#17 / Edito – L’erreur est urbaine

Daniel Florentin et Charlotte Ruggeri

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Le projet de numéro a commencé comme une boutade et un contrechamp. La boutade, c’est celle de ce détournement étonnant et efficace de la formule cartésienne, observé une première fois sur les graffitis d’un mur lors du mouvement des Gilets Jaunes, et qu’on voit, depuis, régulièrement, peupler les murs de villes françaises : « l’erreur est urbaine » (image 1). La formule a résonné comme un appel à un contrechamp. Depuis dix ans, la revue Urbanités explore en effet différentes facettes de l’urbain, et a longtemps mis en exergue sur son site une citation qui lui sert de mantra, tirée du quasi-poème urbain Espèces d’espaces de Georges Perec, qui affirme : « Nous ne pourrons jamais expliquer ou justifier la ville. La ville est là. Elle est notre espace et nous n’en avons pas d’autre. Nous sommes nés dans des villes. Nous avons grandi dans des villes. C’est dans des villes que nous respirons. ». Pour ce numéro anniversaire, l’idée a émergé de renverser la perspective, et d’interroger différemment les dysfonctionnements et défaillances de ce qui est l’objet au cœur de la revue, l’urbain, en interrogeant jusqu’à la pertinence de l’urbain lui-même.

1. Un slogan toujours plus présent sur les murs des villes (montage à partir de photos de CDZ 2021, Mortelette, 2022, Laurent 2021, Winz 2016)

L’erreur urbaine a fait l’objet d’une attention en pointillé dans la communauté universitaire, en tout cas sous cette formulation, car une grande partie de la géographie critique s’est construite autour précisément de l’analyse de dysfonctionnements divers et variés de la fabrique urbaine. Des travaux relativement récents ont mis l’accent sur l’idée, assez classique dans le champ des Science and Technology Studies, que l’échec ou l’erreur avait une valeur analytique et comptait (« failure matters ») dans la compréhension de la production urbaine et des mécanismes qui la dirigent (Chang, 2017). Pour certains, l’idée d’erreur urbaine serait même intrinsèque à la gouvernance urbaine de la phase actuelle du capitalisme, dont le moteur serait la destruction créatrice, et qui aurait donc besoin de qualifier ce qui précède d’erreur pour pouvoir prospérer et continuer à se développer (Temenos et Lauermann, 2020). Une partie des travaux existants sur le sujet s’arrête ainsi souvent à un moment particulier, celui d’un constat d’échec ou de défaillance, pour voir ce qu’il permet de comprendre des politiques urbaines, des usages d’un lieu ou des formes de disparités induites par tel ou tel aménagement urbain. Cela peut même aller jusqu’à une analyse des projets stoppés dans leur élan, comme y invitait le numéro de 2021 des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère coordonné par Laurent Devisme et Laurent Matthey, qui, par une attention aux moments d’abandon des projets urbains, aux projets avortés, explorait les processus de mise en échecs de ces projets, et tout ce qui conduit à leur non-réalisation.

Nous considérons ici l’erreur urbaine comme un processus plus large qu’un simple moment, et proposons de la saisir comme un analyseur des temporalités en urbanisme et de ce qui fait l’air du temps urbanistique. Autrement dit, on pourrait la comprendre comme une manifestation des problématisations différentes des enjeux urbains selon les époques. Comme le rappelle Ash Amin (2016), le terme d’erreur urbaine (« urban failure ») ne doit pas être pris comme un concept ou un mot-clé du même statut que Anthropocène ou mondialisation : il ne représente pas une vérité générale ou ne caractérise pas nécessairement un momentum, mais reflète des dynamiques urbaines particulières, et, plus précisément, des temporalités particulières, liées à la production urbaine. La question est ainsi non seulement celle de ce qui fait erreur, mais aussi de celle du point de vue qui juge ou établit cette erreur, et du contexte dans lequel s’établit ce jugement.

