5 ans / 5 entretiens : Le métier d’historien de l’urbain
Entretien avec Patrick Boucheron, par Daniel Florentin et Frédérique Célérier
Cinq ans, cinq entretiens. Pour fêter son lustre, la revue Urbanités est allée interroger cinq personnalités qui font de la ville leur matériau quotidien. De l’écrivain au maire, ils nous livrent leurs visions de la ville, de ses défis, de ses transformations, autour de cinq grands thèmes.
Patrick Boucheron est historien, professeur au collège de France à la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale (13e – 16e siècles). Ses recherches sur l’histoire urbaine l’ont amené à travailler sur la ville médiévale et sur les villes contemporaines.
–
Thème 1 : Expérience urbaine. Racontez-nous une expérience urbaine marquante.
Il y a pour moi deux plaisirs jumeaux, qui sont le fait de marcher dans la ville et d’ouvrir un livre. Quand je me souviens de mes premières expériences urbaines marquantes, je me rends compte qu’elles m’ont révélé le fait que, justement, la ville ne s’offre pas comme un livre ouvert et que ce qu’on y lit peut être trompeur. Lorsque j’étais étudiant à l’ENS de Saint-Cloud, nos enseignants, pour nous faire sortir des livres, nous plongeaient dans des villes méditerranéennes lors de voyages d’études. Dans leur esprit, cela nous délivrait – au sens propre – d’un savoir trop statique. Il s’agissait de nous faire comprendre qu’il fallait aller sur les lieux de l’histoire.
C’est une expérience urbaine qui m’a beaucoup marqué, elle était plutôt méditerranéenne, assez fréquemment maghrébine, en Algérie, en Tunisie, au Maroc, mais aussi en Sicile, au Portugal, en Andalousie. J’ai continué à faire des voyages d’étude en tant qu’enseignant, à l’ENS Fontenay-Saint Cloud puis à Paris 1. Ma première expérience d’un site bouleversant, c’était Constantine : je me souviendrai toujours de la brutalité du site, cette incise si profonde, avec son pont vertigineux. Tout cela était aussi lié à la capacité qu’avaient nos professeurs à mettre du récit, à faire des récits d’espaces, à nous faire comprendre quelque chose au rythme de la marche, à nous faire énoncer ce que Jean-Christophe Bailly appelle une « phrase urbaine », qui n’est pas simplement celle qu’on veut imposer à la ville, mais toutes celles, bruissantes, que la ville accueille. Nous étions souvent au Maghreb, je commençais à m’intéresser à l’histoire ancienne et médiévale et tout le travail de nos enseignants consistait à déjouer cette impression étrange de fausse familiarité avec un passé ancien qui semblait s’offrir à nos regards avec confiance et générosité, de brouiller les cartes de l’étrangeté et de la familiarité. Je me souviens très bien d’une visite à Fès, où le piège touristique était de se croire dans une ville ancienne, de se dire « c’est comme au Moyen-Âge », alors que nous sommes contemporains. Lorsque j’ai moi-même fait visiter Fès à des étudiants, j’ai tenté à mon tour de leur faire comprendre que nous n’étions pas au Moyen-Âge.
VOUS OUVREZ VOTRE LEÇON INAUGURALE AU COLLÈGE DE FRANCE « CE QUE PEUT L’HISTOIRE » SUR LE RÉCIT DE VOTRE RETOUR PLACE DE LA RÉPUBLIQUE À LA SUITE DES ATTENTATS DE NOVEMBRE 2015, EN REVENANT SUR LES NOMBREUX DOCUMENTS QU’ON TROUVAIT AU PIED DE LA STATUE. QUE NOUS RACONTE CETTE EXPÉRIENCE SUR NOTRE FAÇON DE FORGER COLLECTIVEMENT NOTRE HISTOIRE URBAINE ?
