Banlieues françaises / Investissement dans la vie locale des classes moyennes et appropriation de l’espace en banlieue rouge parisienne

Lina Raad

L’article de Lina Raad au format PDF


À partir des années 1920, le Parti communiste a conquis un ensemble de communes industrielles et ouvrières autour de Paris, où il a développé un mode de gestion locale fondé sur une redistribution sociale en faveur de la classe ouvrière (Fourcaut, 1986 ; Bellanger et Mischi, 2013). Divers travaux ont mis en exergue l’omniprésence du Parti communiste dans la vie locale en banlieue rouge, qu’il s’agisse de formes de sociabilités formelles (sections locales, associations) ou informelles (vie de quartier, relations de voisinage) (Bastien, 1988 ; Fourcaut, 1988 ; Bréville 2011).

Depuis les années 1980, ce mode de gestion locale a été déstabilisé par la désindustrialisation et l’éclatement de la classe ouvrière, base sociale et électorale du Parti communiste dans ces territoires. La fin de l’hégémonie communiste en banlieue rouge et le déclin des mobilisations politiques et militantes entraînent une désagrégation des formes de sociabilité populaire (Fourcaut, 1995 ; Martelli, 2010).

La banlieue rouge connaît également d’importantes transformations socio-spatiales depuis les années 1990 : certains quartiers sont marqués par une progression de la pauvreté, tandis que d’autres sont touchés par un processus de gentrification, associant une croissance des classes moyennes et supérieures à une amélioration du bâti (Raad, 2014). Ces transformations sociales ont été largement favorisées par les mutations des politiques locales de l’habitat, qui visent à attirer des classes moyennes, tout en cherchant à assurer le maintien des classes populaires.

Cet article se penche sur l’inscription locale de classes moyennes qui se sont installées en banlieue rouge ces vingt dernières années. Nous montrons que leur investissement dans la vie locale leur permet de s’approprier l’espace local et d’y exprimer une domination symbolique. En outre, l’investissement des classes moyennes est accueilli favorablement par les acteurs publics locaux puisqu’il permet de redynamiser la vie locale, marquée depuis les années 1980 par un déclin des formes de sociabilité populaires. Les politiques locales encouragent ainsi l’appropriation de certains lieux et espaces par les classes moyennes, au détriment des classes populaires. Cette appropriation spatiale favorise le changement d’image de la banlieue rouge, renforçant l’attractivité de ces quartiers auprès des classes moyennes, ce qui correspond à une orientation prioritaire des nouvelles politiques de l’habitat.

Nous nous appuyons sur le matériau issu d’une enquête de terrain1 réalisée à Bagnolet et à Saint-Denis entre 2009 et 2014. Des entretiens semi-directifs avec des ménages des classes moyennes visaient à saisir les déterminants de leur choix résidentiel ainsi qu’à caractériser les modalités de leur inscription territoriale et à qualifier leur rapport au quartier et à la mixité sociale. Les entretiens ont été menés dans quatre quartiers marqués par une progression des catégories moyennes-supérieures depuis les années 1990 : les centres anciens de Bagnolet et Saint-Denis, le quartier neuf de la Plaine Saint-Denis, le quartier des Coutures au sud de Bagnolet.

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1. Terrains d’enquête (Raad, 2015)

