#16 / Des centres aux périphéries du système universitaire : visualiser la différenciation sociale et géographique à l’entrée en licence

Victor Chareyron, Hugo Harari-Karmadec et Gilles Martinet

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Depuis deux décennies, les transformations du système universitaire public sont nombreuses et profondes. Si la disponibilité pour tou·tes et partout d’un service public d’enseignement supérieur était au cœur des préoccupations dans la deuxième moitié du XXe siècle, au cours des années 2000 la rhétorique de l’excellence des formations et de la recherche s’y est progressivement substituée, incarnée par la course aux classements universitaires internationaux (Harari-Kermadec, 2019).

Les politiques publiques doivent cependant, dans le même temps, faire face à une augmentation continue et soutenue du nombre d’étudiant·es depuis les années 1980. Alors que les étudiant·es étaient 1 181 000 en 1980, ils sont 2 299 000 en 2010 et 2 725 000 en 2019 (MESRI, 2019). Or, depuis 2008, la dépense par étudiant·e à l’université recule, quand dans le même temps elle augmente légèrement dans d’autres formations du supérieur, comme les classes préparatoires aux grandes écoles (Beretti, 2021).

On voit bien là le risque d’une incompatibilité entre ces deux dynamiques. D’une part, une prétention à l’« excellence », qui, à travers les financements dits « compétitifs », concentre les moyens supplémentaires dans une poignée d’établissements (Harari-Kermadec et al., 2020) et, d’autre part, une université publique qui doit s’agrandir encore pour accueillir les nouvelles cohortes étudiantes partout sur le territoire. Avouac et Harari-Kermadec (2021) soutiennent que cette tension entraine une polarisation sociale du système universitaire, les universités françaises pouvant heuristiquement se ranger en deux catégories : d’une part, des universités de rang mondial, situées dans les grandes villes, qui concentrent les financements dits « compétitifs » et attirent les étudiant·es les plus favorisé·es, et, d’autre part, des universités de « second rang », qui assurent l’accès aux études supérieures à une population plus populaire sur le reste du territoire.

Les disparités d’offre de formation et de réputation du diplôme des universités, entre les régions (Baudet-Michel et al., 2020), voire à l’intérieur de celles-ci (Frouillou, 2017), restent une composante essentielle du paysage universitaire français, comme le montrent des analyses à partir des mobilités étudiantes (Baron, 2019). La mobilité, ou son impossibilité, est l’une dimension de la reproduction des inégalités, l’étendue des choix scolaires effectivement envisageables étant davantage corrélée au type de territoire qu’aux résultats scolaires, en tout cas pour le secondaire. Ainsi, si les résultats au brevet sont meilleurs dans les territoires ruraux que dans les périphéries des métropoles, la poursuite en lycée général et technologique y est moindre (Murat, 2021).

Sans prétendre élucider l’entièreté de la problématique de l’inégal accès au supérieur, dont les ramifications sont multiples, cet article propose quelques visualisations pour mettre en lumière les conditions sociogéographiques d’accès aux établissements universitaires. Pour ce faire, nous choisissons de mettre l’accent sur un des phénomènes sous-jacents, celui les mobilités étudiantes. Dans le lexique des administrations universitaires, les « mobilités » sont les changements d’établissement de formation, pour des durées plus ou moins importantes. Dans cet article, nous nous concentrons sur les changements d’académie d’inscription, entre le baccalauréat et l’entrée à l’université – nous ne saisissons ainsi qu’une étape des parcours d’étudiant·es (Cordazzo 2019). Si la mobilité est définie de bien des manières (Bacqué et Fol, 2007) il s’agit généralement d’utiliser cette catégorie d’analyse pour lier les déplacements aux dispositifs, capitaux et rapports sociaux qui les rendent possibles ou les contraignent, faisant donc de la mobilité une dimension structurante du social (Kaufmann, Bergman et Joye, 2004). 

