#17 / La friche urbaine, d’erreur en solutions, de solutions en dévoiements. Arpentage à la recherche des friches genevoises

Claire Fonticelli, Serena Vanbutsele et Luca Piddiu

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Longtemps, le terme de friche a été associé à un imaginaire négatif (Janin et Andres, 2008). La friche est le stigmate d’une économie en crise, d’une désindustrialisation douloureuse (Roncayolo 1997 : 235), d’une décroissance urbaine ou rurale. Aujourd’hui, elle incarne encore l’échec, l’abandon de fonctions, et témoigne de l’incapacité des acteurs publics à remédier à des situations subies (Dubeaux 2017). Pourtant, dans les contextes métropolitains du Nord, les friches revêtent de plus en plus une connotation positive, identifiée depuis la fin des années 2000. L’appropriation des friches, leur transformation en lieux culturels témoignent de revendications, de pratiques plus ou moins subversives, de tiers-lieux, de possibles communs (Ambrosino et Andres, 2008 ; Andres et Grésillon 2011 ; Desgoutte, 2019). Avec l’essor de l’urbanisme temporaire, la friche devient elle-même un projet, une manière provisoire de faire la ville exploitant les temps de veille urbains, associant de nouveaux acteurs et transformant la gouvernance de l’aménagement public (Correia, 2018). Les aménagements des friches sont de plus en plus codifiés pour répondre à un imaginaire de la friche désirable. Longtemps vues comme des erreurs d’aménagement, les friches deviennent des solutions dans des métropoles en mal de foncier disponible, d’espaces ouverts (Dubeaux, 2017).

Le contexte de Genève, ville-canton au territoire limité, est particulier : de nombreuses fonctions se bousculent (organisations internationales, administrations cantonales et communales ; universités et hautes écoles…). La croissance de sa population est ininterrompue : le canton a connu une croissance démographique de 0,8 % en moyenne par an de 2016 à 2019 (Département des finances et des ressources humaines et Office cantonal de la statistique – OCSTAT – 2022). La pression immobilière y est particulièrement forte dans l’enceinte de la ville, marquée par une très forte densité1, du côté suisse de la métropole, et s’accroit du fait de la législation suisse contre l’étalement urbain. Cette forte pression est peu propice à l’apparition et au maintien des friches : le foncier y est rare et convoité. À la périphérie, notamment côté français, le foncier, moins tendu, y laisse une plus large place.

En allant à la rencontre de sites préalablement identifiés comme des friches, nous avons voulu comprendre le lien entre friches et erreur urbaine. Nous avons pour cela construit un atelier, dont la méthode sera présentée en première partie. De la friche résultant d’une erreur d’aménagement, à la friche dont l’absence d’usage semble une erreur à la difficulté à comprendre et à lire ces espaces durant nos arpentages … Comment l’arpentage interroge-t-il le lien entre les friches et l’erreur urbaine ?

Un arpentage à la recherche des friches genevoises

Un atelier pour identifier les friches

L’article présente les conclusions d’un atelier organisé par le réseau INTER-FRICHES, un collectif de chercheurs.euses qui organise des ateliers interdisciplinaires et internationaux et questionne à quoi ressemblent les friches dans les contextes suisses, français et belges. L’atelier baptisé « Ceci n’est pas une friche » s’est tenu les 15 et 16 octobre 2020 à Genève et a rassemblé 25 personnes, chercheurs.euses et praticien.nes en aménagement du territoire, géographie, architecture, anthropologie et gestion de la nature.

L’un des objectifs de l’arpentage collectif était de clarifier le concept de friche en contexte genevois. S’il ne s’agit pas d’ajouter une définition de friche aux nombreuses déjà existantes2, il s’agissait de questionner ce qui, dans le contexte particulier genevois, est désigné comme une friche. L’atelier posait l’hypothèse qu’il existe des lieux à Genève et dans le Grand Genève qui possèdent des qualités et des dynamiques de compositions qui ne sont pas sans rappeler celles des friches : que ce soit des lieux centraux marqués par l’histoire des squats genevois, des centres commerciaux et/ou des bureaux en perte de vitesse, des zones d’activités en reconversion, des églises en manque de fidèles, des marges et franges urbaines situées dans le Canton de Genève mais aussi dans des contextes fonciers plus détendus du Grand Genève dans lequel la ville-centre reporte une série d’externalités trop encombrantes ou trop nuisibles pour le centre urbain (prison, gestion de déchet, etc.) (Barles, 2005). Parallèlement, le monde associatif genevois semble bel et bien partager les pratiques d’utilisation temporaire de lieux en attente.

