Villes méditerranéennes / Planification informelle dans la ville de Rome : l’émergence des jardins partagés comme nouvelles formes de communs

Victoria Sachsé

L’article de Victoria Sachsé au format PDF


Les jardins partagés constituent un phénomène en expansion, une forme d’agriculture urbaine de plus en plus répandue, à Rome comme dans de nombreuses villes du monde. Ces jardins ont intéressé les chercheurs pour leur dimension sociale (Ferris et al., 2001 ; Mougeot, 2005 ; Bock et Caraher, 2012) et politique (Follman et Viehoff, 2014 ; McClintock, 2014), et pour leur multifonctionnalité (Gasperi et al., 2012), mise en évidence par différentes formes d’agriculture urbaine (Duvernoy et al., 2005 ; Wegmuller et Duchemin, 2010). Les jardins partagés urbains interrogent aussi l’organisation et la gestion des espaces ouverts dans les villes. En Italie, P. Bevilacqua (2007) constate une érosion des espaces publics collectifs en ville. En réponse, des initiatives locales émergent, telles que la création de jardins partagés. À Rome, de nouveaux jardins partagés voient le jour depuis la fin des années 1990. Principalement gérés et développés par des associations et des collectifs d’habitants, ces jardins s’installent dans des espaces ouverts interstitiels – des espaces non bâtis dans une aire urbanisée (Banzo, 2009 ; 2015) –, comme les parcs abandonnés ou négligés par les services de la ville. Une caractéristique des jardins partagés romains est qu’ils s’insèrent dans un urbanisme fragmenté. Le tissu urbain de la commune de Rome, qui s’étend sur 1 280 km2, est en effet caractérisé par la spontanéité et l’informalité (Insolera, 1976). Les périphéries de Rome se sont développées largement en dehors des plans d’urbanisme et de la planification institutionnelle (Cerasoli, 2008). A. Delpirou (2011) explique cette fragmentation du tissu urbain par trois raisons principales : la première tient aux logiques spéculatives et extensives caractéristiques du milieu entrepreneurial romain, à l’environnement institutionnel conflictuel (Bocquet, 2007) et aux « carences historiques de l’urbanisme opérationnel en Italie » (Delpirou, 2011). La deuxième raison émerge « des ressources techniques et financières (limitées) attribuées à la municipalité, rendant purement formelle son autonomie administrative » (Ibid., 2011 : 13). La troisième raison naît d’une planification urbaine « systématiquement contournée et (dont) la plupart des instruments de mise en œuvre échappent encore aujourd’hui, à des degrés divers, au contrôle public » (Ibid., 2011 : 13).

Nous étudions deux jardins partagés situés dans le VIIIe arrondissement de la Ville de Rome en les considérant comme des espaces ouverts qui contribuent à la transformation de la ville « par le bas ». Par expérience « par le bas » (dal basso), nous faisons référence à l’ensemble de pratiques d’occupation, d’entretien, de transformation et d’animation collective de territoires, qui s’organisent en groupe pour agir directement et créer des espaces qui ne soient pas produits par les acteurs institutionnels ou par une planification classique par le « haut » (Scandurra et Attili, 2013). Les deux jardins étudiés – le jardin Tre Fontane et le jardin partagé Garbatella – naissent en réaction à l’usage considéré comme inapproprié des espaces publics où ils se sont implantés. Ces deux expériences sont portées par des groupes d’habitants qui décident de nettoyer puis de mettre en culture des espaces publics abandonnés, parfois transformés en décharge « informelle »1. Ces deux jardins font partie des pionniers du réseau de potagers et jardins urbains partagés Ortincomune, actif depuis 2012, qui s’est structuré au fil des ans pour devenir reconnu et structuré. Ce réseau entame un processus de négociation entre les associations et l’administration capitoline.

En retraçant l’histoire de ces deux jardins, l’article montre l’évolution de ces espaces ouverts et de leurs usages à travers les pratiques matérielles quotidiennes, mais aussi l’évolution des normes à laquelle les acteurs de ces jardins contribuent. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les concepts de planification informelle et de commun urbain.

