#2 / Au nom du (transport) collectif : Quand une crise de la mobilité reflète une crise du public

Maria Isabel Rocha

L’article de Maria Isabel Rocha au format PDF


Cet article propose une réflexion sur la situation brésilienne actuelle de crise du public, terme général qui englobe aussi bien le commun, ou le collectif (ce qui est partagé) et la représentativité (en tant que pouvoir public), le public étant ce qui est (ou devrait être) ouvert et accessible à tous. Nous prenons l’évolution des manifestations récentes au Brésil comme base pour une réflexion sur l’espace public en tant qu’espace de circulation – de personnes et de discours – mais aussi espace de contrôle. Concernant ce dernier aspect, nous nous interrogeons sur la domination du privé sur le public, ainsi que sur la politique de répression et de soumission plutôt que de dialogue avec le collectif. Il s’agit ici d’une première tentative de compréhension de ces questions urbaines, en partant d’une crise de la mobilité dans le contexte des villes brésiliennes, jusqu’à des problématiques plus globales.

Autobus bondé. Embouteillage. (Source : Observatório das Metrópoles – 28/02/2013 et 18/09/2013) Manifestation. (Photo : Marcelo Justo/Folhapress – 17/06/2013)

Autobus bondé. Embouteillage. (Source : Observatório das Metrópoles – 28/02/2013 et 18/09/2013) Manifestation. (Photo : Marcelo Justo/Folhapress – 17/06/2013)

 

Manifestations : de la crise du transport urbain…

La crise est, en premier lieu, un conflit, un affrontement entre des forces. La crise désigne le moment où le malade combat une maladie, combat qui se terminera par un échec ou une victoire. En ce sens, c’est pendant la crise que se décide l’issue : elle est un moment critique et décisif.  Marquer, 2006.

Les manifestations de juin dernier au Brésil, qui ont réuni plus de 1,5 million de personnes dans les rues de plusieurs villes le 20 Juin 2013, ont fait apparaître aux yeux de tous la crise du transport public brésilien. Cette dernière rend visible une crise de la mobilité plus générale, mais aussi une crise des services publics. Le sujet de l’augmentation des tarifs des transports en commun, qui a atteint 10% sur le billet unitaire dans quelques villes-capitales comme Fortaleza (environ 2,5 millions d’habitants), ou 7% à São Paulo1, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et émerger une série de questionnements et protestations. Ce sujet est une source de protestations depuis au moins 2001 au Brésil, mais les manifestations de juin dernier l’ont rendue centrale, notamment parce que, à la veille de la Coupe du Monde de Football et des Jeux Olympiques et au moment du premier grand événement sportif international – la Coupe des Confédérations –, les manifestants ont fait face à une grande violence de la part de la police militaire dans les centres de villes comme São Paulo.

La notion de crise du public commence alors à se dessiner à partir d’une crise du modèle des transports publics urbains. Le terme transport public est problématique dans ce cas, car il s’agit en fait d’un service dont la gestion et l’exploitation sont accordées à des entreprises privées, selon des concessions de longue durée (Bautès, 2013). Le déplacement des citoyens, d’acte libre devient marchandise, soumise aux logiques de la rentabilité. « L’usage de transport urbain par les passagers matérialise la consommation de déplacements par ces derniers. » (Manolo, 2007).

La raison-clé qui a suscité les manifestations est qu’un service public est payé directement par l’usager et surtout qu’il est de plus en plus cher, réduisant ainsi les possibilités de déplacements des populations moins aisées, le droit d’aller et de venir. Cette problématique s’est articulée à d’autres questions sur la mobilité, liées notamment au rapport entre qualité de vie urbaine et coût de la vie, dans le contexte plus général des politiques publiques actuelles.

La logique insoutenable de la mobilité urbaine au Brésil

Environ 37% de la population urbaine brésilienne se déplace quotidiennement à pied (ANTP, 2012). Dans une analyse réalisée par Alexandre de Ávila Gomide en 2003, l’une des principales raisons des déplacements à pied était le tarif élevé des transports en commun. S’ajoute à cela le manque ou la faible fréquence du service dans les quartiers périphériques. Cela est dû surtout à l’autonomie des entreprises qui exploitent le service et qui peuvent définir les itinéraires selon un calcul de rentabilité, aussi bien que juger des portions urbaines comme rentables ou non rentables (Bautès, 2013), où les intérêts privés prédominent sur les intérêts publics et sociaux. Ce type de planification du réseau de transports en commun est fortement lié à la haute ségrégation socio-spatiale, celle-ci est aggravée par un ensemble de facteurs toujours insérés dans la logique de marché.