Après avoir construit un indicateur du besoin en enseignement supérieur, en rapportant le nombre de bachelier·ère·s à la population étudiante locale, nous explorons les déplacements interacadémiques – ou l’absence de déplacement. Nous montrons que ces déplacements participent à la concentration des classes supérieures au sein des établissements les plus centraux dans le système universitaire français, tandis que les classes populaires sont surreprésentées dans les universités périphériques (Reynaud, 1981) les moins bien dotées, davantage encore que dans les bassins de recrutement de ces universités.

Méthodologie : SISE, la base de données des inscriptions universitaires

Nos graphiques s’appuient sur la base SISE des inscriptions universitaires, compilées par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche : les données les plus récentes au moment de la rédaction sont celles de l’année universitaire 2019. Elle est exhaustive sur l’ensemble du système universitaire, ce qui évite le recours à l’échantillonnage. Ce jeu de données comporte de très nombreuses variables sur l’individu (origine sociale et géographique), ainsi que sur la formation suivie. L’identifiant unique permet de suivre un·e étudiant·e au long de sa trajectoire étudiante.

Cette exhaustivité ne nous dispense pas de rester prudent·es quant à ce que la base ne renseigne pas : elle ne permet pas d’étudier les flux d’étudiant·es vers ou depuis les classes préparatoires, les BTS, les universités à l’étranger, pas plus que vers les grandes écoles de commerce ou d’ingénieur·es. Par ailleurs, l’hétérogénéité des établissements renseignés dans SISE doit être gardée à l’œil : outre les universités françaises et leurs instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE), la base 2019 contient quatre Instituts d’Études Politiques, l’Observatoire de Paris, etc. 

Délimitations du périmètre des données

La première partie de cet article s’attarde sur la démographie des populations étudiantes entrant en licence, en regroupant les établissements d’une même académie, et en regroupant la table des professions et catégories sociales (PCS) en trois grandes classes sociales à partir de la profession du père : populaires (employé, ouvrier ou agriculteur), intermédiaires (artisan, commerçant, instituteur ou professions intermédiaires) ou supérieures (chef d’entreprise, professeur ou cadre supérieur). Les autres PCS1 ne sont pas prises en compte.

Dans la seconde partie de notre étude, nous nous sommes focalisé·es sur la transition des étudiant·es entre le baccalauréat et la licence universitaire. Nous avons donc filtré la base SISE 2019 sur les étudiant·es en première et deuxième année de licence à cette date. Nous avons choisi de ne pas intégrer la troisième année de licence dans nos données, afin de limiter l’influence des flux d’étudiant·es qui entrent en licence après deux années de classes préparatoires, et de nous concentrer le plus possible sur les parcours strictement universitaires, dès l’origine. En plus de la PCS du père utilisée dans la première partie, nous avons utilisé deux variables : l’académie du baccalauréat et l’académie dans laquelle l’étudiant·e est inscrit·e à l’université – l’académie étant la seule indication de localisation disponible dans la base utilisée.

Changer d’académie lors de l’entrée en licence : un fait minoritaire

Nous cartographions les volumes d’étudiant·es, par département, qui entrent à l’université dans la même académie que celle où iels ont obtenus le baccalauréat. Afin de contextualiser ces chiffres, nous avons rapporté le nombre de bachelier·ère·s entrant à l’université à la population des 15-24 ans pour donner une idée de la proportion d’une classe d’âge qui entre à l’université pour chaque département. En effet, la proportion d’une classe d’âge qui poursuit ses études secondaires jusqu’à l’obtention du baccalauréat varie entre les départements, de même que les filières d’obtention, en particulier suivant les types de territoires (Murat, 2021). On peut supposer que cette structure géographique traduit en partie l’offre scolaire et donc les parcours accessibles aux lycéen·nes dans le secondaire, en lien étroit avec les inégalités sociales qui contraignent les trajectoires.

C’est en tout cas ce que l’on observe dans le supérieur : dans la plupart des cas, les départements (en blanc) où la proportion de bachelier·ère·s entrant à l’université rapportée à la population des 15-24 est la plus faible sont ceux qui ne comportent pas d’université, ou seulement des sites universitaires de taille très réduite2. Inversement, là où l’offre universitaire est forte, une proportion plus importante des jeunes locaux·les poursuit leur scolarité à l’université (gris foncé). Si les facteurs qui affectent la poursuite d’études universitaires sont multiples (Nicourd et al., 2011), la présence de ce service public à proximité semble être déterminante.