En effet, un des objectifs des acteurs impliqués est de transformer les normes et les règlements qui encadrent les jardins partagés via un processus de planification informelle (Certomà, 2016). Le concept de planification informelle dérive du concept d’informalité urbaine qui constitue une critique « de la planification comme outil de domination et suggère que la planification per se peut être un processus cocréatif, qui soit empowering pour les citoyens dans la production d’espace public » (Certomà et Notteboom, 2017 : 16). La planification informelle, en revanche, dépasse la dimension purement antagoniste – vis-à-vis des institutions notamment – de l’informalité urbaine et repose sur « l’organisation collective, structurée, d’initiatives qui visent à concevoir la forme et les fonctions d’espaces publics et de services en l’absence de définition légale » (Certomà et al., 2019 : 4). Cette approche permet de considérer la contribution de « nouveaux » acteurs dans des processus de planification institutionnelle. Nous utilisons la notion de planification informelle pour montrer que les expériences de jardinage urbain ne s’opposent pas simplement aux processus institutionnels, mais proposent un autre mode de planification qui interroge les formes participatives institutionnalisées.

En complément, la notion de « communs » permet de penser de nouvelles modalités d’organisation (de la ville en l’occurrence), sans fournir un cadre restrictif. C. Laval (2016) définit les communs comme : « un ensemble de pratiques instituantes et d’institutions constituées répondant au principe selon lequel un groupe plus ou moins étendu s’engage dans une activité collective productrice de biens tangibles ou intangibles mis à la disposition des commoners ou d’une collectivité plus large, selon des règles démocratiques d’auto-organisation ». Dans cet article, nous postulons que le processus de planification informelle que nous avons observé dans les jardins partagés romains constitue une forme de commun urbain. En effet, les jardins sont des lieux où une « une manière de penser et d’agir dans le monde, une manière d’organiser les relations sociales et les ressources » (Eizenberg, 2012 : 764) se déploient. À Rome, le réseau Ortincomune, incarne cette notion de commun urbain. Ainsi, dans une lettre ouverte adressée à la Maire de Rome en janvier 2017, ses membres attribuent le phénomène des potagers et jardins partagés « à la nécessité de défendre des zones urbaines vertes, abandonnées et souvent dégradées, c’est-à-dire qui se trouvent dans les conditions idéales pour être objet de spéculation immobilière »2.

Afin de rendre compte de ces dynamiques jardinières en tant qu’espaces ouverts métropolitains, cet article repose sur une démarche qualitative d’étude de cas basée sur l’observation directe et la réalisation d’entretiens. Nous présenterons d’abord les terrains et leur genèse pour illustrer la démarche d’appropriation observée dans le contexte romain, ce qui permet d’exposer le matériau et la méthode. Ensuite, nous nous pencherons sur les usages de ces espaces ouverts et la façon dont l’émergence de pratiques collectives questionne les modèles de gouvernance qui s’instaurent. Nous montrerons en particulier comment la structuration du réseau Ortincomune influence l’élaboration des normes qui régissent ces espaces. Enfin, nous discuterons la façon dont ces initiatives nous invitent à penser de nouveaux modèles d’aménagement en mobilisant la notion de commun comme horizon sociopolitique (Dardot et Laval, 2014).

Genèse des jardins partagés : entre appropriation de l’espace public et participation citoyenne

Les résultats qui suivent s’appuient sur des données récoltées depuis 2014 dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat3. Ces données sont le fruit d’observations directes et d’entretiens ainsi que du suivi des échanges sur les réseaux sociaux (listes de diffusion, Facebook, Whatsapp, sites internet) des différents acteurs qui entrent en jeu (associations de jardins, réseau Ortincomune, services de la ville).

Les deux jardins étudiés se situent dans le VIIIe arrondissement de la Ville de Rome (figure 1). Le quartier Garbatella était un quartier ouvrier à faible densité bâtie (Vidotto, 2006), qui s’est transformé en expansion renforcée de la ville (Lelo, 2016), principalement habité aujourd’hui par des classes moyennes. Le jardin partagé Garbatella est le fruit d’une longue lutte sur ce territoire. En 2008, alors que le terrain était devenu « un désert, un des endroits les plus négligés de Rome, une décharge » (entretien avec un membre du jardin partagé Garbatella, 14 novembre 2014, Rome) naît l’idée d’en faire un potager collectif. À partir de 2010, le projet de jardin partagé autogéré prend forme, soutenu finalement par un financement obtenu suite à un appel à projets de la Province de Rome. En 2011, la Ville de Rome met en place une convention pour céder la gestion de cet espace à l’association Orti urbani Garbatella [Potagers urbains Garbatella].