 

Destruction de quelques habitations sur le Morro da Providência à Rio de Janeiro (Photo: Luiz Baltar pour le projet « Tem Morador », 17/12/2011)

Destruction de quelques habitations sur le Morro da Providência à Rio de Janeiro (Photo: Luiz Baltar pour le projet « Tem Morador », 17/12/2011)

 

Entre ces facteurs, des chercheurs comme Erminia Maricato (2000 et 2013) observent le contrôle croissant de la terre urbaine par le capital immobilier qui, dans la dispute pour l’appropriation/ exploitation des terres, a repoussé la frontière de la périphérie : les pauvres sont alors relégués à la périphérie de la périphérie, sans l’accès nécessaire aux transports en commun, à l’ensemble du territoire urbain et à ses services publics. C’est la valeur de la localisation qui est en jeu ; une valeur mesurée selon l’accessibilité et les différentes possibilités de gérer les déplacements intra-urbains, selon la classe sociale (Villaça, 2007) – c’est-à-dire, le temps, les distances, les conditions de déplacement. On ajoute à la périphérisation une gentrification de plus en plus violente des aires résidentielles populaires centrales, comme c’est le cas de quelques favelas, notamment à Rio, et des centres historiques (Rocha, 2010).

En plus de ce capital immobilier, la « mise en valeur » des périphéries est aussi pilotée par l’incitation au transport individuel, qui prend plusieurs aspects. L’investissement public pour l’ouverture de routes urbaines est en accord avec les intérêts du marché immobilier, et caractérise déjà un urbanisme en faveur des voitures, qui nécessitent un grand espace physique pour circuler. À partir de l’introduction de l’industrie automobile au Brésil, en 1956, des politiques d’appui à l’automobile se succèdent (Vasconcelos, 2012). Actuellement, on trouve quelques subventions qui stimulent l’usage du véhicule individuel. « Le premier est l’impôt réduit (IPI fédéral) pour l’acquisition de voitures petite cylindrée (…), ce qui a pour conséquence le renoncement fiscal d’au moins 4,2 milliards de reais par an. Le deuxième type de subvention porte sur le stationnement gratuit sur les voies publiques. » (ibid.). Seules, ces deux subventions totalisent une somme de plus de 13 milliards de reais par an en exonération d’impôt, soit plus de 4,3 milliards d’euros. Selon Vasconcelos, « en somme, le transport individuel reçoit des exonérations et subventions de l’ordre de 16 milliards de reais par an, tandis que le transport en commun reçoit 2 milliards de reais (rapport de 8 pour 1) » (ibid.).

L’incitation à l’usage de la voiture a entraîné une augmentation du nombre de véhicules de plus de 10 fois la croissance de la population : celle-ci a augmenté de 12,2% en une décennie, pendant que le nombre de véhicules a augmenté de 138,6% (Observatório das Metrópoles, 2013).

Les politiques publiques et leur rapport au privé

Dans la dernière décennie, le gouvernement brésilien a mis en place des politiques de démocratisation du pouvoir d’achat (politiques de redistribution des revenus, d’accès au crédit, etc.), très importantes car elles réduisent ce que l’on appelle « l’abîme social brésilien » ; la grande disparité entre une minorité riche et une majorité pauvre. Ces politiques se montrent capables d’augmenter (ou faire naître) la conscience du droit du citoyen, à partir de la conscience du droit du consommateur – celui qui peut réclamer la qualité du produit acheté ou du service engagé. Toutefois, l’une de leurs conséquences est l’augmentation de la valeur de la propriété, la valeur du privé règne sur le public. On entend qu’il y a une amélioration de la qualité de vie fondée sur l’accès aux biens et services privés, de façon à permettre aux individus une indépendance face aux services publics (insuffisants). Parmi les biens acquis, on trouve les appareils électroménagers, mais aussi le véhicule particulier, beaucoup plus intéressant que les transports en commun – en termes de confort ou de temps de déplacement – et aussi beaucoup plus impactant sur la ville – en termes d’espace requis, de pollution, d’urbanité, etc.. Dans la même logique, il y a de plus en plus des services privés de santé, d’éducation et de sécurité, et l’abandon de ces services publics.

