Vu / Portfolio : la mise en image des déchets dans la ville : objets et matières (partie 1).

Maëliss Gouchon, Simon Joxe, Jeanne Perez, Noémie Régeard et Solène Tixadou (coord.)

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Les 5, 6 et 7 février 2024 se sont tenues à l’Université du Mans les deuxièmes Doctoriales de Rudologie1, réunissant plus d’une soixantaine de chercheur⸱ses autour du thème « Ce que l’immonde dit du monde : étudier les déchets en Sciences Humaines et Sociales (SHS) ». Le colloque comportait quatre sessions de communications de doctorant·es ou de jeunes docteur⸱es, associées à des conférences de chercheur⸱ses. Les enjeux épistémologiques, réflexifs et méthodologiques de la recherche en SHS sur l’objet déchet étaient au cœur de l’événement : définition des notions, posture des chercheur⸱ses, outils méthodologiques, accès au terrain, collecte des données, diffusion des résultats, etc. Des présentations, des posters et des échanges ont porté sur les problématiques liées à la mise en image des déchets dans la ville. Dans ce double portfolio pour Urbanités, le Collectif Rudologie 2024, pluridisciplinaire (géographie, sociologie, économie, histoire, droit, etc.) et né à l’issue de cet événement, vous en propose un panorama.

Introduction : questionner la mise en image des déchets en ville

Le présent portfolio est conçu comme une introduction à l’analyse des enjeux associés aux déchets et à ce qu’ils permettent de dire sur l’espace urbain, à partir de photographies prises ou sélectionnées par les doctorant⸱es ayant participé à l’événement. Il révèle aussi, en filigrane, la diversité et la vitalité des recherches doctorales qui sont menées aujourd’hui sur les déchets urbains (organiques, eaux usées, plastiques, cartons, papiers, inertes, etc.).

Espaces et sociétés des déchets urbains : les SHS à la recherche du déchet

Le concept moderne de déchet naît dans la ville, comme le retrace Sabine Barles (2005) dans son ouvrage L’invention des déchets urbains. À partir des années 1880, aux Nords, l’imbrication entre ville, industrie et agriculture en termes de circulation de matières s’atténue, du fait de multiples facteurs, dont l’étalement urbain, ainsi que l’apparition de matières plus abondantes, plus rentables ou plus commodes.  Les villes regorgent ainsi de ressources urbaines qui pourraient être mieux exploitées. Le concept de « mine urbaine », formulé par Jane Jacobs en 1961, met en évidence que les villes sont des gisements de matériaux provenant de biens de consommation, d’infrastructures et de superstructures, constituant un stock « gigantesque en cours d’utilisation » (De Bercegol et Tastevin, 2023 : 1), dont la gestion et le recyclage posent aujourd’hui des défis majeurs.

Convoquées par la rudologie, les études de métabolisme urbain présentent la ville comme un ensemble de flux, aussi bien entrants que sortants. Elles montrent les dépendances de la ville à des territoires plus ou moins éloignés des centres (leurs hinterlands), aussi bien pour les approvisionner en ressources que pour servir d’exutoires à leurs rejets (Barles et Bahers, 2019). L’organisation concrète de la circulation des matières résiduelles cristallise de nombreux enjeux pour les villes, puisque ces espaces se caractérisent par des concentrations de flux ou des dispersions de gisements, avec un très grand nombre de petits producteur·ices de déchets (ménages, petites entreprises), aux côtés de plus gros producteur⸱ices (industries, commerces). S’y ajoutent des contraintes liées à l’espace, telles que l’accessibilité des logements et des rues qui impacte les modalités de collecte et de gestion en proximité, le foncier manquant ou coûteux pour l’installation locale des structures de gestion, et les réglementations sanitaires et environnementales qui encadrent l’implantation des activités industrielles de traitement des déchets.

Les photographies de ce portfolio mettent en scène différents régimes rudologiques (Durand, 2024). Ce concept va au-delà du service public de gestion des déchets et « intègre à la fois les éléments permettant leur production et leur gestion, mais aussi les valeurs économiques, sociales et culturelles dans lesquelles les déchets existent », en s’inscrivant dans des contextes socio-spatiaux spécifiques (Durand, 2024). Les SHS, en proposant « une hybridation entre des ordres de réalité ‒ le politique, le marchand, le technique, etc. ‒ souvent pensés de manière séparée » (Akrich, 2010 : 202), peuvent se doter d’outils conceptuels et méthodologiques pour penser et comprendre les déchets et les relations qui s’y rapportent entre humain⸱es et environnements.

Centralisation et décentralisation

Plus généralement, le prisme de l’espace est heuristique pour étudier les déchets urbains, et, inversement, pour comprendre la ville à travers les déchets. En effet, les déchets et les activités qui y sont associées travaillent l’espace urbain de différentes manières. La gestion et la valorisation des déchets urbains sont aujourd’hui largement prises en charge, particulièrement dans les Nords, par un système industriel centralisé qui correspond, tout en l’entretenant, à la vision du déchet comme porteur d’un risque et devant dès lors être éloigné des centres de vie et entouré de procédures de sécurité. Cette vision du déchet découle de son statut d’objet abandonné (rupture de la traçabilité), mais possède des racines sociologiques profondes : le risque n’est pas seulement sanitaire ou environnemental, il est également social, comme le soulignait Mary Douglas en définissant le sale comme ce qui n’est pas à sa place, ce qui fait désordre (Douglas, 2001 [1966]). Le système sociotechnique centralisé dominant permet donc non seulement d’éloigner le déchet mais aussi de l’invisibiliser et de le faire oublier. Ce système se caractérise également par le recours à des dispositifs sociotechniques qui en sont venus à définir, dans le sens commun, ce qu’est un déchet, à savoir ce que l’on met à la poubelle.