1. Rester dans son académie ou la quitter : trajectoires des bachelier·es entrant à l’université en 2019 (V. Chareyron, H. Harari-Karmadec et G. Martinet, 2021)

2. Rester dans son académie ou la quitter : trajectoires des bachelier·es d’Île-de-France entrant à l’université en 2019 (V. Chareyron, H. Harari-Karmadec et G. Martinet, 2021)

En ce qui concerne la mobilité des bachelier·ère·s vers l’université, le « fait majoritaire » est de rester dans son académie (cartes de gauche des figures 1 et 2). Parmi celles et ceux qui changent d’académie (cartes de droite), les bachelier·ère·s issu·es des classes supérieur·es sont proportionnellement plus nombreux·ses, alors que celles et ceux issu·es des classes populaires restent davantage dans leur académie. En ce sens, on observe des disparités entre les universités des différentes académies selon leur propension à attirer3 des étudiant·es issues des classes supérieures. On peut par ailleurs supposer que le changement du système d’affectation universitaire Admission Post Bac (APB) vers Parcoursup, en levant la priorité accordée aux ressortissant·es de l’académie, accroît cette tendance (Rossignol-Brunet, 2022 ; Frouillou, Pin et Van Zanten, 2020).

La mobilité entre académies à l’entrée en licence : reproduction et renforcement des inégalités socio-spatiales

Cette section propose une représentation des flux d’étudiant·es entre le baccalauréat et la licence universitaire. Il s’agit de faire tenir, de manière synthétique, plusieurs types d’informations sur une même figure : la dimension géographique (d’où viennent et où vont les étudiant·es), la composition sociale et l’importance des flux.

Le point de départ est le suivant : on considère une matrice où chaque ligne représente une académie d’origine (celle du baccalauréat) et chaque colonne une académie de destination (celle de la licence). Dans chaque case, on met le nombre d’étudiant·es qui ont eu leur baccalauréat dans l’académie en ligne, et ont poursuivi en licence dans l’académie en colonne. En plus de cette information, on indique la proportion de ces étudiant·es dont les parents venaient des catégories sociales les plus favorisées. On colorie les cases selon cette proportion, pour plus de visibilité : plus un flux d’étudiant·es est favorisé, plus la case qui l’accueille tend vers le jaune voire le blanc, et moins ce flux comporte d’enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures, plus la case associée tend vers le rouge voire vers le noir. Les colonnes et lignes ont été arrangées afin de faire ressortir la polarisation sociale du système universitaire.

3. Matrice de transition académie-académie à l’entrée en licence universitaire (V. Chareyron, H. Harari-Karmadec et G. Martinet, 2021)
Lecture : Les lignes représentent les académies d’origine, les colonnes les académies de destination. Ainsi, la première case de la matrice, tout en haut à gauche, indique que 20 080 étudiant·es qui ont obtenu leur baccalauréat dans l’académie de Paris ont initié une licence dans la même académie en 2019. La moitié d’entre eux (0.5) étaient issu·es des catégories sociales favorisées.

L’étude de cette matrice permet déjà d’avoir une vision assez fine des flux étudiants entre les académies : les académies qui attirent le plus d’étudiant·es favorisé·es sont notamment très visibles, sous la forme d’une colonne jaune (académie de Paris, de Lyon, de Lille). Cependant, cette représentation ne facilite pas la lecture de la structuration globale des flux étudiants dans le système universitaire français. C’est pourquoi nous la complétons par la construction d’un graphe. Un graphe est un ensemble de deux éléments : des nœuds et des liens qui les relient. Il ne s’agit pas de mettre en avant des positions dans une topographie, mais de faire apparaître une structure suivant une autre dimension, ici les flux étudiants entre académies. C’est ce que représentent les liens entre les nœuds : plus les liens entre deux nœuds sont forts, plus ils apparaîtront proches, dessinant ainsi une topologie du système universitaire.