1. Terrains d’enquête (Raad, 2015)

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Les classes moyennes constituent une classe sociale très hétérogène et dont la définition fait l’objet de vifs débats (Bosc, 2008). Si les classes moyennes disposent d’un volume global de capital moyen, la structure du capital – économique, culturel, social – peut être très variable selon ses membres. Dans la hiérarchie du travail, les classes moyennes occupent une position intermédiaire. Si certains chercheurs considèrent que seules les catégories socio-professionnelles « professions intermédiaires » et les petits et moyens indépendants appartiennent à cette classe sociale (Maurin, 2003), nous y intégrons comme S. Bosc la majorité des cadres de la fonction publique, les professeurs et professions intellectuelles, ainsi que les cadres d’entreprises non dirigeants (2008). En termes de capital économique, L. Chauvel souligne que les définitions économiques des classes moyennes restent « très conventionnelles et sont susceptibles de laisser place à de nombreuses variations » (Chauvel, 2006 : 24). Ainsi, certains membres des classes moyennes, comme les intermittents du spectacle, ont un capital économique très limité, mais un capital culturel élevé. Sur le plan du capital culturel, les classes moyennes occupent également des positions diverses, allant du libéralisme culturel à des normes plus traditionnelles et conservatrices (Bidou, 1984 ; Cartier et al., 2008). L’échantillon des enquêtés reflète l’hétérogénéité des classes moyennes2

L’enquête auprès des ménages de classes moyennes s’est principalement déroulée de proche en proche. À Saint-Denis, des contacts obtenus lors d’une première recherche sur le centre rénové ont été exploités. À Bagnolet, mon emménagement sur place m’a permis d’entrer en contact avec divers ménages. Par ailleurs, afin de diversifier les modalités d’accès aux enquêtés, je suis entrée en contact avec des ménages dans des lieux repérés au préalable (conservatoire, école, bars). 51 entretiens ont été réalisés (31 à Saint-Denis, 20 à Bagnolet), dont cinq avec des couples, ce qui porte le nombre total d’enquêtés à 57. La majorité des enquêtés dionysiens habite le centre ancien3, et huit résident à la Plaine Saint-Denis . À Bagnolet, la majorité des enquêtés vit dans le centre-ville, et quelques-uns dans le quartier des Coutures.

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L’investissement des classes moyennes dans la vie locale des quartiers populaires : exprimer une domination symbolique

Divers travaux ont souligné que les classes moyennes étaient très investies dans la vie locale, en particulier lorsqu’elles habitent des quartiers populaires dévalorisés (Bidou, 1984 ; Collet, 2010 ; Tissot, 2011 ; Bacqué, Charmes & Vermeersch, 2014).

Dans la lignée de ces travaux de recherche, notre enquête confirme l’intensité de l’investissement dans la vie locale des classes moyennes, qui concerne deux tiers des ménages rencontrés. Leurs formes d’implications sont très variées : ils sont membres d’associations de parents d’élèves, participent au fonctionnement ou au redressement de leur copropriété, investis dans les instances locales de démocratie participative, militants associatifs ou politiques, engagés auprès des populations défavorisées. Ces différentes formes d’investissement ne sont pas exclusives les unes des autres, et certains enquêtés en cumulent plusieurs.

En s’investissant dans la vie locale, les classes moyennes poursuivent différents objectifs. Ceux qui sont actifs dans les instances de démocratie participative cherchent à influencer les politiques locales, à « améliorer le territoire »4. Les classes moyennes étant surreprésentées au sein de ces instances dans les quartiers étudiés, elles deviennent des interlocuteurs privilégiés de la municipalité, et retirent de leur investissement un profit de domination symbolique dans leur quartier. Les militants associatifs essayent également de peser sur les politiques locales, et se mobilisent pour améliorer leur cadre de vie et requalifier un quartier dévalorisé5. Quant aux militants politiques, ils sont impliqués dans la vie politique locale, de manière ponctuelle (campagne municipale) ou plus continue. Ils militent soit contre l’équipe municipale, soit pour soutenir la majorité, et parfois dans des partis politiques (Lutte Ouvrière, Front de Gauche, Parti socialiste, Verts). Dans certains cas, le militantisme associatif ou politique relève d’une stratégie de conquête sociale pour encourager la gentrification. Enfin, les classes moyennes engagées auprès des populations défavorisées militent chez Réseau Education Sans Frontières pour défendre les droits des sans-papiers, ou aident les Roms à construire leur bidonville. Ces fractions des classes moyennes, engagées dans la défense des populations démunies, ont été beaucoup étudiées en sociologie des classes sociales (Bidou et al., 1983 ; Lechien, 2013), mais apparaissent moins souvent dans les travaux sur la gentrification, hormis ceux de M-H. Bacqué et Y. Fijalkow (2006).

