Lu / Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse, Isabelle Baraud-Serfaty

Lou Dayan

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« Et si le trottoir était l’objet urbain qui incarne le mieux les mutations de la ville ? » suggère Isabelle Baraud-Serfaty dans son ouvrage Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse (p. 30). Enseignante à l’École urbaine de Sciences Po et fondatrice de l’agence de conseil en économie urbaine Ibicity, Isabelle Baraud-Serfaty nous invite ainsi, à travers cet essai, à nous intéresser à un objet urbain à la fois physiquement omniprésent et absent des discours urbanistiques et politiques, déconsidéré et pourtant essentiel : le trottoir. L’autrice étudie cet objet à travers de nombreux travaux qu’elle articule et nourrit de ses observations et de ses réflexions. S’appuyant principalement sur une approche économique, elle nourrit son travail des apports de nombreuses disciplines, parmi lesquelles l’histoire, l’urbanisme, l’anthropologie ou encore la littérature. De cette approche systémique, qui permet d’analyser les trottoirs sous de très nombreux angles, résulte une certaine vivacité. Les lecteur·ices sont encouragé·es à prendre part aux questionnements soulevés par l’autrice, qui n’hésite pas à les faire circuler et buter sur toutes sortes de trottoirs. Les anecdotes nombreuses rendent la lecture ludique et éveille la curiosité sans jamais nous faire perdre le fil de son propos général. Plus concrètement, Isabelle Baraud-Serfaty organise son essai en quatre parties. Le trottoir en tant qu’objet urbain est d’abord étudié dans une perspective historique, puis à travers ses divers usages – que l’autrice préfère qualifier d’« occupations ». Se penchant ensuite sur la valeur des trottoirs, puis sur leur statut complexe entre public et privé, l’autrice nous invite enfin à les considérer pour ce qu’ils sont : des objets certes complexes, mais résolument politiques.

Les trottoirs, des objets urbains indûment déconsidérés

Des objets déconsidérés

Selon l’autrice, les trottoirs apparaissent tout d’abord comme des objets paradoxaux : alors qu’ils sont omniprésents et essentiels, ils ne suscitent quasiment aucune considération. Les urbanistes ne le nomment presque pas, lui préférant le concept d’espace public, plus large et porteur de valeurs citoyennes, évitant dans le même temps la connotation négative du mot « trottoir ». De fait, dans le langage courant et l’imaginaire collectif, le terme « trottoir » est largement associé à la prostitution, à la mendicité, à la drogue ou encore aux « zonards ». Cette impopularité du terme pourrait expliquer son absence de définition juridique – que ce soit dans le Code de l’urbanisme ou dans le Code de la voierie routière – mais constitue plus largement un obstacle pour penser cet objet dans sa spécificité. De fait, l’espace public est beaucoup plus englobant, souffre d’une ambiguïté entre ses dimensions matérielle et intellectuelle. Il s’agit aussi d’un terme restrictif puisqu’il préjuge du statut juridique de l’espace ainsi désigné. De même, le terme de « rue », bien plus volontiers employé que celui de « trottoir », n’est pas réductible à sa dimension matérielle et renvoie au système dans lequel il est pris. Pour autant, la dimension résolument matérielle des trottoirs n’en fait pas des objets moins complexes et dignes d’étude.

Des objets pourtant essentiels et complexes

L’autrice insiste dès lors sur le caractère essentiel des trottoirs : non seulement ils protègent les piéton·nes et, réduisant les dangers, les encouragent à marcher et à flâner davantage, mais ils sont en outre porteurs de valeurs et de significations plus abstraites. Les mobiliers urbains, qu’ils supportent et qui contribuent à les constituer, en font de véritables vecteurs d’identités urbaines. Par ailleurs, le trottoir est le lieu de la perception de la rue et de la ville, de telle sorte que le dessin du trottoir participe de la perception de l’esthétique urbaine. Selon l’autrice, la valeur du trottoir tiendrait en grande partie à sa triple caractéristique. Premièrement, il est un lieu de la mémoire, non seulement parce qu’il porte la mémoire des villes en épousant le tracé de leurs rues, et est donc la trace de leur passé, mais également en tant qu’il est le lieu de la mémoire intime, en ce sens qu’il est associé à de nombreux souvenirs individuels et personnels. Il est ensuite un lieu de l’ordinaire, voire de l’« infra-ordinaire »1, de telle sorte que « lui prêter attention, c’est montrer que ce qui paraît subalterne ne l’est pas » (p. 21). Enfin, il est le lieu de la dérive, le lieu où l’on est libre de circuler sans risquer de se faire renverser, le lieu où l’on se croise et se rencontre. Plus encore, il semble que les trottoirs soient dotés d’une valeur heuristique et politique, dans la mesure où s’y reflètent des mutations urbaines, et plus largement des évolutions de la société, auxquelles les trottoirs peuvent en retour contribuer. Dès lors, les trottoirs apparaissent comme un champ d’observation privilégié des dynamiques traversant les sociétés, offrant non seulement un moyen de comprendre ces dynamiques urbaines et sociétales, mais également, dans un second temps, d’agir et de réagir à ces dynamiques.

