souvent auprès d’ateliers de confection encore en activité au Japon. Pour compenser leur coût, ils s’attachent à nouer des relations personnalisées avec leur clientèle (Narumi, 2018).

9. À gauche, Lalelès sur le canal de Meguro ; à droite, l’intérieur d’Okura à Daikanyama, qui reprend d’anciennes techniques de teinture à l’indigo (Buhnik, 2019).

On peut se rendre de la rivière Meguro vers Yūtenji, en empruntant la rue Jakuzure-Isewaki et des voies adjacentes. La shōtengai de Yūtenji, un ensemble de rues pavées près de la gare, accueille un essaim de magasins vintage et d’occasion tels que Second Street, spécialisé dans la revente de vêtements et accessoires haut de gamme. Des bistrots méditerranéens, des cafés et des antiquaires y côtoient des izakaya (tavernes servant des plats japonais) et des détaillants traditionnels, vendant du prêt-à-porter, des appareils électroniques, des futons, du riz, du poisson et des fritures (fig.10). On ne se trouve jamais qu’à trois stations de métro de Shibuya, qui concentre les grands distributeurs (Uniqlo, Zara, Forever 21).

10. Signe de la « hipsterisation » de Yūtenji, le bar à vins biologiques Odorantes a ouvert en face de Nankadō (à gauche), un vendeur de vêtements et appareils ménagers, pilier du quartier. Deux femmes septuagénaires regardent ses arrivages en se protégeant du soleil avec des ombrelles (Buhnik, 2020).

Cette offre commerciale résulte d’une dualisation des comportements de consommation depuis les années 1990 : alors que les années 1980 étaient marquées par des achats somptuaires et effrénés, l’achat occasionnel d’un article de luxe se combine aujourd’hui au recours à des marques moins coûteuses, reflétant l’érosion du pouvoir d’achat des Japonais (Assmann, 2018). Néanmoins, une exigence de qualité et la redécouverte d’un style dépouillé sont à l’origine de la montée en puissance des marques Uniqlo et Muji. L’achat de vêtements d’occasion (fig.11) fut quant à lui longtemps cantonné au public étudiant ou précaire, avant de gagner en popularité pour des raisons autant écologiques qu’économiques.

11. Sur la rue Jakuzure-Isewaki (a), la boutique vintage Jantiques (b) et un antiquaire dans une ancienne échoppe Fujicolor (c). Un magasin Second Street (d) se trouve près de la place de la gare de Yūtenji (Buhnik, 2019, 2020).

Mais qu’en est-il de l’accessibilité à cette diversification des styles et des prix, en fonction des corpulences des clientèles ? Presque aucun des magasins franchisés ou indépendants qui font l’originalité de cette partie de Tokyo, ne propose de pantalon ou robe au-delà d’une taille M correspondant à un 38-40 en France. Beaucoup de vêtements exposés sont en taille unique 36-38. Les coupes s’ajustent en outre à des formes masculines ou féminines aux hanches étroites. Lorsque je me rends de mon domicile à mon lieu de travail situé à Ebisu, je dois traverser la galerie marchande d’Atré où les tuniques, gilets, jupes de tailleur ou bouffantes, robes longues sont souvent affublés de ceintures serrées, afin de donner une ligne de sablier à des mannequins filiformes (fig.12). Ce constat est encore plus prégnant lorsqu’il s’agit de trouver de la lingerie ou de se chausser : que la marque soit internationale ou nationale, ayant pignon sur rue (comme The SHEL’TTER au croisement des avenues Omotesandō et Meiji), les catégories ne dépassent guère un L qui égale une pointure 38 en France.