Sur ce sujet, Carlos Vainer parle explicitement de « détournement des ressources publiques au profit d’entreprises non-liées à l’intérêt public » (2000 ; 2013). Plusieurs fois la ville est réformée dans l’intention d’attirer le capital privé, mais ce capital est accompagné d’intérêts purement privés, qui peuvent compromettre la sphère du collectif. Certains de ces intérêts sont portés par des représentants élus, souvent, grâce au financement des campagnes par des entreprises privées, surtout liées au marché immobilier2. Les représentants élus sont donc amenés à gérer la ville selon les intérêts de ce capital privé. Les conséquences, comme la gentrification, mettent en évidence une crise de la représentativité, ou une crise du public en tant que pouvoir représentatif des intérêts communs de la population.

Vainer utilise l’expression de « ville-entreprise » pour décrire ce mécanisme de planification stratégique du renouvellement de l’espace urbain selon les intérêts du capital immobilier. « La ville transformée en entreprise intensifie les inégalités sociales et la désagrégation urbaine, en détruisant la dimension publique des villes. » (ibid.). L’auteur se réfère aussi aux « méga-événements » qui sont prévus pour les prochaines années au Brésil et dans la ville de Rio. Ces événements, mais plus spécifiquement la Coupe du Monde de football – qui a plusieurs villes-sièges – sont aussi devenus des cibles de protestations.

Les événements sportifs globaux en tant que cible

À propos du contexte des manifestations, nous avons vu quelques posters avec des mots d’ordre explicitant le rapport entre l’investissement dans les événements sportifs et l’investissement dans la qualité des services publics : « quand votre enfant tombe malade, emmenez-le au stade » ; « nous voulons santé et éducation aux normes de la Fifa »3. Le budget pour la Coupe du Monde a atteint les 10 milliards d’euros ; certains stades (les nouvelles Arenas) ont couté jusqu’à 400 millions d’euros.

Le budget de la Coupe du monde doit inclure des projets de mobilité urbaine qui puissent rester en tant que legs de l’événement pour les villes qui l’accueillent. Parmi ces projets dits de « mobilité pour la Coupe », nous trouvons des œuvres d’ingénierie routière au cœur de la ville, avec des propositions qui privilégient (une fois de plus) le transport individuel motorisé, comme par exemple, le projet de la Via Mangue (voie mangrove) à Recife (environ 1,6 millions d’habitants). Ce type d’ouvrage a comme justification le dégagement et la fluidité du transit entre certains points stratégiques de la ville – l’accès aux stades, mais aussi aux quartiers aisés, plages, centres historiques et autres points touristiques.

La construction de la Via Mangue à Recife (Photo: Cristiane Silva/Esp.DP/D.A Press, 20/09/2013)

La construction de la Via Mangue à Recife (Photo: Cristiane Silva/Esp.DP/D.A Press, 20/09/2013)

 

À Salvador (environ 2,9 millions d’habitants) comme dans d’autres villes-sièges, les travaux de « micro accessibilité aux environs de l’Arena Fonte Nova » (le nouveau stade) et les autres réformes pour la « mobilité urbaine environnante » sont prioritaires en détriment des projets pour la mobilité à l’échelle métropolitaine, comme le métro (avec des travaux initiés en 1998 et toujours pas finalisés), mais aussi d’autres travaux à l’échelle micro, comme les trottoirs4. Les demandes pour plus d’accessibilité à la mobilité urbaine en général – transports en commun efficaces et abordables, trottoirs accessibles et sûrs – sont laissées au second plan pour répondre d’abord aux exigences de la Fifa.

Manifestations : …vers une crise du public

Les premières manifestations de juin ont été réprimées sous prétexte de dégager le transit sur les principales avenues du centre-ville de São Paulo. Il est alors intéressant de noter qu’un mouvement pour la démocratisation de la liberté d’aller et venir ait été « combattu » au nom du transit des véhicules (surtout individuels).

Dans un premier moment de répression violente (le 11 juin, plus de 5 000 personnes qui manifestaient à São Paulo ont été réprimées)5, la plupart des médias de masse brésiliens (le plus souvent représentatifs des élites économiques du pays) approuvait l’opération policière, et allait jusqu’à demander encore plus de violence envers les manifestants (appelés « vandales ») qui obstruaient le passage des véhicules sur les principales avenues, alors même qu’ils réclamaient de meilleures conditions dans les transports en commun. Ce même discours a été repris par le gouverneur de l’État de São Paulo, qui a affirmé qu’interrompre le transit sur d’importantes voies urbaines est un grave délit, car cela ôte la liberté d’aller et venir des autres personnes. C’est un discours qui présente une incohérence politique et un manque de compréhension des causes des manifestations.

