Les villes américaines / Edito

Flaminia Paddeu et Charlotte Ruggeri

L’édito au format PDF


« Yes we can ». Le slogan de Barack Obama pour la campagne présidentielle de 2008 était efficace et prometteur. Des promesses de réduction des inégalités et du chômage, de réforme de l’assurance maladie, de droits pour les minorités. Huit ans après et alors que les deux mandats de l’administration Obama touchent à leur fin, l’heure des bilans est venue. La présidence Obama est déjà présentée comme un moment historique, entre autres pour le symbole que représente le 44ème président des États-Unis, premier président noir de l’histoire du pays. Le bilan peut sembler mitigé, plusieurs promesses majeures n’ayant pas été tenues, à l’image de la fermeture de Guantanamo. Si ces promesses de campagne se sont rapidement heurtées à la réalité de l’exercice du pouvoir, comme l’explique Barack Obama lui-même dans un documentaire de la BBC et d’Arte diffusé en octobre 2016, l’administration démocrate prend de plus ses fonctions alors que le pays traverse l’une des plus graves économiques qu’il ait connue, la crise des subprimes. Des millions d’Américains perdent leur logement, des quartiers entiers se vident de leur population. Ce contexte économique et l’action de l’administration Obama entre 2008 et 2016 ont donc profondément marqué les territoires états-uniens, en particulier les espaces urbains, d’où notre souhait d’interroger les héritages de la présidence Obama au prisme des villes. À travers 11 articles et entretiens, ce dossier permet de dresser un portrait de l’Amérique urbaine de 2016. Un portrait non exhaustif certes, mais qui permet de saisir les enjeux urbains et leurs évolutions ces dernières années, en s’interrogeant sur le legs de la mandature Obama, qui apparaît plus souvent comme étant en continuité avec les présidences précédentes que comme une véritable rupture politique.

« We are in the midst of crisis »1

En 2008, lors de son élection à la présidence des États-Unis, Barack Obama doit affronter la crise des subprimes. La diffusion de ces prêts immobiliers hypothécaires à risque provoque un écroulement du marché immobilier national et la faillite d’établissements bancaires, à l’image de Lehman Brothers. Cinq à sept millions de foyers américains se retrouvent alors sans logement, alors même que la crise ne touche pas seulement les États en crise de la Rustbelt, la Sunbelt n’étant pas épargnée.

Cette crise marque profondément les territoires urbains et les confronte à des situations de vacance et de volatilité du marché immobilier jamais connues auparavant. Florence Nussbaum, dans son article sur les propriétés vacantes et la spéculation dans l’Amérique de la Grande récession, réalise ainsi un état des lieux de cette vacance et monte comment la crise de 2008 a généralisé la crise immobilière à tout le territoire. Entre 2005 et 2009, le taux de vacance a ainsi augmenté de 66 % à Miami ou de 94 % à Orlando, tandis que ces taux diminuent dans les villes du Nord-Est, en raison d’un déclin démographique, à l’exception de Detroit.

La capitale de l’industrie automobile est en effet un cas à part dans la trajectoire urbaine du pays. Henri Briche, dans son article sur le retour de l’État fédéral dans la gestion de la crise urbaine à Detroit, rappelle ainsi l’histoire de cette métropole industrielle devenue depuis plusieurs décennies le symbole de la décroissance urbaine. Si la crise des subprimes et la crise économique de 2008 n’épargnent par la ville, elle bénéficie également d’un investissement fédéral accru au cours de la mandature Obama, après des décennies de délaissement. Si l’État fédéral devient un partenaire incontournable des acteurs politiques locaux, Henri Briche montre également que la politique volontariste de démolition massive conduite par la nouvelle équipe municipale y symbolise la façon dont les acteurs locaux essayent d’enrayer la dynamique de déclin.

L’État fédéral a donc pu jouer un rôle majeur dans la crise des subprimes, même si tous les territoires urbains n’ont pas reçu les mêmes égards que Detroit. Florence Nussbaum insiste en effet sur le développement de pratiques spéculatives et prédatrices sur le marché immobilier des villes en déclin, le tout dans un contexte d’indifférence de la part des acteurs locaux ou fédéraux, faisant de la mandature Obama une période d’augmentation de la dérégulation dans le domaine des politiques urbaines.