1. Plan de localisation des jardins partagés étudiés. La carte du haut présente l’ensemble des expériences d’agriculture urbaine sur le territoire de la Ville de Rome (Lupia et al. (2016), montage par nos soins à partir d’une carte google maps)

Le jardin partagé Tre Fontane voit le jour en 2012 à l’initiative des résidents du quartier qui ont nettoyé et réaménagé ce terrain en friche. Il est situé au sud de Rome, dans le parc des Tre Fontane, à la frontière entre trois quartiers ayant une composition sociale assez variée : l’EUR, Grotta Perfetta et Tor Marancia. Le quartier de Tor Marancia est une borgata4 créée suite à des déplacements forcés de population du centre historique (Rossi,1984 : 91). Le quartier de Grotta Perfetta s’est construit en revanche comme une zone de logement social, par la construction de lotissements conventionnés prévus par le plan d’urbanisme de 1962 (ibid., : 242). À l’origine, le potager urbain Tre Fontane s’étend sur près de 6 000 m² : aujourd’hui il s’étend sur environ 15 000 m², dans un espace vert entouré de bureaux et d’immeubles résidentiels (figure 2).

2. La préparation du terrain du jardin partagé Tre Fontane. Cette photo publiée sur la page Facebook de l’association illustre la volonté de publiciser les différentes étapes de la mise en place du jardin (Page Facebook de l’association, mars 2013).

En 2012, cinq résidents locaux distribuent des tracts dans le quartier pour attirer l’attention sur la dégradation de l’espace sur lequel est actuellement situé le potager. Le terrain était abandonné, utilisé comme décharge et recouvert d’une végétation dense qui n’était pas cultivée (figure 2). La première étape qui vise la réappropriation et la requalification de la zone, réunit plus de 60 personnes ce qui représente un succès selon les initiateurs. Suite à cette rencontre commencent le nettoyage du terrain puis le désherbage des plantes adventices. Ce groupe d’habitants décide de le transformer en un point de repère dans le quartier, à travers la création de potagers gérés collectivement ouverts à des personnes extérieures, notamment le voisinage. L’association de citoyens du quartier gestionnaire est créée en janvier 2013. L’adhésion à l’association est de 10 €, il faut ensuite cotiser 50 € par parcelle par an : les outils sont personnels et chaque parcelle est dotée d’un rangement individuel.

Dans ces jardins, un processus de négociation se met en place laissant la place à des usages particuliers que nous interrogeons au prisme des communs.

Des espaces où s’élaborent des communautés d’usages

Ces deux jardins sont devenus des espaces d’élaboration de communauté d’usages. En 2016, le jardin Garbatella réunissait environ 150 membres qui entretiennent le potager et le verger, le jardin Tre Fontane compte plus de 300 jardiniers. Les deux jardins sont composés de parcelles individuelles, souvent cultivées par des familles, des groupes d’amis ou des associations, et d’espaces communs, entretenus lors de travaux collectifs ou par des groupes de travail. Ainsi, la ressource matérielle gérée en commun correspond ici à du foncier que la communauté des jardiniers s’est appropriée. Dans le potager Tre Fontane, la participation à la gestion collective constitue un enjeu récurrent. Les membres du comité directeur encouragent vivement la gestion des espaces communs. Pour cela, le jardin a des règles d’usage qui ont été définies par certains participants, notamment les initiateurs. Les règles formelles sont spécifiées dans les statuts et les règlements de l’association du jardin. La participation aux travaux communs constitue une condition pour accéder à une parcelle individuelle et pour le maintien de celle-ci comme l’explique un membre du potager Garbatella : « la condition principale pour obtenir une parcelle est de participer à toutes les activités communes » (entretien avec un membre du jardin Garbatella, novembre 2014, Rome). Les personnes qui ont déjà une parcelle ou celles qui sont sur liste d’attente sont invitées à contribuer à l’entretien du jardin pédagogique ou des espaces collectifs. Des groupes de travail sont organisés : « il y a un groupe qui s’occupe de l’entretien, un groupe qui s’occupe de la botanique, deux agronomes, un groupe qui gère le compost […]. Et il y a le comité qui coordonne l’ensemble » (entretien avec un membre du potager Tre Fontane, octobre 2014, Rome).