Ce faisant, ce système de gestion des déchets participe de la structuration de l’espace urbain à différentes échelles et peut être qualifié de réseau mou (Debout, 2012), composé de nœuds généralement fixes connectés par des relations mobiles dans l’espace, à la différence des réseaux d’énergie ou d’eau. Les premiers nœuds structurent en partie l’espace intérieur, notamment domestique, avec la place pour la poubelle de la cuisine ou le local pour les bacs des immeubles et des entreprises. D’autres nœuds occupent l’espace extérieur, depuis les points d’apport volontaire (PAV), les composteurs de quartier, les dépotoirs, jusqu’aux quais de massification, aux installations de tri et de traitement. En effet, selon les territoires et les matières, différentes filières se structurent : enfouissement, incinération, recyclage, réutilisation, etc. Selon le contexte, urbain ou rural, et les moyens d’action publique, le système de gestion des déchets et les maillons qui le composent varient. Dans des villes des Suds, en Afrique subsaharienne par exemple, la collecte sur les voies goudronnées, peut se doubler d’une pré-collecte réalisée par des opérateur⸱ices, institutionnel⸱les ou non, sur les voies difficilement accessibles (en chariot ou en moto-benne). Des collectes en porte-à-porte aux collectes en PAV, le système sociotechnique s’adapte selon les contraintes territoriales et économiques. De plus, les proximités aux installations de gestion des déchets ne sont pas les mêmes selon les territoires, pouvant entraîner des inégalités socio-environnementales et écologiques.

Rendre (in)visibles les déchets

L’(in)visibilité du réseau de gestion des déchets est un enjeu important pour la construction sociale de l’espace urbain. La volonté d’éloigner des centres les installations de traitement et leurs nuisances concrètes et symboliques conduit à concentrer celles-ci dans les marges des villes. Cette superposition de la géographie du système de gestion des déchets avec les inégalités socio-spatiales est bien documentée par les travaux sur les inégalités environnementales, qui montrent comment la ville se structure aussi par les activités non institutionnelles (Durand, 2012 ; Pierrat, 2014).

À l’inverse, et de manière non contradictoire, la visibilité d’une partie du système de gestion des déchets urbains peut aussi être recherchée par les acteur⸱ices politiques, pour qui la présence de bacs à ordures dans l’espace public permet de concrétiser aux yeux de la population leur engagement pour une ville propre. Au-delà de la démonstration d’efforts concernant la propreté, qui constitue un poste de dépense important pour les collectivités, cette mise en visibilité des politiques liées aux déchets veut aussi prouver la capacité d’action des élu⸱es concernant l’ordre et la sécurité sur le territoire. Le déchet ayant à voir avec l’ordre social, tout déchet qui se trouverait hors du circuit de prise en charge est potentiellement perturbateur.

Alternatives et contestations

Le déchet peut être intrinsèquement doté d’un pouvoir politique de contestation de l’ordre établi, comme l’a souligné Jeanne Guien dans sa conférence, en prenant comme exemple la rupture du social révélée par l’amoncellement de déchets lors de la grève des éboueurs de Marseille en 2006. La mise en lumière des déchets amène à poser la question de leur provenance, des raisons de leur accumulation, et met un coup de projecteur sur les travailleur·ses du déchet et leur agentivité. Les restes sont alors interprétés comme l’envers des pratiques de consommation (Gouhier, 2000) ; leur présence à une place qui n’est pas la leur nous révèle des faces régulièrement dissimulées de la société. Toutefois, cette situation s’applique particulièrement aux espaces des Nords, précisément parce que le traitement des déchets continue de relever, malgré des évolutions notables, d’un régime centralisé, hygiéniste et linéaire (Durand, 2024), qui relègue les déchets le plus loin possible des villes (Gouhier, 2000).

Pour cette raison, les déchets peuvent être utilisés comme outils de contestation et comme source d’alternatives au régime dominant. Le mouvement Zero Waste a ainsi permis d’essaimer et de soutenir à travers le monde de nombreuses expérimentations militantes, à l’exemple de la ville de Capannori où Paul Connett, figure de proue du mouvement, a appuyé la mobilisation énergique des habitant·es contre la construction d’un incinérateur et pour une réduction drastique des déchets, entraînant in fine une modification profonde des modes de vie (Monsaingeon, 2017). Parmi d’autres actions militantes, l’attention et les actions qui s’articulent autour du déchet permettent aux individus ou aux collectifs de s’émanciper et de retrouver des rôles de producteur⸱ices autonomes sans être seulement supports de consommation (Guien et al., 2020). Cet objet pétri de signes et de sens qu’est le déchet peut ainsi se trouver au cœur d’un « écologisme concret » (Hajek, 2020 : 19) et d’un retravail de certaines catégories culturelles. C’est le cas de mobilisations collectives autour du déchet amenant à construire un autre rapport à la nature (Hajek, 2009), faisant de lui un point de départ et un outil pour nombre d’alternatives aux systèmes dominants dans les Nords.

Malgré la diversité des modèles dans les Suds, la situation peut y être différente, avec un régime rudologique pouvant davantage être spontané, circulaire, et potentiellement insalubre dans certains quartiers des villes (Durand, 2024). Le travail des déchets n’échappe pas à des rapports de domination et peut occasionner le développement d’alternatives et de mouvements de contestation. C’est le cas par exemple à Buenos Aires, où un système de gestion partagée des déchets entre cartoneros2 et pouvoirs publics a été mis en place (Joxe, 2022), alternative à l’opposition entre gestion publique et autogestion. Une problématique majeure réside également dans le colonialisme des déchets, qui contraint par exemple des pays des Suds à recevoir et à gérer des déchets émis depuis les Nords et qui affectent la population et l’environnement, posant ainsi des questions de justice sociale et environnementale (Pellow, 2007).

