#19 / Les Rencontres de la photographie à Arles, entre opérateurs privés, pouvoir municipal et espaces (in)disponibles
Gwendal Simon
L’article au format PDF / Citer cet article / Le sommaire du numéro
Les Rencontres d’Arles, festival de photographie fondé en 1970 par des acteurs culturels arlésiens et l’écrivain Michel Tournier, est aujourd’hui l’un des événements internationaux reconnus dans le champ de la photographie. Il s’est considérablement développé depuis les années 2000, notamment par une politique d’internationalisation et de mécénat qui a porté le festival à mesure que le medium photographique, légitimé dans le champ artistique, s’ouvrait au grand public. Le festival a été synchrone avec les deux grandes phases de développement de la ville depuis les années 1970 : l’achèvement de la désindustrialisation et la progressive mise en tourisme du territoire, résultat conjoint d’une politique patrimoniale et événementielle et de l’action d’acteurs privés depuis longtemps présents sur le territoire. Aujourd’hui, les expositions des Rencontres d’Arles attirent entre 120 et 150 000 visiteurs en moyenne par an, pour une programmation de juillet à septembre, avec un budget annuel d’environ 8 millions d’euros1. Sa reconnaissance dans le champ de la photographie et au-delà font de lui un festival « emblème » (Djakouane et Négrier, 2021) dont la réputation n’est plus à faire. La singularité du festival est de proposer des expositions dans différents lieux dans la ville, dont le festival n’est pas propriétaire et qu’il ne loue pas, car il a toujours privilégié des conventions d’occupations temporaires qu’il (re)négocie régulièrement. Les expositions se déroulent ainsi dans les bâtiments religieux et patrimoniaux, des espaces culturels publics ou privés, parfois dans des espaces inoccupés ou en friche. Cette position historique d’occupant temporaire des espaces d’exposition est toutefois rendue difficile par la montée en puissance de l’offre culturelle et événementielle et des opérateurs privés de la culture, qui ont fortement accru l’attractivité de la ville dans la dernière décennie, accompagnant un processus de gentrification à multiples facettes dans le centre ancien. De nombreux opérateurs ont investi les espaces disponibles dans le centre historique ou ses abords proches, à mesure que la municipalité (structurellement endettée depuis l’essoufflement économique de la ville) engageait la vente de certains biens de son patrimoine immobilier. Selon L. Boltanski et A. Esquerre (2017), cette construction de l’attractivité de la ville d’Arles par la culture illustre la croissance d’une « économie de l’enrichissement » sur le territoire. Par-là, ils soulignent la place prise simultanément par le tourisme, le patrimoine, l’art contemporain, les musées et les fondations privées2. L’attrait de ces acteurs a pour conséquence de rétrécir partiellement les espaces disponibles pour les expositions des Rencontres. La géographie de cette économie de l’enrichissement reste toutefois concentrée dans le centre ancien et ses abords, qui polarisent les attentions. Considérant que l’événementiel est un vecteur d’analyse pertinent des tensions socio-spatiales dans l’espace urbain (Finkel et Platt, 2020), l’article étudie la façon dont la dimension spatiale de cette « économie de l’enrichissement » impacte les Rencontres d’Arles, et comment celles-ci structurent leur inscription dans un (petit) centre urbain soumis à une forte attractivité depuis une courte décennie3.