12. Les styles mis en avant dans les magasins d’Ebisu et Omotesandō en 2019-2020 (Buhnik, 2020).

Il n’est donc pas rare pour une femme de plus d’1,75 cm de ne pouvoir se chausser que dans des magasins de sport, en se servant du rayon homme. À proximité de mon logement, seule Muji (et en général, les marques de fast fashion) permet de trouver sans peine des habits allant du XS au XXL, conformément à l’image intégratrice qu’elle cultive. Il s’agit néanmoins d’un style décontracté (voir la photo de couverture) qui satisfait peu certaines sociabilités ou situations professionnelles, a fortiori au Japon où des codes assez stricts restent la norme au bureau7 et où la mode joue un rôle important de statement, de déclaration de sa personnalité. En relation avec ces codes, la mode observée dans cette partie de Tokyo valorise un style élégant, bien coupé, coquet dans ses ornements. Les portraits féminins des publicités adoptent souvent des postures souriantes mais pudiques. L’association entre minceur, élégance et réserve, fait écho aux charisma housewives étudiées par la sociologue Ofra Goldstein-Gidoni (2018). À partir des années 1980, les aspirations des femmes actives remettent en cause le modèle de la ryōsai kenbo (bonne épouse, mère sage), dévouée au bonheur de sa famille. Mais à la fin des années 2000, la réaffirmation des discours néo-conservateurs s’allie à des enjeux de relance de l’économie par la consommation, vantant dès lors des figures de femmes au foyer qui maintiennent une sophistication issue du style des salariées d’entreprise. Leur influence signale ainsi l’écart entre la position du gouvernement Abe (2012-2020), qui promeut l’amélioration des carrières des femmes, et l’attachement de ses électeurs aux divisions genrées des tâches et des comportements.

Un autre cas révélateur concerne les magasins de souvenirs d’Omotesandō, notamment Oriental Bazar, qui commercialise des kimonos et accessoires à destination des touristes : quand j’ai photographié la boutique en 2019, les plus grands kimonos convenaient à des personnes de 1,85 à 1,90 cm environ. Des chaussettes à tabi (avec l’orteil séparé) en taille 4L étaient en vente, mais à des prix plus élevés que ceux des tailles S et M, tandis que la taille des enfants de 13-14 ans était estimée à 150 cm (fig.13 et 14).

13. Dans Oriental Bazar à Omotesandō (Buhnik, 2019).

14. Chaussettes tabi et T-shirts pour enfants, Oriental Bazar (Buhnik, 2019).

Mesures de l’exiguïté : du chez soi à la rue

En passant de l’échelle du corps à celle des tissus urbains, la taille des portes est l’un des marqueurs importants de la petitesse ressentie dans la pratique des espaces collectifs ou l’habitat. À l’exception des grands magasins, des entrées de gare ou des bâtiments à visée de loisir (musées, complexes de cinéma, gratte-ciel), les portes d’entrée d’immeubles ou de maisons oscillent entre 1,70 et 1,95 cm de hauteur, 75 à 85 cm de largeur (fig.15). À l’intérieur, les personnes grandes doivent se pencher pour utiliser les tables, les placards, les pommeaux de douche. Le gabarit moyen des Japonais n’en est cependant pas l’unique cause : l’étroitesse des portes répond à des enjeux de résistance des parois aux séismes8.

15. Des portes à Urahara, d’une largeur maximale de 90 cm et hauteur d’1,95 m (Buhnik, 2019).

Une dimension moins contraignante, quoique perceptible, concerne enfin la trame viaire. Les villes japonaises sont structurées par un lacis de rues étroites (entre 3,5 et 4,5 mètres de largeur) voire très étroites au sein de pâtés de maisons. Historiquement, elles jouaient le rôle d’espaces mi-publics, mi-privés encourageant les interactions sociales à l’entrée de petits temples, de bains publics ou de maisons marchandes (Imai, 2013). Si les formats compacts des voitures leur sont adaptés, ces rues sont presque toutes à sens unique, et souvent rétrécies par l’implantation de poteaux (fig.16).

16. Entre Nakameguro et Yūtenji (Buhnik, 2020).

S’y superposent des infrastructures de transport immenses, là où des opérations de remembrement foncier ont pris place. L’agrandissement des rues visait autant à fluidifier les circulations mécanisées qu’à conférer aux villes une image de modernité. En réaction, des mouvements de défense des quartiers anciens et l’appropriation touristique des ruelles ont suscité des mesures de protection. C’est ce qui produit une impression de manque de hiérarchie, mais aussi de charme et de surprise. Les « coutures » entre Omotesandō et Urahara montrent la transition d’une avenue sur-fréquentée à une ville basse et calme, grâce à des percées sous des immeubles ou en tournant à un coin de rue (voir la vidéo).

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Vidéo. Passage de l’avenue Omotesandō à Urahara (Buhnik, 2019).