Les trottoirs, sismographes de l’évolution des villes et des sociétés ?

Les trottoirs, des objets inscrits dans une histoire

La démarche historique de l’autrice suggère d’emblée que les trottoirs ne sont pas des objets absolus et anhistoriques, mais varient à travers le temps et l’espace : ce sont des objets contextuels. S’interroger sur les lieux des trottoirs et leur évolution à travers le temps permet ainsi de porter une réflexion plus large sur les dynamiques et l’évolution des sociétés. En effet, les trottoirs, étant bien moins présents dans des espaces ruraux peu denses, apparaissent déjà comme des révélateurs du degré d’urbanité des lieux dans lesquels ils se trouvent. Par ailleurs, étudier leur genèse permet de comprendre les fonctions passées et présentes des trottoirs, tout en révélant des évolutions urbaines et sociétales. Parcourant les siècles et leurs trottoirs de Pompéi à Paris en passant par Londres, l’autrice parvient à distinguer trois caractéristiques historiques du trottoir. Premièrement, sa mise en place est souvent liée aux commerces, à moins qu’il ne participe d’un système infrastructurel (égouts, eau, gaz…). Les premiers trottoirs de Paris, réalisés rue de l’Odéon en 1781, visaient en effet à permettre la flânerie devant les vitrines des magasins de luxe afin de favoriser la consommation. Néanmoins, leur généralisation au milieu du XIXe siècle se fait en lien avec la mise en place d’un réseau d’égouts modernes sous les rues et l’installation de canalisations d’eau, comme l’illustre la fusion du service du Pavé et de celui des Eaux et Égouts en un « service de la Voie publique » en 1848. Deuxièmement, il suit le développement urbain. Enfin, il fut, du moins en France, pris en charge historiquement par des riverain·es. Ces caractéristiques font ainsi dire à l’autrice que « le trottoir est plus fondamentalement encore une métonymie de la ville » (p. 115).

Les multiples occupations des trottoirs, un champ d’observation précieux

Plus encore que sa genèse, les occupations des trottoirs et leurs évolutions pourraient traduire les transformations, notamment urbanistiques et économiques, de la société. C’est ainsi que l’autrice justifie d’étudier le trottoir sous l’angle de ses occupant·es, ce qui lui assure dans le même temps la mise en place d’une approche quasiment exhaustive. L’étude des piéton·nes et riverain·es lui permet de mettre au jour un changement de vision relativement récent sur la place de la voiture, puisqu’émerge la revendication d’un « droit au trottoir », et d’un nouveau partage de la rue. Ces évolutions se traduisent par la quasi disparition des parkings publics à l’air libre des métropoles denses, ainsi que par les débats parfois très vifs que cristallise la place dévolue à la voiture dans la ville. Par ailleurs, « le piéton vulnérable » semble de plus en plus pris en compte dans les aménagements physiques du trottoir, bien que ce dernier ne soit pas encore toujours accessible à tous·tes. Des évolutions s’observent également à l’endroit des commerces et de la restauration, puisque la pandémie a partiellement transformé le trottoir en salle d’attente des commerces. Enfin, une évolution du mobilier urbain traduit également des évolutions sociétales, comme le suggère l’évolution des mobiliers d’éclairage, de plus en plus conçus de manière polyvalente, et qui se trouvent au cœur des enjeux actuels sur la vie dans les villes la nuit.