–
Le dernier-né des festivals d’après-guerre
L’émergence et la croissance des Rencontres d’Arles se comprennent au croisement de l’état du champ de la photographie dans la France d’après-guerre, dans l’engouement pour la création de festivals dans des villes patrimoniales du Sud de la France et, enfin, dans l’existence de figures locales fortes à Arles en faveur de la reconnaissance du medium photographique. Quand le festival des Rencontres se créé en 1970, la légitimité de la photographie dans le champ de l’art en France est encore balbutiante. Quasiment inexistante dans les musées (contrairement aux États-Unis), peu exposée et sans le relais de galeries (la première ouvre en 1969 à Paris), la photographie est encore perçue comme un art appliqué. Il n’y a pas d’institution pour la défendre (à l’instar du Centre National du Cinéma, créé en 1948), et peu de moyens pour la développer. Les musées consacrés aux formes artistiques légitimées comme la peinture essaiment dans les années 1960, mais aucun n’est envisagé pour la photographie. La presse reste encore largement le lieu de reconnaissance du travail, et le photojournalisme la pratique professionnelle dominante. Néanmoins, un mouvement avec diverses ramifications s’engage en parallèle pour promouvoir la pratique photographique et sa diffusion. D’abord, l’aspiration à des formes esthétiques renouvelées, dépassant les formes standardisées du reportage, donnent lieu à la formation de clubs, (notamment celui des « 30×40 », apparu en 1951, qui fournira le public lors des premières années des Rencontres d’Arles). Ensuite, le développement des pratiques amateurs, lié aux temps des loisirs et des vacances des décennies d’après-guerre, et à l’apparition d’appareils photographiques légers et maniables qui favorisent l’émergence d’un marché avec ses acteurs économiques (la FNAC vend les appareils, plus tard exposera de la photo, et Kodak développe). Enfin, les premières actions de soutien à la photographie apparaissent dans les années 1970, sous l’impulsion du Secrétariat d’État à la culture : création d’un service de la photographie au sein de ce dernier (1975), de la Fondation pour la photographie (1976) installée à Lyon (Arles en avait fait la demande) et du Centre national de la photographie (1982). Le festival d’Arles est aussi tributaire du mouvement de création des festivals dans le Sud de la France : festivals de Cannes (1946) et d’Avignon (1947), Nice Jazz Festival (1948) et Antibes Juan-les-Pins (1960), mais aussi l’art lyrique à Aix-en-Provence (1948), les chorégies d’Orange… Ce tropisme méditerranéen se double d’un attrait pour les villes patrimoniales et touristiques qui disposent de lieux, tant pour la scène (arènes et théâtres antiques, casinos) que pour l’offre d’hébergement hôtelier. Arles sera un des derniers festivals de cette génération d’après-guerre (Denoyelle, 2019).
L’action conjointe de deux figures locales importantes – Jean-Maurice Rouquette et Lucien Clergue – va être toutefois décisive. Le premier, historien et archéologue de l’Antiquité, est conservateur des musées et monuments d’Arles, et occupe le poste de directeur du musée Réattu, le musée municipal des Beaux-Arts. Le second est photographe, arlésien, a exposé aux États-Unis, et est proche de figures de l’intelligentsia parisienne lorsque celle-ci séjourne à Arles pour la Corrida. Tous deux vont patiemment constituer, à partir de 1964 et à l’aide de dons, la première collection de photographie dans un musée français. C’est ensuite qu’ils vont élargir leur action en prenant appui sur le Comité des fêtes de la ville d’Arles en proposant d’y insérer des expositions de photographie. Épaulé par l’écrivain Michel Tournier, résident secondaire à Arles et animateur d’une émission de télévision consacrée à la photographie, les Rencontres internationales de photographie d’Arles vont naître en 1970. Le programme du festival s’étend sur trois jours, quatre lieux arlésiens et la Camargue (Ibid., 2018). Le budget est modeste et les lieux d’expositions sont communaux. Le festival va progressivement croître : il s’étend sur une semaine en juillet 1973, s’ouvre à 7 lieux et 19 expositions en 1975, puis 12 lieux l’année suivante. Cette même année, il s’appuie sur la création d’une association qui va en structurer l’administration et lui permettre de gagner en autonomie. Néanmoins, il va conserver durablement un public relativement restreint de producteurs d’images et d’amateurs avertis. Comparativement, dans ces années 1970, « Avignon apparaît toujours – et longtemps – comme un modèle hors de portée pour la municipalité » (Ibid., 2018). Les Rencontres d’Arles se développent progressivement, mais de façon non-linéaire : endetté de longues années et soumis à la concurrence d’autres festivals (Visa pour l’image à Perpignan en 1989, et PhotoEspana à Madrid en 1997), il est fragile. Les années 2000 sont toutefois l’entame d’un développement structuré sur le temps long. La nouvelle direction, qui s’inscrit dans la durée, arrive avec un projet en forme de plan de redressement. Le nombre d’exposition augmente, s’étale sur l’ensemble de la période estivale, les espaces s’agrandissent et la friche des ateliers est réinvestie. Progressivement, le nombre des visiteurs augmente, les finances s’assainissent et le rayonnement international s’élargi. Ce redressement s’opère avec le recours au mécénat privé et le développement de partenariats avec les marques, qui permettent de compléter les recettes. Aujourd’hui, le festival a conservé son statut d’association loi 1901 et a consolidé ses recettes propres avec l’importance du visitorat4.