1. Affiche annonçant l’atelier « Ceci n’est pas une friche » (S. Vanbustele, 2020)

Avant cet atelier, des entretiens ont été menés avec différentes personnes : chercheurs.euses, acteurs.rices du milieu culturel genevois, etc., de manière à tenter de recenser ce qui était, pour ces personnes, identifié et identifiable comme des friches. Ces entretiens ont fait ressortir aussi bien des lieux dont l’identification comme une friche faisait consensus que des lieux qui, au sens strict, ne sont pas des friches – précisément parce qu’ils sont encore en fonction, ou plutôt, que leurs usages correspondent à la fonction pour laquelle ils ont été bâtis. Pour les personnes interrogées, les éléments permettant d’identifier une friche étaient variés, du délaissé agricole à la friche culturelle. L’objectif initial de l’atelier étant d’interroger les représentations des participant.e.s sur ce qu’était une friche, nous avons relevé l’ensemble des lieux cités, et nous nous sommes refusé.e.s à partir d’une définition a priori de la friche.

Cette première recension a permis de dessiner les itinéraires à arpenter lors de l’atelier organisé de manière à confronter des arpentages de terrains à un regard d’expert.e.s locaux.ales. Les lieux étant sélectionnés selon la fréquence à laquelle ils avaient été cités, mais aussi selon des modalités pratiques : il fallait que les arpenteur.euse.s puissent y accéder en une après-midi, à pied ou en transport en commun.

2. Inventaire cartographique préalable à l’atelier « ceci n’est pas une friche ». Cet inventaire relève les lieux qui ont été mentionnés comme friches lors d’une série de rencontres avec des expert.e.s genevois.e.s en amont de l’atelier (S. Vanbustele, 2020).

3. Document donné aux arpenteurs.rices proposant un itinéraire et quelques lieux-friches à parcourir (Collectif Inter-Friches, 2020)

Après une première matinée consacrée à un cadrage théorique et au partage du protocole, l’après-midi était dévolue à l’arpentage. Celui-ci a été réalisé par des équipes de 4 à 5 participant.e.s peu familier.e.s avec le terrain genevois, en tachant de diversifier les profils des participant.e.s (discipline, pays, âge, participation à l’organisation de la journée ou non…). Ces arpentages étaient guidés par deux itinéraires proposés au préalable afin de parcourir le plus grand nombre possible de friches en une demi-journée à pied. Un troisième itinéraire, initialement envisagé, n’a pas été réalisé durant l’atelier3.

4. Moment de présentation lors du lancement de l’atelier (Collectif Inter-Friches, 2020).

5. Entre centre et périphérie de Genève, trois arpentages envisagés de l’atelier Inter-Friches (S. Vanbustele, 2020).

Arpenter les friches et simili-friches du coeur genevois (secteur central – PAV)

Le premier itinéraire était consacré à une zone centrale majoritairement située dans le secteur du PAV (quartiers Praille Acacias Vernets). Cette zone industrielle et artisanale est en pleine mutation et représente un grand potentiel en termes de création de logements du canton, et dont les plans localisés de quartier (PLQ) fixent les conditions d’affectation du sol, la volumétrie du bâti, les accès et servitudes. Trois principaux lieux ressortent de cet arpentage qui a aussi été l’occasion d’explorer des délaissés urbains, des églises partiellement désaffectées.

Le Jardin de la Marbrerie (6) est enchâssé entre des bâtiments administratifs à plusieurs étages et des carrosseries, une partie ouverte donnant sur un parking, d’un côté, un muret recouvert d’arbres et de plantes, de l’autre. L’entrée est caractérisée par un porche en bois où figure le nom du lieu, obstruée par une barrière qu’il faut enjamber pour accéder au « jardin ». Le lieu est désert, même si on y trouve des traces d’activité humaine à même le gravier : quelques déchets, du fil barbelé entortillé dans des ronces, des traces d’incendie au sol. Le lieu donne une impression d’abandon, typique d’un terrain vague. Plusieurs participants identifient cet aspect à celui d’une friche authentique (« Ah, ça c’est une friche ! »).