À quel moment juge-t-on de l’erreur et selon quels critères ? Si elle est, selon la formule d’Isabelle Chesneau dans ce numéro, une « pratique de l’après-coup », la qualification de l’erreur repose sur différents registres : dans une optique pragmatique et stratégique, on peut y lire une manière de légitimer une action du présent, qui serait une correction de dysfonctionnements passés, voire, dans un registre plus moral, une manière de réparer la faute, ou de panser ce qui a heurté. Si on sort de cette logique morale, on peut aussi prendre la qualification de l’erreur urbaine comme cet outil de compréhension des temporalités en urbanisme. S’intéresser à l’erreur urbaine ne doit pas conduire à l’anachronisme perpétuel, qui ne juge la production urbaine du passé qu’avec les seuls yeux du présent, ce qui serait une tâche à la fois infinie et vaine, mais ouvre des questionnements sur la plasticité des projets urbains, leur capacité à coller (ou non) à la fois à leur époque et à leur environnement mais aussi à s’ajuster à l’évolution des usages et des besoins du temps. L’erreur urbaine n’est pas qu’une forme d’a-normal ou d’anomalie, mais une sorte de configuration urbaine particulière, caractérisée par des désajustements multiples et par le constat que, pour tout ou partie des acteurs ou institutions concernées, quelque chose pose problème.

Quelle forme prend cette configuration particulière de l’erreur urbaine ? Il n’est pas évident d’en isoler une forme particulière, et il serait trop réducteur de l’assimiler à des morphologies spécifiques, vues à une époque comme des symboles de la modernité et souvent décriées depuis, qu’il s’agisse du grand ensemble, du rond-point ou de la zone commerciale d’entrée de ville. L’erreur urbaine émerge souvent à la croisée de plusieurs dynamiques, entre problèmes de conceptions, de réception des projets, faible intégration de certains publics ou pratiques sociales, gestion ou maintenance défaillante, limitation des usages, contraintes physiques ou matérielles, performances en-deçà des attentes. Elle témoigne à ce titre des fortes interdépendances qui caractérisent l’urbain, qui reste, pour reprendre la formule d’Amin, « un assemblage d’assemblages » (Amin, 2016). C’est quand ces assemblages coulissent moins bien, que les articulations qui les lient se grippent que l’erreur urbaine prend place.

L’erreur urbaine n’en est pas pour autant un état définitif : comme le rappellent Carse et Kneas (2019) ou Guma (2022), le caractère inachevé de nos mondes construits, et en particulier de nos mondes urbains, est, d’une certaine façon, l’état normal des choses (« a normal state of affairs ») ; à ce titre, l’erreur urbaine peut être saisie comme une potentialité pour des détournements et de nouveaux développements pour aller au-delà de l’erreur. Cet « au-delà de l’erreur » peut prendre la forme de la correction, de la réparation ou d’autres interventions du même ordre, mais aussi celle de propositions bien plus radicales, comme celle de Stephanie Wakefield qui suggère de supprimer Miami, prise à titre d’exemple non exclusif, mais représentatif d’un problème de cohabitation entre certaines implantations urbaines et les transformations induites par les changements climatiques en cours (Wakefield, 2022), d’erreur ontologiquement urbaine.

À travers les différents articles de ce numéro, l’erreur urbaine trouve des matérialisations variées, d’un mur mémoriel aux problèmes d’aménagements de carrefour accidentogènes, en passant par des projets urbains déjà enfrichés avant même d’être terminés ou des piscines municipales partiellement délabrées. Chacun de ces objets raconte une facette de l’erreur urbaine, jusqu’à questionner même l’urbanisation comme source d’erreur intrinsèque, dans la lignée des travaux sur l’Anthropocène urbicide proposée par Wakefield. Ils donnent à voir une sorte d’état de la condition urbaine, et de ce qui (lui) pose problème. Trois grands axes et questionnements permettent d’illustrer les lignes directrices qui en émergent, et qui sont détaillées dans la suite de ce texte :

  • Comment l’erreur urbaine se manifeste-t-elle et que manifeste-t-elle ?
  • Comment l’erreur urbaine est-elle traitée, intégrée, détournée ?
  • La production urbaine est-elle marquée ontologiquement du sceau de l’erreur ?