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Le trottoir, le lieu par excellence des récentes transitions numériques et écologiques

Plus encore, l’étude de l’occupation et des occupant·es du trottoir permet d’observer les mutations numériques et écologiques qui traversent et bouleversent nos sociétés. De fait, ces mutations se font pour une part sur les trottoirs, de telle sorte que ces derniers apparaissent tout à la fois comme des participants et des reflets de ces transitions numériques et écologiques. C’est ainsi que les vélos et les trottinettes en free-floating y ont fait leur apparition, que les livreurs et livreuses de commandes à domicile ou de repas occupent de plus en plus de pans de trottoirs, que les lockers (ces casiers permettant aux logisticiens de déposer des paquets) ou des dark stores (ces mini-entrepôts qui prennent la place de surfaces autrefois commerciales) se multiplient sur et au bord des trottoirs. La transition écologique se manifeste quant à elle par l’apparition et la multiplication de bornes de recharge électrique, de garages et d’abris à vélo, de pistes cyclables, par le développement de nouvelles bornes à ordure, tels les bornes à biodéchets, des fontaines rafraichissantes et des bacs à fleurs visant à récupérer les eaux de pluie. Plus encore que de refléter les évolutions des villes et des sociétés, les trottoirs auraient un rôle quasi-prophétique si l’on considère avec l’autrice que « la nature et les modes d’occupation du trottoir suivent ainsi l’évolution des technologies, des modèles économiques, des mentalités, et des préoccupations d’une époque. Pour lire l’avenir des villes, regardez le trottoir ! » (p. 171). En tant qu’objets tournés vers l’avenir, les trottoirs ne peuvent dès lors plus être uniquement considérés comme le réceptacle des évolutions de notre société, mais apparaissent comme des objets dont il faut se saisir pour se questionner, réfléchir et œuvrer pour la société que l’on souhaite voir advenir. Aussi les trottoirs apparaissent-ils comme des objets éminemment politiques, et à (re)politiser.

Vers une politisation des trottoirs ?

Le choix du trottoir : un geste politique

Choisir le trottoir comme objet d’étude, c’est procéder à une mise en valeur d’une banalité souvent impensée, de telle sorte que l’on pourrait déjà y lire un geste politique. Et ce, d’autant plus que son traitement pluridisciplinaire et exhaustif suggère qu’il s’agit d’un objet complexe, qui aurait à nous apprendre jusque sur nos sociétés toutes entières. D’ailleurs, l’autrice ne cesse de présenter cet objet comme un multiple entre-deux, articulant le marchand et le « marchant », le public et le privé, étant un entre-deux entre le dessous et le dessus, entre la chaussée et les immeubles, étant pratiqué par riverain·es et habitant·es etc. : ce caractère d’entre-deux pluriel du trottoir achève d’en faire un objet urbain complexe et absolument central.

Des objets conflictuels

Outre la démarche de l’autrice, les trottoirs sont eux-mêmes au cœur d’enjeux éminemment politiques, lorsqu’ils ne constituent pas eux-mêmes ces enjeux. Certes, la conflictualité liée aux trottoirs n’est pas récente. Néanmoins, la multiplication des occupations et des occupant·es des trottoirs, – sous l’effet conjugué des nouvelles occupations liées aux transitions numériques et écologiques et du maintien de nombreuses occupations traditionnelles – en fait un objet hautement disputé. Le trottoir étant un objet spatialement limité, il résulte d’une multiplicité de choix nécessairement politiques, puisque ne pas le réguler peut également être considéré comme un choix. Dans la mesure où les mutations urbaines et sociales s’inscrivent, se reflètent et peut-être s’accroissent sur les trottoirs, choisir le trottoir de demain, c’est aussi choisir la ville et la société que l’on souhaite bâtir pour demain. De manière plus visiblement conflictuelle, le trottoir est aussi le lieu d’une visibilisation et de rapports de pouvoir, comme le suggère la pratique du « déguerpissement », très fréquente dans les pays où l’économie informelle est très développée. Les commerçant·es qui s’installent sur le trottoir pour vendre leurs marchandises sans autorisation investissent ainsi des espaces très visibles, auxquels elles et ils ne pourraient parfois pas avoir accès par l’immobilier. Cela peut être lu comme une résistance face aux rapports de force qui excluent certaines populations de certains quartiers par des mécanismes essentiellement économiques, mais également plus directs.