–
Exposer sans louer, perpétuation d’un modèle
Dès ses débuts, la particularité du festival est d’occuper des bâtiments dans le centre d’Arles, les transformant temporairement en lieux d’exposition. La ville est en capacité de proposer des bâtiments communaux et de nombreux sites patrimoniaux à l’architecture souvent imposante (mais souvent peu adaptée pour recevoir des expositions). Outre l’héritage antique (le théâtre et l’amphithéâtre, qui accueilleront notamment des projections durant le festival), l’histoire urbaine et religieuse a permis au festival de bénéficier de nombreux lieux historiques : des églises (Frères prêcheurs, Sainte-Anne, les Trinitaires, l’ancien archevêché, l’abbaye de Montmajour…), l’ancien hôtel Dieu (aujourd’hui l’espace Van Gogh) et plusieurs chapelles. Un certain nombre d’entre eux étaient désaffectés, et servaient de stockage pour des commerçants, avant que leur vacance soit repérée. Le festival va également essaimer dans des lieux plus divers, temporairement ou définitivement libres d’usage : anciens services communaux ou de services publics, anciens bâtiments d’activités tertiaires et des friches industrielles ou ferroviaire (l’actuel espace Ground Control). Des espaces publics sont aussi occupés quand le manque de place est patent ou lors d’expositions ou de projections en plein air. Le festival expose dans des hôtels, au sein des musées arlésiens, au palais des congrès ou encore dans l’actuelle École nationale supérieure de la photo. Cette occupation d’un ensemble varié de lieux ne passe pas par la location, mais par des conventions temporaires d’occupation : il n’y a donc pas des loyers alloués aux lieux, mais des charges d’entretiens et de fonctionnement le temps de l’occupation. Ce positionnement vis-à-vis des lieux d’exposition s’entend comme la perpétuation d’un modèle :
« On ne loue aucun espace. Parce que, historiquement, c’étaient des lieux… c’était le festival de la ville. Donc c’est la ville qui mettait à disposition des espaces pour le festival, et le festival, on est une association à but non lucratif d’intérêt public, donc on ne cherche pas à faire de l’argent […]. Comme c’est aussi au service de la ville, les lieux nous sont mis à disposition par la Ville gratuitement. Et donc on a gardé ce dispositif de manière générale avec l’ensemble de nos partenaires » (entretien avec une membre de l’équipe des Rencontres, janvier 2022).
Cet accès à des lieux à l’architecture somptueuse, aux volumes imposants, offre de la malléabilité dans les propositions artistiques et scénographiques, à distance de la standardisation des lieux d’exposition (type white cube)5. L’ancrage du festival dans la ville s’opère principalement à l’échelle du centre ancien, avec une croissance mesurée au-delà (le Monoprix et Ground control au nord, Croisière et le parc des Ateliers à l’est) témoigne des transformations du territoire, notamment une forte désindustrialisation, qui laissera des vides réoccupés à mesure que le tourisme et la culture gagnent en puissance dans les années 2010, mais qui contractent les espaces disponibles tout en augmentant leur valeur. Les Rencontres – qui ne louent pas d’espaces – évoluent sur un territoire dorénavant prisé.
–
–
Les espaces d’exposition en tension
Le parc des ateliers : les Rencontres « éjectées » ?