Qu’est-ce qui fait erreur dans la production urbaine ? La mécanique des désajustements

Comme le rappellent Laurent Devisme et Laurent Matthey, les ratages en urbanisme sont souvent le reflet de processus de désajustements entre différentes formes d’information et d’expertise et leur traduction dans des procédures de décision (Devisme et Matthey, 2021). Ces désajustements peuvent émerger à plusieurs moments de la production urbaine, que ce soit au moment de la conception d’un projet d’aménagement, lors de son usage, ou lors de l’évaluation des qualités ou performances associées à cet espace. L’erreur urbaine apparaît alors comme la mise au jour des angles morts de la production urbaine.

Erreurs de conception, erreurs de gestion : le ciblage et la mesure

Si l’urbanisme poursuit historiquement la quête d’une vision toujours plus intégrée et toujours plus systémique du fonctionnement d’un territoire, cette aspiration reste de l’ordre du rêve technique de la connaissance absolue et de la maîtrise technique omnisciente, et fait ainsi de la pratique de la planification urbaine une toile inégalement tramée. L’effet collatéral de ce constat tient en une intégration souvent voire forcément imparfaite, à la fois des publics et des problématiques que les documents d’urbanisme et les pratiques d’aménagement sont censés organiser. L’erreur urbaine se glisse alors dans les désajustements entre certains usages des lieux ou certaines pratiques sociales et la conception de politiques d’aménagement urbain. Celles-ci restent souvent très marquées par des logiques équipementières, et l’organisation des infrastructures lourdes, invisibilisent par ce biais des pratiques sociales à la fois banales et importantes mais plus difficilement saisissables.

C’est notamment ce que montrent Arthur Ducasse et Vincent Gouëset autour de la prise en compte de la marche dans des politiques liées à la mobilité, à travers des exemples pris à Bogota et à Lima. Cette faible intégration du public des marcheurs·euses dans la conception des espaces publics et de la voirie peut paraître paradoxal au vu de l’importance de cette forme de mobilité dans les déplacements ordinaires locaux. Elle se traduit par un renforcement de certaines vulnérabilités urbaines, et notamment, dans ce cas, par une plus forte exposition des piéton·nes aux risques d’accident, ce qui a valu à Lima le triste titre de ville à l’accidentologie piétonne mortelle la plus élevée au monde en 2009. Même si des efforts sont déployés par les équipes municipales pour réduire ce risque, les transformations restent relativement longues à installer, ancrées dans des pratiques professionnelles qui font que, en dépit de certains affichages comme celui d’une année du piéton à Bogota en 2021, les méthodes et pratiques urbaines ne sont ni rapidement ni profondément transformées face à ces publics négligés aux pratiques mal mesurées.

L’erreur urbaine ne se cantonne d’ailleurs pas qu’à un problème de conception ou de construction, qui traverse un grand nombre d’articles du numéro, mais se retrouve également dans les pratiques de gestion de certaines urbanités. Elle peut émerger dans l’écart entre différents horizons d’attente urbains, entre différentes échelles urbaines. Cedissia About et Claire Doussard en donnent une illustration via leur analyse du projet d’écoquartier dans la ZAC de l’Arsenal à Rueil-Malmaison. Ce projet d’écoquartier, dont les acteurs institutionnels locaux cherchent à faire reconnaître le caractère innovant via des labels et l’installation de nouveaux systèmes énergétiques locaux (via le recours à de la géothermie dans ce cas particulier), se confronte à des frictions fortes avec une partie des habitantes et habitants, mécontent·es notamment de la proximité prévue du puits de géothermie et de l’école primaire locale. L’agenda de reconnaissance institutionnelle d’un écoquartier pour les acteurs institutionnels est vécu par une partie de la population, constituée en collectifs citoyens, comme un « écofiasco ». Ce cas permet de mettre en avant des désajustements sociopolitiques au cours de la gestion d’un espace urbain, qui se révèlent un ferment de conflictualités importantes et un facteur limitant dans les capacités d’appropriation du projet par la population locale.

