#19 / Accueillir le Tour de France dans la ville : spatialisations logistiques et festives de l’espace sportif

Antonin van der Straeten

L’article au format PDF / Citer cet article / Le sommaire du numéro


Épreuve cycliste centenaire, le Tour de France traverse les villages et les villes de l’Hexagone et de pays voisins, rassemblant un nombre important d’individus de toutes conditions faisant émerger une « émotionnalité intense » (Sansot, 1991 : 189) au cœur de la fête populaire que l’épreuve représente. Celle-ci constitue un espace sportif à géographie variable (Boury, 1997) qui s’est centré dès ses débuts sur les montagnes (Lagrue, 2004 ; Viollet, 2007), puis concentré depuis une quinzaine d’années avec des sites-étapes plus nombreux dans les petites villes et en montagne (van der Straeten, 2020 : 32 ; 40). Les organisateurs doivent composer avec l’organisation habituelle de l’espace urbain et montagnard, pour aménager temporairement leur site-étape, dans des endroits parfois difficiles à adapter à la logistique d’un événement de cette ampleur. Le Tour de France « habite » le territoire (Vigarello in Nora, 1994 : 909) aussi bien temporairement dans un site-étape que symboliquement au niveau national, la logistique de l’épreuve est en effet installée en ville de manière éphémère. Cet article vise dès lors à saisir comment les organisateurs utilisent les infrastructures existantes et l’espace urbain dans son ensemble, en accord avec les acteurs locaux. Organiser la venue du Tour est le fruit de la volonté des acteurs et les implications s’inscrivent dans l’espace urbain de manière différenciée tout en débordant de celui-ci et de « l’éphémère du Tour » (Boury, op. cit. : 293). Ne s’agissant pas d’un événement investissant les mêmes lieux d’une année à l’autre, contrairement à des festivals, marchés ou marathons qui ont été abondamment étudiés (Gravari-Barbas et Veschambre, 2005 ; Gravari-Barbas, 2009 ; Delpeuch, 2010 ; Blin, 2012), il importe de comprendre ce qu’implique spatialement la venue d’une épreuve polymorphe du point de vue logistique et des acteurs impliqués.

Les sites d’étude mobilisés dans cet article ont été investis lors de travaux de terrain en 2023 et s’inscrivent plus largement dans un travail de thèse de doctorat portant sur les géographies politique et culturelle du Tour de France : il s’agit en premier lieu de la station thermale de Cauterets (Hautes-Pyrénées), à laquelle s’ajoutent des éclairages complémentaires sur les communes de Saint-Léonard-de-Noblat (Haute-Vienne), Collonges-la-Rouge (Corrèze) et la station du Markstein (Haut-Rhin). Les sites en question sont des stations ou des communes de petite taille et illustrent le contournement des contraintes par les organisateurs : l’espace possiblement restreint et l’aménagement de celles-ci peuvent constituer des freins à la venue de l’épreuve. Si le propos est centré sur le Tour de France Hommes, des éléments issus de l’épreuve féminine seront évoqués.

Les données mobilisées sont issues des observations menées dans les sites mentionnés précédemment et leurs alentours, ainsi que par des échanges avec les personnes présentes sur place. De même, des entretiens semi-directifs ont été menés avec des représentants locaux et des organisateurs : ils sont principalement issus des rencontres avec un membre du cabinet du président du département des Hautes-Pyrénées et un ancien chargé des relations aux collectivités d’Amaury Sport Organisation (ASO), la société organisatrice du Tour de France.

Organiser la venue du Tour : des acteurs et des sites

La venue du Tour de France dépend à la fois d’une volonté locale d’accueil et de celle de l’organisateur d’attribuer une étape à une collectivité : au-delà des aspects sportifs, un contrat se noue entre les acteurs locaux et ASO pour la venue de l’épreuve, impliquant parfois une dimension partenariale et des impondérables logistiques et d’aménagement urbain.

