Lu / Oui, mais si on dense ? Redirection urbaine. Sur les chantiers de l’adaptation de nos territoires, Sylvain Grisot
Louis Dall’aglio
L’ouvrage de Sylvain Grisot, urbaniste et fondateur de l’agence dixit.net, est un travail composite de 255 pages, publié à la suite de son Manuel pour un urbanisme circulaire (2021) avec le soutien du Plan Urbanisme Construction Architecture. Sa thèse centrale en est simple : les transformations environnementales doivent acter la rupture avec un urbanisme d’étalement et permettre une redirection urbaine, c’est-à-dire, un changement à la fois littéral (recentrement, densification) et figuré de la direction des villes.
Au terme d’une préface qui présente l’ouvrage comme un « manuel de bon sens » (p. 6), et d’une introduction résumant l’ambition des pages suivantes, Redirection urbaine se présente sous la forme de six chapitres thématiques, abordant des fronts de réflexions techniques et sociaux de l’adaptation urbaine : la canopée (pp. 33-58), le temps (pp. 59-90), le bâti (pp. 91-118), l’espace (pp. 119-154), le foncier (pp. 155-188) et les territoires (pp. 189-224). Ces réflexions thématisées empruntent à la fois aux études de cas, allant de Dreux à Gatineau (Québec) ou New York, et à des entretiens menés avec des acteurs du développement local ou avec des chercheurs, réalisés pour l’ouvrage et qui servent de conclusion à chaque chapitre. Ils sont agrémentés de schémas à visée pédagogique, d’illustrations photographiques et de citations choisies. Sans être un ouvrage à visée opérationnelle, Redirection urbaine se propose néanmoins de « représenter les moyens d’agir, pour mieux se projeter, au plus près des réalités de terrain (p. 9) ».
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Construire des problèmes, construire des solutions
Nous suivrons ici le plan de l’ouvrage en rendant succinctement compte des idées avancées au regard des thématiques choisies, qui relèvent elles-mêmes d’une construction arbitraire, reflet du caractère toujours changeant de la formulation des problématiques d’aménagement liées au changement climatique.
Le premier chapitre, « La canopée », explore, à partir des exemples de Nantes, Montréal et Lyon, la thématique de la renaturation urbaine. Celle-ci est principalement envisagée au prisme de la question des arbres et de leur rôle dans la régulation de la chaleur ; si l’auteur pointe avec justesse leur rôle dans la réduction de la chaleur urbaine, et la nécessité de penser conjointement la question des arbres et la question des sols (d’un point de vue foncier et podologique), on regrettera l’absence des enjeux de biodiversité et de diversification des strates (mousses, herbes, arbustes), parfois plus problématiques à mettre en œuvre que la plantation d’arbres, devenu une marotte des discours publics (Emmanuel Macron invitant ainsi en 2022 à planter un milliard d’arbres sur le sol métropolitain). Sylvain Grisot identifie cependant deux freins à la végétalisation urbaine : le manque de compétences et d’effectifs de la filière technique des administrations territoriales (dont les travaux sont souvent largement externalisés) et les représentations conflictuelles de la présence du végétal en ville.
Le second chapitre, « Le temps », illustré à partir de Montréal, Gand et New York, invite à densifier les usages de l’existant pour limiter l’extension urbaine. Dans une perspective toute lefebvrienne (1992), même si l’auteur ne s’en revendique pas explicitement, cette « rythmanalyse » de la ville prend appui sur des cas déjà existant d’usages différenciés dans le temps, à l’instar des marchés qui font et défont quotidiennement des lieux de commerce au sein de l’espace public. Sylvain Grisot invite ainsi à penser à la fois la diversité des usages des lieux (anciens comme nouveaux), mais aussi de la ville elle-même, en intégrant aux projets d’aménagement des occupations transitoires le temps de la réalisation du projet – en occupant les friches, les chantiers en cours, et en actant leur caractère éphémère, plutôt que d’en faire des « OUNIS » (Objets Urbains Non Identifiés). Se pose néanmoins la question, en termes lefebvriens, de l’intégration de ces espaces vécus, souvent informellement appropriés (squats, occupations), à un espace conçu et dès lors potentiellement destiné à un tout autre public.
