#19 / Saint-Denis, la vraie ville des Jeux olympiques ?
Entretien avec Cécile Gintrac, par Charlotte Ruggeri, Marie Bonte et Séverin Guillard
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Cécile Gintrac enseigne la géographie en classes préparatoires et a conduit en parallèle des recherches sur la géographie critique urbaine. Elle milite au comité de vigilance depuis sa création en septembre 2017.
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Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le Comité de vigilance JO 2024 Saint-Denis ?
Le comité de vigilance JO à Saint-Denis s’est constitué en septembre 2017 après l’annonce de l’attribution des Jeux à Paris et donc indirectement à Saint-Denis. Dans une ville où le tissu associatif et militant est très dense, différents collectifs (Union des associations des riverains du Stade de France, AMAP, comité pour l’enfouissement de l’A1, collectif d’usagers de la piscine Marville…), des militant·es politiques et professionnels du sport – en tout une quarantaine de personnes – avaient répondu à l’idée de se constituer en collectif. À l’époque, nous avions encore peu d’informations précises sur les transformations que cela allait impliquer. Nous disposions seulement des grandes lignes présentées par le dossier de candidature.
Nous avons d’abord eu pour objectif de collecter l’information disponible pour les différents projets. Assez rapidement, les réunions de concertations ont été lancées. Nous y avons participé avec l’objectif de collecter le maximum de données et de pointer les difficultés que nous avions identifiées. Nous avons organisé des toxic tour, balades urbaines ouvertes à toutes et tous pour montrer in situ les conséquences des projets. L’idée des toxic tour a été reprise à un collectif Toxic Tour Detox qui avait organisé des balades urbaines dans le 93 avant la COP21 dans le but de pointer les injustices environnementales.
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Le comité opère comme une plateforme de différents collectifs de Saint-Denis qui échangent les informations et portent leurs revendications. Dans cet esprit, nous avons proposé – sans succès – au Comité international olympique et au COJO (comité d’organisation des Jeux olympiques de Paris 2024) un projet d’aménagement alternatif avec une volonté d’apaiser les circulations, dont le principe de base était simple : éloigner autant que possible les bretelles d’autoroutes des zones habitées en profitant de l’espace libéré par les projets des Jeux olympiques. Saint-Denis est en effet traversée en son cœur par deux autoroutes (l’A1 et l’A86).
Aujourd’hui, notre temps militant est de plus en plus tourné vers les médias car la demande pour un tel événement est énorme et internationale. Nous peinons à répondre à toutes les sollicitations.
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Quel rôle aura Saint-Denis lors des Jeux olympiques 2024 de Paris et comment cela se traduit-il en termes d’aménagement ?
Saint-Denis est à la fois un lieu de compétition pour l’athlétisme au Stade de France, et pour le water-polo, le plongeon et la natation synchronisée au Centre Aquatique Olympique, construit face au Stade de France et qui vient d’être inauguré. Mais Saint-Denis va aussi accueillir tous les athlètes dans le Village des Athlètes, situé sur les communes de Saint-Denis, Saint-Ouen et l’Ile-Saint-Denis. C’est un quartier de 52 hectares qui a été construit en quelques années. Pendant les Jeux olympiques, il accueillera 14 000 membres des délégations et sera transformé en quartier d’habitation pour 6000 habitant·es et autant de salarié·es à partir de septembre 2025.
Ce village est desservi par un nouvel échangeur autoroutier, financé à hauteur de 95 millions d’euros par la SOLIDEO (Société de Livraison des Ouvrages Olympiques). Il est considéré par le directeur de la SOLIDEO comme indispensable pour relier le village des athlètes aux sites de compétition. Mais il représente une pollution supplémentaire dans le quartier Pleyel. Ce quartier est situé un peu à l’écart du reste de la ville, dont il est séparé par l’A86 et le faisceau ferré nord. De ce point de vue, il se situe davantage en continuité avec Saint-Ouen. Un autre quartier, dont le projet est encore flou, est prévu autour du Centre Aquatique Olympique à l’horizon 2030. Sa maîtrise d’ouvrage revient à la Métropole du Grand Paris, qui inaugure là son activité d’aménagement.