Une deuxième manifestation (le 13 juin 2013) a attiré plus de 10 000 manifestants à São Paulo, qui soutenaient les causes initiales autant qu’elles rejetaient les violences policières. La police a toutefois agi de la même manière, réprimant la foule qui occupait les rues, y compris des journalistes, avec des armes considérées comme non-létales – mais qui sont en fait simplement moins létales.

Manifestants à genoux devant les forces de l’ordre (Photo: Gustavo Basso/UOL, 11/06/2013)

Manifestants à genoux devant les forces de l’ordre (Photo: Gustavo Basso/UOL, 11/06/2013)

 

Selon Juliette Volcler, les armes dites « non-létales » « brisent le collectif et renvoient chacun à son individualité. (…) Le collectif surprend, inquiète, pose problème, il est une menace à circonscrire. » (2011). Dans ces termes, nous pouvons comprendre leur utilisation dans le cas des manifestations au Brésil, comme une intention de dissiper le collectif. Cette intention touche également le cœur du sujet des protestations, étant donné que même les questions pratiques de la vie en collectivité, comme les transports en commun, semblent avoir peu d’importance face à l’individuel.

La violence policière a renforcé l’indignation des manifestants et en a attiré de nouveaux. Une fois que les journalistes ont été atteints par cette violence, les médias se sont mis à soutenir les manifestations – mais à condition qu’elles soient « pacifiques », sans vandalisme. Il est important de souligner la différenciation faite par les autorités policières entre l’espace public « formel » et l’espace des favelas, où l’on a toujours opéré avec grande violence et des armes à feu létales. Selon l’ancien capitaine de la troupe de choc de Rio de Janeiro, Rodrigo Pimentel, « Les fusils doivent être utilisés en temps de guerre, pour les opérations policières dans les communautés [pauvres] et les bidonvilles. Ce n’est pas une arme à utiliser dans les zones urbaines » ((Interview au journal télévisé RJ TV du 18 juin 2013. Publié sur le site Observatório de Favelas le 24/06/2013)).

La différenciation des lieux et la ségrégation urbaine, y compris à l’échelle des espaces publics, indiquent une crise de la ville qui perd son caractère de lieu d’urbanité et de partage. Quand seul un contrôle extérieur aux régulations naturelles entre les individus d’une société peut être capable de garantir « l’ordre nécessaire » à la vie urbaine, nous arrivons à une crise du public, car la logique de l’ordre (sécurité et contrôle) est étrangère aux relations sociales, fermée et inaccessible au peuple.

De la sécurité : recours aux forces de l’ordre (publiques et privées)

La crise n’est ici le moment décisif que parce que s’y décide le sort d’une certaine conception de l’ordre, et est une crise du vivant dans la mesure où le vivant pose des valeurs et qu’il ne les reconnaît plus comme telles. Marquer, 2006.

L’idée de sécurité s’appuie sur un ensemble de subjectivités qui indiquent un besoin d’être dans des zones « propres », c’est-à-dire sûres (Matthey et Walther, 2005). Matthey et Walther parlent plus globalement de ce qu’ils appellent le Nouvel Hygiénisme : « l’ensemble de pratiques sociales qui reposent sur la consommation ostentatoire et la distinction sociologique d’une classe sociale en ascension » (ibid.). À partir de la logique du transport individuel on observe un désir d’ostentation, mais aussi de s’isoler ou de se protéger de l’espace public en tant que « monde commun », du partage avec l’autre, donc du conflit et du risque.

 

Copropriété fermé et isolé de la ville à Salvador (Photo: Maria Isabel Rocha, 11/06/2012)

Copropriété fermée et isolée de la ville à Salvador (Photo: Maria Isabel Rocha, 11/06/2012)

En même temps, les plus pauvres sont poussés vers la périphérie ou, selon Soares, placés dans « une sorte d’encerclement sanitaire, les contenant brutalement dans sa citadelle périphérique ou dans les bidonvilles, afin de protéger la classe moyenne et les élites » (Soares, 2001). Cette forme de contrôle urbain présente une référence et une complémentarité à un certain « urbanisme de communautés », dans lequel les classes plus aisées cherchent l’isolement dans les copropriétés fermés et, si possible, surveillés 24h/24h par un service de sécurité privé. Cela nous montre une fragilité du statut de l’espace public dans les villes brésiliennes, comme dans d’autres réalités, quand l’espace urbain est organisé autour de zones presque communautaires, délimitées, aseptisées.