Il me semblait qu’il y avait ici la question de ce qu’est un événement et de ce que peut être un événement urbanistique. Un événement, c’est ce qui advient de ce qui est advenu. Ça a eu lieu, ce qui est le sens même du travail de l’histoire, c’est-à-dire que du temps se plie dans de l’espace, qu’un événement vient s’y loger, qu’il y laisse des traces, mais que ces traces sont fragiles, qu’elles vont elles-mêmes disparaître. Plus directement, ou encore plus près de moi si j’ose dire, parce que j’habite le quartier des « terrasses » du 13 novembre 2015, il y avait un chagrin envahissant qui débordait sur l’espace urbain : des papiers collés, des mots, comme sur la place de la République. Mais cela n’aurait qu’un temps et à un moment ou un autre ces traces allaient s’effacer, parce que c’était la vie même. Ce que j’aimais dans ce monument de papier, dans le dazibao qu’était devenu le socle de la statue de la place de la République, c’était que l’on savait qu’il allait disparaître. Je trouvais qu’il y avait là un rapport à la fragilité de la mémoire, logé dans ce que la ville peut offrir de plus solennel, de plus monumental, de lieux de revendication. Cela ouvrait une réflexion sur ce que la ville, malgré les grands airs de durée qu’elle se donne, peut contenir de fragilité. C’est notre manière de porter la mémoire, ce mémorial fragile.
VOUS REVENDIQUEZ DE FAIRE UNE HISTOIRE URBAINE POUR ASSEOIR VOTRE PRATIQUE SUR UNE FORTE MATÉRIALITÉ. ÊTRE HISTORIEN DE L’URBAIN, C’EST ÊTRE SEULEMENT À LA RECHERCHE DE CES TRACES MATÉRIELLES ?
Parmi ces maîtres qui m’amenaient visiter les lieux de l’histoire, il y avait Yvon Thébert, antiquisant et archéologue, qui m’a donné goût à la matérialité des choses. J’ai fait de l’archéologie en amateur, j’ai fouillé « en piéton » sur le Palatin à Rome, et cela m’a donné l’appétit des choses matérielles, à un moment où l’histoire me semblait un peu pompeusement théorique. Cela m’a donné l’envie, en somme, d’adopter le parti pris des choses.
L’histoire urbaine m’a attiré parce que j’y voyais une manière de faire l’histoire, comme on disait alors, « de la cave au grenier ». Par exemple, Jacques Le Goff, historien de la ville, est aujourd’hui considéré comme l’historien de l’imaginaire médiéval. Mais il avait commencé son travail d’historien avec une enquête, plus modeste, sur les salaires à l’université de Padoue. On pourrait dire la même chose de Georges Duby : ce sont des historiens qui ont fait le chemin de la cave au grenier dans leur carrière. Ils n’ont pas atteint le grenier pour s’évader de la cave, mais par matérialisme, parce que ce sont fondamentalement des historiens matérialistes.
J’espère être un historien matérialiste, qui considère que c’est pour avoir une description étendue, élargie, plus juste, plus complète du réel, qu’il peut nous arriver d’aller chercher dans les systèmes de valeur, dans les représentations, ce qui assure le socle et la stabilité de ces sociétés. Voilà pourquoi avec Yvon Thébert, ma première expérience de recherche a été, d’organiser un colloque qui s’appelait « La brique antique et médiévale, production et commercialisation d’un matériau ». J’ai commencé par de l’histoire matérielle et ma thèse sur Milan se risquait à une histoire large, totale serait beaucoup dire, mais large, qui prenait la question édilitaire, donc la question de la transformation des villes dans tous ses aspects. Il y avait un chapitre sur les matériaux de construction, un chapitre sur le concept architectural, un autre sur la décision, le chantier architectural, etc. Bien sûr, la carrière d’un historien va souvent dans le sens de l’abstraction et voilà pourquoi, pour moi, l’histoire urbaine c’est une sorte de garde-fou, un rappel à l’ordre du réel, d’où les traces.
EN QUOI LES CATÉGORIES DE L’URBANITÉ (ITALIENNE) MÉDIÉVALE PERMETTENT-ELLES DE COMPRENDRE LES URBANITÉS CONTEMPORAINES ? LA GRAMMAIRE URBAINE MÉDIÉVALE EST-ELLE SOLUBLE DANS L’URBANITÉ CONTEMPORAINE ?
Je travaille à « dépériodiser » cette coupure entre la ville médiévale et la ville renaissante, autrement dit à « médiévaliser » la Renaissance en Italie. Longtemps a prévalu l’idée que l’on a construit des villes sans y penser, ce qui était l’urbanisme médiéval, non théorisé mais pratiqué, et que, lorsqu’on commence à penser la ville, on ne la construit plus — ce sont les villes idéales de la Renaissance. Il y aurait donc un mouvement vers l’abstraction, jusqu’à l’utopie.