Réflexivité sur la pratique photographique dans l’étude des déchets                                                                                                         

Si montrer les déchets est un acte politique, alors faire des recherches sur les déchets, a fortiori en les prenant en photographie, doit susciter un travail réflexif de la part du·de la chercheur⸱se. Un atelier sur la photographie comme outil de recherche sur l’objet déchet a permis aux participant⸱es des Doctoriales de réfléchir à ce que ce medium permettait de faire et aux principes qui devaient présider à son utilisation (Garret, 2024 ; Chraïbi, 2024).  A cette occasion, Pascal Garret a également pu présenter des photographies tirées de l’exposition « La mise en image du rebut. Matières, corp(u)s et pratiques autour des déchets », créée par le réseau de recherche Sociétés URbaines et Déchets (SUD), initiée par Claudia Cirelli et Bénédicte Florin en 2016 et mise en forme par Pascal Garret3.

Qu’est-ce que la mise en image des déchets de la ville et dans la ville apporte-t-elle à la recherche ? La photographie permet, d’une part, de montrer le déchet dans l’espace urbain et ainsi d’évoquer l’agencement des nœuds du réseau, les flux de matières, les pratiques de gestion et de valorisation des déchets, les processus de marginalisation des espaces et des personnes, l’(in)visibilité voulue de certains dispositifs techniques, etc. Il s’agit alors pour le⸱la photographe de chercher la photo juste plus que la photo belle, celle qui donne à voir avec le plus de fidélité ce que le⸱la chercheur⸱se voit. La légende semble essentielle pour expliquer et transmettre le message. D’autre part, la photographie peut être un moyen de proposer un regard informé sur ce qui était resté jusque-là dans l’ombre, ou bien pour poser un autre regard sur ce que les sociétés peuvent juger éminemment désirable, avili, ou bien simplement insignifiant. En exposant des objets, des espaces ou des pratiques habituellement maintenus dans les marges spatiales ou sociales des villes, en soulignant ce qui est vu chaque jour sans être regardé, ou en portant un éclairage différent sur des éléments volontairement exhibés, la photographie permet de montrer en creux ce qui se situe au cœur de nos sociétés. Cette démarche, présente dans le travail de Benoît Raoulx (Raoulx et al., 2009) et exposée lors des Doctoriales au travers de son film Traplines in Vancouver, permet alors de résister à des dynamiques d’invisibilisation ou de dépolitisation. La photographie doit alors chercher à préserver la dignité des personnes, en ne tombant ni dans le catastrophisme misérabiliste, ni dans l’exaltation (Grignon et Passeron, 2015 [1989]).

Positionnement des chercheur⸱ses

De l’attention portée à la matière à la dénonciation des injustices socio-environnementales ou à l’appel de nouvelles politiques de maintenance, nous soulignons ici la richesse de l’objet détritique, capable de se faire porteur de sens en tant que tel mais aussi alibi, support de perspectives plus globales sur des lieux, des collectifs mais aussi des inégalités, des rapports sociaux, des rapports au monde, au vivant et au non-humain. Les textes qui accompagnent les photos visent à expliquer des démarches de recherche et/ou des pratiques photographiques sur les terrains d’enquête. Nous pouvons par ailleurs interroger le comportement de consommateur·ice qui concerne chaque chercheur·se, la transformation du regard qu’implique une recherche sur les déchets : d’usager·ère, de citoyen·ne et de doctorant·e toujours préoccupé·e par son objet de recherche. Si les déchets transforment effectivement le paysage, l’environnement et le métabolisme urbain, leur étude transforme aussi le regard du·de la chercheur·se, qui se met à trouver de l’intérêt, du sens dans le déchet, donc dans le (vu comme) déchu, abîmé, souillé.

Les photographies de ce portfolio sont réunies et organisées en quatre sections. Les deux premières, présentées dans cette partie, se concentrent sur l’objet déchet en tant que tel, au travers de sa définition et de son mode de présence dans la ville (partie 1.1, Derrière les objets : consommation, accumulation et cycle de vie (caché) des déchets), puis sur les spécificités de la matière détritique en ville, au cœur de circularités nouvelles ou historiques de flux (partie 1.2, Matières organiques : circularités entre villes, campagnes, industries et agricultures).

Les deux dernières sections, présentées dans une seconde partie, analysent certaines dimensions sociales au cœur du travail des déchets (partie 2.1, Récupérer, trier et revendre les matières abandonnées : travail et pauvreté), puis l’effet de structuration de l’espace urbain que ces déchets produisent (partie 2.2, Quand les déchets produisent de l’urbain : découvrir l’envers de la ville).

Chaque photographie est suivie d’un texte libre qui explicite la mise en image des déchets dans la ville.

Derrière les objets : consommation, accumulation et cycle de vie (caché) des déchets

La définition de ce qu’est ou non un déchet reste ambivalente, en témoigne le défi que représente sa définition et sa qualification d’un point de vue juridique, comme l’écrit G. Thomas (photo 1). En atteste également le passage du statut de déchet à celui de ressource lorsqu’il est recyclé, reflet des politiques d’économie circulaire visant à réduire le gaspillage et à encourager la réutilisation des matériaux. Toutefois, comme le souligne J. Perez (photo 2), ce processus révèle parfois un mécanisme de statu quo.

Le déchet reste omniprésent lorsque l’on sait le voir, lorsqu’on lui prête attention, jusque dans les moindres interstices – faisant écho au mégot de cigarette au centre de la photographie de J. Désert (photo 3) ou aux rames de métro montrées par R. Hotchamps (photo 4). Au contraire, plusieurs photographies révèlent des masses, des montagnes indifférenciées de déchets, qui sont alors étudiées selon leur présence aux marges de la ville ou dans un espace domestique. L. Pennec (photo 5) montre ainsi, par une photographie prise dans l’appartement d’une personne atteinte du syndrome de Diogène, l’accumulation excessive dans laquelle l’objet-déchet se fétichise et doit être conservé à tout prix, au risque pour l’habitant·e de disparaître soi-même.