Pour ce graphe orienté, chaque nœud est donc une académie4(auquel on ajoute le nœud « étranger », pour les étudiant·es qui ont obtenu un baccalauréat ou un équivalent à l’étranger), et chaque lien dirigé d’une académie i vers une académie j est pondéré par le nombre d’étudiant·es qui ont obtenu leur baccalauréat en i et sont en licence en j en 2019. Les nœuds représentant les académies de Lyon et Clermont-Ferrand sont ainsi reliés par 2 liens dirigés : celui de Lyon vers Clermont-Ferrand, assez faible ; et celui de Clermont-Ferrand vers Lyon, plus fort du fait d’un fort flux de bachelier·ère·s de l’académie de Clermont-Ferrand vers les universités lyonnaises.

Sur la figure 4, on choisit de représenter5 l’épaisseur des liens proportionnellement au flux d’étudiant·es, et la taille des nœuds proportionnellement au nombre d’étudiant·es dans l’académie. On choisit également de colorer les liens selon la proportion d’étudiant·es issus des catégories sociales supérieures au sein du flux, et les nœuds selon la capacité des académies à retenir leurs bachelier·ère·s. Ainsi, les liens qui apparaissent dans les tons noirs-rouges décrivent un flux relativement moins bien doté socialement que les liens dont la couleur est dans le gradient jaune-blanc. De même, un nœud bleu clair indique que la majorité des bachelier·ère·s de l’académie qui sont inscrit·es en licence en 2019 le sont dans l’académie en question, tandis que les nœuds en bleu foncé soulignent la difficulté de l’académie à retenir ses propres bachelier·ère·s. Par construction, le nœud « étranger » est donc en bleu foncé ; les nœuds des académies d’outre-mer sont relativement foncés, ce qui témoigne d’un départ important de leurs bachelier·ère·s vers les universités d’autres académies.

4. Représentation du graphe des mobilités interacadémiques entre le baccalauréat et les deux premières années de licence en 2019 (V. Chareyron, H. Harari-Karmadec et G. Martinet, 2021).  Lecture : Le flux de bachelier·es de Clermont-Ferrand vers une inscription en licence 1 ou 2 à Lyon est relativement important et relativement populaire. La Martinique ne conserve aucun de ses bachelier·es dans ses licences (puisqu’elle n’en propose pas). Lille est une académie relativement importante par son nombre d’étudiant·es en licence 1 et 2 ; les bachelier·es de l’académie de Lille y restent pour l’essentiel en licence 1 et 2.

La représentation semble indiquer la présence d’un nœud central, l’Île-de-France, qui échange de nombreux étudiant·es avec toutes les autres académies – la mobilité étant en majorité à destination de l’Île-de-France, cette triple académie retient relativement plus ses bachelier·ère·s (c’est le nœud le plus clair). Cette position centrale se retrouve quand on compare le degré entrant de l’Île-de-France, c’est-à-dire la somme des flux de bachelier·ère·s des autres académies vers les universités franciliennes, avec celui des autres académies – il est largement supérieur à tous les autres6 – mais également quand on s’intéresse à la répartition des origines géographiques des étudiant·es d’Île-de-France, qui est la plus variée de toutes. Enfin, ces flux centripètes sont les plus élitistes socialement (liens plus jaunes). La topologie de la forme centre/périphérie qui émerge de la représentation semble donc informative.

Les autres académies semblent se répartir sur un réseau périphérique autour de l’Île-de-France, qui suit les proximités géographiques de chacune. Les flux identifiables le long de ce réseau périphérique sont majoritairement plus populaires que les flux en direction de l’Île-de-France, dans lesquels sont sur-représentées les classes supérieures. Cependant, d’autres académies sont également attractives, à une échelle régionale : en premier lieu, les académies de Lyon, Toulouse et Montpellier, et dans une moindre mesure les académies de Lille, Bordeaux, Aix-Marseille, Strasbourg, Nantes et Rennes. Ces académies, de par leur capacité universitaire, captent la majorité des flux qui ne sont pas en direction de l’Île-de-France. Toutefois, ces flux sont dans l’ensemble à dominante plus populaire que les flux vers l’Île-de-France, et viennent d’académies plus proches géographiquement.