J’ai tenté, dans mon travail empirique, après la thèse, de relire Alberti. On comprend très bien pourquoi les architectes considèrent le De re aedificatoria de Leon Battista Alberti comme leur texte instaurateur, mais en réalité cette grammaire était moins générative que descriptive. Alberti n’imposait rien, il décrivait des pratiques politiques, donc il fallait faire une lecture plus pragmatique qu’on ne le faisait de l’urbanisme de la Renaissance pour casser cette dichotomie entre Moyen Âge et Renaissance. Il fallait, entre l’ordre du réel et l’ordre du texte, intercaler les pratiques de la ville.
Il est très frappant de voir comment les catégories de l’urbain, qui ont été théorisées après Alberti, sont tyranniques, comment elles s’imposent aujourd’hui comme le critère du beau, avec par exemple le principe de symétrie. Si je fais un retour sur ma formation, je dirai simplement que dans ma jeunesse, je ne voulais certainement pas être historien, mais plus probablement architecte ou urbaniste. C’était dans les années 1980, au moment du post-modernisme architectural, qui était un moyen de sortir de l’étreinte tyrannique de l’ordre visuel de la Renaissance. C’était aussi le moment où l’on commençait à comprendre que faire des villes nouvelles comme si c’étaient des villes imaginaires à la Bofill avec une monumentalité renaissante, revenait à produire un espace invivable. L’architecture post-moderne (le post-modernisme a été architectural avant d’être philosophique) cherchait à réintégrer de la durée, donc de l’hétérogénéité dans les villes et à produire des espaces dissymétriques, discordants et plus aisément appropriables. La grammaire urbaine de la Renaissance a donc encore une emprise sur nos villes, mais il faut la connaître pour s’en émanciper.
–
Thème 2 : Ville et engagement. Pour quels combats urbains êtes-vous prêt à vous engager ?
J’ai eu l’occasion d’occuper la chaire Gilles Deleuze à la Fondation Universitaire à Bordeaux durant l’année académique 2016-2017, et c’était intéressant du point de vue de la rénovation urbaine, puisque de ce point de vue, on peut considérer Bordeaux comme une réussite. Cette réussite pose le problème du patrimoine. Je me demande si la question du patrimoine ne devrait pas être ressaisie par les historiens. Cela pourrait être un engagement, mais je le dis de manière peu assurée. Je parle d’un engagement à venir. Je crois que les historiens se sont désintéressés de la question du patrimoine urbain. Ils ont déserté les sociétés locales, les sociétés savantes. Ils se sont désintéressés – à part quelques-uns – de manière un peu arrogante et hautaine de toute cette appropriation sociale des usages de la ville. J’étais contemporain d’une sorte de chic intellectuel qui délaissait ces questions patrimoniales.
De fait, quand Stéphane Bern est nommé pour une mission patrimoine, évidemment que la plupart des historiens le prennent comme un désaveu, mais ils doivent alors se demander quelle était la figure publique parmi eux qui était vraiment légitime sur cette question, à partir du moment où les historiens se sont détournés de cette question (sauf certains qui y trouvaient un appui pour exprimer leur conservatisme). Je pense donc que, si j’avais un engagement à inventer, ce serait un engagement d’investissement de la question du patrimoine pour ne pas conserver, mais transformer la ville. Affirmer une conception dynamique, diverse et non fétichiste du patrimoine urbain. Pour être allé souvent en Italie, je sais ce qu’il peut y avoir d’asphyxiant dans l’incapacité à penser une ville qui peut continuer à exploiter la ressource de son passé comme un enrichissement, pour reprendre le mot de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, mais sans pour autant penser son futur.
VOUS DÉFENDEZ, À L’INSTAR DE CE QUI SE PRATIQUE NOTAMMENT SUR LE CONTINENT AMÉRICAIN DEPUIS PLUSIEURS DECENNIES, L’IDÉE D’UNE HISTOIRE MONDIALE, QUI SE SERT DE POINTS DE VUE MULTIPLES POUR MIEUX SAISIR LES MÉTISSAGES, LES LAMES DE FOND HISTORIQUES QUI DÉPASSENT LE CADRE PUREMENT NATIONAL. QUEL EST L’APPORT ET L’INTÉRÊT DE CE GENRE D’APPROCHE ? QU’APPORTE(RAIT) UNE HISTOIRE MONDIALE URBAINE ?