1. Waste or not waste : réflexion sur l’indétermination de la matière depuis sa qualification juridique. France (Garance Thomas, 2024)

Patrimoine du moi4

Le moi comme patrimoine.

Le patrimoine en moins.

Le moi sous le patrimoine.

 

Qu’est-ce qui est ?

Qu’est-ce qui n’est plus ?

Qu’est-ce qui n’est plus pour moi ?

Qu’est-ce qui de moi y demeure ?

 

Matérialité et subjectivité livrent un combat pour l’existence

Le fil cherche un nom

La personne le définit

Mien ou Rien

Usé, fêlé, rompu,

Brisé, fendu, infirme,

Disloqué, mutilé, révoqué

L’indétermination demeure.

 

À toujours chercher à définir les choses par le Moi,

À les y rapporter, le droit s’épuise.

Dirigée vers l’accumulation, sa grammaire,

désireuse de constituer un patrimoine,

s’assèche pour toucher ces substances

rejetées, enfouies, marginalisées

à défaut d’être marginales.

 

Défaites, ces dernières s’échappent de son empire juridique du propre

Elles ne lui seront rattachées plus tard par le seul risque des matières

par ces obligations que ces déchets imposent aux personnes,

destituant le Moi roi,

devenu laquais,

soumis à faire de la chose

ce que la chose entend et oblige.

 

Ainsi le matériel a eu le subjectif

La plastification du monde, l’empire des objets

Enfouissant l’humanité sous ces derniers

Après un enrichissement si court.

Garance Thomas


2. Quand le déchet alimente le déchet : le cas du contenant en plastique à usage unique fabriqué à partir de plastique recyclé. Rennes, France (Jeanne Perez, 2023)

À la sortie de trois journées de colloque du Groupement de Recherche Plastiques, Environnement, Santé de juin 2023, je me presse à la gare de Rennes pour rentrer chez moi. Mon cerveau est encore empreint des informations assimilées lors de ces journées, sur les multiples impacts environnementaux et sociaux associés aux déchets plastiques.

J’ai couru pour ne pas rater mon train, assoiffée je recherche désespérément un dispositif pour remplir ma gourde, rien à l’horizon… je me dirige donc vers une boutique pour acheter un sandwich et honteuse, j’ajoute un soda dans une bouteille en plastique à usage unique ! Dans la précipitation et le confort instantané, j’ai choisi la voie de la facilité. L’inscription sur son bouchon retient toute mon attention ; la bouteille est composée de 30 % de plastique recyclé. Une bouteille qui, après quelques minutes au mieux ou quelques heures d’utilisation, sera jetée à nouveau. Du Polyéthylène téréphtalate (PET) recyclé et du PET vierge à peine mélangés pour fabriquer cette bouteille, qu’ils sont déjà prêts à entamer un nouveau cycle de recyclage. Le recyclage qui, au mieux, réduira l’impact environnemental mais ne le supprimera jamais totalement.

Je prends place dans le train, le soda en main, et je ne peux m’empêcher de réfléchir à l’ironie de la situation. Cette bouteille que je viens d’acheter est déjà destinée à devenir un déchet à nouveau, un cercle vicieux où le déchet alimente le déchet. Ce système qui, en se vantant d’utiliser du plastique recyclé, ne fait que perpétuer la production de plastique. Même si la bouteille est composée de 30 % de plastique recyclé, les 70 % restants sont du plastique vierge, provenant de la pétrochimie, et donc de l’extraction de nouvelles ressources fossiles. Chaque cycle de recyclage dégrade un peu plus la qualité du plastique, nécessitant l’ajout de plastique vierge pour maintenir les propriétés du produit final. En somme, ce que l’on nous vend comme une solution écologique est en réalité un mécanisme de maintien du statu quo.

Jeanne Perez

 

3. Quand un mégot de cigarette est un déchet sauvage en devenir. Amiens, France (Julie Désert, 2024)

Je me suis dit « descends en bas de chez toi et tu verras ». Un soir de mai, je prends mon appareil photographique pour la première fois sur mon lieu de résidence, et je m’en vais observer comme je peux le faire sur mes terrains de recherche. Mon objectif était d’observer différemment mon quotidien, mes espaces habités et y entrevoir les déchets sauvages à ma porte. En ville, ces matières sont définies comme des déchets urbains, intégrant la gestion systémique des déchets de la ville. Les déchets urbains sont nettoyés et ôtés quotidiennement de notre vue, la ville est ainsi régulièrement mise en ordre (Douglas, 1966). Certains déchets résistent parfois à ces actes de nettoiement, à l’exemple de ce mégot de cigarette. De par son apparence, je présume qu’il est là depuis quelques jours. Je pourrais presque aller jusqu’à la personnification de ce mégot usé et recroquevillé, prenant peur de terminer sa durée de vie dans les entrailles de cette bouche d’égout. Avalé, ce déchet urbain deviendrait possiblement un déchet sauvage s’il n’est pas rattrapé et géré in extremis dans les stations d’épuration environnantes. Ce mégot de cigarette poursuivrait ainsi sa vie au fond des océans, puis la terminerait avalé malencontreusement par un animal marin ou serait à nouveau retrouvé sur nos littoraux, et qui sait peut-être collecté un jour par les collecteurs de déchets sauvages bénévoles ou les agents territoriaux. Sur cette photographie, si ce mégot n’est pas à sa place et trouble l’ordre visuel, quelle devrait être sa place ? Dans une poubelle noire à visée d’enfouissement, vers un process de recyclage spécifique pour la production de mobiliers urbains (avec les conséquences des Polluants Organiques Persistants), ou encore vers l’incinération et la valorisation énergétique ? Si la valorisation énergétique est peut-être la solution la plus acceptable, il n’y pas de bonnes finalités. Mon usage de la photographie permet ainsi de saisir la présence de ce mégot de cigarette, de questionner la définition d’un déchet, qui plus est sauvage, et de penser le rapport entre l’humain et les déchets, son évolution et les fausses bonnes idées pour tenter de gérer les conséquences des activités et consommations anthropiques.