Ce qui se joue ici est en fait l’idée, qu’on retrouve fréquemment dans la philosophie pragmatiste, qu’un même territoire peut être l’objet de plusieurs « versions » (Mol, 2002 ; Law, 2010), qui sont à comprendre moins comme des interprétations du lieu que comme des facettes multiples d’un même objet, chacune de ces facettes ayant ses formes d’instruments ou de pratiques. L’erreur urbaine est finalement ce processus par lequel deux ou plusieurs versions d’un même territoire sont non seulement différentes, mais entrent en contradiction, voire en conflit, en déployant chacune des instruments ou des pratiques qui atteignent une forme d’incompatibilité.

L’erreur urbaine comme signe d’un stigmate urbain

Ces dysfonctionnements dans la conception urbaine ou dans la gestion deviennent du même coup des formes urbaines particulières, qui peuvent être lues, dans certains cas, comme des formes de stigmates urbains. Plusieurs articles du numéro reviennent sur ces lieux qui à la fois symbolisent et condensent plusieurs formes de désajustements, et incarnent des formes d’abandon ou de relégation. L’une de ces formes les plus emblématiques ou classiques se niche sans doute dans les friches (dans l’article d’Aude Le Gallou et Robin Lesné entre Belgique et Nord de la France ou dans celui de Claire Fonticelli, Serena Vanbustele et Luca Piddiu dans le canton de Genève), dont l’absence actuelle d’usage, ou la perte d’usage initial est le témoin de désajustements progressifs entre le lieu et son territoire. La qualification d’erreur urbaine devient alors l’illustration d’une forme de déterritorialisation, comprise comme une soustraction, l’enlèvement d’une couche d’urbanité, une désappropriation d’un lieu.

Jorge Ibañez et Pascal Tozzi en font le récit à travers l’histoire d’un mur un peu particulier, dans le quartier de Saige, à Pessac. Ce mur emblématique fut l’objet de peintures murales initiées par des membres de la diaspora chilienne pour marquer leur contestation au régime de Pinochet dans les années 1970, mais est progressivement aussi devenu le signe de processus dépassant le seul mur, pour se transformer en une incarnation matérielle de désajustements cumulés, d’erreurs multiples liées aux différentes phases de la politique de la ville et aux processus d’enclavement du quartier qui l’ont caractérisées. À ce titre, ce mur de Saige est non seulement un objet mémoriel autour duquel se forment et se reforment des communautés habitantes, mais aussi le signe matériel d’une forme de violence structurelle dans la production urbaine.

Erreur urbaine, capacité d’anticipation, capacité de régulation : désajustements temporels

Ces angles morts de la production urbaine sont en fait très liés aux modes opératoires et pratiques de l’urbanisme. À ce titre, l’erreur urbaine est un signal pertinent des capacités anticipatoires des urbanistes à produire des projets qui durent sans se fourvoyer.

Isabelle Chesneau en donne un exemple frappant, dans la passionnante généalogie de l’erreur urbaine qu’elle trace dans les documents de planification urbaine franciliens. Elle montre combien chaque époque révèle la relative impréparation chronique de celle qui la suivra. À titre d’exemple, les documents datant de l’après Seconde Guerre mondiale témoignent ainsi de la faible anticipation du boom urbain ou d’une faible prise en main d’une pensée multisectorielle de l’aménagement régional. À une époque plus récente, des documents comme le Schéma Directeur Régional de l’Ile-de-France de 2013 mentionnent explicitement le besoin de corriger ce qui est vu comme une erreur du passé, à savoir la pratique du gaspillage du foncier.