Le lien social entre les jardiniers est favorisé par des moments d’échange et de convivialité. Des événements sont organisés lors de diverses occasions, comme l’anniversaire des associations, mais aussi des événements historiques et politiques (figure 3). Ces moments sont ouverts au public, entendu ici comme les personnes non membres du jardin. En dehors de ces événements aussi, ces jardins sont ouverts : n’importe qui peut entrer et passer du temps dans les espaces communs sans demander la permission ni participer à la gestion comme cela nous a été rappelé en entretien par plusieurs membres du potager Garbatella et Tre Fontane.

3. Événement organisé au jardin partagé Tre Fontane à l’occasion de la fête de la Libération, le 25 avril 2017. Cela représente un exemple parmi les nombreux moments festifs et collectifs organisés tels que le 1er mai, les travaux communs ou l’anniversaire de l’association (Sachsé, 2017).

De plus, dans la gestion quotidienne des jardins, les associations investies promeuvent la participation de différents groupes sociaux qui sont menacés d’exclusion, par exemple, des anciens détenus, des personnes en situation de handicap ou des réfugiés.

« Après le Petalo Rosa [accompagnement des personnes en transition], il y a le chœur Musica Nova et puis Il viandante [insertion d’anciens détenus], et puis les scouts, et la coopérative Aleteia, qui fait de l’insertion de jeunes avec des problèmes psychologiques, et il y a l’association du Peperoncino. Et il y a une association qui fait de l’insertion, des cours d’italien, des Latino-Américains, et d’autres nationalités… Donc, le 15 septembre, nous ferons cette réunion avec tout le monde (…). Nous proposerons un programme d’activités à faire ensemble. L’idée est que les associations organisent une fête au jardin. Avec toutes les associations qui présentent leur projet, ce qu’elles font, pour se faire connaître. » (Entretien avec Ciro, membre du potager Tre Fontane, 17 juillet 2017, Rome)

Ces jardins sont aussi des lieux de rencontres intergénérationnelles. Le potager Tre Fontane, par exemple, a un jardin pédagogique souvent utilisé par les écoles. Cela permet de créer des opportunités pour sensibiliser les élèves et les enfants du quartier, et rassembler les personnes du voisinage.

Ces différents éléments illustrent la dimension de partage des ressources et de pratiques qui peuvent être considérées comme de nouvelles formes de communs urbains dans leurs dimensions pratiques, mais aussi politiques car ces espaces ne s’érigent pas en expériences isolées, mais participent d’une transformation des rapports aux institutions locales avec l’ambition de se faire reconnaître comme des interlocuteurs incontournables de la production de la ville.

L’émergence d’une gouvernance des espaces ouverts jardinés

Au début de notre enquête, aucun règlement officiel ne régissait le fonctionnement des jardins partagés à Rome. La première action de la part de ces jardins et du réseau Ortincomune a consisté à rédiger un règlement commun à toutes les initiatives de ce genre sur le territoire romain et à revendiquer la mise en place d’une gestion de ces espaces au niveau de la Ville. Nous nous intéressons ici à la mise en réseau de ces initiatives qui illustre la volonté de s’insérer dans les dynamiques territoriales locales. En effet, le réseau Ortincomune est progressivement devenu un interlocuteur des services de la ville et de certains élus. Nous revenons ici sur la naissance de ce réseau et sa structuration.

Naissance d’un réseau

Les origines de ce réseau remontent à 2012, lorsque la responsable du bureau « potagers urbains » de la ville de Rome décide de rencontrer des associations pour concevoir un projet de « règlement » qui devrait s’appliquer aux terrains cultivés à l’intérieur du périphérique (Grande Raccordo Anulare). Ce groupe se réunit régulièrement, rassemblant des initiatives impulsées initialement par le bas. Il rédige un « règlement pour le droit d’utilisation gratuite et pour la gestion des zones vertes qui appartiennent à la Ville de Rome et compatibles avec l’usage comme potagers et jardins urbains » (Ville de Rome, 2015). Ce document, après de nombreux échanges entre différents services et Municipii (arrondissements), est finalement voté en juillet 2015. Toutefois, ce règlement n’a pas été mis en œuvre de manière uniforme. En effet, dans les échanges entre associations, nous avons pu constater que certaines bénéficiaient de l’application du règlement alors que d’autres demandes étaient ignorées.