Les projets urbains sus-décrits ou de façon plus diffuse, les réhabilitations de parcelles par leurs propriétaires, ont modifié les superficies des bâtiments selon deux tendances a priori contradictoires. D’un côté, les stratégies de marketing urbain, les règles permettant aux promoteurs d’obtenir des bonus constructifs en échange de la création d’espaces publics (Fontanet, 2018) et la réhabilitation de friches ont participé à une « aération » du cœur de Tokyo. Le renouvellement de l’offre en logement et l’entrée du pays dans une ère de décroissance démographique ont par ailleurs dissipé l’idée d’un manque d’espace habitable. D’un autre côté, l’essor du nombre de ménages d’une à deux personnes fait stagner voire diminuer la surface des maisons et appartements. De plus en plus de célibataires mais aussi de couples avec enfants aspirent à rester dans des quartiers bien desservis. Cela encourage la production de petits logements dont l’occupation est maximisée. Ebisu, Daikanyama et Nakameguro forment ainsi un lieu d’implantation privilégié des Ququri. Il s’agit d’appartements-mezzanines de 9 à 13 m² peuplés d’étudiant.e.s, de jeunes actifs et parfois de salariés périurbains qui les utilisent en appoint. L’étroitesse extrême de ces quasi-dortoirs, ou d’autres formes d’habitat partagé dans Tokyo, est compensée par une relation presque symbiotique avec les commerces locaux. « Le konbini est mon frigo », dit une locataire, qui peut aussi y photocopier des documents, payer ses factures, et acheter de la nourriture en barquettes mangeables sur place. Pour un loyer de 50 à 70 000 yen (400 à 560 euros), des étudiant.e.s peuvent espérer vivre au sud-ouest de Tokyo (fig.17). Comme ces loyers se révèlent plus chers au mètre carré que la moyenne de la capitale, ils constituaient en 2019 l’un des placements les plus lucratifs pour les investisseurs.

17. Un immeuble de micro-appartements à Yūtenji : 12 boîtes aux lettres sur une emprise de 100 m² à peine (Buhnik, 2020).

Le droit de toutes les tailles à la ville ?

Comment expliquer que les personnes grandes peinent toujours à s’habiller, dans une ville phare de la mondialisation ? Même si le mythe de l’homogénéité du peuple japonais a été largement déconstruit (Pelletier, 1997), il est tentant de ramener cette métrique urbaine à la faible proportion de résidents étrangers. Ils atteignaient 2,5 millions d’individus en 2018 (Mizuho, 2018), soit 2 % des habitants de l’archipel, avec un pic à 3,8 % pour la région de Tokyo. Malgré une forte hausse depuis cinq ans, cela reste des ordres de grandeurs inférieurs à ceux de la plupart des villes globales. Par ailleurs, la population immigrée est majoritairement issue d’Asie orientale ou d’ascendance japonaise (comme les Nippo-Brésiliens), et leur taille moyenne est plus proche des Japonais. Les étrangers originaires d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Afrique représentent à peine 0,7 % des résidents. En dépit de leur visibilité, mon hypothèse est qu’ils ne formeraient pas un bassin de clientèle suffisant pour inciter les confectionneurs à réviser leurs nomenclatures.

Cependant, cette exiguïté ne touche pas que des étrangers, elle contraint aussi les hommes et femmes japonais. Si l’extraordinaire succès de la chanteuse et influenceuse Naomi Watanabe symbolise une percée au Japon du courant body positive, le canon de la minceur n’en continue pas moins de s’imposer dans les médias (fig.18). Les magazines féminins regorgent de régimes recommandant aux femmes de plus de 30 ans de conserver un indice de masse corporelle inférieur à 20. En 2000, 4,8 % pour les hommes et 10,3 % des femmes de plus de 20 ans présentaient un IMC inférieur à 18,5, seuil de la maigreur, quand le taux d’obésité (IMC ≥ 30) avoisine 3,6 % (Tanaka et Kokubo, 2005). La quête de la sveltesse touche de ce fait de nombreux hommes de tous âges, pour eux-mêmes et pour leur compagne idéale : d’après des sondages encore récemment conduits par des magazines jeunes adultes, de nombreux individus interrogés disent préférer sortir avec des femmes ne dépassant pas la taille 369.

18. Publicités avec Naomi Watanabe (à gauche) et pour un club de fitness, vues le même jour à la gare de Nakameguro (Buhnik, 2020).

Enfin, la concentration de ménages riches au sud-ouest de Tokyo participe aussi à une mode physiquement exclusive. Au Japon comme ailleurs, le contrôle de son corps à coups de régimes ou grâce à des salons de beauté est positivement corrélé à un revenu élevé. Il y a certes de nettes différences entre les galeries marchandes de Daikanyama et Ebisu, qui mettent en scène la femme au foyer mariée à un cadre supérieur, et les quartiers « alternatifs » de Meguro et Setagaya qui donnent plus de voix aux artistes réfutant ces normes, tant au niveau de leur apparence que de la conduite de leur vie. C’est dans les espaces moins aisés du nord de Tokyo et des départements limitrophes que les personnes en surpoids sont en fait plus représentées, parce qu’il y réside davantage d’étudiant.e.s ou de familles précaires se nourrissant de plats préparés. Or les lignes plus size proposées par certaines galeries, comme Isetan et Marui, sont régulièrement exposées dans leurs magasins de Shinjuku plus au nord.