Les acteurs du Tour : une dimension partenariale qui s’inscrit dans l’espace urbain

Accueillir une étape du Tour de France relève d’abord de la coordination des acteurs locaux, institutionnels et des organisateurs, qui consentent dans un intérêt sportif aux volontés des collectivités : l’espace dont celles-ci ont la gestion est un « champ des possibles » (Raffestin, 1980 : 204) qui a pour objectif d’être mis en visibilité, à partir de ressources exogènes au territoire (Pinson, 2019). Si, dans un certain nombre de cas, l’accueil demeure ponctuel et exceptionnel, en particulier dans des villes de petite taille ou en périphérie des massifs (Barcelonnette dans les Alpes-de-Haute-Provence, Laissac-Séverac-l’Église dans l’Aveyron ou encore Culoz dans l’Ain) poussés par les conseils départementaux et/ou leurs intercommunalités, d’autres collectivités cherchent à nouer un lien partenarial avec ASO pour répéter ces accueils au niveau départemental. Cette stratégie d’accueil systématique est motivée par une croyance en la capacité d’un événement sportif à engendrer des retombées positives (Pinson, 2019), croyance qui fédère différents échelons d’acteurs dans les territoires d’accueil et co-construit leur pouvoir en tant qu’acteur (Lambelet et Pflieger, 2016).

Dans notre cas, cette dimension partenariale concerne principalement des départements, et en particulier ceux situés en territoire de montagne qui sont plus à même de concentrer l’attention sportive : les Hautes-Pyrénées, les Hautes-Alpes ou la Haute-Saône en sont des exemples. Pour le premier, il s’agit d’une politique départementale d’accueil, proposant des sites-étapes à ASO dans un souci d’équilibre territorial et d’alternance géographique sans pour autant « contraindre » les collectivités1. Selon ASO, l’idée est de « servir les territoires autant que ceux-ci se servent du Tour », ce qui implique une « relation de confiance » dans la construction d’un départ ou d’une arrivée, lesquelles ne doivent pas se ressembler entre elles. Dans l’espace urbain, cela se manifeste dans l’occupation des lieux, certains étant mis en avant par les collectivités locales, le plus souvent ceux destinés à la fête populaire, quand ceux qui renvoient au sport et à sa logistique sont préparés par les organisateurs avec l’aide des collectivités d’accueil, non sans impondérables d’aménagement.

Les impondérables d’une arrivée du Tour : des aménagements spécifiques et éphémères

L’installation des infrastructures logistiques du Tour nécessite un espace assez conséquent. Les organisateurs estiment qu’environ sept hectares sont nécessaires pour une arrivée et la moitié pour un départ2, notamment en raison des camions-régie de diffusion télévisée, stationnés dans les zones techniques d’arrivée. Selon Roult, Lefèbvre et Augustin (2013), le sport tend à structurer les nouveaux aménagements urbains ; dans le cas du Tour de France, l’inverse peut être constaté dans la mesure où l’aménagement d’une ville ou d’une station est utilisé en tant que tel par les équipes d’ASO pour y installer un départ ou une arrivée.

1. Modèle de l’organisation spatiale d’un site-étape du Tour de France (Antonin van der Straeten, janvier 2024).

En effet, c’est en transformant les utilisations habituelles des lieux que l’épreuve s’installe dans l’espace urbain et sa proximité immédiate : il n’est pas inhabituel de voir dans ce cadre une aire de stationnement être utilisée pour installer le camion destiné aux invités, un champ ou un alpage, être destiné à l’accueil des bus d’équipes ou une fan zone. Finalement, les organisateurs, par le biais des commissaires chargés de construire les aires de départ et d’arrivée, s’approprient l’aménagement urbain pour créer un village du Tour éphémère et polycentrique, constitué autant d’éléments logistiques que sportifs et festifs. Ce village n’est pas une entité proprement délimitée et existe de facto selon les installations de toutes natures en lien direct avec l’organisation de l’événement, et donc issues des initiatives des acteurs locaux et des organisateurs. De même, la morphologie de ce village diffèrera d’un site à l’autre en raison de la nature de l’accueil, départ ou arrivée, et de l’organisation spatiale initiale du site : il est nécessaire d’organiser une soixantaine de camions et six cents tonnes de matériel pour une arrivée et il convient d’adapter cette logistique qui peut par conséquent être délocalisée par rapport aux lieux du sport et des animations. Les hébergements suivent également cette logique, avec ce qu’ASO appelle des « grandes bases arrières » qui soulagent les plus petits sites de cette charge logistique : Pau et, dans une moindre mesure, Tarbes en sont des exemples pertinents dans le cas des Pyrénées occidentales. L’agglomération toulousaine peut aussi être citée dans le cas de l’Ariège.