L’absence de suivi et de réactions de la part de l’administration incite les acteurs à continuer à se mobiliser pour être reconnu. En septembre 2016, les associations impliquées dans le groupe de travail décrit précédemment crée une plateforme en ligne pour partager des informations. Depuis, le mouvement se structure notamment en menant des actions ensemble et en s’octroyant un nom : Ortincomune, qui joue sur le double sens du mot comune signifiant « commun » aussi bien que « commune », et peut donc être traduit par « potagers en commun » ou « potagers communaux ». Les échanges sur la plateforme illustrent le mécontentement de la part des membres du réseau concernant la mise en œuvre incomplète de ce règlement :

« En premier lieu (nous voudrions revendiquer) la reconnaissance de la Delibera 38, qui semble être remise en cause, mettant sérieusement en danger les associations. Il est inconcevable qu’au cours des dernières années, elles aient mis de l’énergie pour améliorer le territoire et se trouvent maintenant attaquées»5

(Maria, message publié le 14 juin 2017, dans le fil de discussion ‘un avocat pour les potagers urbains sur la plateforme du réseau Ortincomune’)6

4. Tract de présentation du réseau qui marque sa structuration à travers l’affirmation d’une identité visuelle, la synthèse des enjeux et des revendications (Tract du réseau Ortincomune, septembre 2017, traduit par l’auteure).

Le tract (figure 4) constitue la première communication publique du réseau : elle dote celui-ci d’un nom et en définit l’action et le rôle pour un public plus large. Le réseau structuré informellement à l’origine prend alors une forme plus précise et se définit comme rassemblant des « individus, groupes et associations qui se soucient du « vert » urbain, de la biodiversité et de l’inclusion sociale »7. Il revendique la diversité de ses membres. Le logo atteste en outre d’une identité visuelle qui marque leur existence et revendique leur « unité » en tant qu’interlocuteur. Malgré des désaccords internes, ce réseau s’affirme comme un interlocuteur porteur d’une vision de la ville et de la participation qui leur est propre et diffère de celle portée par la Ville de Rome.

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Négociation et co-construction des normes

À l’initiative du règlement pour les jardins partagés cité précédemment, la démarche de la responsable de ce bureau des « potagers urbains » en 2012 va à l’encontre des pratiques habituelles dans l’administration romaine. En effet, cette chargée de mission explique :

« La chose que j’ai faite c’est de chercher le plus possible à entrer en communication avec les associations qui existaient […] non comme responsable mais comme profane qui demande de l’aide, j’ai un peu retourné la situation, normalement on voit l’administration comme une chose d’en haut, lié au règlement » (entretien avec la responsable du bureau “potagers urbains” de la Ville de Rome, 6 novembre 2016).

Les membres des associations interrogés confirment qu’ils ont trouvé dans cette responsable du bureau des « potagers urbains » une interlocutrice disponible et à l’écoute de leurs attentes, alors même que le manque de moyens et de personnel révélait un intérêt limité de la part des élus et du reste de l’administration locale.

Une fois le réseau formalisé, à partir de 2016, ces associations ont échangé avec les institutions en tant qu’Ortincomune et entamé une démarche de négociation sur le long terme pour transformer les règles qui régissent ces espaces et pouvoir initier légalement de nouveaux jardins. Dans une lettre ouverte adressée à la Maire le 11 janvier 2017, ces acteurs soulignent la particularité du parcours mis en place pour arriver à ce texte qui selon eux, représente une démarche « inédite, plutôt singulière dans l’histoire administrative de notre ville, dans la mesure où il (le règlement) a été réalisé en réunissant des initiatives de jardins déjà présentes sur le territoire, qui ont partagé entre elles la base du règlement, puis avec les institutions compétentes, à travers un long processus d’élaboration »8.