Par ailleurs, l’implication des classes moyennes dans la vie locale leur permet de nouer des relations de sociabilité dans leur quartier, essentiellement avec des habitants occupant une position sociale proche. Guy, un des enquêtés, explique ainsi que son investissement dans la démocratie participative et des associations locales lui a permis de « nouer des liens très facilement », ironisant sur la constitution d’une « communauté de bobos militants blancs »6. Marqués par une forte endogamie sociale, ces réseaux locaux constituent ainsi le support symbolique d’un groupe social, à côté des autres pratiques quotidiennes des classes moyennes dans leur quartier, qui « impriment dans l’espace leurs aspirations et styles de vie » (Tissot, 2011 : 10) et se distinguent de cette façon des autres catégories sociales présentes localement.

Finalement, l’inscription dans des réseaux locaux socialement homogènes permet aux classes moyennes habitant des quartiers populaires d’exprimer une domination symbolique dans l’espace local, comme l’ont souligné C. Bidou, A. Collet ou S. Tissot (Bidou, 1984 ; Collet, 2010 ; Tissot, 2011). Le qualificatif « symbolique » est ici entendu comme « la forme que prend toute espèce de capital lorsqu’elle est perçue à travers des catégories de perception qui sont le produit de l’incorporation des divisions ou des oppositions inscrites dans la structure de la distribution de cette espèce de capital » (Bourdieu, 1994 : 117). Autrement dit, le symbolique renvoie à la façon dont le capital économique, culturel ou social – ou le volume de capital global – détenu par les agents sociaux est perçu par d’autres agents qui occupent une position sociale proche ou éloignée. Il représente donc la façon dont les agents sociaux perçoivent l’inégale répartition des capitaux selon les catégories sociales et les rapports de domination : il rend ainsi intelligible pour les agents sociaux (ayant incorporé les divisions sociales) l’appartenance à un groupe social possédant ces capitaux, ou son exclusion et la position de dominé/dominant.

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Le soutien des politiques locales dionysiennes aux stratégies d’appropriation de l’espace des classes moyennes

Selon les terrains, les politiques locales favorisent plus ou moins l’investissement des classes moyennes. À Bagnolet, ces dernières trouvent peu d’espaces pour s’investir : il n’y a pas de conseils de quartier7, et la municipalité encourage peu les initiatives d’animation culturelle émanant de classes moyennes. À l’inverse, à Saint-Denis, les classes moyennes disposent de diverses scènes locales pour s’impliquer et s’approprier l’espace local : les instances de démocratie participative, un tissu d’association dense et diversifié subventionné par la municipalité, des lieux culturels soutenus par la ville.

« Penser en termes d’appropriation de l’espace conduit à envisager l’occupation ou l’usage de l’espace, mais aussi sa production et son détournement, son marquage, sa valorisation ou inversement, sa stigmatisation » (Ripoll et Veschambre, 2005 : 11). L’appropriation de l’espace est indissociablement matérielle et symbolique : l’occupation matérielle d’un espace permet de marquer symboliquement cet espace. Nous nous intéressons ici aux espaces ou lieux publics qui font l’objet d’un usage autonome, c’est-à-dire libre « ou du moins sans contrainte sociale explicite » (ibid.). Ils représentent un « enjeu majeur d’appropriation par les groupes sociaux » (ibid.).

Deux cas illustrent bien les stratégies d’appropriation de l’espace des classes moyennes dans le centre de Saint-Denis : la mise en place d’un petit marché biologique, et la création d’un lieu culturel, le 6B.

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Le petit marché biologique de la Place Parmentier : l’appropriation de l’espace public par les classes moyennes orchestrée par la municipalité

Dans le quartier Porte de Paris-Stade de France, l’implication des classes moyennes dans le dispositif local de démocratie participative, la démarche-quartier, leur a permis de s’approprier une petite place, la Place Parmentier (cf. carte).