Julie Désert

4. Portes ouvertes. Déchets collectifs du quotidien. Paris, France (Raphaël Hotchamps, 2023)

Nous nous souvenons de l’exemple proposé par Max Weber, dans Le savant et le politique (1963 [2002] : 89), pour évoquer la rationalisation intellectuelle du monde : « Celui d’entre nous qui prend le tramway n’a aucune notion du mécanisme qui permet à la voiture de se mettre en marche – à moins d’être physicien de métier ».

Cette photo, représentant les portes de rames de métros retirées et mises en rack, a été prise sur l’un des sites de maintenance du métro parisien.

Aujourd’hui, il est toujours aussi peu probable que nous ayons une quelconque notion du mécanisme qui permet au métro de se mettre en marche, ou ne serait-ce simplement du mécanisme d’ouverture des portes. La structure technique et concrète qu’est la rame de métro est également inhérente à la structure sociale qui en assure la maintenance, et il s’avère tout aussi peu probable que nous soyons en connaissance de cette structure sociale lorsque nous prenons le métro. Aussi, au-delà de cette complexité technique et sociale, l’ignorance dans laquelle nous plonge l’usage récurent, quotidien et collectif de ces objets techniques / moyens de transports urbains invisibilise nombre d’éléments et d’opérations nécessaires à leur fonctionnement. Cette invisibilisation peut concerner le travail humain au sein des organisations de maintenance mais également les restes, les déchets que vont constituer et produire ces objets collectifs tout au long de leur vie. En effet, a priori, lorsque l’on parle des déchets dans les transports en commun, on évoque souvent les tickets cartons, les déchets jetés par les usagers, etc. Mais, à terme, la rame de métro elle-même constituera un déchet qu’il s’agira de gérer, de traiter voire d’éliminer. Aussi, cette rame ne constitue pas un déchet un et indivisible mais se divisera, au cours de sa vie, en une multitude de déchets, qu’ils soient dangereux (peintures amiantées, patins de freins usagés, etc.) ou non-dangereux (mobiliers et revêtements plastiques, métaux divers, etc.) – et les portes des rames de métro seront un jour, elles aussi, qualifiées de déchets.

En fin de compte, tout comme nous ignorons la mécanique concrète de ces rames et tout le social qui en permet la maintenance et en assure le fonctionnement – hormis pour les chercheurs et chercheuses en SHS s’intéressant à ces questions et pour les travailleurs et travailleuses de la maintenance eux-mêmes – nous avons tendance à ignorer que nos déchets ne se résument pas seulement à ceux que nous produisons dans le cadre domestique. Tous les objets techniques, dont l’usage est collectif, en particulier pour les transports en commun, disposent d’une durée de vie limitée. Et, à l’écart de notre regard, quand ces objets techniques commencent à se dégrader et à se déliter des suites de leur usage normal, une petite partie de la société faite d’organisations de travail quasi-invisibles du commun des usagers se met en branle pour ouvrir les portes, les retirer, les démonter, les ranger, les classer, les trier, les recycler, les faire disparaître de l’espace urbain puis en installer de nouvelles, le tout visant à assurer, pour le reste de la société, le fonctionnement normal des rames du métro.

Raphaël Hotchamps

5. Quand les restes de soi habitent les déchets du monde (anonyme, 2011)

Pour causer le désir, et permettre qu’on aille de l’avant, l’objet doit se décrocher. Il doit être bazardé. Cependant, l’accumulation à laquelle nous sommes contraints aujourd’hui prend chez certain·es une terrible tournure, et en particulier lorsqu’on est pris·e dans une logique où jeter n’est pas une évidence. C’est le cas par exemple, de ce que l’on reconnaît sous le nom de syndrome de Diogène qui se manifeste par une accumulation excessive d’objets. La personne se trouve dans l’impossibilité de se défaire de ses déchets, voire de ses propres déchets corporels. Avec le temps, ses conditions de vie se dégradent au point de vivre une incurie extrême de son domicile comme de soi. La personne s’isole, ne demande rien et ne semble pas mesurer de problème jusqu’à être totalement envahie.

Si, de façon exagérée, il désigne quelque chose qui nous concerne tous·tes dans nos résidus, plus ou moins englouti·es par la saturation moderne de l’objet, Diogène, par contre, se retrouve possédé et ligoté à eux. L’idée même de leur disparaître est impossible car elle est reliée à une extinction bien plus profonde, à celle de l’objet familial et primaire de notre attachement qu’on avait tellement aimé pour que justement il ne s’efface pas. Lorsque celui-ci disparut, ce fut une trahison, une déception gigantesque, une « ombre » qui retomba sur le sujet pour s’en emparer. Alors que pour d’autres, la séparation fait aussi une promesse de renouveau, pour lui c’est impossible, arrimé non seulement à l’objet mais aussi à sa disparition. Le deuil étant au cœur de la théorie de l’objet dans les formations de l’inconscient, il prend, là, la direction psychopathologique de la mélancolie.

Une équipe qui intervient sur ces situations dans le département de la Sarthe constate, dans la clinique quotidienne, que c’est fréquemment à l’occasion de pertes ou de deuils que des situations déjà fragiles vont se dégrader vers un tableau d’incurie. L’habitat devient l’endroit où va se recréer ce lien paradoxal à l’objet intime sur des objets matériels. Parce qu’il faut combler à tout prix le trou laissé par l’absence de l’objet privilégié, le sujet est entièrement happé par cette perte intime, désormais captif de cet état paradoxal de perte et d’impossible perte à la fois.

