Lu / Les villes de l’intelligence en U.R.S.S. et en Russie, L’archipel des savants de Kevin Limonier

Alexandre Rigal

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L’ouvrage L’archipel des savants est issu de la thèse de Kevin Limonier, docteur en géopolitique et spécialiste de la Russie contemporaine. Ce livre est consacré à l’histoire des anciennes villes d’élite du complexe scientifique soviétique, comme l’indique son sous-titre. Son édition succincte et son écriture le rendent accessible au lecteur qui n’est pas spécialiste des études russes.

Des cités scientifiques d’élite

L’ouvrage débute en rappelant combien l’URSS fut un État concentrationnaire, mais qu’il ne s’y réduit pas. On connaît le mot célèbre de Lénine : le socialisme, c’est les soviets plus l’électricité. L’URSS mena de grands projets technologiques avec une réussite certaine dans les domaines de l’aérospatial, de l’aviation et du nucléaire. Ces innovations et ces infrastructures tant militaires que civiles reposaient sur un nouvel aménagement de l’espace. Des cités scientifiques sont sorties de terre hors des grands centres urbains russes, afin de regrouper les chercheurs d’élite de l’Union soviétique. L’auteur en égraine plusieurs : Baïkonour la plus fameuse, désormais au Kazakhstan ; Obninsk située à 100 km au Sud-Ouest de Moscou ; Akademgorodok dans la région de la Sibérie de l’Ouest ; Doubna à 130 km au Nord de Moscou, cité d’étude privilégiée de l’auteur. Ces cités étaient dotées d’une offre culturelle non-négligeable et de biens de consommation recherchés pour les standards soviétiques. Notamment, l’auteur décrit que les centaines de milliers de chercheurs et d’ingénieurs pouvaient acheter des bottes yougoslaves, des manteaux hongrois et des meubles tchécoslovaques. L’auteur rapporte des témoignages d’anciens habitants qui expriment de la nostalgie pour ces lieux, tel celui du physicien Vladimir Ananyev rapportant l’émulation culturelle dont il a profité dans la ville de Doubna. On aurait aimé lire plus de ses anecdotes qui brosse la vie quotidienne des savants.

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Des villes étendards

Dans les années 1950, plusieurs dizaines de villes ont été bâties pour lutter dans la course aux armements et aux nouvelles technologies contre les États-Unis, en pleine guerre froide. Elles sortent de terre à la mort de Staline, pour l’élaboration de nouveaux champs de recherche d’importance stratégique. La nouveauté de ces villes était aussi une réponse à une crise généralisée du logement.

Le chercheur nous apprend que ces villes reposent sur les travaux de l’architecte Nikolaï Milioutine, datés des années 1930. Ce dernier est célèbre pour sa conception de la Sotsgorod, diminutif du terme Sots-ialitcheski-Gorod, qui se traduit par ville soviétique. Cette ville nouvelle est à la fois fonctionnelle et une manière de rompre le clivage entre l’urbain et le rural. Cela se traduit par exemple par des cités scientifiques installées dans des forêts autour de Moscou. La planification obéit ainsi à des visées de puissance et idéologiques. Les urbanistes disciples de Milioutine construisent des microcosmes élitistes. Ce petit groupe possédait une conscience de ses privilèges. Ses avantages compensaient parfois le secret et l’isolement de ces villes scientifiques.

Celles-ci sont parfois des lieux d’échanges internationaux, d’autres sont au contraire secrètes et absentes des cartes géographiques accessibles. La ville au nom de code d’Arzamas-16, désormais appelée Sarov, est le lieu de fabrication des armes atomiques soviétiques. Certains de ses bâtiments furent repris d’un monastère orthodoxe après persécution des moines. La ville n’apparaît sur aucune carte jusqu’en 1989 et reste inaccessible sans autorisation. Aujourd’hui, elle possède un musée de la bombe atomique soviétique. Cas similaire, Baïkonour, la cité des fusées socialistes et son cosmodrome passent du plus grand secret à la célébrité lorsque Gagarine est mis en orbite. Le site fondé sur la voie de chemin de fer Moscou-Tachkent dans une zone inhabitée et plate – propice à la diffusion de signaux radios – est toujours le centre de lancement le plus actif dans le monde.