La Ville de Saint-Denis est découpée en 14 démarches-quartiers8, pilotées par un ou deux adjoints au maire et un directeur du côté des services administratifs. L’élu est l’acteur central et la municipalité exerce un fort contrôle sur toutes les actions qui s’y rattachent (réunions mensuelles mais aussi « politique de convivialité ») (Nez et Talpin, 2010). La « politique de convivialité » s’appuie sur les demandes émanant des associations locales ou habitants actifs dans les démarches-quartiers, mais reste contrôlée par les directeurs de quartiers (Roche, 2010).

En 2007, suite aux plaintes de classes moyennes actives dans la démarche-quartier Porte de Paris-Stade de France, la directrice de quartier a mis en place un groupe de travail afin de favoriser l’appropriation par les habitants de la Place Parmentier9. Les plaintes avaient trait au regroupement de « jeunes » sur cette place, « se livrant à des trafics habituellement réprouvés » comme l’exprime Michèle :

« Ils devenaient de plus en plus nombreux, quelquefois il y avait une vingtaine de jeunes comme ça. Donc pour nous, l’idée n’était pas de faire la police, mais euh… la directrice du quartier a eu… qui connaît bien la psychologie, la sociologie de ces choses-là a dit qu’il fallait réapproprier l’espace et donc montrer que la place n’appartenait pas à ces énergumènes. »

Michèle, ancienne chercheure dans le public, seule sans enfant, 73 ans, centre de Saint-Denis

Michèle, très investie dans le quartier, a joué un rôle central dans le groupe de travail et a proposé de mettre en place un petit marché biologique. Ce marché s’est tenu tous les mois sur la Place Parmentier de septembre 2007 à janvier 2009, et la directrice de quartier assurait la communication autour de cet événement pour qu’il attire des habitants.

Selon la directrice de quartier, ces événements ont permis « d’occuper la place ». Mais les animations proposées attiraient essentiellement des classes moyennes, comme le regrette Michèle :

« Mais malheureusement, la clientèle intéressée était réduite. Elle était stable, elle était presque suffisante, mais ça n’a pas fait appel aux couches de la population que nous aurions voulu voir euh… se mélanger, et euh…et s’intégrer à, à ce petit noyau.

Q : Lesquelles ?

Les personnes d’immigration récente, surtout… Y avait des gens de classes populaires mais c’était quand même, il faut bien regarder les choses en face, c’était plutôt de la classe, classe moyenne qu’autre chose. »

Après un an et demi de fonctionnement, le marché s’est arrêté pour des raisons d’approvisionnement, mais aussi parce que le groupe d’habitants participant à l’organisation de cet événement était devenu très réduit.

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2. Communication sur le petit marché biologique dans la presse locale (Journal de Saint-Denis, septembre 2007)

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Selon la directrice du quartier, la réappropriation de la place a été un succès et il n’apparaissait plus nécessaire d’organiser un événement régulier comme le marché.

La directrice du quartier s’est donc associée aux classes moyennes pour favoriser l’appropriation de l’espace public par les habitants ; les membres du groupe de travail ont créé un événement correspondant à leurs habitus, ce qui n’a permis qu’une appropriation sélective de l’espace public, au profit des classes moyennes et excluant les jeunes, les classes populaires, les personnes issues de l’immigration, autant de groupes avec lesquels les municipalités communistes ne semblent plus en mesure d’établir des relations (Bacqué, Sintomer, 2001 ; Masclet, 2003). Ainsi, nous rejoignons les conclusions d’H. Nez et J. Talpin, qui ont montré qu’en banlieue rouge, les dispositifs participatifs ne concourent qu’au renforcement des relations existantes avec la petite classe moyenne « blanche » (2010 : 113). Quant aux classes moyennes, leur implication dans la démocratie participative leur permet de s’approprier l’espace public, avec le soutien de la municipalité, et d’en retirer un profit de distinction. Les objectifs de la municipalité concordent avec les stratégies des classes moyennes, cherchant à assurer leur position dominante au sein du quartier.