Même si le binôme constitué d’une travailleuse sociale et d’une psychologue s’active autour des déchets, ce n’est pas une équipe de nettoyage. En accompagnant le processus par l’accès aux droits, par exemple, et aussi en cherchant à extraire la personne concernée du piège subjectif pour modifier la situation, il s’agit pour le binôme d’être d’abord une poubelle pour l’objet en trop, égout réel et langagier pour ce qui n’a pas été traité jusqu’ici. Tenter d’ouvrir une issue nouvelle, une nouvelle façon « d’accommoder les restes » par une séparation symbolique.

Lara Pennec5

Matières organiques : circularités entre villes, campagnes, industries et agricultures

Le modèle linéaire de gestion des déchets participe à ce que les éco-marxistes appellent la rupture métabolique (Foster et Clark, 2018), c’est-à-dire la rupture des liens socio-matériels, entre l’humain et la terre et entre les villes et les campagnes, induite par les rapports de production capitaliste. À l’inverse, certaines initiatives, qu’elles soient historiques ou dictées par l’injonction à une économie circulaire, maintiennent ou réparent ces liens métaboliques, par la valorisation de matières organiques. Par exemple, la circulation de ces matières, ici des feuilles d’emballage de manioc, est décrite par N. Régeard (photo 6) entre ville et maraîchage à Brazzaville en République du Congo. Cette circularité, également esquissée par F. Brun (photo 7), s’attarde sur de nouveaux échanges entre ville et agriculture, au travers des urinoirs urbains à Lyon en France. Puis, dans le texte de M. Gouchon (photo 8) se dessinent les enjeux et les différents rôles du compostage de proximité à Lyon, entre (dé)considération publique et engagement citoyen. Enfin, S. Tixadou (photo 9) dépeint le tableau d’une ville future devenue circulaire et sobre à Barcelone, dans laquelle le déchet organique disparaît derrière l’objet, auquel il a servi de matière première.

6. Pérégrinations d’une Feuille d’Emballage de Manioc (FEM) : circularité de la matière, du marché à la planche maraîchère. Brazzaville, République du Congo (Noémie Régeard, 2024)

De la vallée du Niari, du Pool ou d’ailleurs, la feuille suit le chemin du chikwangue, le bâton de manioc. Feuille de marantaceae ou de bananier, d’emballage de manioc à amendement maraîcher, elle traverse campagnes et villes, et souvent, retourne au sol en fumure de fond. Prisée par certain·es maraîcher·ères urbain·es, ces dernier·ères s’organisent pour s’approvisionner à la source, dans les marchés, les restaurants ou sur les lieux de déchets.

Mardi 28 mai 2024, A. m’appelle pour que je le rejoigne à Total, le plus grand marché de Brazzaville, dans le quartier de Bacongo. Il est maraîcher au Jardin d’essai, site intra-urbain, accolé à l’Université Marien Ngouabi et à la forêt de l’ORSTOM6. On se retrouve et on quitte le goudron pour aller s’engouffrer dans les multiples artères du marché. Il est 10h30, il a plu. Les yeux rivés sur mes pieds, j’ai du mal à regarder précisément autour de moi ; la gadoue creuse les chemins entre les étals. A. a plusieurs lieux en tête à me montrer, alors on marche vite, on bifurque.

On passe devant un endroit de transformation d’arachides en pâte, il me dit que certain·es en récupèrent les résidus, coques et peaux. Lui, rarement, mais ça peut arriver, pour des semis de tomates en poquet. On se dirige vers un autre lieu : un tas de Feuilles d’Emballage de Manioc (FEM) en bout d’étal attend preneur·se. Il y a les FEM brunes, humides et les claires, plus sèches, A. m’explique. Demi-tour, on entre à l’intérieur du marché couvert. Une maman vend le chikwange, A. n’est pas venu depuis un moment, mais lui demande de mettre de côté les FEM dans un sac, il passera les prendre.

On se rend vers une autre zone, une femme coupe les bâtons de manioc sur sa table en bois. Elle l’achète en gros, des sacs à 30 000 FCFA, à la Tsiémé au nord de la ville. Elle suppose que le manioc, et donc ses FEM, viennent du nord du Pool, vers Ignié ou la Léfini, sur la RN2. Elle a l’habitude de les mettre de côté. Ça arrange les vendeur·ses, qui n’ont pas à gérer le rejet de ces matières et les maraîcher·ères qui récupèrent un amendement non souillé.

A. me montre une autre source de ravitaillement en FEM : « là tu vois les sacs qui sont déposés, ce sont ceux de B. [un autre maraîcher], c’est là qu’il vient en récupérer ». Puis, on continue de se déplacer dans les interstices de Total : A. voit un tas sur le chemin, il discute avec la personne pour trouver un éventuel arrangement. Parfois, les échanges sont financiers, parfois des trocs ou il suffira d’un jus7, ça dépend. La collecte de FEM repose sur plusieurs variables : de la quantité, du temps, de l’argent et des matières organiques déjà disponibles sur le site maraîcher ; ça peut être plusieurs fois par an. Mais selon A., maintenant c’est plus compliqué, car depuis le sommet international des Trois Bassins8, les autorités ont « nettoyé les avenues ». Les vendeur·ses ne sont plus le long du goudron, soit parti·es, soit à l’intérieur du marché où il faut s’engloutir pour récupérer la matière.