Ces villes sont donc des instruments de puissance et également des vitrines de la puissance de l’URSS, puis de la Russie contemporaine. Les succès qui en sont issus deviennent emblématiques et l’auteur explique la façon dont elles se transforment en lieux de mémoire. Des monuments sont érigés, des traditions persistent. L’auteur ne résiste pas à glisser une anecdote savoureuse sur les superstitions dont ne sont pas épargnés les scientifiques, quand bien même appartenant à un État officiellement athée :

« [..] les cosmonautes avant chaque départ dans l’espace rendent compte d’une appropriation symbolique de l’espace urbain : se recueillir devant le monument des disparus de la conquête spatiale, inscrire son nom sur la porte de l’hôtel où logent les cosmonautes en partance… et, plus curieux, uriner sur la roue arrière droite du bus les conduisant à la fusée — reproduisant ainsi une envie pressante ayant saisi Youri Gagarine il y a plus de cinquante ans » (p. 44).

Autre exemple de lieu mémorable outre Baïkonour, la ville de Dubna est connue par de nombreux chimistes, parce qu’elle a donné le nom de l’élément 105 du tableau périodique de Mendeleïev, le dubnium. Reprenant le concept de l’historien Paul Josephson, Kevin Limonier parle même de « monuments technologiques » pour ces cités d’élite.

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L’actualité des cités scientifiques

Quels sont les changements qui se sont produits depuis la chute de l’URSS ? La ville de Baïkonour est emblématique des évolutions de cet ensemble de cités scientifiques. Ce lieu de savoir extraordinaire et symbolique souffre de la chute de l’Union puisqu’il se situe désormais en territoire kazakhe. L’État russe et l’État kazakhe se sont donc accordés pour une concession. D’autres villes présentes dans des États tiers (Estonie, Ukraine) sont désormais sous souveraineté étrangère. Il existe aussi des cités abandonnées sur le territoire russe. Toutefois, des cités scientifiques subsistent, notamment en périphérie de Moscou.

Pour l’auteur, ce lustre a une fonction symbolique dans le discours de puissance actuel de la Russie. Mais ces cités sont également toujours des lieux de savoir sur lesquels le pouvoir central mise pour pallier la trop grande dépendance de la Russie aux exportations de matières premières et à l’évolution de leurs cours sur les marchés internationaux. Le pays est parmi les tous premiers producteurs mondiaux de gaz naturel, de pétrole, de charbon. Par le biais d’une analyse d’une politique d’aménagement du territoire, l’auteur parvient à suivre les vicissitudes de l’évolution du pouvoir et des représentations du pouvoir de l’État russe.

Toutefois, si plusieurs plans et quelques photographies bienvenues accompagnent le lecteur, l’univers matériel de ces villes et leurs configurations spatiales sont seulement esquissés. Par exemple, Milioutine imagine des villes axées sur la proximité et la marche, qu’en est-il dans les faits ? Est-ce un facteur favorable pour l’innovation ? Ces manques sont sans doute le prix à payer du choix d’un format court (72 p.), mais cela reste dommageable pour une maison d’édition spécialisée entre autres dans l’architecture. Quels sont les liens entre la construction des cités décrites par l’auteur et la cybernétique naissante ? Également, on aurait aimé une mise en tension plus forte entre ces modèles de ville hérités de la pensée soviétique et les villes intelligentes, qui semblent constituer un concurrent nouveau dans la lutte pour la représentation du pouvoir par le savoir. L’auteur évoque le sujet à la fin de l’ouvrage en seulement quelques lignes.

Nul doute que l’auteur ait largement réussi à partager son enquête des cités scientifiques soviétiques. Il montre à quel point le projet soviétique fut réussi en ce qui concerne les technologies aérospatiales, nucléaires et aériennes par la mise en place de microcosmes dédiés à une élite dans l’entre-soi. Cette réussite interroge en retour les modèles de cités scientifiques et de campus contemporains à l’Ouest. Si la fermeture et le rassemblement d’une élite de chercheurs ont rendu possible de tels résultats, le choix de développer des campus plus accueillants et plus urbains pourrait-il aller à l’encontre des progrès scientifiques ? Ce modèle de ville scientifique gagnerait également à être confronté à d’autres lieux de socialisation fondés pour transmettre et accroître le savoir dans la Russie pré-soviétique.

ALEXANDRE RIGAL

Alexandre Rigal est doctorant en sociologie à l’EPFL (CEAT). Il mène une thèse sur le changement d’habitudes de mobilité et de modes de vie, à travers des enquêtes de terrain, des conceptualisations et des visualisations, au sein du projet PostCar World.

alexandre.rigal AT epfl DOT ch

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Référence de l’ouvrage :

Limonier K., 2018, L’archipel des savants, Histoire des anciennes villes d’élite du complexe scientifique soviétique, Paris, Éditions B2, 76 p.

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Photo de couverture : Lancement du Soyouz TM- 31 depuis le cosmodrome de Baïkonour (NASA, 2000)

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