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Le 6B : la création d’un lieu culturel par les classes moyennes

À quelques pas de la Gare de Saint-Denis est installé le 6B, une résidence qui abrite des ateliers d’artistes et des espaces culturels ouverts au public. Cette association, créée par un architecte dionysien en 2009, a donné naissance à un lieu culturel à rayonnement régional, qui a considérablement transformé l’image de Saint-Denis et favorise sa gentrification10.

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3. Le 6B, un lieu de création et de diffusion artistique créé par les classes moyennes au cœur d’une zone en renouvellement urbain, le quartier Gare-Confluence (Raad, 2015)

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Son fondateur s’est installé dans le centre de Saint-Denis en 2007, mais il a depuis déménagé à L’Île-Saint-Denis. En 2008, il a découvert un grand bâtiment de sept étages inoccupé, dans une zone encore en friche mais qui faisait déjà l’objet d’un vaste projet urbain, le projet Gare-Confluence. Il a négocié un bail précaire avec le propriétaire du bâtiment, un promoteur immobilier qui comptait y réaliser un programme de logements neufs. L’association occupe aujourd’hui l’ensemble du bâtiment de 7 000 m2 et accueille 170 résidants, essentiellement des professions culturelles (artistes, architectes, graphistes), et également des associations, des artisans et des travailleurs sociaux.

Le 6B est devenu un lieu culturel proposant diverses animations et événements : concerts, projections, expositions, ateliers participatifs, restaurant. Depuis 2011, le festival la Fabrique à Rêves se tient tous les étés au 6B. À cette occasion, les espaces extérieurs sont aménagés avec une vaste structure en bois construite par les bénévoles de l’association. Une plage avec de grands bacs à sable et un terrain de beach-volley sont également installés. Les soirées-concerts11 de la Fabrique à Rêves ont rencontré un grand succès, auprès d’une partie des habitants du quartier, mais ont surtout attiré de nombreux spectateurs Parisiens ou Franciliens, essentiellement âgés de 20 à 40 ans. En 2012, la soirée d’inauguration de la Fabrique à Rêves a attiré près de 3 000 personnes.

À l’origine éphémère et voué à la destruction, le 6B est finalement devenu pérenne, suite à la décision du promoteur de conserver le bâtiment, considérant que le lieu contribuait à la valorisation du quartier et lui permettait de commercialiser facilement les logements qu’il construit dans l’écoquartier en face du 6B, à L’Île-Saint-Denis.

Le fondateur du 6B explique qu’il voulait que ce lieu soit « ouvert sur le territoire pour accompagner la transformation du quartier », qu’il s’intègre dans le quartier en développant des activités créatives et culturelles12. Mais ce lieu culturel est essentiellement fréquenté par des classes moyennes, en premier lieu par ses résidants qui exercent pour la plupart des professions culturelles, mais aussi par des habitants du quartier, et enfin par des Parisiens ou Franciliens. En effet, la programmation du lieu correspond aux habitus des classes moyennes dotées d’un capital culturel élevé, qui sont sensibles aux formes d’art créées et exposées au 6B. Le président du 6B essaye toutefois de développer les liens avec les habitants du quartier ; il précise que « les gamins du foyer en face » viennent jouer dans les bacs à sable tous les soirs de la semaine pendant la Fabrique à Rêves. Il s’efforce également de nouer des liens avec les Roms qui sont installés dans le quartier dans le cadre d’une autre association13. Mais le 6B reste un lieu géré par des classes moyennes, qui définissent sa programmation culturelle, et fréquenté par des classes moyennes.