Au regard de la multitude d’acteurs impliqués et des impératifs logistiques, la répartition spatiale des enjeux en lien avec la grande boucle apparaît nécessairement différenciée, de manière presque zonale avec des sous-répartitions dont il est question à présent.

La différenciation spatiale des enjeux logistiques, sportifs et festifs

Le village du Tour prend des formes variables, au même titre que la géographie du Tour de France elle-même et sa répartition spatiale est organisée en zones : la logistique en occupe une part importante avec ses emprises nombreuses, le sportif est discontinu et linéaire quand les espaces festifs tendent à participer à l’appropriation de l’espace public. La partie qui suit est largement illustrée par le cas de Cauterets-Cambasque3, site-arrivée en 2023, complété par d’autres sites mentionnés en introduction.

Les espaces logistiques et leur matérialité

La différenciation des espaces selon leur fonction est prédominante dans l’aménagement du territoire depuis 1945 (Rosière, 2008 : 305 ; Choay et Merlin, 1988 : 819), et l’installation du Tour de France suit d’une certaine manière cette logique, avec ses spécificités événementielles et éphémères, comme ce fut le cas à Cauterets, station thermale et de sports d’hiver des Hautes-Pyrénées.

2. Le centre de Cauterets : une distinction des fonctions dans l’événement (Antonin van der Straeten, septembre 2023).

En effet, la zone destinée aux installations logistiques était clairement définie juste en aval du centre urbain, dans des espaces d’ordinaire destinés aux usagers de la station, quand les voitures des visiteurs étaient stationnées encore plus en aval.

Cependant, l’arrivée de l’étape étant située dans le vallon de Cambasque (1 350 mètres d’altitude) et non au centre du village (930 mètres) comme en 2015 pour des raisons sportives, deux zones techniques étaient installées : celle évoquée précédemment et une autre de dimension réduite sur le site d’arrivée où stationnaient les assistants d’équipe et les véhicules de l’échelon course. Les véhicules les plus imposants de la caravane publicitaire étaient quant à eux soumis à restriction, du fait de la configuration réduite du site et de la présence du parc national des Pyrénées. En définitive, l’espace logistique apparaît visuellement en marge des autres fonctions : le sportif n’est en aucun cas affecté par sa composition et le caractère festif n’est affecté que par une potentielle faible distribution de la caravane publicitaire.

L’espace sportif : une accessibilité difficile ?

Le cyclisme sur route professionnel se déroule sur un parcours la plupart du temps ouvert – plus rarement en circuit, dans une logique linéaire (Vigneau, 2008 : 662) : son accessibilité théorique est d’ailleurs facile dans la mesure où assister à une étape est totalement gratuit4 et le tracé long en moyenne de 160 à 170 kilomètres chaque jour. En revanche, dans l’espace urbain et plus particulièrement dans les sites-étapes, cet accès est soumis à des contraintes : c’est en effet dans le final des étapes, également lieu de la logistique, que se massent les spectateurs. Avec le détournement des fonctions habituelles des aires de stationnement vu précédemment dans le cas de Cauterets, l’accès à l’espace sportif a dû être organisé en fonction des obligations logistiques.

3. Venir voir le Tour à Cauterets : une arrivée excentrée et des conditions d’accès différenciées (Antonin van der Straeten, septembre 2023)

Les enjeux sportifs de la sixième étape de l’édition 2023 se situaient en amont de la station, en particulier dans les quatre kilomètres qui suivaient la sortie de Cauterets, et bien sûr l’arrivée, deux kilomètres plus loin. Eu égard à cette arrivée « projetée », les spectateurs souhaitant assister aux dernières attaques devaient prendre de l’altitude. Or, les voitures devaient obligatoirement être garées en aval de la station, dans le quartier de Concé.