Des politiques urbaines marquées par la dérégulation et la néolibéralisation

Les huit années de présidence Obama ne constituent donc pas un tournant urbain, ce que confirment les politiques fédérales urbaines qui ont été menées. Thomas Kirzsbaum, dans un entretien sur les politiques de rénovation urbaine, explique ainsi que la mandature Obama s’inscrit dans la continuité des administrations précédentes, qu’elles soient démocrates ou républicaines. Certes, certains droits pour les locataires ont été réinstaurés, comme le droit au retour. Malgré cela, les politiques de rénovation urbaine de l’administration Obama continuent de s’affirmer comme des politiques néolibérales, tournant qui date des années 1990 dans les politiques du logement. Au-delà de l’implication des acteurs fédéraux, les articles d’Erin McElroy et Florian Opillard, ainsi que de Magda Maaoui, sur le logement dans la Baie de San Francisco, insistent sur les difficultés et l’effacement des acteurs publics face au renforcement des logiques économiques néolibérales. À San Francisco, où les loyers, prix immobiliers et inégalités de revenus demeurent les plus élevés des États-Unis, où les taux d’expulsions locatives sont en augmentation constante depuis la crise des subprimes et l’avènement du Tech Boom 2.0, Erin McElroy et Florian Opillard rendent compte des liens entre les processus de gentrification et la dimension raciale du néolibéralisme. De l’autre côté de la baie, Magda Maaoui explore la ville d’Oakland, où les politiques de réhabilitation du centre se heurtent à des logiques économiques et urbaines renforçant les logiques de gentrification.

Ce tournant néolibéral n’est pas propre aux politiques du logement. L’administration Obama était notamment très attendue dans le domaine éducatif, où les espoirs d’une politique scolaire ambitieuse étaient importants. Si Obama met en place la politique No child left behind, David Giband et Nora Nafaa démontrent malgré tout que le programme éducatif des Démocrates reprend les processus de dérégulation du système éducatif et de privatisation des écoles publiques initiés pendant la mandature de G.W. Bush (2000-2008), renforçant de fait les inégalités sociospatiales et raciales dans les écoles. Ils analysent le cas des charter schools (écoles sous mandat) comme emblème et outil privilégié de la privatisation de l’éducation, qui a connu une forte accélération sous la présidence Obama.

De fait, l’agenda urbain de l’administration Obama peut laisser un goût amer, mais le bilan n’est pas uniquement marqué par la dérégulation des politiques urbaines. Thomas Kirzsbaum insiste ainsi sur les effets des politiques non urbaines. Certes, les politiques urbaines ont été marquées par une réorientation libérale, mais d’autres grandes réformes de l’administration Obama peuvent avoir des impacts spatiaux plus forts à l’image de la réforme de l’assurance maladie. Dans son article sur les elder villages, Christian Pihet considère que l’Obamacare a favorisé le bien-être des personnes âgées, en contribuant notamment à leur maintien à domicile, même si les sélections sociales et raciales sur lesquelles fonctionnent ces villages rendent compte d’une inégalité d’accès au bien vieillir. Dans le domaine des transports, l’administration Obama a également tenté de laisser un héritage en débloquant des fonds pour une politique de relance du transport ferroviaire. À travers l’exemple de la gare de Washington D.C., Charlotte Ruggeri explique ainsi comment ce « tournant ferroviaire » a permis de repenser les quartiers de gare états-uniens, renouvelant ainsi l’approche urbaine de ces espaces centraux, longtemps délaissés.

De l’évolution des inégalités aux mobilisations citoyennes urbaines

Les deux mandats exercés par Barack Obama, premier président noir des États-Unis, ont été également marqués par une inflation de la visibilité des processus ségrégatifs. L’assassinat de Michael Brown à Ferguson en 2014 et la vague de violences policières envers la population noire qui sévit depuis rappellent que le contexte urbain nord-américain reste inégalitaire et violent. Si ces violences ne sont pas nouvelles, leur visibilité et leurs conséquences sont devenues des enjeux urbains majeurs, remettant en question les politiques de déségrégation menées par les acteurs publics, qu’ils soient fédéraux ou non depuis l’après-guerre.