Le troisième chapitre, « Le bâti », explore les possibilités de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur du bâtiment, à partir des exemples de Paris et Rennes. L’auteur note habilement la façon dont ce secteur, hautement responsable en termes d’émissions, a vu les gains permis par l’amélioration des techniques nullifiés par l’augmentation perpétuelle de la surface bâtie. L’enjeu devient dès lors celui non pas de la construction d’un neuf plus économe, mais d’une économe rénovation de l’ancien, en particulier des parcs de logements sociaux et des bâtiments publics. De même, Sylvain Grisot invite à intégrer aux projets d’aménagement une pluralité de « vies » aux bâtiments, en prévoyant l’évolution de leurs usages dans le temps, plutôt qu’une monofonctionnalité qui condamne à terme la structure dès lors qu’elle n’est plus capable d’assurer sa fonction.
Le quatrième chapitre, « L’espace urbain », éclairé à partir de Dreux, d’Amiens, Poitiers et Périgueux, pose la question des friches et autres dents creuses en milieu urbain. La position de l’auteur invite à mieux identifier, connaître et intégrer les « fonciers invisibles », les sols déjà présents et sous-utilisés, en particulier dans une perspective de « densification douce » du pavillonnaire. Il se positionne ici au sein du débat sur l’intérêt de ces espaces, dont la densification devient dès lors préférable à l’extension urbaine extérieure (au risque notons-le, de leur disparition en dépit de leur intérêt écologique (Brun et Di Pietro, 2021)). Il souligne néanmoins l’importance de territorialiser et « politiser » (p.149) ces projets, quartier par quartier, notamment par la concertation.
Le cinquième chapitre, « Le foncier », au travers de Montréal, Paris, Crest, Notre-Dame-des-Landes et Genève, analyse les tensions autour de la propriété des sols en milieu urbain. Face à un marché de l’immobilier financiarisé et déterritorialisé, des stratégies de rachat diverses se mettent place, néanmoins divergentes dans leurs modes de financement et de gouvernance. L’invitation est ici à sortir au maximum le foncier d’une logique de propriété et de revente et de penser sa fonction d’une façon stratégique, dans le temps et dans l’espace, au service du territoire, par le recyclage et la diversification – sans dépasser néanmoins la question centrale de la propriété, l’auteur notant que « pour vraiment assurer le destin d’un sol, il faut en être propriétaire » (p. 177).
Enfin, le sixième chapitre, « Le Territoire », invite, grâce aux exemples de Gâtineau, New York ou la forêt des Landes, à repenser de façon territorialisée la planification. Il s’agit d’intégrer les évolutions probables du climat (rajoutons : des écosystèmes) et les spécificités territoriales, notamment en termes de risques, aux projets d’aménagement, ce qui implique de rompre avec des modèles diffusés au niveau international ou national – nous regretterons l’absence d’une discussion les problèmes posés par le caractère normatif des financements récupérés à ces niveaux-. L’enjeu devient dès lors de pratiquer de nouvelles formes de prospectives, en intégrant des logiques pluridisciplinaires et créatives, capables d’envisager les différents futurs de territoires tous incommensurables.
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Peut-on faire un urbanisme heureux dans les « Trente Turbulentes » ?
Les différentes pistes, ou directions, qu’invite à explorer Sylvain Grisot mettent l’accent sur un constat simple : la nécessité de ne pas envisager la construction de villes adaptées aux évolutions du futur sur le modèle de la tabula rasa, mais dans et à partir de l’existant : « 80 % de la ville de 2050 est déjà là, autour de nous » (p. 27). En cela, cet ouvrage se positionne assez clairement dans un des débats de fonds qui agitent les penseurs de l’adaptation urbaine, celui de la densité désirable des villes futures : celle-ci doit être renforcée pour limiter au maximum l’étalement urbain, identifié comme consubstantiel à la dépendance à l’automobile, et étendue à des territoires peu denses sur le modèle de la « densification douce », à l’opposé, par exemple, des propositions d’Antoine Brès sur la redistribution spatiale des populations (2020), qui invite à redynamiser les espaces ruraux plutôt qu’a combler les dents creuses périurbaines.