Le rapport entre une classe moyenne en ascension et l’appel pour plus de sécurité a été analysé au Brésil par la philosophe Marilena Chauí. Avec les politiques sociales récentes, les statistiques montrent une croissance de la classe moyenne brésilienne. Selon Chauí, il s’agit en fait d’une nouvelle classe de travailleurs qui se trouve confrontée et confondue avec les aspirations et les discours de la classe dominante. « Fragmentée, imprégné par l’individualisme compétitif, dépourvue d’un référentiel social et économique solide et clair, la classe moyenne a une tendance à alimenter l’imaginaire de l’ordre et de la sécurité parce que, en conséquence de sa fragmentation et de son instabilité, son imaginaire est peuplé par un rêve et un cauchemar : son rêve est de devenir une partie de la classe dominante ; son cauchemar est de devenir partie du prolétariat. Pour que le rêve se réalise et le cauchemar ne se concrétise pas, il faut de l’ordre et de la sécurité. » (Chauí, 2013). Le point de vue de Chauí est pourtant très lié au contexte de la ville de São Paulo, celui-ci étant bien sûr inséré dans la réalité brésilienne en général. Il faut toutefois préciser que chaque région mérite une analyse plus approfondie.

Une analyse toujours en mouvement

Les manifestations de juin 2013 au Brésil, motivées par une crise de la mobilité urbaine, ont fait émerger une conscience politique capable de bouleverser une grande partie de la population. Ceci, malgré le sens péjoratif du terme politique dans le contexte populaire brésilien, dû à la corruption des politiciens, élus qui « ne représentent pas », selon quelques mots d’ordre dans les manifestations. Ces dernières, avec l’appel « descendez dans la rue », ont su accueillir un grand nombre de manifestants divers, dont le point commun était l’insatisfaction envers la conjoncture actuelle.

L’appropriation des rues par les manifestants indique la nécessité d’une nouvelle forme de pouvoir public, étant donné qu’une part importante du pouvoir public représentatif actuel renonce à l’intérêt public en faveur de l’intérêt privé. L’espace public des rues s’affirme alors comme espace du politique, au sens où il ne connaît que des « égaux » (Arendt, 1958). Malgré la violence utilisée pour dissiper le collectif, la hiérarchisation entre modes de déplacement, entre autres formes de ségrégation et soumission, les personnes qui ont occupé les rues ont voulu s’imposer en tant qu’égaux, dans le droit d’aller et venir et dans le droit à la parole. Le pouvoir d’achat et l’accès aux biens privés se sont montrés insuffisants face à une claire nécessité de services et intérêts publics.

Nous considérons que les politiques publiques de démocratisation du pouvoir d’achat ont eu aussi leur rôle dans la prise de position politique des populations qui sont descendues dans la rue ; elles ont permis le questionnement sur la valeur des biens publics pour la qualité de vie en société – la nécessité d’un État (pouvoir public) garant de l’intérêt public. Actuellement, la crise de la mobilité nous montre la contradiction entre la nécessité permanente de rendre le trafic plus fluide et l’incitation à l’acquisition et l’usage de véhicules (voitures et motos) individuels. En même temps, les transports en commun – et là nous incluons la qualité/accessibilité des trottoirs – est encore relégué au deuxième plan et géré selon les intérêts des entreprises et les logiques de la rentabilité.

Le thème de la mobilité et encore plus le thème de la crise du public nous renvoient vers une somme de questionnements vis-à-vis de la situation actuelle, quand le modèle en vigueur pour la gestion/ fonctionnement des villes trouve ses limites – aussi bien en termes d’urbanisme, de société, de politiques. Cet article n’est qu’une petite partie d’une analyse toujours en mouvement et toujours nécessaire sur une « manifestation violente d’un trouble », la crise du public dans l’espace urbain et dans la vie en société.

Maria Isabel Rocha


Maria Isabel Rocha est architecte-urbaniste et doctorante à l’Universidade Federal da Bahia – PPGAU FAUFBA – au sein du Laboratório Urbano. En stage au Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain – CRESSON. Sa thèse porte sur la pacification des espaces publics urbains contemporains. Affiliée à la Fondation CAPES, Ministère de l’Éducation du Brésil.