Je suis convaincu, par exemple avec Michel Lussault, que la condition urbaine est un vecteur de mondialité. Qu’en ville, mais pas seulement en ville, on peut ressentir sa condition mondiale. Tout l’enjeu politique est de comprendre et d’articuler le fait que cette conscience du monde ne nous détache pas du lieu où on est. Je crois mortelle la morsure d’une tenaille qui nous maintiendrait entre le cosmopolitisme et l’enracinement. Comme si nous n’avions pas le choix entre être enracinés, ce qui est un piège mortel, et être cosmopolites, ce dont on est revenu.
Faire l’histoire mondiale de la France n’éloigne pas de la France. C’est une manière de considérer, pour chaque date, que « ça a eu lieu » et de faire une description dense de ce lieu, qui ne s’explique pas que par lui-même. C’est très banal et je ne vois pas comment, pour les plus jeunes générations, on pourrait faire autrement que de varier les échelles de l’opération historiographique. L’histoire-monde, telle que je la définis, ne prend le monde ni comme objet ni comme échelle — c’est un travail, une méthode peut-être ou simplement une manière de faire. Moi je dirais une éthique, un rapport qui considère que toute chose s’explique par autre chose qu’elle-même.
VOUS REVENDIQUEZ SOUVENT LE REFUS D’UN CERTAIN DÉCLINISME. COMMENT CELA SE TRADUIT-IL DANS L’APPROCHE DES VILLES DE NOTRE TEMPS ?
C’est la question de l’assignation d’une ville à une durée, à un moment ou à un moment de son histoire. Si on dit de Bordeaux que c’est une ville du XVIIIe siècle, ce n’est pas faux, c’est essentiellement ce qu’on voit, mais cela voudrait dire que depuis le XVIIIe siècle, on est sommé de la conserver. Si on dit de Paris que c’est la capitale du XIXe siècle, peut-être qu’on ne verra pas assez bien sa mémoire longue. On peut multiplier les exemples.
Ainsi, en Italie, deux expériences urbaines sont jumelles : l’expérience siennoise, où tout le monde peut avoir l’illusion que le temps s’est arrêté, nous sommes dans une ville des années 1330 — même si ce n’est pas du tout vrai, on peut montrer que la ville a été réinventée au XVe siècle, etc. ; inversement, le vertige archéologique de Rome, c’est de descendre in situ et de plonger dans les catacombes. Toute expérience urbaine un peu conséquente est en elle-même une réponse au déclinisme, puisqu’une ville ne décline pas. Elle s’use, on doit en prendre soin, mais elle vit toujours au présent. Une ville est faite de formes qui survivent à leurs fonctions, c’est une juxtaposition de temporalités hétérogènes et désaccordées. Il me semble que l’urbanisme sert à réaccorder ces temporalités disjointes. La ville a cette capacité de se réinventer, sans nécessairement tout réinventer. Cela peut se faire de façon tout à fait modeste : l’aménagement de la place de la République qu’on évoquait tout à l’heure, est très simple, très neutre.
ON VOUS A CONFIÉ L’ORGANISATION D’UN COLLOQUE AU COLLÈGE DE FRANCE SUR LES MIGRANTS, PENDANT LEQUEL VOUS RAPPELIEZ DES PROPOS DE HANS BLUMENBERG DÉCRIVANT LE SPECTATEUR FACE AU NAUFRAGE, FACE À L’INSTABILITÉ DU MONDE. COMMENT FAIT-ON ŒUVRE D’HISTORIEN ET DE CITOYEN FACE À CETTE INSTABILITÉ GRANDISSANTE, QUI TOUCHE NOTAMMENT LES ESPACES URBAINS ?
Cela relève de mon engagement citoyen, car on peut estimer que la question des réfugiés est le dossier critique de notre temps au sens de Michel Foucault. Lorsqu’il s’intéresse aux prisons, ce n’est pas qu’il ne s’intéresse qu’aux prisonniers, c’est qu’il estime que ce qui se passe dans les prisons nous engage tous et que notre avenir se joue là. Je crois que notre avenir se joue dans notre capacité à déjouer et à mettre un terme à cette sorte de déflation compassionnelle qui fait qu’on ne voit pas, ou de moins en moins, ceux qui sont sous nos fenêtres.
Je le dis très précisément puisque je vis quai de Valmy, près du square des Recollets, où il y a régulièrement des tentes, comme ce matin où je vous parle, alors qu’elles n’étaient pas là hier encore. Les réfugiés viennent, puis sont sommés de partir et, pour l’instant, l’effort des pouvoirs publics est d’invisibiliser tout cela, de l’étaler. Pour moi, sur ce sujet, on est au nerf : la tâche de l’intellectuel, c’est de rendre visible et de mettre à nu le processus d’invisibilisation et là où on ne voudrait pas voir, de trouver les mots pour qu’on voie quand même, pour que l’on reconnaisse, que l’on considère.
