Lu / La ville à fleur de peau : à propos de Wrinkles of the City, de JR

Justine Rochot

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Lu-wrinkles of the city - couv livreWrinkles of the City, nouvel ouvrage photo de JR s’inscrit dans une double continuité : celle de la collection Arts Urbains des Editions Alternatives de Gallimard, qui met en valeur les fresques, collages, graffitis qui ornent aujourd’hui les mondes urbains ; celle des travaux de JR, artiste international dont l’engagement central est de s’être approprié les murs des villes pour en faire « la plus grande galerie d’art du monde », et ainsi sortir l’art des espaces fermés et élitistes des musées.

JR s’était déjà adonné à décorer de photos les murs de la cité des Bosquets (projet Portrait d’une génération), à couvrir « le mur de la honte » séparant Israël de la Palestine de sourires (projet Face2Face), ou à rendre hommage dans différentes villes du monde à des femmes victimes de guerres, de viols, d’oppression (projet Women are heroes). Avec Wrinkles of the City : des rides et des villes, projet commencé il y a huit ans, JR continue ses tours du monde, en collant aux murs de six villes aux passés tumultueux les visages des personnes aujourd’hui âgées ayant fait l’expérience de ces tourments historiques récents. L’entreprise part d’un parti pris : celui de la continuité entre les rides des Hommes et les fissures des murs. Les espaces urbains pourraient dès lors se lire à la manière d’une voyante scrutant les plis d’une main, les ridules d’un visage, les émotions reflétées dans une rétine. À la manière d’une Agnès Varda – amie de longue date de JR, laquelle préface par ailleurs l’ouvrage – qui s’attachait dans son film Mur Murs (1981) à lire les liens entretenus par les murals de Los Angeles, ses peintres et ses publics, JR fait ici parler les murs. L’entreprise est ici quasi-anthropomorphique : l’humain accolé à la pierre ayant pour fonction de faire dialoguer des témoins.

L’ouvrage est divisé en six parties, correspondant aux six villes au cœur de l’ouvrage – Carthagène, Shanghai, Los Angeles, La Havane, Berlin et Istanbul – choisies pour les bouleversements et les métamorphoses dont elles ont été victimes au cours du XXème siècle : chaque partie est ainsi précédée d’un court texte rappelant en quelques lignes – un peu expéditives et pour rappeler souvent des choses bien connues,  les destins historiques de ces villes. Ainsi défilent les images  de Carthagène, l’Espagnole, mêlant ruines romaines, églises baroques et demeures de propriétaires miniers ; de Shanghai, encore petit port de pêche il y a moins de deux siècles, puis témoin du cosmopolitisme occidental, de l’occupation japonaise, du maoïsme et de l’Exposition Universelle de 2010 ; de Los Angeles, autrefois territoire de tribus indiennes et mêlant aujourd’hui gloire hollywoodienne et crise industrielle, cosmopolitisme et tensions interethniques ; de Berlin, entrelaçant aujourd’hui gentrification et immigration dans un espace portant les cicatrices de la Seconde guerre mondiale et de la Guerre froide ; de La Havane, où se croisent architecture coloniale et héritage soviétique ; ou d’Istanbul, passée de Constantinople-la-Grande au réformisme moderniste d’Atatürk et aux protestations de 2013. Au centre de l’ouvrage, quelques quatre-vingt pages de récits de vie viennent mettre en perspective les visages collés aux murs des villes avec les parcours de vie des individus photographiés, permettant ainsi au lecteur d’associer des récits à des visages et leur environnement.

À l’examen des images1, on s’aperçoit toutefois que tous les portraits d’individus ne dialoguent pas identiquement avec le paysage dans lequel ils sont exposés. Une typologie silencieuse des formes de liens entretenus par les portraits de personnes âgées avec l’environnement qui les entoure semble faire dialoguer les espaces photographiés, permettant alors de dépasser la structure géographique de l’ouvrage. Les formes urbaines parlent en effet avec les hommes de quatre manières :

Le premier type d’image fait des murs des villes des extensions corporelles des individus qui les habitent, illustrant par-là l’idée d’une continuité entre tissus urbains et humains : ici, les immeubles semblent pousser directement de la tête des individus, les lierres des murs envahissent les visages de manière quasi capillaire, la tôle ferrée de constructions précaires fait écho et complète les irrégularités des visages, un œil-géant épouse le cadran d’une horloge faisant du regard des Hommes les mêmes témoins du temps que les bâtisses de la ville, un couple les yeux fermés semble s’endormir sur l’espace apaisant du toit d’un immeuble-lit, et les craquelures rupestres naissant au coin d’un œil suggèrent des larmes sur un visage inquiet.