L’espace des anciens ateliers SNCF, en dehors du centre ancien, sur le site de l’ancienne nécropole des Alyscamps, est un vecteur d’analyse pertinent de cette tension sur les espaces au regard de l’arrivée de nouveaux acteurs privés de la culture, en l’occurrence la fondation Luma6. Cette friche fait suite à la fermeture des ateliers de construction et de maintenance de la SNCF en 1984, qui bordaient historiquement la ligne Paris-Lyon-Méditerranée. Devenu partiellement un lieu de stockage, une partie du site est occupée une première fois par les Rencontres en 1986, sous l’action de François Hébel, nouveau directeur artistique et figurera parmi les premières friches industrielles à être investies par la culture en France. Elles seront de nouveau occupées à partir de 2002, augmentant la surface d’exposition et contribuant à accroitre les publics. C’est également le début des premières réflexions par la Région Provence Alpes Côte d’Azur, propriétaire des lieux, pour initier un projet urbain et culturel sur la partie ouest de cette friche (11,4 hectares), qui se traduira par la création d’une ZAC en 2007 et donnera lieu à la réhabilitation du bâtiment de la Grande Halle, à vocation d’exposition. Parallèlement, Maja Hoffmann, dont la Fondation souhaite développer ses activités à Arles dans le domaine de l’art contemporain, exprime son intérêt pour le site. L’idée d’un projet culturel prend alors forme, dans lequel cohabiteraient quatre pôles : les éditions Actes Sud, l’École Nationale Supérieure de la Photographie, la Fondation Luma et enfin les Rencontres, qui y établiraient leur siège et poursuivraient leurs occupations. Des synergies sont envisagées : aux Rencontres les expositions l’été dans des salles rénovées et mises aux normes par la Fondation, et à cette dernière des activités hors saison, afin de redynamiser la ville. Pourtant, après plusieurs années d’aléas, la Fondation recalibre son projet et diminue drastiquement l’espace initialement prévu pour les Rencontres. Ces dernières se sentent éjectées d’un site qu’elles ont contribué à redécouvrir et à mettre en valeur depuis 1986. François Hébel initie alors un projet alternatif pour les 10 ans à venir (2012-2022), le Parc des Ateliers de la Photographie à Arles (PAPA), un pôle autour de l’image sur un site dont les Rencontres auraient été propriétaires (par le jeu d’un bail emphytéotique). Ces dissensions autour du projet et de la maîtrise du foncier seront fortement médiatisées dans la presse locale et nationale, entre un festival aux ressources encore fragiles et un financement à construire pour le site des Ateliers, et une grande fortune œuvrant dans la philanthropie culturelle, porteuse d’un projet culturel aux contours flous mais autofinancé (le chiffre de 100 millions d’euros est avancé à l’époque). Dans ce rapport de force, les Rencontres en appelleront à l’État et aux collectivités, pour défendre un festival qu’elles subventionnent et dont les missions de diffusion de la photographie peuvent s’apparenter à un service public. Elles demanderont ainsi à la Région de ne pas signer la vente sans contrepartie, afin de faire bénéficier contractuellement les Rencontres d’espaces disponibles, en vain. Finalement, si l’École de photographie trouvera sa place sur la partie nord de la ZAC, et si Actes Sud se retirera finalement du projet, Luma sera l’unique acquéreur de l’ensemble des anciens ateliers, fortement appuyé par les collectivités. La peur d’un désengagement de la Fondation, à la manière des atermoiements de François Pinault sur l’île Seguin (Vivant, 2009), mais aussi le financement précaire du projet de la direction des Rencontres, auront raison de celui-ci.
Avec cet épisode, le modèle de lieux occupés sous conventionnement trouve là ses limites face à un acteur privé aux capacités financières sans commune mesure avec le festival et les collectivités, et ce malgré les critiques de privatisation du site. C’est le moment où le festival a été parfois perçu et présenté comme un acteur « squatteur »7 du site des ateliers, et donc illégitime à les occuper de façon pérenne. Aujourd’hui, la Fondation met à disposition la moitié de l’espace du bâtiment de la Mécanique à travers une convention sur cinq ans. « Il est évident qu’ils sont passés d’un espace très grand…[…], qu’ils ont perdu un peu de surfaces mais ils font des expositions dans un parc magnifique et un bâtiment réhabilité » (chargé de la maîtrise d’ouvrage du projet de la Fondation, entretien en décembre 2021). Pourtant, si cette convention pluriannuelle offre une lisibilité sur l’espace disponible (même réduit), les liens entre la Fondation et le festival interrogent, entre concurrence larvée (la Fondation a sa propre politique d’exposition, d’artistes photographes notamment, et Maja Hoffmann possède une collection de photographie partiellement exposée dans les espaces de la tour Luma), et projet de coproductions (une seule à ce jour). Il reste que l’attrait du site et, plus largement la croissance de l’offre culturelle à l’échelle de la ville, tendent à diffracter le public des Rencontres, qui tend à segmenter son temps de séjour :
« Je pense qu’il continue à passer trois jours, mais [le public] va faire une journée à Luma, donc une journée Rencontres, et puis peut-être une journée Lee Ufan, ou Fondation Van Gogh, […]. Donc voilà. Mais son budget reste le même, mais du coup, il va répartir son argent à différents endroits. Et nous, on le voit, on l’observe » (entretien avec un membre des Rencontres, octobre 2022).