–
Thème 3 : Ville et vulnérabilité. Qu’est-ce qui menace les villes ?
Quand j’ai eu à initier des étudiants au Moyen-Âge et à l’histoire urbaine du Moyen-Âge, j’aimais bien prendre, comme introduction, un texte qui n’en n’est pas tout à fait un, puisqu’il est sous forme d’une liste : le budget de la ville de Florence en 1336, enregistré par la chronique de Giovanni Villani, justement pour comprendre ce qui menace les villes. On peut donc y lire la structure des dépenses. Ce qui est le plus important, c’est l’ordre de la liste, qui peut sembler incompréhensible puisqu’il mettait dans la même catégorie (non nommée) les dépenses de fortifications et de défense, les dépenses religieuses de fondation des monastères et d’autres dépenses comme celles de la gestion de la prostitution publique. J’essayais de montrer que ces postes de dépenses relevaient de la défense de la ville contre ce qui la rendait vulnérable.
Dans la ville médiévale ou plus exactement dans l’esprit de ceux qui la gouvernent, il y a une articulation logique entre les dépenses qui engagent la défense de la ville contre des dangers extérieurs et celles qui concernent des périls invisibles. Ceux qui luttent contre le mal par exemple, ce sont les monastères suburbains, qui sont des citadelles avancées, aux avant-postes. On leur donne de l’argent pour qu’ils défendent la ville. On pourrait dire la même chose pour la gestion des miasmes et des enjeux moraux, avec les dépenses pour une prostitution publique et contrôlée. On n’en est plus là, mais on voit très bien que la vulnérabilité urbaine ne doit pas se résumer à un choix entre une politique de sécurité et une politique culturelle. Aujourd’hui, on peut se demander quelles sont nos citadelles avancées.
L’UN DE VOS OUVRAGES S’INTITULE CONJURER LA PEUR : SIENNE, 1338 : ESSAI SUR LA FORCE POLITIQUE DES IMAGES. ON Y COMBAT NOTAMMENT ALORS LA PEUR DE LA TYRANNIE. QUELLES SONT SELON VOUS LES PEURS À CONJURER DANS LES VILLES D’AUJOURD’HUI ?
C’est tout ce qui peut défaire le lien social. On en revient à la fresque du bon et du mauvais gouvernement, peinte par Ambrogio Lorenzetti à Sienne en 1338, qu’on appelait alors la fresque de la paix et de la guerre. Dans la partie funeste de la fresque, on voit une ville vulnérable, une ville qui se laisse gagner par la guerre civile, ensauvagée par la violence, une cité dont les digues ont lâché.
Il y a tout l’aspect environnemental, qu’on peut voir puisque la ville bien gouvernée est une ville qui contrôle les flux et notamment son équipement hydrique. La commune italienne médiévale se constitue très clairement autour de la conscience et de la gestion de son environnement. Mais, sur cette fresque, on trouve aussi le fait que ce qui fait tenir ensemble une société urbaine, ce qui définit même cette société environnée de peurs, c’est un certain usage social de l’espace et une manière de l’énoncer.
Les statuts urbains italiens étaient obsédés par le gouvernement de la langue : qu’est-ce que bien parler, qu’est-ce que mal parler ? C’est une laïcisation du principe du péché de la langue, du parjure, c’est vrai. Mais c’est aussi une compréhension aiguë d’un processus qui nous intéresse encore aujourd’hui, dès lors qu’on est porté à craindre une dégradation de la langue publique. Vous allez me dire que cela est loin de la ville : je n’en suis pas persuadé. La ville est un théâtre d’énonciations, elle est ce qui secrète et accueille des conversations. La ville bien régulée, qui sait mettre à distance ses peurs, est une ville qui se protège contre ce que j’appelle, avec Machiavel, le mauvais gouvernement par l’appauvrissement de la langue.
QUE PEUVENT NOUS DIRE LES VILLES MÉDIÉVALES SUR LA FAÇON D’ENVISAGER L’ESPACE PUBLIC DANS NOS SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES ? SONT-CE DES LIEUX D’UNE VULNÉRABILITÉ PARTICULIÈRE ?