Noémie Régeard

7. Un urinoir à l’Opéra ! Lyon, France (Florent Brun, 2022)

En 2022, une expérimentation de déploiement d’urinoirs secs publics a eu lieu sur différents sites à Lyon dont la place de l’Opéra. Plusieurs préoccupations ont présidé aux choix des sites d’implantation comme la salubrité et l’inclusivité de l’espace public. Pour garantir un accès sécurisé aux futurs usager·es, les édicules mobiles sont mis en évidence, parfois au détriment de l’intimité. Ainsi, dès leur pose, plusieurs acteurs allant des oppositions politiques aux architectes des bâtiments de France signifient leur insatisfaction de la mise en visibilité de la collecte d’excrétats humains. Celle-ci donnerait une mauvaise image de la ville notamment à proximité d’un bâtiment classé à l’UNESCO.

Cette expérimentation a été reproduite sur d’autres sites en 2023 dans une perspective de pérennisation. Derrière ces édicules, une filière de gestion circulaire des nutriments de l’urine, de la collecte à la fertilisation agricole, se structure.

À travers l’embarquement d’acteurs dans une telle filière, je m’intéresse aux rôles de la démonstration dans la collecte de l’urine en ville et dans les conditions d’accès aux sols agricoles. Si le maillon de collecte bénéficie ici d’une mise en scène dans l’espace public pour des raisons initiales de fréquentation et de sécurité, le maillon de valorisation agricole reste un impensé et ne bénéficie pas d’une telle mise en visibilité. Des actions de démonstration associées à ce dernier doivent aussi permettre de restaurer le mutualisme entre villes et campagnes grâce à la complémentarité entre approvisionnement alimentaire et gestion des matières organiques issues des mictions humaines.

Florent Brun

8. Composter dans son quartier, le début d’un cheminement personnel ? Lyon, France (Maëliss Gouchon, 2023)

La photographie a été prise lors d’un retournement de composteur de quartier à la Croix-Rousse, à Lyon. L’entreprise Compost’elles, spécialisée dans l’accompagnement du compostage de quartier, a sollicité les habitant·es contributeur·ices pour transvaser le compost du bac d’apport, plein, vers le bac de maturation, à droite. Pour l’instant, tout le monde (une dizaine d’adultes, quelques enfants) observe en arc de cercle autour de la maître-composteur. Celle-ci ouvre l’avant du bac, conçu à cet effet par l’entreprise d’insertion sociale qui l’a réalisé, afin d’apprécier la bonne décomposition des déchets organiques. C’est l’occasion d’un rappel des consignes de tri : une étiquette en plastique, attachée à un trognon d’ananas, est livrée à la désapprobation collective avant d’être posée dans un coin. Tous les outils sont prêts pour le transvasement. Après une première démonstration, la maître-composteur organise un roulement, et chacun·e à tour de rôle fait tomber la matière à l’aide d’un râteau dans la bâche.

Dans un entretien, un maître-composteur du territoire exprime son inquiétude concernant le déploiement, par la collectivité, de points d’apport volontaire pour les déchets alimentaires des ménages dans le cadre de l’obligation de tri à la source des biodéchets qui entre en vigueur en 2024. Les bornes sont collectées par une grande entreprise des déchets pour être acheminées sur un site de compostage industriel en périphérie. Dans les quartiers où ces bornes sont déjà là, le compostage de proximité perd de nombreux adhérents. C’est vrai que c’est plus facile : les bornes sont accessibles tout le temps et acceptent tous les déchets organiques, y compris la viande. Cependant, la collectivité comme les acteurs du compostage de proximité expriment l’idée d’une « complémentarité » des options. Les acteurs de proximité reconnaissent à la collecte l’avantage de massifier rapidement les flux collectés et de permettre un retour au sol en agriculture. Et la collectivité continue de soutenir le compostage de proximité.

Mais des tensions subsistent derrière l’apparente convergence des discours. La collectivité reconnaît au compostage de proximité un rôle pédagogique, mais pas une capacité de gestion efficace des biodéchets. C’est une vision critiquable pour les acteurs de proximité, qui se mobilisent pour professionnaliser leur filière et monter en qualité sur la gestion des déchets et la production de compost. Et une vision qui néglige la profondeur des échanges qui se nouent autour d’un composteur : pour Compost’elles, le compostage partagé est la première étape d’une réflexion sur la consommation et l’environnement. Le nom de l’entreprise fait d’ailleurs référence à l’idée de cheminement, qui peut emmener sur des sentiers radicaux et engagés. Ainsi, pour retourner le compost, elle utilise comme bâche un ancien drapeau de la multinationale Shell. Outre la promotion du réemploi et de l’anticapitalisme (le drapeau est sali par le compost), il permet une réappropriation de l’image de la coquille Saint-Jacques, logo de Shell, mais aussi symbole des chemins de Compostelle.

Maëliss Gouchon

9. Atelier d’alchimistes – imaginer et fabriquer de nouveaux biomatériaux avec des déchets. Vilassar de Dalt, province de Barcelone, Espagne (Solène Tixadou, 2023)

Dans une petite ville en banlieue de Barcelone se tient une boutique de décoration présentant des sculptures réalisées dans des matières translucides et colorées, des affiches, quelques tabourets et patères, des lampes et des abat-jours. Ces objets sont fabriqués sur place, au sous-sol de la boutique, dans un lieu qui tient à la fois de l’atelier, du laboratoire et de la cuisine.

Une cuisine car, sans qu’on le devine en observant les objets à l’étage, les matières premières utilisées sont des déchets organiques : des noyaux d’olive broyés (donnés par une entreprise espagnole), mais aussi des coques de café torréfié (du restaurant voisin) et des pelures de châtaignes (fournies par un ami qui vend des marrons grillés), ou de la cendre et du charbon (d’un autre restaurant de la ville), des pelures d’oignons, d’orange et des restes de feuilles de thé pris dans leurs propres déchets organiques ménagers par S. et J., l’un architecte, l’autre designer, tous deux makers, et qui portent cette entreprise artisanale.