Les associations se sont réunies régulièrement au sein d’un espace de co-working ou dans une salle à côté du jardin Tre Fontane pour faire le bilan de leur activité et se répartir les tâches (organisation d’événement, rédaction de lettres ouvertes, courriers aux élus), réunions auxquelles la chargée de mission du bureau « potagers urbains » a assisté. Bien que présente à titre personnel, elle joue un rôle de mise en relation entre monde administratif et monde associatif. Les échanges officiels entre le réseau associatif et l’administration se font notamment lors des commissions capitolines, lieux de débat et de décision entre élus, services techniques et associations. Le réseau se positionne alors comme interlocuteur de l’administration et comme acteur incontournable sur le territoire.

De l’appropriation de l’espace à l’émergence de communs urbains ?

À travers les actions menées au sein du réseau Ortincomune, le processus observé à Rome de planification informelle dans le cadre de la mise en place des jardins partagés, illustre une forme de mise en œuvre de communs urbains.

Ces initiatives qui se structurent par « le bas », visant la redéfinition d’espaces publics abandonnés ou menacés par la spéculation immobilière, s’organisent en réseaux et proposent des modèles d’aménagement originaux qualifiés ici de planification informelle. En effet, ce concept permet de montrer que les expériences de jardinage urbain ne s’opposent pas simplement aux processus de planification institutionnels, mais proposent un nouveau mode de planification initié par des citoyens qui interrogent les dispositifs d’aménagement participatif classiques mis en place par la puissance publique (Bresson, 2014).

Cette démarche va au-delà de l’appropriation du sol. En effet, dans les cas présentés ici, aucun des acteurs rencontrés n’est propriétaire ni ne revendique la volonté de le devenir. Le discours porté par les associations repose principalement sur les droits d’usage et le droit de participer à la définition de ce que la ville pourrait ou devrait être. Elle se rapporte davantage à la notion de communs qui valorise les usages plutôt que la propriété de la terre, et au-delà « qui vise à réfuter le tout-marché ou le tout-État […], avec le caractère souvent polycentrique des systèmes de gouvernance incorporant différentes catégories d’acteurs privés, publics, associatifs et différents niveaux de gouvernement » (Chanteau et Labrousse, 2013). Ainsi, le modèle romain, en raison de son contexte et de son histoire particulière, a vu naître une forme d’aménagement originale, où les associations se retrouvent à la table des élus et des administrateurs pour proposer et concevoir les règles. Ce processus n’est pas fluide et constitue un rapport de force continu. Cependant, le fait que l’administration reconnaisse « la légitimité de l’auto-organisation […] est avancé comme un facteur de succès d’un commons » (Gutwirth et Stengers, 2016).

Bien que ces nouvelles formes de communs n’apparaissent pas comme le signe d’un changement de modèle, elles révèlent de nouvelles manières de penser l’aménagement qui pourrait voir « la participation des communautés “auto-organisées” aux processus politiques dans les domaines qui les touchent » (Chanteau et Labrousse, 2013). La dimension pratique, liée à l’agir et au faire que nous pouvons observer dans ces jardins, s’ajoute à la ressource et au mode de gouvernance.