L’expérience de ces gabarits par les étrangères implique une confrontation avec une image différente de la féminité. En 2016, Louise Kittaka a réalisé un sondage auprès de 583 femmes – dont 50 % originaires d’Amérique du Nord et 30 % d’Europe. Ses résultats indiquent que la moitié des sondées avaient perdu confiance en leur apparence depuis leur arrivée au Japon, contre 21 % dont l’estime avait augmenté. Deux motifs d’amélioration sont invoqués : d’abord, les femmes petites dans leur pays d’origine vivent le Japon comme un « paradis » ; ensuite, l’envie d’être « élégante comme les Japonaises » peut entraîner des modifications de l’hygiène de vie. D’autres personnes, surtout celles qui parlent japonais et travaillent en entreprise, sont troublées par des commentaires sur leur physique que peuvent émettre des collègues voire des médecins. La blogueuse Sonyan en a fait un récit cruel en 2013, de même qu’une autre résidente française, ou Louise Kittaka (2015) dans son reportage sur les expatriées enceintes. En 2008 a été votée une loi de prévention de l’obésité qui requiert des entreprises qu’elles mesurent leurs employé.e.s au niveau de la ceinture. Mue par un enjeu de contrôle des maladies métaboliques, cette loi a stimulé les pressions entre pairs pour maigrir.

Beaucoup d’expatrié.e.s notent qu’elles ou ils ont appris à développer des réflexes de précaution et le prennent avec humour. L’accès aux enseignes spécialisées s’est aussi amélioré grâce au e-commerce. Pour qui veut éviter de commander en ligne ou de s’en remettre au modèle de la fast fashion, mieux vaut attendre un retour au pays. Parfois, il y a la réjouissance de trouver une pièce qui vous va dans un magasin de quartier. Passé l’étonnement des premiers séjours, cependant, beaucoup d’étrangers en viennent à interpréter ces détails comme des signes de leur aliénation. Internet abonde de témoignages sur les habits étriqués, les heurts aux montants de portes ou aux poignées de métro, les vagues créées en plongeant dans les bains publics, qui ajoutent au sentiment d’être maladroit, mal accoutré, de ne pas réussir à maîtriser les coutumes de la société d’accueil, surtout si l’on ne connaît pas bien la langue. Le retour dans une ville occidentale y est parfois décrit comme une libération10.

Il en ressort des sentiments partagés : faut-il tenter de perdre du poids, ou jouer de son statut hors normes ? L’expression de ces problèmes sur des forums d’expatrié.e.s présente des résultats mitigés. Si des débats sérieux comparant les constructions de la féminité s’engagent, il émerge vite des commentaires racialisants d’internautes comparant les « (petites) Japonaises  » et les « (grandes) Occidentales ». La taille n’a alors rien d’anodin : elle signale les tensions naissant de la manière dont les expatrié.e.s se positionnent sur le marché professionnel et matrimonial japonais (fig.19), certains individus reproduisant consciemment ou non un système de valeurs qui met les corps féminins en compétition.

19. En 1998, Larry Rodney crée Charisma man pour la revue The Alien. Il est devenu un personnage légendaire auprès des expatrié.e.s, tant il évoque des situations qui leur parlent ! Source : http://www.charismaman.com/

J’avoue avoir, après deux ans à Tokyo, vécu comme une pause bienvenue un séjour à New York pour une conférence, bien que j’en eusse gardé un souvenir en demi-teinte. J’avais peu d’affection pour cette ville hyperbolique ; mais cette fois j’étais ravie de trouver n’importe où des objets et des environnements à ma taille. Réciproquement, j’ai mieux saisi pourquoi les métropoles américaines peuvent sembler trop larges, copieuses ou agressives aux yeux de ceux qui ont grandi au Japon. Je me suis aussi prise de passion à observer l’habillement comme fenêtre de réflexions sur la fabrique de villes inclusives. On apprécie la qualité du droit à la ville, quelle que soit la région, au fait que cette dernière offre les mêmes conditions d’accueil aux bodies of all shapes and sizes.