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Au final, ce sont des portions entières de Saint-Denis qui sont redessinées par différents acteurs. Nous avons assez vite dénoncé ce « saucissonage » de la maîtrise d’ouvrage, en ce sens que les acteurs de l’aménagement sont très nombreux (Métropole du Grand Paris, l’établissement public territorial Plaine Commune, le département, la SOLIDEO – société de livraison des ouvrages olympiques) et le manque de cohérence globale, notamment en ce qui concerne le trafic routier. Chaque acteur organisait sa propre concertation dans le cadre des enquêtes publiques et il n’était pas possible d’envisager d’autres périmètres ou de relier les projets entre eux. Concrètement, on a donc assisté à d’innombrables réunions de concertation, déconnectées les unes des autres.
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Quels sont les effets de ces Jeux olympiques de 2024 pour la ville, en particulier pour la population ?
Pendant la période des Jeux olympiques, Saint-Denis va être complètement au service des jeux. Cela implique des fan zones dans les parcs et des animations sur la place Jean Jaurès de Basilique (le principal espace public de la ville, où se tenait auparavant le très populaire marché de Saint-Denis, qui a été déplacé), avec une publicité associée pour les sponsors officiels. Les bars devront par exemple vendre des boissons des sponsors de manière préférentielle selon les accords signées par les villes-hôtes.
Une partie de la ville sera interdite à la circulation, avec différentes zones dont certaines quasiment inaccessibles aux véhicules et avec QR codes pour les résidents (autour du village des athlètes dans le quartier Pleyel et aux abords du Stade de France). Les transports vont être complètement saturés par le public des Jeux olympiques ce qui est une source d’inquiétude majeure pour les habitant·es de Saint-Denis qui travailleront et qui statistiquement partent beaucoup moins en vacances que les autres Francilien·nes. On s’attend en quelque sorte à une forme d’assignation à résidence, laquelle pouvant par exemple déjà se lire dans les affiches que l’on voit dans les couloirs du métro, où les travailleur·ses sont incité·es à « anticiper » ou « télétravailler ».
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À long terme, l’héritage annoncé (excellence environnementale, inclusion, héritage sportif) sera bien plus limité que la communication le laisse penser. À titre d’exemple, l’échangeur va ajouter du trafic et de la pollution dans le quartier Pleyel, sans régler complètement les problèmes de circulations dans le reste de la ville. En effet, un des arguments pour défendre l’échangeur était qu’il libérerait la Porte de Paris, or le trafic y est encore considérable. En termes de logement, les 2 000 logements du Village des Athlètes ne seront que très peu accessibles aux habitant·es de Seine-Saint-Denis. En effet, le nombre de logements sociaux n’a cessé d’être revu à la baisse par rapport au projet initial (de 40 % à 25 voire 20 %) et ces logements relèveront plutôt des plafonds supérieurs du logement social au détriment du logement PLAI (prêt Locatif Aidé d’Intégration, sont attribués aux locataires en situation de précarité) qui représente près de la moitié des demandes de logement social dans le 93. Les prix à la vente sont prohibitifs (autour de 7 000 euros du m2), ce qui est inabordable pour les résident·es du 93, dont environ le tiers vit sous le seuil de pauvreté.
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Au-delà des grands événements, la ville de Saint-Denis connaît de fortes évolutions urbaines, auxquelles les grands événements peuvent évidemment contribuer. Pouvez-vous nous expliquer quels sont les processus urbains encouragés par ces grands événements à Saint-Denis et quels en sont les effets ?
Les chantiers des Jeux olympiques s’insèrent dans une modification plus large du tissu urbain de Saint-Denis. Saint-Denis va être le principal hub du Grand Paris Express avec la gare Saint-Denis Pleyel. Plusieurs projets immobiliers ont été lancés autour de cette gare : la Tour Pleyel, un ancien immeuble de bureau en déshérence, est transformé en hôtel de luxe. À cela s’ajoute un centre de Congrès, le projet immobilier des Lumières Pleyel, un franchissement urbain au-dessus du faisceau ferré entre la gare du RER D et la gare du Grand Paris Express….