Bibliographie

Arendt H., 1958, Condition de l’homme moderne, Ed. Paris Pocket, 1994. Editeur original : University of Chicago Press, 404 p.

ANTP, 2012. Sistema de Informações da Mobilidade Urbana : Relatório Geral 2011. Disponible sur : www.antp.org.br/website/produtos/sistema-de-informacaoes-da-mobilidade/

Bautès N, « La rue brésilienne. Retour sur les mouvements sociaux urbains de 2013 », Métropolitiques, 9 octobre 2013. Disponible sur : www.metropolitiques.eu/La-rue-bresilienne.html

Chauí M., 2013, « Uma nova classe trabalhadora », In.: Sader E. (org.). 10 anos de governos pós-neoliberais no Brasil: Lula e Dilma. São Paulo, SP, Boitempo; Rio de Janeiro, FLACSO Brasil, 124-135.

Gomide A. de Á., 2003, Transporte urbano e inclusão social: elementos para políticas públicas, Texto para discussão IPEA,  n. º 960, Brasília, DF, ISSN 1415-4765. Disponible sur: www.ipea.gov.br/portal/images/stories/PDFs/TDs/td_0960.pdf

Manolo, 2007, « Transporte coletivo urbano e luta de classes: um panorama da questão », Cadernos do CEAS, n.º226, abr./jun., p. 57-84. Disponible sur: www.midiaindependente.org/pt/red/2007/08/389431.shtml

Maricato E.,  2013, « É a questão urbana, estúpido! »  In.: Cidades rebeldes: passe livre e as manifestações que tomaram as ruas do Brasil, Ed. Boitempo, Col. Tintas Vermelhas, 122 p.

Maricato E., 2000, « As idéias fora do lugar e o lugar fora das idéias ». In: Arantes O.; Vainer C.; Maricato, E., A cidade do Pensamento único: desmanchando consensos. 3.ª ed. Petrópolis, RJ: Vozes, 121-192.

Marquer E, 2006. « Crise ». In : Blay M (sous dir.), Dictionnaire des concepts philosophiques. Larousse –  CNRS éditions, 168-169.

Rocha M-I., 2010, Théories et pratiques des interventions urbaines dans les centres : Favelas et patrimoine urbain de Rio de Janeiro, Mémoire de Master II, Institut d’Urbanisme de Grenoble, 100 p.

Soares L-E., 2001, « O PT e a segurança pública », Revista Teoria e Debate, n.º 47, fevereiro/março/abril. Disponible sur: www.teoriaedebate.org.br/materias/nacional/o-pt-e-seguranca-publica

Vasconcelos E., 2012, « O transporte urbano no Brasil », Le Monde Diplomatique Brasil. 01 de Junho de 2012. Disponible sur: www.diplomatique.org.br/artigo.php?id=1181

Vainer C., 2000, « Pátria, empresa e mercadoria: notas sobre a estratégia discursiva do Planejamento Estratégico Urbano » In: Arantes O.; Vainer C.; Maricato, E., A cidade do Pensamento único: desmanchando consensos. 3.ª ed. Petrópolis, RJ: Vozes, 75-105.

Vainer C., 2013, « Mega-eventos, mega-negócios, mega-protestos », Article disponible sur: blogdaboitempo.com.br/jornadas-de-junho/ en complément au livre Cidades rebeldes: passe livre e as manifestações que tomaram as ruas do Brasi, Ed. Boitempo, Col. Tintas Vermelhas, 122 p.

Villaça F., 2001, Espaço intra-urbano no Brasil, São Paulo: Studio Nobel: FAPESP: Lincon Institute, 376 p.

Volcler J., 2011, Le son comme arme: les usages policiers et militaires du son, Paris : la Découverte, 180 p.

 

  1. La population estimée de la région métropolitaine est de plus de 20 millions d’habitants, dont 11 821 876 dans la ville de São Paulo. []
  2. L’« Architecture de la gentrification ».  L’ensemble de reportages sur le cas de São Paulo est disponible sur : http://reporterbrasil.org.br/gentrificacao/ []
  3. « Quando seu filho ficar doente, leve-o ao estadio » ; « Nos queremos saude e educação padrão FIFA » []
  4. Il faut noter qu’une partie très importante de l’espace public urbain et aussi de la circulation en ville – les trottoirs – est reléguée à la responsabilité privée, du propriétaire du terrain. []
  5. Il s’agit en fait du premier jour où les manifestations ont été largement médiatisées. []

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