Dès lors, l’accès à l’espace sportif s’est fait de manière intermodale : des navettes gratuites mises en place par la commune et le département étaient en circulation entre Concé et le centre de Cauterets avant et après le passage des coureurs, puis les spectateurs les plus valeureux gagnaient les pentes les plus difficiles via les sentiers de randonnée, en particulier par le GR10 qui traverse la station, ou en suivant la route. Il était également possible d’accéder à la crête du Lys par la télécabine au départ du centre de Cauterets moyennant quinze euros, puis de descendre 500 mètres de dénivelé vers Cambasque par la suite, un moyen de déplacement qui n’a pas eu de franc succès. Les cyclos étaient également très présents dans le final de l’étape, empruntant la route du Tour en avant-première. Le sentier était particulièrement emprunté lors de la redescente vers la station une fois l’étape terminée du fait du passage des véhicules stationnés à l’arrivée. En définitive, malgré le caractère montagneux du site, les acteurs ont facilité l’accès à l’espace sportif tout en préservant le centre du village, destiné aux festivités en lien avec l’épreuve, de la congestion automobile. Ce type de mise en place de l’événement se retrouve assez souvent dans les sites-étapes, y compris pour des départs, notamment à Collonges-la-Rouge, village musée, où la route adjacente au village était destinée aux équipes et aux navettes venues des villages alentours. À Saint-Léonard-de-Noblat, les voitures étaient également stationnées à l’extérieur du bourg et les spectateurs accédaient au départ à pied, dans une logique de préservation et d’évitement de la surfréquentation automobile.

Les espaces festifs et commerciaux : une affirmation de l’espace (du) public

Un troisième type d’espace apparaît dans les sites-étapes, celui des animations, ponctuellement à l’initiative des individus, mais surtout des collectivités d’accueil et, dans une moindre mesure, des organisateurs. Tout cela participe à la « mise en fête » de l’espace urbain (Blin, 2012 : 267), dans un « décor provisoire (…) tapageur et criard » (Di Méo, 2016 : 13), accentué par la nature éphémère de l’événement et son exceptionnalité. Le document 2 nous renseigne sur leur répartition spatiale à Cauterets, où trois zones se distinguent, en lien avec les organisateurs desdites animations : le centre-station est parcouru par des concerts et d’autres animations de rue dès la veille de l’étape avec le double-concert du groupe larunsois Esta comme événement-phare des festivités organisées par la commune.

Dans l’ascension vers Cambasque, les animations sont plus diffuses et ponctuelles, dépendant majoritairement d’initiatives individuelles ou associatives ; celles-ci se retrouvent assez régulièrement dans les tracés de montagne : les ascensions des cols du Petit Ballon et du Platzerwasel, en direction du Markstein, en étaient en effet très maillées. Lieux de rencontre et d’échanges, ces barnums sont aussi des petits commerces quand ils sont tenus par des associations sportives locales, sans réelle restriction ; au contraire, la plupart d’entre eux sont tenus par des particuliers et ne sont pas professionnels, contrairement aux débits que l’on trouve en station ou en ville.

Enfin, les festivités organisées par ASO apparaissent moins importantes et en marge de l’espace sportif et des autres espaces festifs, tout en étant davantage inscrites dans le temps. En effet, la fête du Tour, ici installée face aux thermes, est organisée dans plusieurs sites étapes chaque année, avec des ateliers variés et des randonnées cyclables, comme entre Limoges et Saint-Léonard-de-Noblat, également villes-étapes en 2023.

4. Flyer de la Fête du Tour à Limoges et Saint-Léonard-de-Noblat qui s’est tenue un mois et demi avant la venue du Tour dans les deux villes (Source : Ville de Limoges, avril 2023).

Le regain commercial demeure par ailleurs assez peu prononcé le jour de l’étape en dehors de la caravane publicitaire, assez limitée dans le cas de Cauterets comme expliqué précédemment. En effet, chez les commerçants et restaurateurs rencontrés5, le chiffre d’affaires était meilleur la veille de l’étape et dans la semaine qui a suivi.