Cela se fait aussi en parallèle des projets ANRU (Agence nationale de la rénovation urbaine), comme le quartier Franc-Moisin et le centre-ville. On assiste donc à une accélération massive des projets, ce qui est d’ailleurs revendiqué par les élus comme une « chance ».
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Les Jeux olympiques sont une manière de garantir que tous les projets aboutissent, par exemple la livraison de la gare et l’arrivée de la ligne 14 (même si les autres lignes, 15, 16 et 17, devaient être livrées pour les Jeux olympiques à l’origine). Cela sécurise en partie les investissements, en ce sens que les infrastructures (Gare du Grand Paris Express, Franchissement Urbain Pleyel) doivent être nécessairement financées, livrées selon le calendrier prévu et sans retard. Cela fait de Saint-Denis, et notamment du quartier Pleyel, un lieu où investir. Les magazines d’investissements (type Capital ou les numéros spéciaux sur l’immobilier) ne s’y trompent pas et recommandent d’investir à Saint-Denis.
En revanche, en ce qui concerne l’immobilier de bureau, on peut craindre une forme de surproduction dans un contexte de crise. Plaine Commune porte désormais l’idée de faire de Pleyel un pôle hôtelier du Grand Paris mais on peut craindre que ce type de projections ne fonctionne pas (les touristes – d’affaires ou non – voudront-ils être logés hors de Paris ?)
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Comment se positionnent les différents acteurs de la ville face aux Jeux olympiques ?
Les acteurs publics ont complètement joué le jeu des Jeux olympiques. Ils ont relayé la communication sur l’héritage positif et ont très peu relayé les inquiétudes des habitant·es. Ils ont misé une partie de leur propre communication politique sur l’événement et comptent vraisemblablement capitaliser dessus à long terme. L’idée, pour la plupart des maires et responsables départementaux, est de « changer l’image de leur ville » et du 93. L’implicite est donc très négatif pour la population actuelle. Comment ne pas entendre une forme d’appel à la gentrification dans ce type de communication ?
Sur le plan économique, la situation est assez contrastée car des rapports ont montré que les grandes entreprises avaient raflé l’essentiel des marchés malgré les dispositifs pour favoriser l’économie sociale et solidaire (ESS). Dans tous les cas, le chômage endémique dans le 93 ne va pas disparaître. Evidemment il y a quelques heureux : les propriétaires qui loueront en Airbnb (prix multipliés par 4 selon certains retours). Néanmoins, on entend déjà ici et là que les biens ne se louent pas aussi facilement que prévu.
La population est dans l’attente. Elle est partagée par la crainte des implications quotidiennes pour l’été 2024 et sans doute un peu de fierté. Il y a eu des expulsions de population des hôtels sociaux ou même de locations longue durée au profit de la courte durée mais il est difficile d’avoir des chiffres globaux. Il faut rappeler aussi que des étudiant·es ont été contraint·es de quitter de leur résidence CROUS dont les logements ont été réquisitionnés pour loger des pompiers, soignants ou forces de l’ordre pendant les Jeux olympiques. Après une forte mobilisation, ils ont réussi pour partie à obtenir des relogements dans d’autres résidences.
Des événements festifs seront certes organisés mais il faut rappeler que ce sont les municipalités et autres collectivités locales qui les financent (même quand cela est estampillé Paris 2024). Beaucoup d’argent public est dépensé pour favoriser l’adhésion à des jeux qui ont été annoncés comme « populaires ».
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Comment le Comité de Vigilance envisage-t-il de peser sur ces débats ? Dans quelle mesure ces actions font-elles écho ou sont-elles complémentaires d’autres formes de mobilisations ou collectifs de population qui s’organisent à l’approche des Jeux olympiques ?