–
–
Propriété municipale et politique de dé-saisonnalité
Arles fait partie de la première génération de festivals fondés par de fervents adeptes de la photographie et n’a donc pas été conçu par des pouvoirs locaux désireux de susciter l’attractivité de leur territoire (Di Méo, 2005). Si les Rencontres sont historiquement l’émanation du comité des fêtes financé par la municipalité, le festival s’en est progressivement détaché. Mais cette distance est relative, car nombre de bâtiments historiquement occupés par les expositions sont la propriété de la mairie, ce qui pose – ou a posé – différents problèmes, notamment le moment où les lieux sont annoncés comme disponibles, et pour combien de temps. Longtemps, l’absence de contractualisation sur plusieurs années obligeait à une (re)négociation et un conventionnement annuel8. Celui-ci, sur certains lieux, a pu s’opérer tardivement (l’ancienne mandature est ici davantage visée)9. L’annonce officielle de la programmation du festival a lieu en mars et certains lieux étaient annoncés comme disponibles en janvier, ce qui constitue un laps de temps très court pour envisager une programmation artistique et une scénographie adéquate. La lenteur à communiquer sur les lieux disponibles peut aussi être interprétée comme un élément du rapport de force entre un festival autonome du pouvoir municipal mais à la recherche d’espaces dans la ville, et « une mairie ne jouant pas le jeu » (selon la formulation d’un membre de l’équipe des Rencontres, entretien, octobre 2022), subordonnant le festival à sa propre temporalité pour réaffirmer ses prérogatives. D’ailleurs, l’échange avec plusieurs enquêtés (issus de différents services de la mairie, ou élus) met parfois en lumière le côté « plaintif » du festival (« ils se plaignent beaucoup » dit l’un d’eux, en référence à la question des lieux), illustrant ainsi le caractère dissymétrique entre une forme d’exigence de la part des Rencontres quant à leur demande de lieux, et le fait d’en disposer « gracieusement », soulignant combien la mise à disposition d’espaces signifie d’en accepter les contraintes.
Une autre forme d’écueil est la politique de dé-saisonnalité portée ou appuyée par la nouvelle mandature, à savoir l’élargissement de la saison culturelle et touristique avec des festivités s’étirant de Pâques jusqu’à la Toussaint. Il s’agit d’étendre l’économie touristique et culturelle qui reste polarisée sur la saison estivale, avec des récentes festivités comme le festival de dessin (à Pâques) ou l’Été indien et Octobre numérique (en automne). Par exemple, le festival de dessin investit des lieux (en avril) qu’occupent aussi les Rencontres (en juillet), retardant pour celles-ci l’entrée dans les lieux et le montage technique des expositions. Le planning de production se contracte, et les équipes doivent être densifiées. En fin de saison, il y a aussi des lieux qu’il faut quitter avant la fin officielle du festival : l’église des Frères prêcheurs doit être libérée pour le début de la féria du riz (mi-septembre), ainsi que la salle Henri Combe avec une foire au miel, à la même époque… Si la convention triennale signée avec la mairie sécurise la mise à disposition des lieux dans le temps, les activités liées à la dé-saisonnalité contractent le temps et en rabotent parfois la durée, dans un contexte où la municipalité actuelle mobilise fortement les référents de la culture locale (l’identité provençale et les festivités associées : férias, bodégas, fêtes costumées…). En ce sens, les Rencontres d’Arles évoluent dans un territoire où les référents et les expressions culturelles sont protéiformes (de l’art contemporain à ceux de la tradition), mais leurs traductions dans l’espace les placent sur un équilibre mouvant, entre des formes de complémentarités et des effets de concurrences.