6. Jardin de la Marbrerie (Collectif Inter-Friches, 2020)

L’expérimentation débute au printemps 2017. Les membres du Forum Grosselin s’installent alors dans un bâtiment et investissent progressivement la friche adjacente. Le jardin de la Marbrerie est initialement envisagé comme « ce que pourrait être un espace public dans le futur quartier Grosselin » (Froidevaux, à paraître). Des éléments somme toute assez classiques de l’occupation temporaire des friches y ont été installés à mesure du succès croissant du lieu. On y trouve des potagers dans les bacs cultivés en permaculture, terrains de pétanque, barbecues, mobiliers urbains créés ou récupérés : « En 2018, le Forum a décidé de passer à la vitesse supérieure en achetant une tente berbère qui fut amarrée à une vieille roulotte de chantier abandonnée sur place. Un bar, du mobilier urbain en palettes et des luminaires sont venus compléter le décor » (Froidevaux, à paraître). Surtout, les animateurs du site souhaitent rendre cet espace accessible à tous et toutes : des adolescent.e.s habitant dans les immeubles voisins se sont progressivement mis.es à investir les lieux en soirée. L’équipe du forum a entrepris de rencontrer ces jeunes, et de signer une convention du bon usage des lieux avec elles et eux, et notamment de la roulotte : les adolescent.e.s se voyaient confier les clefs de la caravane, avaient le droit de l’utiliser, charge à elles et eux de conserver les lieux dans un bon état. Toutefois, si l’occupation temporaire de la friche ne posait pas de problème lors des utilisations cadrées dans ses usages quotidiens et somme toute classiques (rencontre de voisins, animations musicales, repas et petites festivités), les dissensions ont commencé à se produire autour des usages des lieux par les jeunes. L’usage, pourtant autorisé par l’équipe, a été perçu comme dérangeant, un employé de l’État ayant « découvert les jeunes dans la roulotte, les [a] accusé.e.s d’occuper illégalement l’espace et de voler du courant électrique sur un bâtiment public. Une altercation s’en est suivie, les jeunes étant persuadé.e.s d’être dans leur droit, l’employé de l’État pensant quant à lui avoir affaire à des squatteurs » (Froidevaux, à paraître). Finalement, l’Office cantonal des bâtiments (OBA), chargé de gérer l’immeuble Marbrerie 13, a exigé en février 2019 que le Forum ferme le site au public.

Le village du soir (7) se trouve dans un dépôt industriel. Le lieu est voué à être réaménagé dans les plans localisés de quartier (PLQ) du PAV, mais est actuellement dédié à la vie nocturne. En journée – et en temps de Covid, les bars et discothèques disséminés dans cet espace montrent porte close. L’espace est lui-même très fermé, clôturé en dehors de la seule route d’accès et de deux entrées. Les boîtes aux lettres, la présence de vigiles, les clôtures entretenues autour du site soulignent que le lieu est privé, d’autant qu’il est toujours partagé avec des activités liées aux garages et à la carrosserie. Ici, le vocabulaire de la friche réinvestie est présent : pompes à bières, fauteuil en palettes, petites guirlandes, œuvres de street art, des éléments qui pourraient caractériser la vie nocturne de certaines friches (dont les friches culturelles).

7. Village du soir, une simili friche (Collectif Inter-Friches, 2020)

Le jardin des Moraines (8) se trouve à Carouge, commune limitrophe de Genève. Ce vaste espace, consacré à l’agriculture urbaine, abrite des lieux de convivialité. Des rencontres entre habitants y sont organisées. L’espace est enchâssé dans des murets et une végétation haute sur ses abords, ne permettant de voir l’intérieur du jardin que depuis certains angles. À son entrée, une lourde grille cadenassée empêche un usage complètement ouvert et public du lieu. Dans l’enceinte du jardin, de nombreuses espèces végétales et fruitières poussent dans les bacs et serres. S’y côtoient du mobilier en palettes et du mobilier en plastique également (tables et chaises de jardins). À noter, la présence de nombreux jeux et jouets pour enfants, témoignant de l’usage familial du lieu. Du mobilier plus imposant et fixe – bars, cabanons, roulotte, etc.  – montre que l’usage du lieu est régulier.