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Un second type d’images expose l’espace urbain comme source de souffrance : ici, la ville ronge les hommes, se traduisant par des visages déchirés par les murs en lambeaux ; par des grillages, des échafaudages, des portes ou des fenêtres condamnées qui quadrillent et enferment les figures ; par des murs détruits distordant de manière quasi-cubiste des visages douloureux ; par des portraits d’individus criant ou fermant intensivement les yeux en réaction aux destructions qui les entourent…

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Toutefois, si la souffrance paraît au cœur des relations entre la ville et les vies qui l’habitent – la ville enfermant, tourmentant et souffrant parfois avec les individus – villes et visages dialoguent également parfois de manière apaisée, voire humoristique : des visages qui semblent contempler la ville d’un air serein ou nostalgique ; un portrait esseulé le sourire au coin, adossé sur un vieux mur entouré de résidences clinquantes ; des yeux qui semblent juger sévèrement le monde qui les entoure ; des photos qui semblent dialoguer avec les humains évoluant au sein du paysage. On découvre par exemple un vieil homme imprimé de la taille d’un immeuble qui se penche l’air amusé vers un passant l’observant de sa petite taille les yeux tournés vers le ciel ; le visage d’une vieille femme regardant attendri un enfant passant en courant devant elle ; un œil collé sur un immeuble devant de jeunes joueurs de football rappelant l’œil de l’Histoire surplombant les lieux… Le vieil âge est certes synonyme de bouleversements et d’histoires mouvementées, mais humour et tendresse ne sont pas absents, le dialogue entre les espaces et les générations laissant ici couler le temps de manière apaisée et suggérant une calme résignation face aux changements.

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Le dernier lien suggéré au sein des photos entre les vieux murs et les Hommes mûrs touche à l’oubli et aux débris. JR semble ici sensibiliser aux amnésies qui nous menacent en exposant des paysages sans visages : débris de destruction qui ne disent plus rien ou ne font que laisser deviner des formes anciennes aujourd’hui illisibles, une vieille télévision cassée au milieu d’une décharge, des murs et des visages dont les traits premiers sont peu à peu effacés tels des palimpsestes par l’usure ou recouverts d’échafaudages signant leur mort proche.

Si l’originalité du dispositif de JR demeure toujours aussi séduisante, exploitant de manière riche le potentiel d’exposition des murs de la ville et les échos multiples que permettent la rencontre de la photo, des murs et des hommes qui les habitent, le cœur du projet semble toutefois reposer sur un postulat problématique : cette idée que « les rides ne mentent pas » – comme l’affirme lui-même JR dans le titre de son texte d’introduction – intègre l’ouvrage dans un culte mémoriel participant – probablement dans une démarche pourtant pleine de bonne volonté – à réduire les individus âgés à la seule fonction de témoin et nécessaire victime sage des convulsions de l’histoire. Que les ruines et les vieux soient devenus des supports incontournables des formes artistiques contemporaines en vient peut-être dès lors à dire plus de la peur obsessive de l’oubli chez nos contemporains que des vécus concrets des individus qui ont fait et font encore l’expérience de ces espaces.

JUSTINE ROCHOT

Justine Rochot est doctorante en sociologie au Centre d’Etudes sur la Chine Moderne et Contemporaine de l’EHESS. Elle travaille sur les mutations des normes sociales du bien-vieillir et sur l’évolution des formes de sociabilité et de prise en charge des personnes âgées en Chine urbaine contemporaine

JR est un artiste contemporain, né en 1982, spécialisé dans la photographie et le collage, développant notamment son art dans les espaces urbains pour faire des rues des galeries à ciel ouvert.

JR, 2015, Wrinkles of the City – Des rides et des villes, Editions Alternatives, Paris, 276p.

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  1. Un certain nombre d’entre elles sont consultables sur le site des Éditions Alternatives, à la page du livre : http://www.editionsalternatives.com/site.php?type=P&id=1420%29 []

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