–
Conclusion
Grâce à l’action novatrice de leurs deux principaux fondateurs de fédérer des échanges autour de la photographie, les Rencontres se sont structurées – comme tout festival atteignant cette longévité – et ont fortement contribué à l’attractivité arlésienne, en termes d’image, de mise en valeur de lieux, d’emplois sur la saison et d’effets d’entrainement autour de l’image. Si le projet de développement sur le lieu des anciens ateliers n’a pu aboutir – premier signe de la concurrence pour l’espace vis-à-vis de nouveaux acteurs privés – le festival a connu un pic de fréquentation l’année précédant la pandémie, témoignant d’un attrait solide du public. Pour autant, des interrogations subsistent : la concurrence se poursuit sous d’autres formes, avec l’arrivée de nouveaux acteurs privés (les fondations Thalie et Seven Academy, qui tous deux exposent de la photographie ; avec le nouveau festival de dessin, appuyé par l’actuelle municipalité et qui perpétue ce modèle d’un événement investissant des lieux centraux pour y exposer, mais dont l’agenda empiète sur la préparation des lieux d’exposition des Rencontres)10. La croissance des Rencontres est ainsi en question (du moins elle est questionnée par les membres interrogés) : d’une part, quelle géographie pour l’avenir, avec un centre-ville structurant pour le festival (mais soumis à l’attrait d’acteurs plus nombreux) et un élargissement potentiel à des lieux péricentraux (mais pouvant affaiblir l’expérience visiteuse) ? D’autre part, quelles mutualisations avec certains de ces nouveaux acteurs (en termes de lieux d’exposition et de stockage, de structures d’expositions, d’intermittents mobilisés…) et mieux cohabiter sur cet espace restreint du centre ?
GWENDAL SIMON
–
Gwendal Simon est maitre de conférences en aménagement-urbanisme à l’Université Gustave Eiffel, Laboratoire Ville Mobilité Transport, et travaille sur les pratiques et politique du tourisme et des loisirs ; les mobilités spatiales et l’accès à la ville, et la culture et le développement territorial. Il mène, depuis plusieurs années, une recherche sur la trajectoire culturelle de la ville d’Arles.
–
Photographie de couverture : Une exposition des Rencontres de la photographie à l’église Sainte-Anne (Gwendal Simon, juillet 2021).
–
Bibliographie
Autissier A-M., 2008, « Introduction », in Autissier A-M. (dir.), L’Europe des festivals. De Zagreb à Edimbourg, points de vue croisés, Toulouse, Éditions de l’attribut, 21-41.
Boltanski L. et Esquerre A., 2017, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 620 p.
Denoyelle F., 2019, Arles, les rencontres de la photographie. Une histoire française, Paris, Les Rencontres d’Arles-Art book magazine, 258 p.
Di Méo G., 2005, « Le renouvellement des fêtes et des festivals, ses implications géographiques », Annales de géographie, n°3, 227-243.
Djakouane A. et Négrier E., 2021, Festivals, territoire, société, Presses de Science Po-Ministère de la culture, 257 p.
Finkel R. et Platt L., 2020 «Cultural Festivals and the City », Geographies compass, n° 14, 1-12.
O’Doherty B., (2000), Inside the white cube. The ideology of the gallery space, Expanded Editions, 120 p.
Vivant E., 2009, « Inconstance du collectionneur ou calcul de l’entrepreneur ? L’échec du projet de fondation François Pinault, révélateur des évolutions des mondes de l’art et de la production urbaine », Politix, vol 22, 187-205
–
Entretiens cités dans le texte
Entretien avec l’administration des Rencontres d’Arles, janvier 2022
Entretien avec un ancien directeur des Rencontres d’Arles, septembre 2022
Entretien avec un membre des Rencontres d’Arles, octobre 2022
Pour citer cet article : Simon G., 2024, « Les Recontres de la photographie à Arles, entre opérateurs privés, pouvoir municipal et espaces (in)disponibles », Urbanités, #19 / Urbanités événementielles, en ligne.