Par ces documents, on voit émerger les modalités non seulement d’anticipation (ou son absence) mais aussi de régulation de la production urbaine : la caractérisation comme erreur est en fait aussi le reflet de capacités d’analyses des effets des politiques urbaines plus détaillées, d’une structuration toujours en cours d’outils, de procédures, de stratégies pour un fonctionnement territorial le moins conflictuel possible. Cette plongée dans ces documents d’urbanisme montre que le besoin d’une régulation toujours plus forte est le signe d’actions urbaines parfois délétères dont il faut corriger les effets, et plus généralement la marque d’une faible capacité des préceptes urbains d’un temps à perdurer, provoquant en permanence des formes de désajustements temporels, suivis par des tentatives de réajustements.

Ce que l’erreur urbaine fait à la production urbaine

Comprendre l’erreur pour la corriger : l’erreur générative

La qualification d’une configuration urbaine comme erreur peut se lire de manière morale, dans la perspective d’une recherche des responsabilités, pour savoir à qui attribuer l’erreur, dans une perspective de distribution du blâme. Mais elle dit également une autre dynamique : elle correspond à un diagnostic, précédant souvent des propositions pour comprendre les déterminants de cette erreur, et essayer a minima de la circonscrire, d’en limiter les effets, voire de la corriger. La reconnaissance d’une forme d’erreur urbaine n’est alors pas qu’un moment de regret et de crispation autour de dysfonctionnements manifestes, elle est aussi un processus génératif (Lambelet, 2021), qui déclenche des interventions, un point de départ d’actions correctives.

La transformation des espaces publics et de la voirie sont ainsi un terrain de jeu pour des réajustements, afin d’en lisser les aspérités, voire le caractère insécurisant par la mise en place de dispositifs variés, qu’il s’agisse d’éléments de signalisation, de transformations matérielles des surfaces pour les rendre plus accessibles. C’est ce qu’a démontré historiquement le déploiement de procédures du type marches exploratoires (image 2), afin de saisir les difficultés auxquelles faisaient face les utilisatrices et utilisateurs variés de l’espace public et d’y apporter, par des aménagements (mobilier urbain, type de matériaux, formes urbaines) des formes de correction pour en faire un espace plus accueillant pour tout type d’humains, voire de non-humains.

2. À la recherche d’erreurs urbaines – marche exploratoire à Fontenay-sous-Bois (crédit photo : citoyens.com, 2018, droits réservés)

Dans une veine similaire, Pierre Van Elslande et Carole Rodon détaillent, dans leur article sur l’accidentologie routière urbaine, les apports d’une approche articulant psychologie cognitive et aménagement, afin d’identifier les défaillances manifestes et les moments de mise en défaut d’utilisateurs de la voirie par l’aménagement urbain. La mise en place de méthodes d’analyse des accidents permet ainsi de saisir les sources de ces désajustements, et notamment la surcharge informationnelle ou la faible visibilité de l’information, qui viennent altérer les capacités d’adaptation des urbain·es et rendent leur mobilité potentiellement problématique. L’optique adoptée autour de l’erreur urbaine constatée et analysée n’est alors plus la recherche de responsabilités, mais la recherche de réponses pour éviter la récurrence de l’erreur. L’erreur urbaine devient ainsi un processus génératif de propositions et de solutions.

Ce caractère génératif de l’erreur urbaine participe de formes de réappropriations, de reterritorialisations, non seulement par une remise aux normes des espaces vus comme représentatifs d’une forme d’erreur, mais par un changement du régime de normes qui les entourent, ou par son détournement. L’erreur urbaine peut être alors renversée par de nouveaux usages, de nouvelles fonctions, imprévues. C’est ce que décrivent pleinement l’article d’Aude Le Gallou et Robin Lesné autour de la pratique de l’urbex ou l’article de Jorge Ibañez et Pascal Tozzi sur le mur de Saige. L’urbex est par excellence une activité qui gravite autour d’anomalies urbaines, de territoires a priori inaccessibles et dont l’usage initial a périclité, dans des friches urbaines ou industrielles ou autres lieux interlopes. L’erreur urbaine devient alors, comme le dit l’article sur l’urbex, une ressource territoriale, utilisable à la fois par des collectifs citoyens désireux de s’en emparer et par les pouvoirs publics, pouvant par ce biais inverser le stigmate lié à l’abandon par la promotion de pratiques urbaines alternatives et d’urbanités spontanées. L’erreur urbaine est ainsi génératrice à la fois de représentations, de pratiques, voire d’aménagements, qui contribuent à une forme de réhaussement de la valeur territoriale du lieu, à l’image du mur de Saige qui devient un point de repère local pour tout un tas d’activités collectives et communautaires.