Remarquons ensuite que les étudiant·es qui ont fait leur baccalauréat ou équivalent à l’étranger, qui pour une part sont des étudiant·es étranger·es et pour l’autre des enfants d’expatrié·es, sont majoritairement issu·es des catégories sociales supérieures, et se dirigent massivement vers l’Île-de-France (et dans une moindre mesure les académies de Lyon et de Toulouse).

Une configuration spécifique en Île-de-France

Dans cette section, le cas spécifique de l’Île-de-France est pris à part, pour deux raisons. D’abord, parce que la grande proximité et porosité entre les académies de Versailles, Créteil et Paris fait que les flux d’étudiant·es qui les lient sont particulièrement importants, à une autre échelle que ceux représentés sur la figure précédente. C’est la raison pour laquelle ils y ont été regroupés. Ensuite, le cas de l’Île-de-France est de toute évidence, comme l’a déjà montré Leïla Frouillou (2017), un cas d’étude privilégié pour comprendre les dynamiques de ségrégation sociale au sein d’une même région.

Le tableau 5 permet de faire un focus sur les dynamiques propres aux flux vers et entre les académies de Paris, Versailles et Créteil. Ce tableau a été construit selon la même méthodologie que la table 3, à l’exception du fait qu’on ne s’intéresse qu’aux liens ayant pour destination une académie francilienne, et qu’on ne considère que les flux de mobilité (changement d’académie).

Cette nouvelle visualisation des données permet de mettre en évidence le fait que la mobilité vers l’Île-de-France n’est pas uniquement le fait de la position centrale de cette région dans le réseau de transports de la France métropolitaine : elle repose sur une attractivité socialement différenciée des trois académies d’Île-de-France – laquelle attractivité redouble et renforce la composition sociale originale des académies, au niveau du baccalauréat. Ainsi, les universités de l’académie de Créteil, déjà largement plus populaires que celles de leurs deux voisines franciliennes, attirent peu d’étudiant·es issus des catégories sociales supérieures au moment de la licence, et ce indépendamment de l’académie d’origine, là où l’académie de Versailles et surtout celle de Paris sont très attractives pour les étudiant·es les mieux doté·es (voir également la figure 7).

L’académie de Paris se positionne ainsi en championne de l’attractivité en France, les flux d’étudiant·es en sa direction étant à plus de 40 % composé·es d’étudiant·es issu·es des catégories sociales les plus favorisées. Cette attractivité a en partie pour origine la fuite des catégories sociales supérieures de leur région d’origine. Ainsi, le flux d’étudiant·es de Limoges vers Paris concerne 189 étudiant·es sur nos données, dont 41 % sont issu·es des catégories sociales supérieures. À l’inverse, le flux de Paris vers Limoges ne rassemble que 29 étudiant·es, dont 21 % seulement sont issu·es des milieux favorisés.

5. Indices de composition sociale des flux d’étudiant·es vers les académies d’Île-de-France (V. Chareyron, H. Harari-Karmadec et G. Martinet, 2021)
Lecture : Sur le flux d’étudiant·es de l’académie de Guyane vers l’académie de Paris, 26 % sont issu·es des catégories sociales supérieures, contre 14 % de Guyane vers Créteil.

Des flux étudiants qui renforcent les disparités sociales

Dans quelles mesures les flux interacadémiques à l’entrée en licence viennent-ils renforcer les inégalités socio-spatiales initiales, au niveau du bac ? Pour répondre à cette question, nous calculons deux jeux de variables. Le premier jeu de variables, « Original », donne la part de chaque catégorie sociale dans la population de bachelier·ère·s de chaque académie. Les variables « Original » sont des indicateurs de la composition sociale de l’académie a priori, avant la mobilité universitaire. Le second jeu de variables, que nous appelons « Attirer », rend compte de la part de chaque catégorie sociale dans le flux entrant total de chaque académie. Les variables « Attirer » représentent la capacité des universités de l’académie à être attractives pour l’une ou l’autre des catégories sociales.