Finalement, les espaces du Tour sont à plusieurs dimensions et sont différenciés selon leur fonction : la communication entre eux relève de la conséquence dans le sens où le sportif implique des adaptations logistiques auxquelles les spectateurs s’adaptent pour accéder à la course. De même, la diffusion de l’espace festif dépend avant tout de la constitution de l’espace sportif. Finalement, par ce tout et du fait des différents acteurs, les images territoriales (Raffestin, op. cit.) sont projetées à travers le monde et les caméras de France Télévisions et Eurovision, le réseau de diffusion internationale de l’épreuve. C’est à partir de ces images que se manifestent ses débordements spatiaux et temporels.

Un événement qui déborde dans le temps et l’espace : au-delà de juillet et de la ville

Si l’occupation urbaine du Tour de France demeure ponctuelle, il peut en subsister des traces matérielles – décorations, peintures, et immatérielles – stratégies de promotion territoriale en lien avec le cyclisme et/ou le tourisme vert. En somme, il existe des débordements spatiaux et temporels par le biais des images envoyées au public qui renvoient au territoire d’accueil : le sport sert alors au développement local.

Les débordements spatiaux et temporels du Tour : un déplacement des logiques urbaines hors des villes

Les images renvoyées au public tendent à rester visibles sur le terrain une fois l’épreuve terminée, de sorte que « l’événement ne se retire pas complètement » (Lanne, 2012), et les phénomènes ne « se tiennent plus » au seul espace urbain (Coëffé, 2010) évoqué précédemment. Ces débordements renvoient tout particulièrement à l’espace festif du Tour de France, en témoignent les très nombreuses décorations installées par des riverains. En un sens, l’événement participe de « la production de nouveaux espaces urbains » (Gravari-Barbas, 2009 : 280), en l’occurrence éphémère, qui déborde des villes d’accueil et qui demeure visible dans le paysage extra-urbain.

Ce sont particulièrement les décorations célébrant la venue des coureurs qui illustrent ce débordement : largement issues de la volonté des spectateurs, elles témoignent de la joie pour les locaux, et en particulier les riverains du parcours, d’accueillir l’épreuve autant que le souhait de participer au folklore de l’épreuve, ce qui faisait dire au romancier Tristan Bernard que « quand le Tour de France passe, la France est sur le pas de sa porte ». Les collectivités d’accueil participent également à ces décorations, se contentant de l’espace sportif et ses alentours, le plus souvent dans les centres urbains – quai Jean XIII à Bordeaux, place Jourdan à Limoges ou la place Georges Clemenceau à Cauterets pour l’édition 2023. À la différence des décorations ponctuelles situées sur le parcours, celles-ci ne sont pas maintenues dans le temps.

5. Les décorations des bords de route, des initiatives partagées et une symbolique durable dans l’espace :
5.1. La maison d’une habitante de Chaux (Territoire de Belfort) décorée pour le passage du Tour 2023 (L’Est Républicain, juillet 2023).
5.2. Un rond-point à Gannat (Puy-de-Dôme) décoré alors que le Tour n’y passait pas (Antonin van der Straeten, juillet 2023)
5.3. Un vélo accroché en décoration à Montvernier (Savoie) pour l’édition 2015 (Antonin van der Straeten, février 2020).
5.4. Les bords de route de Chaux décorés pour le passage du Tour 2023 (L’Est Républicain, juillet 2023).
5.5. Des vélos aux couleurs du Tour de France dans la montée du col de Peyresourde, commune de Saint-Aventin (Haute-Garonne), une année où le Tour n’y passait pas (Antonin van der Straeten, juillet 2023).

Ces installations ponctuelles traduisent le caractère festif de l’épreuve, qui se révèle davantage marqué dans des hauts-lieux, ou du moins à des endroits où les enjeux sportifs sont plus importants, comme c’est régulièrement le cas dans les lacets de Montvernier (Savoie) ou dans le col de Peyresourde, qui sépare les Hautes-Pyrénées de la Haute-Garonne, où les habitants sont à l’origine des décorations. Les collectivités n’ont, dans la majorité, pas vocation à garder ces mêmes décorations au-delà du passage de la grande boucle ; Bagnères-de-Luchon, pourtant ville historique de l’épreuve6, n’a en son centre-ville aucun rappel de son passage. Ces décorations, symboles de l’appropriation de l’épreuve par les locaux, le plus souvent des ruraux, sont imaginées en amont autant par les habitants que par les municipalités et tendent à rester visibles dans l’espace une fois le Tour de France terminé, marquant celui-ci dans l’espace et le temps : ces traces mémorielles sont perçues comme la promesse d’un retour de l’événement sur le territoire (Di Méo, op. cit. : 15), un pas vers son développement territorial, notamment par tourisme sportif, et donc vers sa marchandisation.