Placer les trottoirs au cœur de débats citoyens

C’est ainsi que, mettant en lumière le caractère éminemment politique du trottoir, l’autrice affirme la nécessité de les placer au cœur du débat public. Dès lors, loin de se cantonner à une simple description des dynamiques associées aux trottoirs, Isabelle Baraud-Serfaty nous invite à questionner leurs évolutions. Aussi, sans effacer tout à fait le point de vue qu’elle porte sur les problèmes qu’elle soulève, fait-elle preuve de nuance en mettant en lumière les avantages et inconvénients des différentes manières par lesquelles on pourrait y répondre. Face au problème de la multiplication des occupations des trottoirs et de leur encombrement conséquent, elle avance la piste de créer une taxation pour les plateformes de livraison, qui occupent une partie des trottoirs sans frais, tout en suggérant les difficultés que la mise en œuvre d’une telle politique impliquerait. De fait, la livraison à domicile n’étant pas nouvelle, cela pourrait revenir à distinguer les opérateurs que l’on souhaite favoriser de ceux que l’on cherche à éviter, ce qui complique la mise en œuvre d’une telle politique. Amazon étant le premier client de la Poste, cette dernière livrant une partie des produits achetés sur Amazon en France, il paraît par exemple ardu de distinguer les colis livrés par des opérateurs étrangers de ceux livrés par une entreprise publique. De même, l’autrice questionne la nécessité et les modalités potentielles de la délégation des services publics des trottoirs. En effet, la probable contraction à venir des budgets locaux ainsi que l’éclatement de la gestion des trottoirs en divers services pourraient, selon l’autrice, favoriser une évolution de leurs modes de gestion. Une option serait de solliciter un opérateur privé dans le cadre d’un contrat de délégation de service public, permettant entre autres de résoudre le problème de l’éclatement de la gestion du trottoir. Une autre option serait de favoriser une gestion privée, suivant le modèle des Business Improvement Districts qui se sont développés ces dernières décennies aux États-Unis puis en Angleterre. Il s’agit d’organisations à but non lucratif créées par les propriétaires se trouvant dans un périmètre juridiquement défini, et prenant en charge aussi bien l’entretien et le nettoyages des rues que la sécurité. Ne prenant pas directement position pour l’une de ces options, l’autrice met toutefois en avant les limites de cette dernière gestion, associée à un accroissement de la standardisation des rues et de l’exclusion des personnes jugées indésirables. Enfin, des modes de gestion participatifs constituent une alternative et permettent d’impliquer les habitant·es, comme dans le cadre de l’opération « Jardinons nos rues » à Rennes, qui depuis 1999 permet aux habitant·es de « fleurir leur rue en végétalisant les façades, les trottoirs et les pieds d’arbre » (p. 252). Plus largement, ces modalités de gestion participatives permettent en outre de créer du lien et de transformer les citoyen·nes en acteur·ices.

Malgré la multiplicité des débats ainsi ouverts, et peut-être précisément du fait de ces nombreux débats qu’il s’agit de mener dans l’arène citoyenne, le trottoir apparaît finalement comme un commun à gouverner, qu’il s’agit de considérer collectivement et démocratiquement.

Conclusion

Au cours de cet ouvrage rythmé et enjoué, l’économiste urbaine Isabelle Baraud-Serfaty nous propose de nous ouvrir aux trottoirs, en nous les faisant parcourir sous tous leurs angles. Certes, le caractère très large et englobant de l’ouvrage ne permet pas un approfondissement de chacune des thématiques et de chacun des enjeux soulevés, et l’on pourrait être frustré·es, par exemple, de ne pas en apprendre davantage sur l’histoire des trottoirs de Paris ou de Londres. Néanmoins, l’ouvrage répond à son dessein, plus fondamental, de nous faire apparaître le trottoir comme question, débat et objet politique, de nous ouvrir aux trottoirs ainsi qu’à notre environnemental matériel immédiat. Dès lors, c’est une approche, une relation au monde et à notre environnement proche que nous propose fondamentalement l’autrice, ce qui est loin d’être antithétique avec l’approche politique, qui, dans le même temps, est la sienne.

LOU DAYAN

 

Lou Dayan est étudiante en master à l’école urbaine de Sciences Po Paris.

Lou.dayan@yahoo.fr

 

Référence de l’ouvrage : Baraud-Serfaty I., 2023, Trottoirs ! Pour une approche économique, historique et flâneuse, Éditions Apogée, 320 p.

 

Couverture : photographie d’un trottoir de la rue de l’Industrie à Sion (L. Dayan, janvier 2025)

 

Pour citer cet article : Dayan Lou, 2025, « Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse, Isabelle Baraud-Serfaty », Urbanités, Lu, juin 2025, en ligne.

  1. Perec G., L’infra-ordinaire, Seuil, 1989 []

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