On calcule alors la corrélation entre les différentes modalités de ces deux jeux de variables. Les résultats sont donnés dans le tableau 7. Il ressort assez nettement que plus l’académie a une population favorisée au niveau du bac, plus elle attire ensuite les catégories sociales favorisées d’autres académies au niveau licence (en haut à gauche, on obtient une forte corrélation positive de 0,8, le maximum étant 1). Il apparaît également que ces académies ne reçoivent pas de bachelier·ère·s d’origine sociale moins favorisée. Les autres académies, dont la population d’élèves du secondaire est moins favorisée, reçoivent des flux moins marqués socialement.

7. Matrice de corrélation entre la composition sociale initiale des académies et leur capacité à attirer des étudiants (V. Chareyron, H. Harari-Karmadec et G. Martinet, 2021)
Lecture de la première colonne : Parmi les académies, la part des étudiant·es issus des catégories sociales supérieures parmi les nouveaux·elles entrant·es est fortement et positivement corrélée (0,8) avec la proportion des catégories sociales supérieures dans la population des bachelier·es de l’académie. A l’inverse, elle est négativement corrélée avec les proportions de bachelier·es de l’académie de catégories sociales intermédiaires (-0,53) ou populaires (-0,56).

Les mobilités étudiantes renforcent donc les disparités sociales déjà présentes à la fin du secondaire. Cette dynamique est en partie structurelle, au sens où elle est matérialisée dans les capacités d’accueil des universités : la figure 8 permet de visualiser la corrélation entre les différentes variables précédentes et la taille de la population universitaire. Il en ressort assez clairement que les académies comptant le plus d’étudiant·es sont aussi celles qui font la part belle au recrutement des étudiant·es favorisé·es. Ce sont aussi ces mêmes académies qui présentent, au moment du baccalauréat, une composition sociale dominée par les enfants de cadres et professions libérales.

8. Corrélation de différentes variables de composition sociale avec la taille des académies (V. Chareyron, H. Harari-Karmadec et G. Martinet, 2021)
Lecture : Parmi les académies, la part des étudiant·es issu·es des catégories sociales favorisées parmi les nouveaux·elles entrant·es est très bien corrélée (68 %) avec la population universitaire dans les première et deuxième années de licence. La proportion de bachelier·es issu·es des catégories sociales populaires est inversement corrélée (-37 %) avec la population universitaire.

L’effet taille traduit la concentration de l’offre universitaire dans les principales métropoles. Dans les autres académies, les effectifs étudiants sont plus faibles relativement aux usager·es locaux·ales potentiel·les. On peut y voir deux types d’explications, complémentaires : une forme d’évitement scolaire (Broccolichi et Van Zanten, 1997) prolongé à l’université, notamment de la part des catégories supérieures, orienté vers Paris et les autres académies attractives, ou une trop faible offre locale, à laquelle une partie de la population d’origine sociale variée fait face par une mobilité moins stratégique.

Interprétations

Les différentes méthodes que nous avons utilisées pour rendre compte de la mobilité lors de l’entrée en licence universitaire semblent conforter notre hypothèse de départ. Certaines académies, comme celle de Paris, sont la scène d’un processus de concentration des étudiant·es les mieux doté·es en capitaux, quand d’autres, comme celle de Limoges, assistent à la fuite des bachelier·ère·s issus des milieux favorisés, et à la popularisation des effectifs étudiants en licence par rapport à ce qui pouvait être attendu compte tenu du profil socio-économique des bachelier·ère·s locaux·ales. La mobilité étudiante à l’entrée en licence approfondit des inégalités sociales déjà présentes et renforce les mêmes mécanismes de concentration. Ce phénomène apparaît à plusieurs étapes des parcours de mobilités étudiantes, notamment à l’entrée en master (Blanchard et al., 2020 ; Chareyron, 2021).