Panser l’erreur urbaine : erreur urbaine avouée à moitié pardonnée ?

L’erreur urbaine, comme le rappelle Isabelle Chesneau, n’est toutefois pas du ressort simple d’une discipline qui discriminerait de façon binaire le vrai du faux. Elle appelle une recherche d’ajustements, de tentatives de corrections, voire de mise en place de « solutions », pour permettre notamment une meilleure appropriation des lieux concernés par cette erreur. Une grande partie des articles contribue à nourrir un inventaire de ce répertoire toujours ouvert des solutions diverses et interventions variées qui cherchent à panser les dommages venant de pratiques ou projets antérieurs.

Dans ce portfolio des actions correctrices, la volonté de réappropriation des lieux passe souvent par des changements dans la manière d’organiser la pratique sociale de ces lieux, jugée trop verticale et que certains collectifs cherchent à horizontaliser. C’est notamment ce que raconte l’article de Frédéric Bally sur les jardins de rue, où il décrit ces pratiques associatives qui cherchent à repeupler l’espace public de ce qu’une partie de la modernité fonctionnaliste a effacé par l’artificialisation massive et la bétonnisation hégémonique du sol, à savoir la présence du vivant non-humain dans nos espaces urbains. Ces initiatives cherchent souvent à s’insérer dans les interstices urbains, elles sont dans la correction discrète, et presque dans des formes de ménagement. Il ne faut par ailleurs pas les envisager comme la réaction d’une société civile qui s’opposerait fermement à une institution jugée responsable de l’erreur. Comme le détaille l’article de Frédéric Bally, ces approches correctrices reposent régulièrement sur des formes de bricolage institutionnel, d’hybridation où les acteurs habitants et institutionnels se mélangent et s’appuient les uns sur les autres pour légitimer leurs interventions et favoriser une appropriation partagée.

Cette volonté de réparer n’est pas sans déplacer les zones de conflictualité : pour certains, la réparation est elle-même une erreur d’aménagement, une intervention qui pose problème. En fait, ce qui se joue ici, ce sont des formes d’attachement aux lieux d’un côté, matérialisés par des pratiques d’appropriation des lieux par certain·es, mais ces actions et les réactions qu’elles suscitent font aussi émerger des questions plus fondamentales, rarement débattues collectivement. Au fond, qu’est-ce qui fait rue ? À quoi doit servir ou ressembler une rue ? Par la prise en compte de l’erreur, on aboutit à des questions non seulement sur les usages ou les fonctions des objets urbains, mais plus largement sur leur nature. En ce sens, la correction peut être considérée comme un moment de reproblématisation de l’urbain, qui charrie avec lui sa part de conflictualité.

Une erreur ontologiquement urbaine ?

Ce mouvement de reproblématisation peut être poussé à un degré plus ou moins étendu. Mettre au travail l’idée d’erreur urbaine, c’est ainsi accepter des formes de remise en cause plus fondamentales de la pratique aménagiste, de la production urbaine et de l’urbanisation plus généralement.

À ce titre, deux articles explorent, dans des directions différentes, des formes de remise en cause radicales qui méritent une attention particulière, et donne une autre couleur à la compréhension de ce qui se joue quand on évoque l’idée d’une erreur urbaine.