L’article de Sylvestre Duroudier sur la ségrégation raciale permet ainsi de comprendre l’évolution de ce processus dans les villes états-uniennes. Si la polarisation raciale semble s’accroître dans les espaces urbains, les indicateurs statistiques montrent que la ségrégation raciale diminue depuis les années 1990, bien que des contrastes locaux perdurent et que les populations asiatiques et hispaniques soient aujourd’hui les plus concernées par les processus ségrégatifs. Pour autant, les indices de ségrégation, par leur focalisation sur les catégories raciales et l’usage de certaines mailles territoriales d’analyse, ne sont pas entièrement pertinents pour comparer et classer les villes, ni ne rendent compte du vécu des processus ségrégatifs et des mobilisations qui les combattent.

Julien Talpin explique en entretien comment les mobilisations populaires de community organizing cherchent à rassembler plusieurs collectifs et fractions des classes populaires – la classe ouvrière noire, des blancs catholiques défavorisés, des immigrés latinos… – le mouvement reposant sur le quartier comme espace premier de rassemblement. Cette « coalition arc-en-ciel » exerce un travail de terrain intense tout en organisant des campagnes locales pressantes auprès des pouvoirs urbains, aboutissant par exemple à Los Angeles à l’augmentation de 20 % du salaire minimum. Si le mouvement Black Lives Matter privilégie l’action directe et la désobéissance civile, le community organizing favorise la « démocratie d’interpellation » pour travailler à la transformation des politiques urbaines, sociales et raciales. Loin de la mobilisation massive pour Obama en 2008, la mobilisation pour les élections présidentielles de 2017 apparaît par ailleurs bien faible dans les quartiers populaires, liée à l’anticipation de la victoire d’Hillary Clinton et au faible engouement qu’elle suscite. À travers ce dossier, apparaît une vitalité diversifiée des mouvements sociaux urbains : d’une mobilisation de community organizing fondée sur le porte-à-porte et l’éducation populaire, à l’utilisation critique d’outils cartographiques et d’histoires orales de résistance entrepris par le collectif san franciscain Anti Eviction Mapping, pour lutter contre l’immobilier de luxe et des sociétés financières, étudiés et pratiqués par Erin McElroy et Florian Opillard

Au-delà des enjeux électoraux d’une campagne nationale carnavalesque, émaillée de propos violents, racistes et sexistes, il nous a semblé important de revenir sur la fabrique et les politiques urbaines durant deux mandats marqués in fine par l’absence de réformes ambitieuses. Les modes de (dé)régulation dans un contexte néolibéral, les formes qu’ils produisent en termes de renouvellement-démolition de l’urbain ou de modes d’habiter ségrégatifs choisis ou contraints, comme les réactions de la société civile permettent de donner une image kaléidoscopique des enjeux futurs pour les villes américaines. Nous espérons que ces articles permettront de mieux comprendre et d’analyser ces territoires et remercions chaleureusement tous les auteurs qui ont participé à ce dossier.

FLAMINIA PADDEU ET CHARLOTTE RUGGERI

Illustration de couverture : Une fresque de Compton, Californie (Y. Le Moigne, 2014)

Pour prolonger la discussion nous organisons une rencontre avec deux des auteures de ce dossier le jeudi 24 novembre 2016 au relais de Belleville à Paris (34 rue de Belleville, 75020) à 18h30.

Nous aurons ainsi le plaisir d’accueillir Nora NAFAA (géographe, Université de Perpignan Via Domitia) et Florence NUSSBAUM (géographe, Université Paris 7 Diderot) pour discuter recomposition des territoires scolaires à travers la néolibéralisation des gouvernements urbains (Atlanta, Philadelphie) et mécanismes de l’abandon immobilier ordinaire dans les grandes villes des États-Unis (Chicago, Houston).

Au plaisir de vous voir nombreux-ses,

L’équipe de la revue Urbanités.

Sommaire

  1. « Nous sommes au cœur de la crise », citation extraite du discours d’investiture de Barack Obama le 20 janvier 2009 à Washington D.C. []

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