Une ouverture sur le territoire : le sport comme outil de développement territorial

Les images territoriales mentionnées précédemment et la marchandisation de celles-ci font entrer le rapport des collectivités au Tour de France dans une logique de « géomarketing sportif » (Ravenel, 2011) qui vise à créer une ouverture au grand public sur le territoire d’accueil. Les collectivités opèrent avec un rapport de séduction pour créer une attractivité nouvelle sur leur territoire en utilisant les identités locales (Giroud in Duhamel et Knafou, 2007) et débordant de l’événement. Ces territoires étant idéalisés et esthétisés, ils renvoient à la production touristique des lieux (Knafou, 1991) qui s’oppose au caractère exceptionnel de la fête (Crozat et Fournier, 2005 : 309).

À Cauterets, comme dans chaque cas haut-pyrénéen, le département prend en charge la moitié du coût de l’étape auprès d’ASO, et est très présent sur le terrain le jour de l’étape, qui marque chaque année le pic de fréquentation touristique du département : le département des Hautes-Pyrénées mentionne d’ailleurs l’année 1992 comme étant la pire d’entre elles, la seule de ces trente dernières années sans passage de la grande boucle dans le département. Dès lors, l’objectif n’est pas uniquement d’accueillir l’épreuve, mais de donner à voir son territoire par son biais : les actions de promotion territoriale l’utilisent comme point de départ. En effet, le Pyrénées Cycl’n’Trip se déroule la semaine qui suit le passage du Tour et réserve la route de onze cols et ascensions aux cyclistes, dont huit sont entièrement dans les limites du département7.

6. Le barnum du département des Hautes-Pyrénées à Cauterets : distribution de flyers sur les cols (28 pages), les curiosités et les bonnes adresses (212 pages) du territoire (Antonin van der Straeten, juillet 2023).

Cette opération était très présente sur le stand (visible dans l’image 6), et était complétée par des fascicules donnant à voir les curiosités locales, en partenariat avec les offices de tourisme locaux : la mise en relation des acteurs permet ainsi d’activer le Tour de France comme ressource territoriale (Gumuchian et Pecqueur, 2007), et ainsi « accroître le potentiel de richesses » (Buclet et Cerceau, 2019 : 4) du territoire marchandisé.

Cette logique se retrouve de manière systématique dans les sites-étapes du Tour, lequel devient prétexte et outil de promotion territoriale, et donc élément de commercialisation des lieux en lien, notamment, avec le caractère historique et patrimonial de l’épreuve (van der Straeten, 2021 : 82). En effet, le département de la Corrèze était très présent dans la fan zone du départ de Collonges-la-Rouge dans l’épreuve féminine pour faire la promotion des labels locaux sous étiquette départementale, accolant les savoir-faire et les identités locales à l’événement sportif mondialisé, au demeurant patrimonial. À la différence des marchés paysans ou des fêtes de village, l’objectif principal ne réside pas dans la vente, mais celle-ci s’y greffe dans le cadre de la marchandisation du territoire, qui s’avère moins coûteuse à mettre en place que dans le cadre de l’événement que dans une campagne de communication traditionnelle.

Conclusion

Le village du Tour de France prend ses quartiers dans les centres urbains avec des variables morphologiques liées à l’aménagement initial des sites-étapes. Sa forme dépend des objectifs des acteurs impliqués dans la venue de l’épreuve, conduisant à une séparation des fonctions de l’espace, à un zonage à la manière de la ville moderne qui mène toutefois à un bousculement des fonctions initiales des espaces occupés.