Implanté au cœur d’un quartier en renouvellement urbain, où les espaces publics sont occupés par des commerçants de rue d’origine africaine, et parfois des toxicomanes, le 6B permet aux classes moyennes de s’approprier leur quartier et d’y exercer une domination symbolique, comme l’exprime bien Solène :

« Parce que ils essayent [le 6B] d’être un truc du quartier, c’est un peu dur parce que y a juste eu pendant l’été des stands de bouffe africaine où ça squattait un peu. Mais c’est plutôt les bobos et les jeunes artistes qui vivent dans le coin qui y vont, tu vois. […] Et après je sais que cet été le fait de faire un truc dehors c’était pour essayer de faire un lieu fréquenté par le quartier, dans le sens de la convivialité tu vois. Y avait un énorme terrain beach-volley/ bac à sable pour que des familles viennent squatter, passer l’aprèm. »

Solène, 27 ans, chercheure dans le public, en couple sans enfant, centre de Saint-Denis

Moins agressifs que des rassemblements comme une manifestation contre les toxicomanes organisée par l’association Sans Crier Gare14 à l’été 2009, l’organisation d’événements artistiques révèle toutefois la stratégie d’appropriation de l’espace des classes moyennes. Sophie organise des ateliers participatifs de danse avec son collectif Corps installé au 6B ; elle a par exemple proposé une visite guidée du quartier en dansant dans les rues. Ces ateliers sont gratuits et en principe ouverts à tous mais, dans les faits, ce sont surtout des personnes exerçant des professions culturelles, ou des amatrices de danse contemporaine qui y assistent.

Pour certains enquêtés, le 6B représente un point d’ancrage important à Saint-Denis. C’est le cas de Sophie, qui insiste sur son désir de « tisser des projets culturels avec le territoire ». Elle a connu Saint-Denis lorsqu’elle était étudiante à l’université Paris 8. Elle est ensuite devenue administratrice culturelle pour deux associations localisées à Saint-Denis, dont le 6B. Son installation professionnelle au 6B lui a permis de tisser des réseaux de sociabilité avec des personnes exerçant des professions culturelles, résidents du 6B ou habitants de Saint-Denis. Lorsqu’elle a reçu une donation familiale, elle a décidé d’acheter un logement dans le centre de Saint-Denis ; elle n’envisageait pas d’habiter ailleurs, parce qu’elle avait « déjà une intégration sociale, professionnelle, personnelle »15 dans la ville.

Plusieurs enquêtés sont venus s’installer à Saint-Denis après avoir travaillé au 6B, ou fréquenté ce lieu. Plus que le lieu en lui-même, c’est la présence d’habitants ou de résidents du 6B aux caractéristiques sociales proches qui a motivé leur installation à Saint-Denis, et la garantie d’une inscription dans les réseaux locaux. Le 6B et les réseaux de sociabilité sélective qu’il permet d’établir entre professions culturelles jouent donc un rôle déterminant dans les choix résidentiels et l’ancrage territorial de certains enquêtés. Ce lieu culturel au rayonnement régional contribue à transformer l’image de Saint-Denis, en montrant que cette ville populaire accueille des classes moyennes, et en particulier des professions culturelles, comme l’exprime bien le programmateur de la Fabrique à Rêves :

« Je pense que la mairie se sert aussi, et même le promoteur, des lieux comme ça pour montrer que Saint-Denis c’est pas juste une ville qui peut craindre. Ça permet de montrer aussi que voilà, y a plein de gens qui connaissent le 6B maintenant et du coup ça redore un peu l’image du quartier. »16.