Le premier est celui de Charles Rives, dont l’une des lignes d’argumentation vise à questionner une partie de la pratique architecturale contemporaine, celle liée à la théorie du projet urbain. En quoi cette approche de la production urbaine, qui est devenue largement hégémonique depuis les années 1990 en France (et dans de nombreux autres pays), est-elle problématique ? À travers une plongée dans un projet emblématique de la région lilloise, le quartier de l’Union à Roubaix, Charles Rives montre de façon très efficace la faible adaptabilité des logiques du projet urbain à des contextes autres que ceux d’une croissance économique, et sa trop forte dépendance à une croissance du marché immobilier. Parmi les traductions concrètes du projet urbain, l’une montre de façon saisissante ses limites : l’idée qu’un projet urbain doit s’envisager selon un déroulement chronologique passant par la viabilisation et la construction d’espaces publics avant le lotissement de parcelles. Dans un contexte de croissance, ce schéma a de fortes chances de fonctionner sans guère de difficultés. Mais le cas de l’Union montre bien que des contextes de décroissance urbaine, comme celui de Roubaix, mettent cette logique en échec, puisque le lotissement de parcelles est assez compliqué, par faute de promoteurs volontaires, ce qui conduit au paradoxe de projets dont les espaces publics sont parfois déjà enfrichés et inutilisés alors que le projet n’a véritablement pas pleinement vu le jour.

Par ce cas, on saisit une facette importante de l’erreur urbaine intrinsèque à la théorie du projet urbain : cette dernière considère le projet comme relativement autonome, quasi-indépendant du contexte dans lequel il s’insère, ou en tout cas pouvant fournir en interne les ressources nécessaires à sa pérennisation. Cela s’explique aussi par le fait que, d’une certaine façon, la théorie du projet urbain reste contrainte et cadrée par une logique de production continue de nouvelles constructions, et s’en nourrit pour fonctionner. Dans les configurations où la tension immobilière est importante, cette erreur demeure indolore, mais elle se révèle plus problématique (pour l’aménageur, mais aussi pour le territoire et ses habitant·es) dès lors que la logique de marché immobilier perd de sa vigueur. Dans un contexte marqué par la recherche toujours plus forte d’une sobriété foncière et d’une moindre artificialisation, cette théorie du projet urbain reste-t-elle encore appropriée, alors qu’elle repose sur des logiques de développement continu et décorrélées de l’environnement dans lequel le projet s’inscrit ?

3. L’erreur urbaine du côté de la maîtrise d’œuvre, expression murale gênoise (Florentin, 2018)

Le second article qui opère un déplacement important revient sur l’une des contributions théoriques les plus récentes sur les enjeux écologiques, à savoir la question de la redirection écologique. Bastien Marchand et Philippe Bouteyre reviennent ainsi sur les implications très concrètes de devoir gérer ce qu’ils appellent, dans la lignée des travaux redirectionnistes, des infrastructures urbaines zombies, à savoir ces éléments de notre quotidien dont la durée d’utilisation sera minimale et la durée comme déchet maximale. Dans cette optique, la compréhension de l’erreur urbaine prend une tout autre dimension, puisque le problème devient celui de la façon dont l’urbanisation s’est opérée et de l’héritage qu’elle laisse et qu’il faut traiter. L’erreur n’est plus une question d’ajustement, mais une question de condition urbaine à modifier radicalement. C’est ce qui les conduit à relire l’époque contemporaine et les défis qu’elle pose sous l’angle d’un urbanocène. Dans cette nouvelle condition urbaine à inventer, une question cruciale, autour de laquelle l’article se déploie, est celle de la relation que nos sociétés urbaines peuvent entretenir avec tout ce qui constitue la sphère technique de nos mondes urbains, et notamment la question de l’opportunité de conserver des infrastructures peu compatibles avec les enjeux d’adaptation écologique de notre temps. À travers l’exemple d’une discussion autour du devenir des piscines municipales, ils mettent au jour les questions importantes que pose la redirection écologique : si l’urbain est ontologiquement problématique dans sa forme actuelle, en raison de son empreinte matérielle, énergétique et environnementale, comment l’adapte-t-on ? que ferme-t-on ? et comment le ferme-t-on ? L’enjeu se déplace ainsi vers celui des protocoles à mettre en place pour imaginer des fermetures qui ne soient similaires à celles classiques de la logique schumpétérienne de destruction créatrice, mais qui soient le fruit de processus démocratiques.