Les déchets utilisés restent discrets dans ce lieu, qui apparaît surtout comme un laboratoire et un atelier, plus précisément un atelier d’alchimiste. Par cette expression J. qualifie les procédés et techniques que S. et lui ont élaborés sur une base empirique pour transformer la matière, après de longs essais pour mettre au point recettes et méthodes. Le sous-sol est en effet équipé pour pouvoir broyer, mélanger et mixer puis mouler mais aussi filtrer, sécher (avec de simples ventilateurs) ou dessécher (on aperçoit un déshydrateur alimentaire sur la gauche). Le mot d’alchimiste ajoute également une dimension poétique voire magique à ce travail qui pourrait s’apparenter, plutôt qu’à une transformation, à une transmutation de la matière. Dans cet espace réduit, caché dans la ville, s’opère le passage d’une nature vile (ici le déchet, le rebut, l’ordure ménagère) à une nature précieuse (l’objet design, beau et raffiné), grâce à des alliages améliorés progressivement pendant plusieurs années. La valeur ajoutée de cette activité se situe là, dans cette démarche d’upcycling radical, qui utilise des déchets organiques sans valeur économique directe (fournis gratuitement ou contre des services rendus, ou bien prélevés des déchets de leur propre consommation) pour fabriquer des objets design. La radicalité de cette entreprise vient aussi de leur volonté de produire des objets biodégradables et éphémères. Plusieurs des objets proposés disparaissent en une journée dans de l’eau chaude ou peuvent être fondus pour recréer d’autres objets à leur suite, questionnant nos habitudes vis-à-vis des biens matériels qui nous entourent. Alchimistes des temps modernes mêlant les matières détritiques et leur adjoignant formes, couleurs et fonctions, S. et J. développent une pratique d’upcycling dans un territoire urbain en y faisant émerger de nouveaux gisements et de nouvelles techniques.

 

Solène Tixadou

FLORENT BRUN, JULIE DÉSERT, MAËLISS GOUCHON, RAPHAËL HOTCHAMPS, LARA PENNEC, JEANNE PEREZ, NOÉMIE RÉGEARD, GARANCE THOMAS ET SOLÈNE TIXADOU

Brun, Florent. Leesu, Ecole nationale des ponts et chaussées, Institut Polytechnique de Paris, Université Paris Est Creteil. Doctorant en Sciences de l’Ingénieur et de l’Environnement. florent.brun@enpc.fr

Désert, Julie. Laboratoire Habiter le Monde UR4287, Université de Picardie Jules Verne. Doctorante en anthropologie. juliedsrt@gmail.com

Gouchon, Maëliss. Laboratoire CRIEG, équipe REGARDS, Université de Reims Champagne Ardenne. Doctorante en économie. maeliss.gouchon@univ-reims.fr

Hotchamps, Raphaël. Laboratoire IRIS, Université Sorbonne Paris Nord. Doctorant en sociologie. raphael.hotchamps1@sorbonne-paris-nord.fr

Joxe, Simon. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), Le Mans Université. Doctorant en géographie. simon.joxe@univ-lemans.fr.

Pennec, Lara. Psychologue clinicienne. Docteure en psychologie. l.pennec@laposte.net

Perez, Jeanne. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), laboratoire Institut des Molécules et Matériaux du Mans (IMMM), Le Mans Université. Doctorante en géographie. jeanne.perez@univ-lemans.fr

Régeard, Noémie. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), Le Mans Université. Doctorante en géographie. noemie.regeard@univ-lemans.fr

Thomas, Garance. École de Droit, Sciences Po Paris. Doctorante en droit. garance.thomas@sciencespo.fr

Tixadou, Solène. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), Le Mans Université. Doctorante en géographie et urbanisme. solene.tixadou@univ-lemans.fr

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Pour citer cet article : Gouchon M., Joxe S., Perez J., Régeard N. et Tixadou S., (coord.), 2025, « Portfolio : La mise en image des déchets dans la ville : objets et matières (partie 1) », Urbanités, Vu, mars 2025, en ligne.

  1. La rudologie désigne l’étude systémique des déchets (territoriale, sociale, politique et technique) et vise à comprendre ce que l’objet déchet révèle de nos sociétés (Gouhier, 2000). « Initiant son approche par l’étude des déchets, la rudologie a donc glissé, dès sa fondation, vers l’ensemble de l’étude des marges sociales et territoriales, croisant alors de nombreux travaux sur les inégalités ou les vulnérabilités » ((Durand, 2024 : 22. []
  2. Les cartoneros désignent les récupérateurs de déchets urbains, principalement des habitants et familles pauvres récupérant des déchets dans les quartiers aisés. []
  3. Plus d’informations sur le site https://la-mise-en-image-du-rebut.societes-urbaines-et-dechets.org/ (site consulté le 4 juin 2025). []
  4. Titre repris d’un poème de Djamel Imaziten, poète algérien, publié dans Sénac J. (éd.), 1971, Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, Paris, Librairie Saint-Germain-des-Prés. []
  5. Note sur l’image : L’éthique de la relation thérapeutique nous interdit de prendre des photos issues de notre clinique. Celles qui circulent parfois dans nos services sont souvent prises à l’insu des personnes concernées par les bailleurs pour faire preuve. C’est pourquoi, nous avons choisi pour photo illustrant le propos l’image généralement consultable sur Wikipedia (auteur : un touriste, 3 août 2011, Wikimedia Commons). []
  6. Office de la recherche scientifique et technique outre-mer, aujourd’hui Institut de recherche pour le développement (I.R.D.). []
  7. Un jus est équivalent à une « petite » somme d’argent, par exemple de 500 à 2000 FCFA. Un jus ou une bière coûte environ 500 FCFA, (env. 655 FCFA = 1 euro). []
  8. Sommet international des Trois bassins forestiers tropicaux, Brazzaville, 2023. []

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