La notion d’espace public n’est qu’accidentellement spatiale. C’est la langue française qui spatialise tout. Si on repart de la notion d’Öffentlichkeit d’Habermas, elle désigne bien, abstraitement, une sphère publique. Il faut donc distinguer l’espace public des lieux publics, puisque dans des lieux publics ne se déploie pas obligatoirement un espace public alors qu’à l’inverse l’espace public peut se loger partout ailleurs que dans des lieux publics. Les statuts urbains des villes italiennes le savaient si bien qu’ils ne définissaient pas l’espace public par des propriétés architecturales, mais par une manière de se conduire, de se comporter et de parler. Le sens social des lieux se trame en situation et collectivement par des manières de faire et de dire.
VOUS DÉCRIVEZ UNE PARTIE DE VOTRE ACTIVITÉ D’HISTORIEN MÉDIÉVAL COMME LA RECHERCHE DE LA PART NON-MODERNE DANS NOTRE MODERNITÉ. COMMENT CETTE PART S’EXPRIME-T-ELLE DANS LES VILLES D’AUJOURD’HUI ? COMMENT IDENTIFIER CETTE NON-MODERNITÉ DANS NOS VILLES CONTEMPORAINES, SOUVENT ULTRACONNECTÉES, QUI PORTENT LA MODERNIÉE COMME UNE REVENDICATION QUASI-IDENTITAIRE ?
Je tente de définir deux choses : soit une forme de modernité paradoxale des périodes anciennes, soit au contraire l’étonnante fragilité d’une modernité considérée comme oublieuse de sa propre histoire ; dans les deux cas, il s’agit d’inquiéter la notion même de modernité.
La ville est un terrain de jeu privilégié pour cela puisqu’elle met en contemporanéité des fragments divers de temporalités. Ce n’est pas que les objets urbains ont des âges différents, c’est plutôt qu’ils ont des durées différentes, mais nous sommes tous contemporains. On doit donc composer avec des objets qui viennent de très loin et ces objets sont des objets architecturaux, des positions dans l’espace (le réseau viaire, la configuration monumentale, la relation entre les villes, les réseaux, les connexions). Tout cela créé les conditions de ce que j’appellerais une insistance têtue des lieux, qui peut faire obstacle à la manière un peu désinvolte qu’une certaine raison technocratique pourrait assigner à la ville. La smart city n’est par exemple pas un espace désirable. Si on demande aux gens s’ils veulent vivre dans un espace hyperconnecté et dense, ils vont dire non. Il y a cependant un fantasme de cette hyperconnexion, de l’hyper-lieu. Si on est optimiste, on dit que c’est un modèle en avance sur le désir de la société, si on est réaliste, on dit que c’est un rêve technocratique.
Ce qui me frappe quand on évoque les nouvelles géographies urbaines en réseaux, en relations, en tensions, c’est que ce sont aussi des géographies de la persistance de la trace historique. Quand on voit la manière dont Paris par exemple se projette de manière asymétrique, on peut en fait en trouver des raisons dans la géographie historique.
FACE AUX DÉFIS CLIMATIQUES, AUX CONFLITS DÉMULTIPLIÉS ET À LEUR COROLAIRE MIGRATOIRE, LA VILLE CONTEMPORAINE EST-ELLE ENCORE LISIBLE ?
C’est une angoisse d’architecte et d’urbaniste. J’avais commencé ma thèse par ce constat : le discours sur la ville prolifère parce que la ville elle-même ne dit plus rien d’elle-même, elle est devenue muette ou illisible, incompréhensible. Ce n’était pas encore très net dans les années 1980, mais les catégories géographiques se sont affinées, notamment pour caractériser l’étalement urbain et l’idée d’une dilution du sens de la ville.
Cependant, je ne souscris pas du tout à cette idée d’illisibilité. Je ne vois pas où est la perte de lisibilité. Je pense que les configurations monumentales d’une ville comme Paris sont encore très simples. Il y a des évidences topographiques brutales. On ne peut pas dire que la distribution spatiale des richesses se complique incroyablement. Au contraire, elle persiste, se renforce et se polarise. C’est assez nettement lisible : il n’y a qu’à traverser Paris pour le voir. Cette obsession barthésienne de l’empire des signes perdus, de la ville qui devient opaque, recoupe sans doute encore un fantasme d’urbaniste. Le problème n’est pas que la ville soit lisible ou non, c’est qu’elle soit vivable.
–
Thème 4 : Ville et politique. En quoi les villes peuvent-elles être le lieu de nouvelles formes politiques ?