Il existe plusieurs collectifs mobilisés. Certains sont ouvertement opposés aux Jeux olympiques (Non au JO ! ou Saccage 2024). Ce n’est pas notre cas. Nous n’avons pas de position tranchée sur l’événement sportif en tant que tel mais nous exerçons notre vigilance sur l’héritage et la distorsion entre ce qui a été annoncé, « vendu » et la réalité des faits. Cela ne nous empêche pas de travailler régulièrement avec ces collectifs.
Nous allons essayer de peser d’un point de vue médiatique. Il va être très difficile d’organiser des actions compte tenu du niveau actuel de répression des actions militantes et de la forme de criminalisation à l’œuvre. Il est à craindre que toute forme d’action soit rattachée à l’écoterrorisme ou au terrorisme tout court, ce qui est une négation de la démocratie. Il faudra néanmoins assurer une mission de vigilance sur ce point, notamment concernant l’usage de la vidéosurveillance et de la présence policière à Saint-Denis1. Nous avons donc peu de marges de manœuvre pour des actions marquantes.
En ce qui nous concerne, notre action ne s’arrêtera pas avec les Jeux olympiques car la question de l’héritage sera peut-être encore plus pertinente une fois les Jeux olympiques finis : que deviendront le centre aquatique, le village des athlètes, l’échangeur, la piscine d’entraînement Marville2 une fois l’événement passé ? Quelle accessibilité, quel coût, quels éventuels dysfonctionnements, malfaçons, sous-utilisation ? Tout cela mérite un suivi sur la durée.
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Au-delà des Jeux olympiques, Saint-Denis est souvent au cœur de grands événements sportifs et culturels, en lien avec la présence du Stade de France. Est-ce que cela donne aussi lieu à une mobilisation, à des contestations et sont-elles différentes de celles liées aux Jeux olympiques ? Quels effets ces grands événements passés ont-ils eu pour les habitant·es de Saint-Denis ?
Il y a indéniablement des nuisances. Les jours de concerts, de match, de compétitions, il y a 80 000 personnes qui arrivent sur place. Cela implique une saturation des transports : les habitant·es sont généralement contraint·es de limiter leur déplacement ou les limitent par précaution. Les soirs de grands événements, un dispositif policier très important est déployé et certaines voies de circulation sont fermées, les bus sont parfois détournés.
Ce sont aussi des nuisances aussi pragmatiques que des milliers de personnes qui, faute d’équipements, urinent dans les bosquets, au coin des rues, qui jettent leurs déchets. L’Union des associations des riverains du Stade de France le signale à chaque fois aux autorités, sans forcément que cela soit pris en compte. On peut citer la dénonciation des nuisances sonores subies lors de la première nuit « UNIGHTED » avec David Guetta du 5 au 6 juillet 2008. Au terme d’une année de discussion, la deuxième nuit « UNIGTED » du 4 juillet 2009 donne satisfaction aux riverain·es et depuis, les nuisances sonores font toujours l’objet d’un contrôle.
Certaines de ces nuisances représentent un coût pour les finances publiques des collectivités dont la population est pauvre (gestion des déchets, dégradations des espaces publics, par exemple). Le coût / bénéfice n’est pas forcément mesuré dans le détail. Nous aimerions que les coûts déguisés soient étudiés et nous avons même lancé un recours auprès de la Cour des Comptes. En particulier, la propreté durant ces événements internationaux est à la charge de l’établissement public territorial Plaine Commune, donc des contribuables locaux.
ENTRETIEN RÉALISÉ ENTRE AVRIL ET JUIN 2024
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Couverture : campagnes de promotion pour les Jeux olympiques de Paris 2024, à l’occasion de la fête des enfants, devant la mairie de Saint-Denis (M. Bonte, 2024)
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Pour citer cet entretien : Gintrac C., 2024, « Entretien / Saint-Denis, la vraie ville des Jeux olympiques ? », Urbanités, #19 / Urbanités événementielles, en ligne.
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- Voir l’entretien avec Myrtille Picaud. [↩]
- L’entrée était jusqu’ici gratuite l’été, dispositif qui sera terminé une fois le nouvel équipement livré, comme l’a montré un article de Reporterre. [↩]