–
- Entretien avec l’administration du festival. [↩]
- Selon ces auteurs, « Arles constitue un exemple emblématique de transition d’une économie industrielle vers une économie de l’enrichissement » (Boltanski, Esquerre, ibid. : 56). Arles compte plusieurs fondations privées (ou fonds de dotations) dont certaines occupent de nombreux espaces de valeur dans la ville : les Fondations Van Gogh (2010), Manuel Riveira-Ortiz (2010), Luma Arles (2014), Lee Ufan (2022) et récemment Thalie (2023), qui œuvrent principalement dans le champ de l’art contemporain. En outre, il y a des acteurs historiquement présents comme Actes Sud, ou plus récents, comme Les Napoléons, réseau entrepreneurial qui a élu Arles pour son événement estival annuel, ou encore Louis-Paul Desanges, entrepreneur dans l’hôtellerie, la restauration et les tiers-lieux. [↩]
- En se centrant sur la relation du festival aux espaces, notre positionnement n’est pas monographique, approche courant dans l’étude des festivals (Autissier, 2008). Il s’appuie sur une enquête de terrain débutée en 2021 sur le développement du territoire par la culture et ses nouveaux opérateurs privés. Le recueil des données est essentiellement qualitatif (entretiens semi-directifs). Sont ici mobilisés des entretiens avec des membres des Rencontres d’Arles et d’autres acteurs du champ culturel local. Par souci d’anonymisation, les fonctions précises des enquêtés peuvent rester floues. [↩]
- Après avoir été longtemps fragiles, car principalement assurées par des financements publics, le budget est d’environ 8 millions d’euros par an. Celui-ci est partagé entre environ 60 % de recettes propres (billetterie, merchandising) et 20 % de subventions publiques (dont 300 000 euros de subvention municipale, ainsi que la mise à disposition de lieux communaux) et 20 % de mécénat privé. L’équipe du festival compte une quinzaine de permanents, mais emploie environ 400 personnes au plus fort de son activité au printemps et en été (techniciens et personnels d’accueil). [↩]
- Le white cube (ou cube blanc) est un dispositif scénique qui s’est progressivement imposé et standardisé dans les lieux de l’art contemporain, et plus particulièrement ceux des arts visuels. Le cube blanc neutralise l’espace d’exposition par ses murs blancs, un éclairage stable et homogène, une lumière extérieure limitée afin de ne pas perturber la lecture des œuvres (O’Doherty, 2000). [↩]
- La Fondation Luma a été créée en Suisse en 2004 par Maja Hoffmann (mécène, et co-héritière des laboratoires pharmaceutiques Hoffmann-La Roche) et a pour vocation de soutenir et financer des projets dans le champ de l’art contemporain. Elle crée Luma Arles, un fond de dotation (2014) pour développer un complexe culturel à Arles (son père, Luc Hoffmann, s’est installé en Camargue à la fin des années 1940, et a été très actif dans la philanthropie environnementale). Maja Hoffmann, mécène des Rencontres d’Arles, y est membre du Conseil d’administration au titre de « personnalité qualifiée ». [↩]
- Le terme « squatteur » est formulé à plusieurs reprises par des membres ou ex-membres des Rencontres, visant des critiques formulées à leur encontre par des acteurs divers : municipaux ou pro-municipaux (sur le mandat de l’exécutif précédent, au moment des tensions entre les projets concurrents sur la ZAC des ateliers). [↩]
- Avant que le festival et la municipalité actuelle ne signent une convention triennale en mars 2023 sur les lieux lui appartenant. [↩]
- Hervé Schiavetti (communiste) a été maire d’Arles de 2001 à 2020, puis lui a succédé Patrick de Carolis (liste divers Centre). À noter que le maire est membre de droit du Conseil d’administration des Rencontres. [↩]
- Après une première édition en 2023, une seconde est prévue au printemps 2024 (après la féria de pâques, qui ouvre traditionnellement les festivités de la saison à Arles), et elle est principalement financée par Véra Michalski-Hoffmann, sœur de Maja Hoffmann. [↩]