On pense inévitablement à la question du rassemblement, à cette capacité qu’ont les villes d’accueillir de nouvelles formes de mobilisation. Je disais de la place de la République que son efficacité urbaine résidait dans la neutralité de son aménagement : elle est grise et mate, empruntant la couleur de Paris, et surtout elle est liquide, au sens où elle n’a pas de propriété architecturale particulière. Par conséquent, c’est un espace qui est accueillant à toutes ses appropriations possibles, et possiblement contradictoires.
Le temps n’est plus où l’on pensait que la ville allait changer la vie. Elle peut simplement ne pas l’entraver. Elle peut accueillir ces transformations, les permettre et leur donner sens. C’est pour moi aussi simple que cela.
J’ajouterais, concernant les usages de la place de la République, que la grande idée de Maurice Blanchot (je pense notamment à la Communauté inavouable), c’est que le vrai geste politique réside moins dans le rassemblement, que dans la dispersion. On doit donc comprendre ce qu’il se passe quand on se disperse. Cela a des conséquences très directement politiques du point de vue de l’ordre policier, avec ces nouvelles techniques de contrôle des foules centrées sur le motif de la nasse. La question de la dispersion est fondamentale : une ville n’est pas faite que de lieux de rassemblement. Une ville doit nous permettre de nous disperser pour nous affairer à nos vies et à nos occupations.
VOUS EXPLIQUEZ QUE LA MONUMENTALISATION D’UN LIEU CONTRIBUE SOUVENT À SA DÉPOLITISATION. POURTANT, DEPUIS SEPT À HUIT ANS, ON VOIT UN RETOUR DE LA VIE POLITIQUE SUR DE GRANDES PLACES TRÈS MONUMENTALISÉES, COMME PUERTA DEL SOL À MADRID, TAHRIR AU CAIRE OU RÉPUBLIQUE À PARIS. COMMENT EXPLIQUER CE CHANGEMENT ? EST-CE VRAIMENT UN CHANGEMENT ?
Tout dépend de ce qu’on appelle monumentalisation. Ces places sont des monuments, au sens étymologique, car elles ont une place dans l’histoire, et, au moment où on les investit, on tente de se tremper dans cette histoire. La symétrie ou l’asymétrie, le caractère public ou semi-privé comme c’était le cas pour Occupy Wall Street, la qualification juridique ou la disqualification esthétique ne fait rien à l’affaire. Quand je parlais de monumentalisation, j’avais sans doute en tête une conception renaissante. Je suis historien de la mutation seigneuriale des espaces communaux, au tournant des XIIIe et XIVe siècles en Italie. L’espace communal est un espace disponible, vacant. L’investissement par le pouvoir politique le monumentalise au sens où il l’encombre de monuments, en particulier de statues, dans une politique de la présence et de la représentation. C’est cela la monumentalisation : une des formes esthétiques de la dépolitisation des espaces de rassemblement et de dispersion. Cela n’empêche pas les réappropriations, comme celle de la place de la République, mais dans ce cas-là je parlerais plutôt de dégagement monumental.
VOS TRAVAUX PRÉSENTENT L’ITALIE URBAINE MÉDIÉVALE ET MODERNE COMME UN LABORATOIRE DE LA MODERNITÉ POLITIQUE EUROPÉENNE. QU’EN EST-IL AUJOURD’HUI ? QUE PEUVENT LES VILLES ?
Il y a cette idée que l’Europe au 16e siècle sera une Italie en grand et que s’invente, dans ce laboratoire italien, des formes de gouvernement ou de représentation politique, qui, à une autre échelle, vont créer un espace commun, en l’occurrence européen.
On peut trouver une autre expression à cela, qui est celle de la modernité métropolitaine ou de l’archipel urbain. J’avais évoqué cette idée d’archipel urbain avec Julien Loiseau dans un chapitre de notre Histoire du monde au XVe siècle en 2009. Nous avions décrit le monde du XVe siècle comme un espace archipélagique, où le voyageur pouvait traverser l’immensité des espaces inconnus avant d’entrer dans une grande ville et de « s’y retrouver », dès lors qu’il pouvait rejoindre et reconnaître le hub des communautés marchandes. L’explorateur médiéval se retrouvait alors comme on se retrouve aujourd’hui quand on est dans un aéroport. Qu’il soit à Kinshasa ou à Bangkok, il ressemble d’abord à un aéroport. C’est un hors lieu ou un non-lieu déplacé, projetant au loin une étrange familiarité. L’archipel urbain du 15e siècle était un filet qui prenait le monde.