Finalement, trois types d’espaces peuvent être dégagés et, dans l’exemple de Cauterets, communiquer d’une certaine manière entre eux : l’espace logistique oblige à repenser l’accès à l’espace sportif en délocalisant le stationnement des spectateurs, quand l’espace sportif apparaît, du fait de sa linéarité, séparé de l’espace festif, qui s’affirme sur l’espace public dans le centre-ville des sites étudiés. Bien qu’ils soient pour certains fermés, leur établissement et les interactions qui en découlent relèvent d’une certaine logique urbaine.

Enfin, par la création d’images territoriales et par son côté festif et décoratif, la grande boucle déborde des sites-étapes et de sa seule venue dans les territoires : elle va au-delà de l’espace urbain et du mois de juillet. Cela permet aux collectivités territoriales de l’activer comme ressource territoriale à travers des actions menées par ailleurs. Guy Di Méo (2016 : 15) écrit que la fête sert à la production d’un espace social et culturel, quand Jean Hurstel (2006 : 178) explique que la culture et l’art sont au cœur de la ville contemporaine : par son côté festif, la venue du Tour de France participe aussi à la « ville festive » (Gravari-Barbas, 2009) et sa dimension patrimoniale permet en définitive à des collectivités potentiellement en marge de s’inscrire dans son histoire et à « se vendre » auprès d’un public le plus large possible. Là où la ville festive semble concerner un public local, la ville événementielle cherche à toucher une assistance plus globale.

ANTONIN VAN DER STRAETEN

 –

Antonin van der Straeten, doctorant en géographie, laboratoire EDYTEM (UMR 5204), Université Savoie-Mont Blanc – géographie politique et culturelle du Tour de France et des événements sportifs en montagne, Europe centrale.

antonin.van-der-straeten@univ-smb.fr

Photographie de couverture : Le concert du groupe larunsois Esta dans le centre de la station de Cauterets (Hautes-Pyrénées), vers 21h30 la veille du passage du Tour de France au même endroit : les spectateurs occupent la place Georges Clemenceau et la D920, support de l’étape du lendemain et faisant face à la mairie (Antonin van der Straeten, juillet 2023)

Bibliographie

Blin E., 2012, « Sport et événementiel festif. La ville à l’heure des marathons et des semi- marathons », Annales de géographie, n°685, 266-286, en ligne.

Boury P., 1997, La France du Tour. Le Tour de France : un espace sportif à géographie variable, Paris, L’Harmattan, Espaces du sport et du temps, 448 p.

Buclet N. et Cerceau J., 2019, « Interactions et rétroactions entre dimensions matérielle et immatérielle de systèmes communs de ressources spatialisés, une lecture par l’écologie territoriale », Développement durable et territoires, 10 (1), 19 pages, en ligne.

Choay F. et Merlin P., 1988, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris, Quadrige, 843 p.

Coëffé V., 2010, « Le tourisme, fabrique d’urbanité », Mondes du tourisme, 2, 57-69, en ligne.

Colletis G. et Pecqueur B., 2018, « Révélation des ressources spécifique territoriales et inégalités de développement. Le rôle de la proximité géographique », Revue d’économie régionale et urbaine, 2018-5, 993-1011, en ligne.

Crozat D. et Fournier L.-S., 2005, « De la fête aux loisirs : événement, marchandisation et invention des lieux », Annales de Géographie, 643 (3), 308-328, en ligne.

Delpeuch T., 2010, « Marathon de Paris, Oxygen Challenge, Des événements sportifs et touristiques », Espaces, n°286, 23-25.

Di Méo G., 2016, « La fête : un événement géographique », La géographie, n°1563, 2016-4, 12-16, en ligne.

Duhamel P. et Knafou R., 2007, Mondes urbains du tourisme, Paris, Belin, 366 p.

Gravari-Barbas M., 2009, « La ‘ville festive’ ou construire la ville contemporaine par l’événement », Bulletin de l’Association de géographes français, 86e année, 2009-3, 279-290, en ligne.

Gravari-Barbas M. et Veschambre V., 2005, « S’inscrire dans le temps et s’approprier l’espace : enjeux de pérennisation d’un événement éphémère. Le cas du festival de la BD d’Angoulême », Annales de géographie, n°643, 2005-3, 285-306, en ligne.