L’ouvrage de Sylvain Guillot est donc une stimulante plongée dans la fabrique contemporaine de la problématisation urbaine, en ce qu’il montre comment une partie du monde de l’urbanisme s’approprie et interprète les anxiogènes évolutions climatiques d’une façon permettant l’émission de solutions compatibles avec les savoir-faire existant ou potentiels (par exemple, la construction du problème de la chaleur urbaine et sa résolution par la plantation d’arbres). Si l’ouvrage affiche un certain optimisme, voire enthousiasme, quant à la capacité des acteurs du monde de l’urbanisme à tourner la page du XXe siècle, il insiste dans le même temps sur l’importance des interrogations et des incertitudes dans les « Trente Turbulentes » que formeraient des décennies 2020-2050. Il y a une amusante, mais peu surprenante, dissonance cognitive entre l’enthousiasme des propositions tenues au niveau local, où « rien est à inventer, les solutions sont déjà là » (p. 30), et le sombre tableau peint à l’échelle planétaire, celui de « la surexploitation des ressources, la production massive de déchets et les pollutions générées par la fabrication et le fonctionnement de la ville » (p. 24).
Ce choix implicite de l’optimisme dans la recherche de solutions, et de dépassement du « vertige » (p.227) qui surgit dès lors que se révèle l’ampleur des besoins, se trouve néanmoins justifié par le pragmatisme auquel appelle Sylvain Grisot tout au long de l’ouvrage. Moins qu’un appel à des « Grandes Réformes » (p. 233), il s’agit donc de privilégier « les moyens du bord, les femmes et les hommes qui sont là, les institutions en place, les budgets et les règles en vigueur » (p.233). Là encore, néanmoins, un paradoxe se fait sentir entre l’invitation à l’action (« Alors retroussons-nous les manches, et au travail » (p. 30), et les témoignages parfois cyniques d’enquêtés (« on continue à mettre en œuvre un modèle qui n’est pas tenable […] je croyais que je savais, mais je ne savais pas […] on ne sait vraiment pas comment on peut y arriver » (p. 227). Face à cela, les contes, nouvelles ou adages cités par l’auteur semblent parfois posséder une vocation conjuratoire. L’épilogue de l’ouvrage clarifie ultimement la position de l’auteur : « j’ai choisi l’espoir et l’action » (p. 241). Libre au lecteur de voir s’il trouvera dans Redirection urbaine le courage de faire de même.
LOUIS DALL’AGLIO
Louis Dall’aglio est doctorant en géographie aux laboratoires EVS (UMR 5600) et EDYTEM (UMR 5204). Ses recherches portent sur l’adaptation des cimetières au changement environnemental et la biodiversité urbaine.
louis.dallaglio@ens-lyon.fr
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Bibliographie
Brès A., 2020, « Faire durablement territoire sans densifier les villes », Métropolitiques, 2020, en ligne.
Brun M. et Di Pietro F., 2021, « Les friches urbaines : vers une reconnaissance de la nature spontanée dans les politiques locales ? », Dynamiques environnementales, en ligne.
Lefebvre H., 1992, Eléments de rythmanalyse, Syllepse, 120 p.
Référence de l’ouvrage : Grisot Sylvain, Redirection urbaine. Sur les chantiers de l’adaptation de nos territoires, Editions Apogée, 2023
Illustration de couverture : feu tricolore renversé sur la rive droite du Rhône, à Lyon (Dall’aglio, 2020)
Pour citer cet article : Dall’aglio L., 2024, « Oui, mais si on dense ? Redirection urbaine. Sur les chantiers de l’adaptation de nos territoires, de Sylvain Grisot », Urbanités, Lu, décembre 2024, en ligne.
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