8. Jardin des Moraines (Collectif Inter-Friches, 2020)

Les friches de l’agglomération, entre friches agricoles et industrielles

Le deuxième arpentage était consacré à des espaces en périphérie du canton de Genève. L’itinéraire traverse des friches dont il est difficile d’en définir l’usage actuel : s’agit-il de friches ou de jachères ? La parcelle est-elle en attente d’urbanisation ? L’accès à la première est libre, des barrières délimitent clairement la parcelle sans en empêcher l’accès (9). Les dimensions de cette parcelle, la présence d’herbes folles qui semblent non pâturées, ni avoir été précédées de cultures, l’absence de délimitation pour le bétail, la présence d’un chemin lié à l’usage du lieu sont autant d’éléments qui permettent de douter d’un usage agricole récent. Non loin, une deuxième parcelle enherbée enclavée présente des caractéristiques similaires. Elle accueillerait des moutons de temps en temps. Des barrières empêchent d’y accéder depuis la rue (10).

9. Une parcelle en friche, partiellement délimitée (Collectif Inter-Friches, 2020)

10. Une parcelle agricole, laissée en friche (Collectif Inter-Friches, 2020)

L’itinéraire traverse des terrains d’exercice pour les chiens, longe des habitats collectifs avec des roulottes, etc., à mesure qu’il suit le Rhône en direction de Porteous, une ancienne station d’épuration, indiquée par des panneaux.

11. Entre ciel et Rhône, l’arrivée à Porteous (Collectif Inter-Friches, 2020)

Arrivé à Porteous (11), le bleu turquoise du Rhône contraste avec les couleurs d’automne qui l’entourent et surtout avec cet objet architectural, masse de béton remplie de graphes qui se déploie en porte à faux au-dessus de l’eau. Le bâtiment n’est pas accessible mais il offre un décor à une série d’activités qui s’organisent sur son pourtour : buvettes où l’on devine très probablement des activités de vente de bière artisanale locale, mobilier en palettes, guirlande en fanions…

Ancienne station d’épuration mise en service en 1967, le site de Porteous était sans usage depuis plus de 20 ans. Il devait être reconverti en pénitencier lorsqu’en août 2018, le collectif « Prenons la Ville » décide d’occuper le bâtiment et exige sa transformation en lieu socio-culturel. Le temps d’occupation permet l’appropriation des lieux par le collectif, par le biais d’aménagements, de la réalisation de chantiers collectifs et participatifs. Des cabanes sont construites sur les toits, des poêles à bois installés – pour lutter contre le froid l’hiver, l’électricité ayant été coupée. Rapidement, le lieu et le projet socio-culturel suscitent un engouement des Genevois.e.s, dont la presse se fait écho : les soirées ou les temps collectifs proposés sur le site attirent4. Parallèlement, le collectif et le Conseil d’État entreprennent de trouver un accord pour une sortie de crise. Début janvier 2019, le bâtiment est officiellement transféré au département de la cohésion sociale (DCS), ce qui signe l’abandon du projet carcéral.

À la fin de l’hiver 2019, un accord est trouvé : en échange du départ rapide des lieux, les squatteurs et squatteuses sont installé.e.s dans des containers sur le site (Piraud et Pattaroni, 2020). Trois membres du collectif pourront faire partie d’une commission chargée du futur du bâtiment, et la plainte déposée à leur encontre sera levée. Trois ans plus tard, le lieu est progressivement réhabilité en restant ouvert au public, notamment la buvette et les espaces extérieurs. Une programmation festive et culturelle y est toujours organisée, parallèlement aux travaux.

Après les arpentages, les arpenteur.e.s-enquêteur.rice.s devaient proposer une restitution en s’appuyant sur leurs relevés, leurs travaux de recherche sur les friches, des cartes et des objets collectés sur place. Ce regard a été confronté à des personnes familières du contexte (bureau d’urbanisme, association de participation citoyenne locale, ou spécialiste de la gouvernance urbaine du secteur), permettant d’expliciter, de questionner, de mettre en perspective les éléments apportés par les arpenteur.e.s-enquêteur.rice.s. La mise en contexte a permis de revenir sur l’histoire des lieux, leurs acteurs, leur gouvernance ou encore des usages non perçus lors de l’arpentage. La compréhension de la trajectoire d’un lieu comme le jardin de la Marbrerie aurait ainsi échappé aux participant.e.s sans l’intervention de Sylvain Froidevaux, coordinateur du Forum Grosselin, association de participation citoyenne (voir ci-après).