Le 6B est désormais fortement soutenu par Plaine Commune17, qui le considère comme un lieu culturel susceptible de transformer l’image de cette zone populaire de l’agglomération parisienne et de la rendre plus attractive. Très rapidement, les élus locaux ont proposé des subventions financières au président du 6B pour soutenir ce lieu. Dans le Contrat de Développement Territorial de Plaine Commune, qui a pour thème « Territoire de la culture et de la création », le 6B est désigné comme un « lieu de fabrique » et constitue l’une des « zones de projet privilégiées pour le développement d’activités créatives » à Plaine Commune18. La culture et la création, « marqueurs du territoire », doivent contribuer « fortement au changement d’image du territoire et à l’affirmation de son identité à l’échelle du Grand Paris » (CDT de Plaine Commune : 88). Le CDT propose de travailler à la « reconquête de l’espace public au profit des habitants, en s’appuyant sur la présence de l’art et sur des initiatives culturelles et festives » (ibid.). Ce terme de « reconquête » conduit à s’interroger : contre qui et au profit de quels habitants les élus locaux souhaitent-ils organiser cette reconquête ? L’objectif est-il de favoriser la « cohésion sociale » par l’art ou plutôt l’appropriation de l’espace public par les classes sociales dominantes ? Dans le cas de la démocratie participative, la collectivité s’appuie sur les classes moyennes pour favoriser l’appropriation de l’espace public au profit de ces catégories sociales, afin de lutter contre son occupation par des populations indésirables. Dans la mesure où les classes moyennes sont les habitants les plus investis dans la vie locale, nous pouvons avancer que cet objectif de reconquête de l’espace public profite surtout à ces catégories sociales.

À travers leur investissement, les classes moyennes contribuent donc à donner le ton localement et modèlent leur quartier à leur image, en s’appropriant certains espaces. Pour des municipalités confrontées au déclin des mobilisations et des formes de sociabilité locales depuis les années 1980, l’investissement de ces catégories sociales représente un moyen de redynamiser la vie locale. En encourageant l’installation des classes moyennes dans la ville19 et en soutenant leurs initiatives, la municipalité dionysienne favorise leurs stratégies d’appropriation de l’espace local au détriment des classes populaires. Cela entraîne un changement d’image du territoire, le rendant plus attractif auprès des classes moyennes.

Lina RAAD

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Lina Raad est docteure en géographie et aménagement depuis 2014, et post-doctorante au sein du Labex Futurs Urbains, dans le groupe de travail Justice, Espace, Discriminations, Inégalités. Sa thèse porte sur les transformations sociales en banlieue rouge et la gentrification, et croise l’analyse des politiques locales de l’habitat et l’inscription résidentielle des classes moyennes. Elle poursuit actuellement des recherches sur les commerces dans les quartiers populaires de la banlieue parisienne, en lien avec les dynamiques de gentrification.

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Illustration de couverture : le festival de la Fabrique à Rêves au 6B à Saint-Denis en 2013 (Page Facebook du 6B, 2015)

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Bibliographie

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Tissot, S., 2011. De bons voisins : enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris, France, Raisons d’agir, 313 p.