Plusieurs explications permettent de rendre compte de ce phénomène. En termes de capital économique : les universités les mieux positionnées dans les classements internationaux sont les universités de grandes villes, où le coût de la vie est le plus élevé, ce qui participe à l’exclusion des étudiant·es qui n’ont pas les moyens d’y faire face – en particulier en ce qui concerne les loyers. Le capital social et culturel également : la distance sociale s’ajoute à la distance géographique comme frein à la mobilité pour les classes sociales les moins favorisées (Frouillou, 2017). Cette dernière dimension inclut des phénomènes comme l’autosélection ou un écart socialement différencié dans l’accès à l’information (Beaud, 2008 ; Flacher et Harari-Kermadec, 2013).

Conclusion

La mécanique de différentiation se comprend sans doute mieux si on analyse ensemble les évolutions des différents établissements universitaires et les relations entre les académies qui les accueillent, mises en évidence par les flux d’étudiant·es entrant en licence. Des centres et des périphéries (Reynaud, 1981) se dessinent nettement. Les centres sont les espaces universitaires des principales métropoles, et en particulier d’Île-de-France, qui hébergent des universités lauréates d’un financement IDEX ou I-SITE (Baudet-Michel et al., 2020)7 et qui captent des étudiant·es venu·es de la France entière, mais aussi de l’étranger. La mobilité dépendant des capitaux que les étudiant·es peuvent mobiliser, ces flux sont plus souvent composés d’étudiant·es appartenant aux classes supérieures, dont la présence est plus forte encore dans les masters de ces universités. Les périphéries, à l’inverse, ce sont des territoires qui ne bénéficient pas des financements d’excellence, dont l’offre de masters est plus réduite. De fait, ces espaces accueillent davantage d’étudiant·es issu·es des classes moyennes et populaires, locaux·ales ou originaires d’académies voisines. La domination subie par ces universités périphériques est particulièrement mise en évidence par les trajectoires des étudiant·es qui les quittent pour rejoindre les universités centrales, notamment lors du passage en master. Aux marges de l’espace universitaire français se trouvent des départements, éloignés de tout établissement universitaire, où la proportion d’une classe d’âge qui s’inscrit en licence est relativement faible (figure 1).

L’espace de l’enseignement supérieur est plus vaste encore : il faudra compléter l’analyse en intégrant des espaces centraux et réputés pour leur sélection sociale, comme les classes préparatoires et les grandes écoles – mais aussi en s’intéressant aux composantes massivement investies par les classes populaires, comme les BTS. Il faudra également poursuivre le travail et le compléter par des outils qualitatifs, afin de mieux comprendre les déterminants des trajectoires étudiantes à l’échelle nationale, en particulier à l’entrée en master, en mobilisant notamment les outils forgés par Leïla Frouillou (2017) afin d’analyser « le sens du placement universitaire ». Il faudrait également évaluer les relations entre ces trajectoires et la différenciation croissante des financements, entre établissements et entre formations : la multiplication des dispositifs et les usages comptables rendent les budgets effectifs peu lisibles et les comparaisons difficiles – un travail collectif de longue haleine doit donc être mené, notamment à partir des données compilées par la Conférence des praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Enfin, après avoir considéré les flux étudiants et leurs compositions comme des marqueurs de la hiérarchisation universitaire, il nous semble d’autant plus important de nous attarder à l’avenir sur ce que les politiques de « l’excellence universitaire » masquent : les immobilités qui contraignent à renoncer aux études, et les mobilités non moins contraintes (Orfeuil et Ripoll, 2014) qui se font au prix de grands sacrifices et ne sont en rien gage de réussite universitaire.