14. Restitution de l’arpentage et des multiples ambiances traversées (S. Vanbustele et C. Béovic, 2020)

L’arpentage, une entrée pour lire l’erreur urbaine ?

Au-delà de la description des friches précédemment amorcée, l’arpentage permet, dans une certaine mesure, de décrypter les lieux. Il donne des indices sur l’appropriation des lieux, leurs usages, leur gouvernance. En confrontant les différentes friches arpentées, nous cherchons à interroger le lien entre la friche et l’erreur, tout en questionnant le cadre normatif nous amenant à percevoir ce qui, des friches, peut être compris comme des erreurs urbaines. L’ensemble des éléments présentés ci-après est issu de la réflexion collective de la restitution de l’atelier, réinterprétée par les auteur.e.s de l’article.

 

Se confronter au vide et à la vacance

La première erreur, lue dans l’arpentage, est celle de l’absence d’usage des espaces arpentés. Lorsque les lieux visités ne semblent pas l’objet d’occupation, ou d’appropriation ou quand les traces d’usage sont absentes, nous y avons lu une erreur. Certaines parcelles en attente, friches agricoles ou jachère, mais aussi des friches qui ont été occupées et ne le sont plus rentrent dans cette catégorie, comme au jardin de la Marbrerie. Seul le nom, à l’entrée, témoigne du fait que la friche a été occupée, et c’est le témoignage de Sylvain Froidevaux qui permet d’établir que la friche a connu des pratiques proches de l’urbanisme transitoire. Pour les arpenteurs, l’erreur est alors celle de l’absence d’usage dans un foncier tendu, d’une impossibilité à valoriser ces lieux par des pratiques spatiales et sociales.

15. Marbrerie : Jardin de la Marbrerie 2019 (S. Froidevaux, 2019)

16. Marbrerie : Jardin Marbrerie Automne 2020 (Collectif Inter-Friches, 2020)

Les projets d’occupation – culturels ou non – peuvent également avoir une fin programmée, portant l’éphémère au cœur du projet. L’erreur urbaine est ainsi intégrée comme projet-tampon au sein du phasage d’un plus grand projet immobilier. C’est le cas du projet d’urbanisme transitoire jardin des Moraines, qui fait l’objet d’un contrat de prêt entre une organisation genevoise, LargeScaleStudio (LSS), et la fondation HBM Emma Kammacher qui gère des logements. Les premiers, architectes et concepteurs.trices du projet, parlent de l’expérience comme un « laboratoire culturel », où des pratiques propres aux espaces publics (convivialité, rencontre) en côtoient d’autres comme le maraîchage, avec, en vue, une autonomisation des usager.e.s du lieu dont certains sont des habitant.e.s voisin.e.s. Mais cette occupation n’est que temporaire. Se pose alors la question de la continuité de ces pratiques habitantes dans les futures réalisations : quelle place sera laissée à ces expérimentations, et particulièrement à leur traduction dans le langage de l’aménagement urbain ? S’il était prévu (avant la pandémie de Covid-19) d’y accueillir différentes activités comme des jeux pour enfants ou des espaces consacrés aux résidences artistiques ou autres ateliers, les acteurs et actrices sont conscient.e.s que certaines pratiques en cours doivent trouver à s’incarner dans des formes plus pérennes, au risque de voir la future programmation du site ne laisser aucune place à la continuité de ces expériences.

Pour autant, le transitoire a également vocation à se penser et à se réaliser comme temporaire, effervescent. La fonction de ces lieux rejoint alors les intentions initiales de l’urbanisme tactique : ébranler l’ordre fonctionnel par l’irruption momentanée et par l’expérimentation (Gwiazdzinski, 2018). La notion de tactique est ici entendue au sens de De Certeau (1961), soit une utilisation des brèches ou opportunités comme occasion d’agir, d’inventer. Et c’est bien de cette possibilité de créer des marges dont il est question, les espaces d’expérimentations, de mise en relation ou simplement de festivité se faisant rare dans un contexte urbain saturé (Pattaroni et Drevon, 2020).

Accéder aux lieux, pour tous, à tous moments ?