On peut avoir la même idée, ou la même illusion aujourd’hui. Le voyageur occidental, mobile et hyperconnecté, peut croire qu’il parcourt un archipel lui permettant toujours de se retrouver chez soi loin de chez lui, ce qui recouvre une idée extrêmement dangereuse, celle qu’un Parisien serait plus chez lui à Tokyo ou à Barcelone qu’à Argenteuil. Les grandes villes européennes ont tendance à se rêver comme des têtes de pont. Le risque, si elles se pensent ainsi comme les cœurs de réseau d’un archipel de la modernité, de l’hypermodernité connectée, c’est qu’elles deviennent un club des cosmopolites heureux, ce qui serait franchement dramatique. Chez les élites politiques, il y a aujourd’hui à la fois cette tentation de dire qu’on désespère du national, qu’on va construire une sorte d’étoilement de la modernité, une sorte de constellation bienveillante, et la conscience du caractère très dangereux de ce projet.
L’histoire de Barcelone est très intéressante pour cela. Un article de Patrick Weil sur les migrations l’illustre très bien. Il raconte qu’il avait été invité par Jordi Pujol à l’époque où celui-ci dirigeait la Generalitat de Catalogne. Pujol était intéressé à l’idée d’avoir une immigration maghrébine, parce que ce serait une population ne parlant pas castillan, et donc plus facilement catalanisable. Et Pujol disait : « vous savez, la Catalogne, c’est un pays enclavé ». Sur le plan géographique, il donnait une illustration du fait que le nationalisme consiste à croire cette chose démente que Barcelone serait dans un pays enclavé. Cela montre bien que le cosmopolitisme et ses corollaires, comme l’hyperconnexion, peuvent faire bon ménage avec le nationalisme. Ce serait une illusion de croire que cette constellation serait comme un drap noir que l’on percerait de trous pour voir la lumière.
–
Thème 5 : Ville et futur. À quoi voudriez-vous que votre ville ressemble dans cinq ans ?
Pour ma ville, j’aurais un désir banal, très peu original, et je n’aurais pas honte de ce commun. Je vois bien que j’ai envie de ce que ma classe d’âge, mon milieu désirent. C’est-à-dire une ville durable, plus juste dans sa distribution spatiale, qui ne se paye pas de mot dans son rapport au monde et qui tient son rang dans ce commerce avec les autres.
Je trouve que, aujourd’hui, malgré les grands airs qu’elle se donne, Paris, puisque c’est ma ville, ne joue pas son rôle dans la modernité, dans le rapport à l’audace architecturale, dans l’invention des modes de vie, et surtout dans sa capacité à accueillir le monde. Paris a été la capitale de l’exil au 19e siècle – comment pourrait-elle aujourd’hui demeurer aveugle à la question des réfugiés, qui est le dossier critique de notre temps ?
La ville du futur, comment la rêver ? Je vais revenir à la fresque siennoise qui m’a tant occupé. Elle ne donne pas à voir une ville futuriste, ou une cité idéale. .La ville dont on rêve pour les cinq ou dix ans qui viennent n’est pas fondamentalement différente de celle dans laquelle on aime à vivre, elle est juste le théâtre d’un peu d’attention, de mémoire et de reconnaissance. C’est cela : une ville qui prend soin d’elle-même et de ceux qu’elle accueille.
C’est ce qui me touche sous le pinceau d’Ambrosio Lorenzetti : quand il peint la ville en paix, il peint ce qu’il a sous les yeux, sa ville. Ce n’est pas l’ombre de Dieu sur terre, ce n’est pas un rêve d’architecture, une ivresse de symétrie. Tout est un peu biscornu, bricolé, discordant. Rien n’est vraiment beau, mais on a le sentiment d’y vivre en paix et calmement, chacun à son rythme. En voyant cet impressionnant panorama urbain, on prend conscience du fait qu’une ville, c’est la chose sur Terre la plus grande que l’homme puisse faire. Et il n’y a pas besoin de plus. Il n’y a pas besoin d’imaginer toujours plus, encore plus, toujours plus grand, plus haut. Il faut prendre soin de la ville telle qu’elle est.
ENTRETIEN RÉALISÉ EN NOVEMBRE 2017
Image de couverture réalisée par Romain Guillou, inspirée par la lecture de l’entretien