Sophie Buhnik

Sophie Buhnik est chercheuse en géographie et aménagement du territoire, en poste à l’Institut français de recherche sur le Japon à Tokyo (Maison franco-japonaise), où elle poursuit ses travaux sur les conditions de vie dans les espaces urbains japonais en décroissance et en fort vieillissement. Elle s’intéresse aussi à la globalisation de la consommation de la culture japonaise, avec une focale sur les lieux et pratiques de cette consommation entre Japon et France.

Illustration de couverture : intérieur d’un magasin Muji à Ebisu, Tokyo (Buhnik, 2020).

Bibliographie

Assmann S., 2018, “Consumption of Fast Fashion in Japan. Local Brands and Global Environment”, in Cwiertka K. et Machotka E. (dir.), Consuming Life in Post-Bubble Japan, Amsterdam, Amsterdam University Press : 49-68.

Bain M., 2017, “Japan’s wild, creative Harajuku street style is dead. Long live Uniqlo”, Quartz, 23 février 2017, en ligne.

Buhnik S., 2017, “The dynamics of urban de-growth in Japanese metropolitan areas: What are the outcomes of urban recentralisation strategies?”, Town Planning Review, 88 (1) : 79-92.

Fontanet T., 2018, La fabrique de l’espace public tokyoïte à travers la création d’espaces privés ouverts au public : le cas des kōkai-kūchi 公開空地, mémoire en géographie, Paris, Université Paris 4, 101 pages, en ligne.

Goldstein-Gidoni O., 2018, “Consuming Domesticity in Post-Bubble Japan”, in Cwiertka K. et Machotka E. (dir.), Consuming Life in Post-Bubble Japan, Amsterdam, Amsterdam University Press : 107-128.

Imai H., 2013, “The liminal nature of alleyways: Understanding the alleyway roji as a ‘Boundary’ between past and present”, Cities, 34 : 58-66.

Kittaka L.G., 2015, “Pregnancy and birth in Japan: a cultural primer for foreign mothers”, The Japan Times, 3 juin 2015, en ligne.

Lussault M., 2017, Hyper-Lieux. Les nouvelles géographies politiques de la mondialisation, Paris, Seuil, collection « La couleur des idées ».

Mizuho, 2018, “Japan’s foreign population hitting a record high”, Mizuho Economic Outlook and Analysis, 11 pages, en ligne.

Narumi H., 2018, “Made in Japan: A new Generation of Fashion Designers”, in A. Freedman et T. Slade (dir.), Introducing Japanese Popular Culture, Londres et New York, Routledge : 412-423.

Pelletier P., 1997, La Japonésie. Géopolitique et géographie historique de la surinsularité au Japon, Paris, CNRS éditions.

Tanaka H. et Kokubo Y., 2005, “Epidemiology of Obesity in Japan”, JMAJ, vol.48 (1) : 34-41.

Urbanisme, 2020, « L’invité : Michel Lussault », n°417 (avril-mai-juin) : 66-73.

Pour citer cet article : Buhnik S., 2020, « Portfolio : Big in Japan, les gabarits de l’altérité à Tokyo », Urbanités, #14 / Il n’y a pas que la taille qui compte, en ligne.

  1. Dont le Global Liveability Index 2019. []
  2. Le Global Gender Gap Report classait le Japon 110e sur 149 pays examinés en 2018. []
  3. Publié par le ministère de la Santé en 2017 et disponible sur ce lien (en japonais). []
  4. Après sa fusion en 1943 avec la Préfecture de Tokyo, la ville de Tokyo a été divisée en 23 arrondissements élisant leur maire, qui forment la partie orientale du département métropolitain de Tokyo (Tōkyō-to). []
  5. Des photos du site avant sa démolition sont exposées ici. []
  6. D’après une page du site de la municipalité de Meguro (en japonais). []
  7. Cela dépend toutefois du type d’entreprise. Au cours des années 2000, des campagnes Cool visant à limiter l’usage de l’air conditionné, ont aussi conduit à un assouplissement des normes vestimentaires. Voir Granier B., 2019, « Gouverner la consommation d’énergie des ménages. Renouvellement des enjeux et des instruments d’intervention (1973-2017) », Ebisu 56 : 223-252. []
  8. Ce manuel explique comment la percée d’ouvertures nuit à la solidité des murs, dans des régions à forte sismicité. []
  9. Cette page résume les résultats d’un sondage mené auprès de 105 hommes et 123 lectrices du magazine SCawaii!. []
  10. Comme dans ce récit donné au magazine Newsweek en 2005, ou au National Geographic en 2011. []

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