Durant l’arpentage, nous nous sommes confronté.e.s aux contraintes d’accès nombreuses, aux barbelés et barrières à enjamber pour accéder aux différents espaces identifiés comme des friches. L’espace est le plus souvent clos, inaccessible, même dans les friches culturelles actives. Comment ces friches pourraient-elles recomposer des espaces publics si elles sont inaccessibles ? L’erreur n’est-elle pas dans l’absence d’ouverture de ces espaces ? Dans ces limitations des accès, empêchant l’accès à tous ? Si les clôtures et autres barrières ne permettent pas d’interdire aux personnes souhaitant réellement s’introduire sur les sites d’y accéder, elles sont tout de même un frein à l’appropriation collective de ces espaces.

17. L’arpenteur se fait cascadeur pour explorer les friches (Collectif Inter-Friches, 2020)

18. Des barrières pour dissuader l’accès (Collectif Inter-Friches, 2020)

Le débat a permis d’interroger, au-delà de la simple fermeture matérialisée des sites, des tensions et des difficultés pour ces friches à s’ouvrir à tous les publics. Au jardin de la Marbrerie, les membres de l’équipe du forum Grosselin se sont distingué.es par une volonté d’ouvrir les friches à toutes et à tous, notamment aux adolescent.es. Son histoire montre que les pratiques sociales et spatiales tolérées sont limitées : la présence d’une activité de nuit (en soirée) rompt avec les usages de jour ; la captation illicite d’électricité, les activités non légitimes (le jeu vidéo, la fête non encadrée) et, enfin, le profil sociologique des habitants temporaires (jeunes de quartier populaire) ne remplissent pas les attentes de respectabilité convenues et normées dans un tel lieu.

À Porteous, s’il n’est pas possible d’accéder à l’intérieur du bâtiment, nulle barrière n’empêche d’accéder aux espaces extérieurs. Toutefois, les anciens occupant.e.s organisent des activités encadrées, et, si des pratiques illégales existent encore sur le site – plusieurs rave parties y ont notamment été organisées à l’été 2021 – celles-ci sont désavouées par les membres du collectif, qui craignent les conséquences en termes de répression et de tension auprès de la police et des riverains. Porteous reflète bien la difficulté à demeurer ouvert à toutes et à tous, et marque que, si les occupations temporaires de friches parviennent à transformer le devenir des lieux, leur dimension subversive n’est pas tolérée à terme.

L’arpentage, source d’erreurs ?

Beaucoup des espaces arpentés empruntent au même imaginaire, on y retrouve des éléments récurrents.

L’erreur, c’est alors celle à laquelle les lieux nous amènent en nous mettant dans une certaine confusion. Il est ainsi parfois difficile de faire la différence entre des friches marquées par un parcours de résistance et de luttes urbaines et des friches institutionnalisées voire des friches créées de toutes pièces qui s’inspirent de l’image de la friche sans en être réellement.

19. Manuel du parfait petit fricheur – mobilier et aménagement « type » de la friche culturelle (C. Béovic, 2020)

Le passé de lutte d’un lieu n’est pas toujours lisible lors de l’arpentage. À Porteous, par exemple, les chercheurs.se.s participant à l’arpentage ont eu la sensation d’un lieu qui se sert de l’image de la friche. Le lieu semble receler de tous les stéréotypes de la friche. Certains arpenteurs et arpenteuses se sentent comme des visiteurs.trices d’une destination pour touristes averti.e.s ou de potentiel.le.s client.e.s ou consommateur.trice.s de la buvette. L’alternatif côtoie le cadre légal qu’exige l’accueil d’un public (signalétique pour indiquer la direction vers Porteous, pancartes avec les règles covid, toilettes chimiques, des panneaux « ramasse tes poubelles rebelles »). Le caractère subversif du lieu qui sera expliqué après coup par les expert.e.s locaux ne transparaît pas si clairement au premier abord sur le terrain.

Cette confusion est amenée par des éléments de décor, empruntant tous au « manuel du parfait petit fricheur ». Les graphes sont par exemple récurrents aussi bien dans les friches contestataires comme Porteous qu’au village du soir. Ils ne portent cependant pas le même message. Là où les tags de Porteous disent « Ouvrez les prisons », les graffitis du jardin des moraines, ou ceux du Village du soir sont davantage consensuels : animaux stylisés, motifs s’inspirant du street art, tous issus de commandes passées à des artistes. L’absence de définition précise de la friche, en préalable de l’arpentage, a certes contribué à cette confusion.