Par cette proposition forte, Bastien Marchand et Philippe Bouteyre rejoignent les inquiétudes énoncées il y a quelques années par Ash Amin, pour qui le coût de l’erreur urbaine serait sans doute élevé au vu de l’emprise urbaine dans nos sociétés et des énormes interdépendances qui caractérisent l’urbain (Amin, 2016). Ils ouvrent un champ finalement assez vertigineux : ces erreurs-là sont-elles gérables ?

Daniel Florentin et Charlotte Ruggeri

Sommaire du numéro

Qu’est-ce qui fait erreur dans la production urbaine ? La mécanique des désajustements

Entre oubli et négligence : la marche comme angle mort des politiques publiques dans les métropoles andines (Bogotá, Lima), d’Arthur Ducasse et Vincent Gouëset

L’insatisfaction citoyenne relève-t-elle de l’erreur urbaine ? Regards croisés sur l’éco-quartier de l’Arsenal, par Cedissia About et Claire Doussard

La friche urbaine, d’erreur en solutions, de solutions en dévoiements. Arpentage à la recherche des friches genevoises, Claire Fonticelli, Serena Vanbustelle et Luca Piddiu

L’erreur en planification urbaine. Le cas de la région parisienne (1919-2019), par Isabelle Chesneau

Ce que l’erreur urbaine fait à la production urbaine

L’erreur humaine dans les accidents de la ville : un révélateur des difficultés de la conduite urbaine, par Pierre Van Elslande et Carole Rodon

Histoires de mur : les tribulations d’une erreur urbanistique, par Jorge Ibañez et Pascal Tozzi

Urbex 404 – Interroger la valeur des espaces abandonnés par l’exploration urbaine, par Aude Le Gallou et Robin Lesné

Bonnes ou mauvaises herbes ? Les jardins de rue entre initiative habitantes et encadrement institutionnel, Frédéric Bally

Une erreur ontologiquement urbaine ?

Le rôle des concepteurs et de l’action urbanistique du “Projet urbain” dans l’échec de l’écoquartier de l’Union, par Charles Rives

Ferme l’héritage de l’Urbanocène. Tentative de redirection écologique en milieu urbain, Bastien Marchand et Philippe Bouteyre

Couverture : « L’erreur est urbaine », Paris (Compte Instagram @marie_paris_france, 2020).

Bibliographie

Amin A., 2016, « On Urban Failure », Social Research : An International Quarterly, 83(3), 777-798.

Carse A. et D., Kneas, 2019, « Unbuilt and unfinished : The temporalities of infrastructure », Environment and Society, 10(1), 9–28.

Chang I.-C., 2017, « Failure matters : Reassembling eco-urbanism in a globalizing China », Environment and Planning A : Economy and Space, 49(8), 1719–1742.

Devisme L. et L. Matthey, 2021, « Projets en échec : déroutes et déréalisations », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, n°12, en ligne.

Guma P., 2022, « The Temporal Incompleteness of Infrastructure and the Urban », Journal of Urban Technology, 29(1), 59-67.

Lambelet S., 2021, « Reculer pour mieux sauter », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, n°12, en ligne.

Law J., 2010, « The Materials of STS », in Hicks D., Beaudry M.C. (dir.), The Oxford Handbook of Material Culture Studies, Oxford, Oxford University Press, 173-188.

Mol A., 2002, The Body Multiple: Ontology in Medical Practice. Duke University London: Press Books.

Temenos C. et Lauermann J., 2020, « The urban politics of policy failure », Urban Geography, vol.41(9), 1109-1118.

Wakefield S., 2022, « Critical urban theory in the Anthropocene », Urban Studies, 59(5), 917–936.

Pour citer cet article : Florentin D. et Ruggeri C., 2023, « Edito – L’erreur est urbaine », Urbanités, #17, en ligne.

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