Gumuchian H. et Pecqueur B., 2007, La Ressource territoriale, Paris, Économica, 252 p.

Hurstel J., 2006, Réenchanter la ville, Paris, L’Harmattan, Carnets de ville, 188 p.

Knafou R., 1991, « L’invention du lieu touristique : la passation d’un contrat et le surgissement simultané d’un nouveau territoire », Revue de géographie alpine, tome 79, n°4, 11-19, en ligne.

Lagrue P., 2004, Le Tour de France : reflet de l’histoire et de la société, L’Harmattan, 297 p.

Lanne J.-B., 2012, Fêter à Kibera. Mécanismes festifs et territorialisations, mémoire de Master 2, ENS de Lyon.

Lefèbvre S., Roult R. et Augustin J.-P., 2013, Les nouvelles territorialités du sport dans la ville, Montréal, Presses de l’Université de Québec, 222 p.

Nora P., 1994, Les lieux de mémoire. Volume 3 : Traditions, Paris, Gallimard, 988 p.

Pflieger S. et Lambelet G., 2016, « Les ressources du pouvoir urbain », Métropoles, 18, 25 pages, en ligne.

Pinson J., 2019, « Les événements sportifs patrimoniaux : développement d’un concept en émergence », Téoros, 38, 2019-1, 18 pages, en ligne.

Raffestin C., 1980, Pour une géographie du pouvoir, ENS Éditions, 345 p.

Ravenel L., 2011, « Une approche géomarketing du sport », Annales de géographie, n°680, 382-404, en ligne.

Rosière S., 2008, Dictionnaire de l’espace politique, Paris, Armand Colin, 320 p.

Sansot P., 1991, Les gens de peu, Paris, Presses Universitaires de France, 228 p.

van der Straeten A., 2020, Pourquoi le Tour de France ? Entre stratégies et volontés territoriales : accueils et évolutions de parcours dans les Alpes du Nord, le Bugey et les Vosges, mémoire de Master 1 Géographies et Montagnes, Le Bourget-du-Lac, Université Savoie Mont Blanc, 108 p.

van der Straeten A., 2021, Images du Tour de France : de l’espace vécu à l’imaginaire géographique d’un événement patrimonial, Le Bourget-du-Lac, mémoire de Master 2 Géosphères, Université Savoie Mont Blanc, 165 p.

Vigneau F., 2008, « Le « sens » du sport : conquête de l’espace, quête du plaisir, Annales de Géographie, n°662, 2008-4, 3-19, en ligne.

Viollet S. 2007, Le Tour de France cycliste : 1903-2005, Paris, L’Harmattan, 260 p.

Pour citer cet article : Van der Straeten A., 2024, « Accueillir le Tour de France dans la ville : spatialisations logistiques et festives de l’espace sportif », Urbanités, #19 / Urbanités événementielles, en ligne.

  1. Dans le cas de Cauterets (Hautes-Pyrénées), site arrivée en 2023, la venue du Tour a été votée en conseil municipal et mise en délibéré : aucune majorité ne se dégageant, la voix du maire favorable à la venue de l’épreuve a finalement été déterminante. []
  2. Pour l’épreuve féminine, les organisateurs s’accommodent d’espaces beaucoup plus petits, et des sites exigus peuvent être choisis pour accueillir une étape, comme Collonges-la-Rouge en 2023 (Corrèze). []
  3. Il s’agit du nom utilisé par les organisateurs, Cauterets accueillant l’étape avec une arrivée en amont de la station, dans le vallon de Cambasque. []
  4. À de très rares exceptions près, concernant les partenaires et les collectivités. []
  5. Sur les sites mentionnés en introduction, mais également ailleurs lors de travaux de terrain (Rocamadour, Saint-Dié-des-Vosges, Planche des Belles Filles). []
  6. La première arrivée dans la station thermale de Haute-Garonne date de 1910. La ville compte 59 départs et arrivées en 2023, soit le quatrième total le plus élevé. []
  7. Les deux autres sont pour le premier partagé avec la Haute-Garonne (Peyresourde), le second intégralement dans ce département (Balès) et le troisième dans les Pyrénées-Atlantiques (Aubisque). []

Comments are closed.