De même, les fanions sont omniprésents. Le mobilier urbain, toujours en palette. Comment distinguer les élégantes constructions du jardin des Moraines du mobilier du Village d’un soir ? Les deux lieux sont certes différents dans leur gouvernance, mais on y retrouve une proximité dans le cadre créé. Des pancartes de signalisation sont présentes même dans les friches au passé contestataire comme Porteous, enjoignant à respecter les gestes barrière, affiches qu’on retrouve dans le Village du Soir.

Cette standardisation des éléments de décor des friches est aussi liée à la présence d’un nombre d’acteurs limité, et à leur forte interconnaissance. La coopérative Ressources Urbaines, qui aménage différentes friches culturelles se confronte au risque de devenir un « interlocuteur monopolistique des collectivités publiques » (Pattaroni, 2020 : 135). Cette coopérative est née « du constat qu’il n’existait pas de véritable dispositif, […] permettant de produire des espaces de production culturelle à bon marché. L’idée a été alors de développer une entité hybride, à la fois ancrée dans l’histoire de la culture alternative, défendant des formes d’autogestion des bâtiments, dotée de « réseaux » et d’un certain savoir-faire en matière immobilière » (Pattaroni, 2020 : 135). Cette coopérative est au cœur de divers projets d’occupation de friches urbaines genevoises, et est rapidement devenue incontournable.

20. Un même mobilier urbain pour des usages différents, à Porteous et au Village du soir (Collectif Inter-Friches, 2020)

Si on ne peut pas attendre de l’arpentage qu’il ait de la profondeur comme l’aurait une enquête sociale ou ethnographique, on peut imaginer qu’il permette de révéler une approche par les usages spatiaux visibles. Cette observation nécessite une forte attention aux détails, les arpenteur.euse.s risquent de se tromper, de ne pas comprendre l’importance des luttes urbaines qui se sont déroulées et dont l’aménagement des friches peut être issu, de confondre la simili-friche (Desgoutte, 2019) avec la friche.

Conclusion

Dans cet article, nous avons souhaité relater un arpentage collectif et les débats qui l’ont suivi et qui portaient sur le lien entre l’erreur urbaine et la friche.

La standardisation des manières d’aménager les friches du centre de Genève interroge. On y retrouve, d’une friche à l’autre, les mêmes marqueurs : matériaux en palette, fanions, bacs en culture, etc. Cette standardisation en complique la lecture, l’espace devient délicat à interpréter : le mobilier urbain en palette peut aussi bien être construit à la chaîne (Village du soir) qu’issu de coopérations entre des riverains investis (Jardin de la Marbrerie), ou érigé après des luttes (Porteous). L’erreur urbaine est peut-être alors celle du chaland ou du touriste, qui, bien qu’en quête d’espaces authentiques et contre-culturels, échoue à distinguer la friche de la simili-friche ? Pourrait-il s’agir d’une erreur d’interprétation due à la grammaire du lieu, dont la signification n’est pas immédiate ? Voire de la façon dont il constitue un espace non-territorialisé et non-habité (Augé 1992) ? Cette caractéristique, proche de la notion de non-lieu (Augé 1992), permet également l’hypothèse inverse : la lecture erronée de la friche programmée autorise un espace facilement appropriable (à défaut d’être habitable) mais interchangeable par ses codes et symboles spatiaux, précisément parce qu’elle est devenue un objet urbain standardisé.

CLAIRE FONTICELLI, SERENA VANBUTSELE ET LUCA PIDDIU

 

Claire Fonticelli est maîtresse de conférences urbanisme et aménagement, IUT d’Aix-Marseille – Département Gestion urbaine, Laboratoire Lieu – chercheuse associée au LAREP et au laboratoire MRTE (France)

claire.fonticelli@univ-amu.fr

Séréna Vanbutsele est professeure HES ordinaire/Responsable de l’institut TRANSFORM haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg

Serena.Vanbutsele@hefr.ch

Luca Piddiu est assistant d’enseignement et candidat au doctorat au sein de l’Institut GEDT et de la Faculté des Sciences de la Société de l’Université de Genève

Luca.Piddiu@unige.ch

Couverture : Porteous (Collectif Inter-Friches, 2020)

Bibliographie

Ambrosino C. et Andres L., 2008, « Friches en ville : du temps de veille aux politiques de l’espace », Espaces et sociétés, vol. 134, n°3, 37‑51, en ligne.

Andres L. et Gresillon B., 2011, « Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives : Regards croisés européens », L’Espace géographique, vol. 40, 15-30, en ligne.