  1. Cette enquête de terrain comportait un autre volet que nous mobilisons peu dans cet article, et qui avait trait aux évolutions des politiques locales de l’habitat (entretiens avec les acteurs publics locaux et analyse de documents institutionnels). []
  2. La majorité des enquêtés (56 %) appartient à la catégorie socio-professionnelle des cadres et professions intellectuelles supérieures. Les autres enquêtés exercent principalement des professions intermédiaires (23 %), surtout dans le secteur privé, ou sont des indépendants (12 %). Les 9 % restants sont des retraités. Les professions culturelles sont bien représentées dans l’échantillon (un tiers des enquêtés), qu’il s’agisse de professions de l’information, des arts et des spectacles (PIAS), ou de professions intermédiaires dans le champ culturel (graphistes, techniciens). L’ensemble des enquêtés se répartit à parts égales entre secteur privé et secteur public. Les enquêtés ont très majoritairement fait des études supérieures longues (Bac + 4 et plus). Les couples avec enfants sont majoritaires (54 %) ; ils ont pour la plupart entre 30 et 44 ans. Le reste des enquêtés est principalement constitué de couples sans enfants (26 %), puis viennent les personnes seules et les familles monoparentales (10 %). Les revenus des enquêtés sont très variables, allant de 1 000 € à 5 000 € nets mensuels par actif. Quelques-uns ont des positions professionnelles instables, comme les intermittents du spectacle, ce qui se traduit par des revenus irréguliers et plus modestes. Enfin, un cinquième des enquêtés sont des immigrés de 1ère ou 2ème génération, aux origines migratoires variées. []
  3. Deux sont d’anciens habitants de la Plaine Saint-Denis, qui ont déménagé dans le centre au bout de quelques années. []
  4. Cette expression est revenue plusieurs fois dans les propos des enquêtés actifs dans les instances locales de démocratie participative, en particulier chez les habitants de la Plaine Saint-Denis. []
  5. Leurs engagements associatifs sont divers : certains sont impliqués dans des associations visant à favoriser les déplacements en vélo dans leur ville ; d’autres militent dans des associations constituées en opposition à un projet urbain qui menace leur cadre de vie, ou encore dans des associations environnementales ou culturelles. []
  6. Guy, 62 ans, consultant en politiques publiques, en couple sans enfant, centre de Saint-Denis. []
  7. Aux élections municipales de 2014, le maire communiste de Bagnolet a été renversé par le candidat du Parti socialiste. Lors de son mandat 2008-2014, il avait supprimé les conseils de quartier, qui n’étaient toutefois pas obligatoires, la ville comptant moins de 80 000 habitants. []
  8. Créées dans les années 1990, les démarches-quartiers sont antérieures à l’obligation de mise en place de conseils de quartier en 2002 (loi relative à la démocratie de proximité). Depuis 2002, les réunions de démarches-quartiers coexistent avec les conseils de quartier, qui restent toutefois des « actions satellites animées par les directeurs de démarche-quartier » (Roche, 2010 : 149). []
  9. Entretien avec la directrice de la démarche-quartier, mars 2009. []
  10. Ce lieu culturel a été créé pendant notre thèse, et nous avons pu observer son développement. Nous y avons réalisé des observations participantes au cours du festival la Fabrique à Rêves de l’été 2012. Nous avons discuté de manière informelle avec son fondateur. Enfin, nous avons abordé ce thème avec nos enquêtés, dont certains jouent un rôle moteur dans le 6B. []
  11. La programmation musicale est assez variée, alternant entre soirées électroniques, musiques du monde, variété française, jazz, ou encore rap et hip-hop. À l’origine gratuites, ces soirées sont désormais payantes, le droit d’entrée s’élevant en général à six euros. Outre ces concerts, des animations gratuites sont aussi proposées. []
  12. Conférence de Julien Beller au séminaire « Les Arts pour aborder l’architecture et la ville », Fédération Nationale des Conseils Architecture Urbanisme et Environnement, 13 novembre 2013. []
  13. Cette association vise à aider les populations Roms à autoconstruire leur logement, en particulier les Roms issus du bidonville du Hanul évacué par la Préfecture de Seine-Saint-Denis à l’été 2010. []
  14. L’objectif de cette association est de favoriser la réappropriation de l’espace public dans le quartier Gare. []
  15. Entretien avec Sophie, 27 ans, administratrice culturelle, seule sans enfant. []
  16. Cf. vidéo réalisée par Inrocks TV, « 6B : Les soirées parisiennes s’exportent au-delà du périph », 6 août 2014, de C. Sgarbi et M. de Abreu, visionnée le 10 août 2014 : http://www.lesinrocks.com/inrocks.tv/les-soirees-parisiennes-sexportent-au-dela-du-periph-lexemple-du-6b-a-saint-denis/ []
  17. Créée en 2000, la communauté d’agglomération Plaine Commune rassemble les villes d’Aubervilliers, Epinay-sur-Seine, La Courneuve, L’Île-Saint-Denis, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Stains et Villetaneuse et Saint-Ouen depuis 2013. []
  18. Il va accueillir dans ses locaux « l’atelier du territoire de la culture et de la création », un dispositif de démocratie participative. []
  19. Cf. 2ème partie de notre thèse sur les politiques locales de l’habitat (Raad, 2014). []

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