Conclusion

Dans cet article, nous avons analysé des exemples d’aménagement issus d’initiatives citoyennes. L’histoire de deux jardins potagers « spontanés » de Rome illustre l’idée que des espaces ouverts urbains interstitiels en friche peuvent être appropriés et aménagés de manière informelle par les habitants, qui s’engagent ensuite pour obtenir une reconnaissance institutionnelle dans un processus de négociation collective avec les institutions locales. Nous avons retracé cette démarche de planification informelle, caractérisée par la participation « active » de citoyens à la conception des espaces publics qu’ils habitent. Ces mobilisations citoyennes dans les jardins partagés et leur mise en réseau a permis l’émergence d’un agir commun à travers l’appropriation, la gestion et l’animation d’espaces ouverts. A travers l’histoire de ce réseau et des deux jardins, nous avons illustrer comment ces espaces s’insèrent dans le champ des communs. D’une part puisqu’ils sont constitués d’une ressource matérielle ou immatérielle à partager, d’une communauté, c’est-à-dire d’un ensemble d’acteurs auxquels sont donnés des droits et des obligations concernant l’accès, l’usage et d’un mode de gouvernance qui garantit la manière dont ces droits et ces obligations sont appliqués (Ostrom 1990). Et d’autre part, par l’agir commun (Dardot et Laval, 2014) qui caractérise la dimension politique du commun (Laval et al., 2019), et qui s’exprime au sein de ces jardins. Elles transforment ainsi les usages des espaces publics par des pratiques concrètes, et provoquent une mise en réseau qui contribue à l’élaboration de nouvelles normes. Même si ces normes ne sont pas toujours appliquées, l’appareil juridique est ainsi transformé par l’action citoyenne. On peut alors imaginer la possibilité de penser un « urbanisme des communs »9 où l’incertitude et le lâcher-prise (Chartier et Rodary, 2016 ; Soubeyran, 2015) pourraient être intégrés à la planification. Plutôt que de développer des modèles de planification rigides, il s’agirait de faire émerger « un pouvoir d’incitation à l’auto-expression » (Garnier, 2004) qui soit une force de transformation de la ville.

VICTORIA SACHSÉ

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Victoria Sachsé, docteure en Géographie aux laboratoires DynamE et AMUP, travaille à la frontière entre géographie sociale et anthropologie. Elle a réalisé sa thèse sur les jardins partagés à Rome et à Strasbourg comme lieux d’appropriation de l’espace public, de participation citoyenne, d’expérimentations de nouveaux communs. L’interaction entre la ville et la « nature » est également interrogée dans ses travaux.

Thèmes et centres d’intérêt : agriculture urbaine, participation, commun(s), aménagement, écologie politique.

victoria.sachse@yahoo.fr

Illustration de couverture : Journée de travaux communs au jardin partagé Tre Fontane, Rome (Sachsé, 2017)

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Pour citer cet article : Sachsé V., 2020, « Planification informelle dans la ville de Rome : l’émergence des jardins partagés comme nouvelles formes de communs », Urbanités, Villes méditerranéennes : regards sur les espaces ouverts métropolitains, janvier 2020, en ligne.

  1. En italien, le terme abusivo [Abusif – non autorisé] est plus approprié, mais n’a pas d’équivalent français. L’entrée abusivismo du glossaire de l’ouvrage de Berdini P., 2008, La città in vendita. Donzelli, Roma est un signe de l’existence de ce phénomène particulier qui concerne 20 % de la capitale italienne. L’abusivismo est défini comme la présence d’occupations du sol (en particulier de constructions) non prévus dans les plans d’urbanisme (piano regolatore). []
  2. Toutes les traductions sont faites par l’auteure. []
  3. La première partie du terrain a été réalisée entre septembre 2014 et février 2015, la seconde entre septembre 2016 et octobre 2018. Cet article ne mobilise qu’une partie des sources mais s’appuie sur un corpus dense. Les propos des acteurs enquêtés peuvent ici être narrés pour gagner en concision mais des verbatims correspondant figurent dans la thèse (Sachsé, 2020). []
  4. Implantation de bâtiments populaires réalisée entre 1930 et 1937 dans l’Agro Romano, loin du centre habité et en dehors du plan d’urbanisme, connus pour être des édifices de mauvaise qualité (Insolera, Roma Moderna, 1976) []
  5. La Delibera 38 est le texte institutionnel qui a émergé des rencontres entre les associations de jardins et potagers et la responsable du bureau de « potagers urbains » de la Ville []
  6. À ce moment précis, en plus de remettre en question la légitimité de ce texte, l’administration 5 Etoiles en place menace d’expulser les initiatives en place et de faire des appels à projet sur les terrains où les associations de potager sont actives. []
  7. Les extraits de ce paragraphe sont des traductions du flyer (Figure 2). []
  8. Lettre ouverte du réseau « Ortincomune » du 11 janvier 2017 adressée en particulier à la Maire de Rome Capitale, à l’Assesseur pour la Durabilité Environnementale (sostenibilità ambientale) et à l’Assesseur à l’urbanisme et aux infrastructures. []
  9. Comme le font des chercheurs de l’Université Catholique de Louvain à travers le cours en ligne intitulé « récits d’urbanisme et question des communs ». []

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