Augé M., 1992, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Seuil, 155 p.

Barles S., 2005, L’invention des déchets urbains, France, 1790-1970, Champ vallon, 304 p.

Correia M., 2018, « L’envers des friches culturelles », Revue du Crieur, vol. 11, n°3, 52‑67, en ligne.

De Certeau M., 1988, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 416 p.

Desgoutte J., 2019, « Les communs en friches », Métropolitiques, en ligne.

Duny P., 2016, Les friches : entre contrainte et potentiel de renouvellement urbain, Aucame Caen Normandie, Observatoire foncier, en ligne.

Froidevaux S., à paraître, « Quand la friche brûle. L’aventure éphémère du jardin de la Marbrerie. » In Vanbustele S., Piddiu L., Fonticelli C. (dir.), Ceci n’est pas une friche : bilan de l’atelier d’arpentage des friches genevoises.

Gwiazdzinski L., 2018, « Néo-situationnisme : vers un nouvel « art des territoires », Carnet des études urbaines, 1-5, en ligne.

Pattaroni L., 2020, La contre-culture domestiquée : art, espace et politique dans la vie gentrifiée, Genève, Métis Presses, 296 p.

Pattaroni L. et Drevon G., 2020, « Asphyxies urbaines. Enquête sur les processus contemporains de saturation spatiale », in Antonioli M., Drevon G., Gwiazdzinski L., Kaufmann V. et Pattaroni L. (dir.), Saturations : Individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve, Elya éditions, 109-126.

Pattaroni L. et Piraud M., 2020. « L’avènement de la post contre-culture, Fragmentations, coalitions et nouvelle géographie culturelle » in Pattaroni L. (dir.) La contre-culture domestiquée : art, espace et politique dans la vie gentrifiée, Genève, Métis Presses, 105-47.

Pour citer cet article : Fonticelli C., Vanbutsele S. et Piddiu L., 2023, « La friche urbaine, d’erreur en solutions, de solutions en dévoiements. Arpentage à la recherche des friches genevoises », Urbanités, #17 / L’erreur est urbaine, janvier 2023, en ligne.

  1. Avec une densité humaine brute de 32,72 hab+empl/Ha, le canton de Genève est le 5e plus dense de Suisse. La ville de Genève a une densité brute près de 7 fois plus importante (source : http://densite.ch/fr/cases/geneve-ville, consulté le 06/10/2022). []
  2. Par exemple, en France pour l’INSEE la friche « est un espace bâti ou non, anciennement utilisé pour des activités industrielles, commerciales ou autres, abandonné depuis plus de 2 ans et de plus de 2 000 m² » (Duny, 2016). Un précédent atelier Inter-friches en dressait une définition par l’antinomie, par l’opposition et par le contraste. « Une friche est un habitat original intégré dans un milieu, présentant des dynamiques spatiales et temporelles pouvant être variées, dont la situation en marge induit une matérialité certaine, mais également des formes d’irrégularité, d’instabilité et des contrastes entre sécurité et insécurité, enclos et enclave, ouvert et fermé, vide ou plein, coupure et couture. Les friches appellent l’antinomie et provoquent des représentations fortes de spontanéité, de liberté, des potentialités, aussi bien que des incertitudes, des contraintes, voire des nuisance » Bilan Inter-Friches de l’Atelier Tartres, 14 et 15 janvier 2019. []
  3. Le troisième arpentage était envisagé dans la technopole d’Archamps. Construit dans les années 1990, accroché à une sortie d’autoroute et au milieu des champs, ce site avait la vocation de se muer en lieu d’émulation scientifique et de recherche à quelques kilomètres de la frontière suisse. Aujourd’hui, nombre de bâtiments sont sous-occupés voire inoccupés. Il concentre des friches agricoles, industrielles, commerciales. Situé côté français de la frontière, nous avons dû renoncer à l’arpenter, du fait des difficultés à passer des frontières en temps de covid-19. []
  4. Voir à ce titre la couverture médiatique de l’événement. La Tribune de Genève publie consécutivement : Occupation inédite au bord du Rhône au moyen d’un radeau (27 août 2018), Le bâtiment occupé se dessine un avenir sans prison (29 août 2018), Porteous se mue en star du patrimoine (1e septembre 2018). Le propos est plutôt favorable aux squatteurs. []

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