VICTOR CHAREYRON, HUGO HARARI-KARMADEC ET GILLES MARTINET

Victor Chareyron est élève de l’École Normale Supérieure Paris-Saclay, rattaché au département de sciences sociales. Ses thèmes de recherche incluent l’accès à l’enseignement supérieur français, la sociologie du développement personnel et la représentation de données des plateformes numériques.

victor.chareyron@ens-paris-saclay.fr

Hugo Harari-Kermadec est professeur de sociologie à l’Université d’Orléans au sein du laboratoire ERCAE et formateur à l’Inspé de Tours-Fondettes. Il est chercheur associé à l’IDHES, ENS Paris-Saclay, où il a préparé une HDR en 2016 sur la quantification néolibérale de l’enseignement supérieur.

hugo.harari@univ-orleans.fr

Gilles Martinet est doctorant en géographie au Centre de Recherche et de Documentation des Amériques (CREDA – UMR 7227), où il réalise une thèse sur la production néolibérale de la ville et les dépossessions qu’elle induit pour les habitant·es de deux quartiers de Buenos Aires. Il est par ailleurs membre de la rédaction du carnet hypothèses Academia et du collectif Université Ouverte.

gilles.martinet@gmail.com

Couverture : Représentation du graphe des mobilités interacadémiques entre le baccalauréat et les deux premières années de licence en 2019 (V. Chareyron, H. Harari-Karmadec et G. Martinet, 2021)

Bibliographie

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Pour citer cet article : Chareyron V., Harari-Karmadec H. et Martinet G., 2022, « Des centres aux périphéries du système universitaire : visualiser la différenciation sociale et géographique à l’entrée en licence », Urbanités, #16 / À l’école de la ville, septembre 2022, en ligne.

 

  1. Un enjeu majeur des bases SISE est la présence de nombreux·ses étudiant·es pour lesquel·les la PCS des parents n’est pas renseignée. L’absence de la PCS est très bien expliquée (R² = 0.97) par l’âge des étudiant·es : plus celleux-ci sont âgé·es (reprise d’étude après 25 ans), moins la PCS de leurs parents est renseignée. Cette absence n’est donc pas problématique pour cet article centré sur la mobilité étudiante lors de l’obtention du baccalauréat. []
  2. Voir également la carte réalisée par Baudet-Michel et al (2020), ici. []
  3. Lorsque nous parlons ici « d’attractivité », nous commentons la composition observée des flux, sans préjuger de l’agentivité des universités, ni des choix et stratégies des étudiant·es. []
  4. Les données sont celles de 2019 : Rouen et Caen étaient par exemple encore deux académies distinctes. []
  5. Les nœuds ont été spatialisés grâce à l’algorithme de Fruchterman-Reingold, qui cherche à faire un compromis entre proximité des nœuds fortement reliés et lisibilité de la visualisation (en écartant les nœuds les uns des autres par défaut). La topologie de cette représentation ne doit donc pas être interprétée seule, puisqu’elle n’est pas unique. []
  6. Cette position est en partie artificielle, puisqu’on a regroupé trois académies en une. Cependant, quand on range les nœuds par degrés entrants, l’Île-de-France a un degré entrant deux fois supérieur à celui de la deuxième académie la plus attractive, l’académie de Lyon, 2,5 fois supérieur à la troisième, l’académie de Toulouse, et plus de trois fois supérieur à la quatrième, l’académie de Montpellier. L’attractivité de l’Île-de-France – et de Paris en particulier – est donc majeure, y compris quand on prend les académies qui la composent une à une. []
  7. Les 3 Idex parisiens (PSL, Université Paris Cité et Sorbonne Université) auxquels il faut ajouter Saclay au sud de l’Ile-de-France sont les mieux dotés (entre 750 et 950 millions d’euros). Seul l’Idex de Grenoble, obtenu 5 ans plus tard, s’intercale avec 800 millions d’euros. Suivent ceux d’Aix-Marseille, Strasbourg et Bordeaux. Celui de Nice-Côte d’Azur doté de 500 millions (tardivement comme Grenoble) est plus proche des montants des I-sites (Montpellier, Lille, Lorraine, Clermont-Auvergne, Nantes, Cergy, Marne-la-vallée et Pau, par ordre décroissant des dotations, de 550 à 190 millions d’euros). Les métropoles de Lyon et Toulouse ont vu leurs Idex annulés face aux difficultés à présenter un projet suffisamment intégrateur localement. []

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