Vu / Portfolio : La mise en image des déchets dans la ville : travail et systèmes (partie 2)
Maëliss Gouchon, Simon Joxe, Jeanne Perez, Noémie Régeard et Solène Tixadou (coord.)
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Les Doctoriales de Rudologie 2024 se sont tenues à l’Université du Mans du 5 au 7 février 2024, réunissant plus d’une soixantaine de chercheur⸱ses autour du thème « Ce que l’immonde dit du monde : étudier les déchets en Sciences Humaines et Sociales (SHS) ». L’événement a rassemblé chercheur·ses et doctorant·es autour des enjeux épistémologiques, méthodologiques et réflexifs de l’étude des déchets. À la suite de cet événement, plusieurs participant·es ont contribué à la création de ce portfolio constitué de photographies de terrain, avec comme objectif de montrer la diversité et la vitalité des recherches doctorales et de leurs approches, et de proposer une introduction à l’analyse des enjeux associés aux déchets et à ce qu’ils disent des espaces urbains dans les Nords et dans les Suds.
Les déchets participent d’une structuration de l’espace urbain et soulèvent des enjeux socio-spatiaux, économiques et environnementaux dont la rudologie1 rend compte. Les textes et photographies présentés ici s’ancrent dans le champ de l’écologie territoriale et, plus largement, dans celui de l’écologie politique, adoptant une approche critique et dénonçant le contexte de crises socio-écologiques, au sein duquel les situations détritiques se déploient. Ce portfolio présente la diversité des mises en image possibles de l’objet déchet, des personnes et des territoires qui s’y rapportent. Les images et les textes s’appliquent notamment à souligner les impensés autour des déchets, tantôt leur omniprésence, tantôt les dynamiques d’invisibilisation – des flux et des matières mais également des lieux, des personnes et du travail fourni – qui s’y attachent.
La première partie de ce portfolio se concentrait sur les enjeux liés aux objets et aux matières, sa définition et son mode de présence dans la ville, ainsi qu’aux spécificités de la matière organique. Cette seconde partie présente des photographies portant sur les travailleur·ses des déchets et sur les espaces des systèmes de gestion des déchets urbains
Chaque photographie est suivie d’un texte libre qui explicite la mise en image des déchets dans la ville.
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Récupérer, trier et revendre les matières abandonnées : travail et pauvreté
La gestion des déchets ne se cantonne pas seulement aux opérations de transformation des matières mais comporte des dimensions écologiques, techniques, philosophiques, humaines, etc. Cette partie s’intéresse particulièrement à la dimension sociale des déchets à travers les travailleur·ses qui les manipulent. V. Aubois-Liogier (photo 1) raconte son expérience de terrain et du rôle indispensable des agent·es de nettoyage, dans le cadre d’un projet expérimental de collecte des urines humaines à Tours. Les déchets imposent leur poids aux villes ainsi qu’aux corps des travailleur·ses, notamment à Lima comme le montre J. Chraïbi (photo 2). Des formes de travail non reconnues par les institutions participent également au service public de gestion des déchets en amont du recyclage. C’est le récit que fait O. Mercier (photo 3) des pratiques de glanage alimentaire à la fin d’un marché parisien. C’est également ce que décrit M. Manoury (photo 4) au travers d’un dispositif non institutionnel de récupération par des glaneur·ses précaires qui mettent en commun les invendus à la fin d’un marché nantais. Enfin, la possibilité d’une politisation et d’une reconnaissance de ces métiers de la récupération et du tri se dessine dans le texte de S. Joxe (photo 5), par l’exemple d’une coopérative de cartoneras ((Femmes qui pratiquent le cartonnage, c’est-à-dire la collecte de cartons et, par extension, d’autres résidus urbains.)) à Buenos Aires.
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1. Aux premiers gestes de l’assainissement. Tours, France (Valentin Aubois-Liogier, 2023)
J’ai passé huit jours sur le site des Tanneurs de l’Université de Tours en mars 2023 afin de mener une expérimentation de collecte de l’urine humaine en vue de sa valorisation agricole sur le territoire. La collecte se faisait au travers d’un urinoir sec non genré autoportant (projet Urocyclus). Dans cette enquête, j’étais en premier lieu intéressé par les usagers, mais la pratique du terrain a éclairé le rôle indispensable des agents de nettoyage dans la maintenance et la pérennité de ce type d’assainissement alternatif. Le texte ci-dessous relate une partie de mon expérience le premier soir lorsque j’ai endossé ce rôle. Bien que nous urinions toutes et tous quotidiennement, qui regarde celles et ceux qui prennent soin de nos espaces de miction ? Le soin apporté nous plonge pourtant directement dans les matières particulières qui les habitent, et dans les dimensions sensibles qu’elles déploient.
En entrant le soir dans une des cabines, j’ai vu le reflet du liquide sur le sol, que la lumière tamisée mettait en relief de manière dramatique. Comment ne pas faire d’effort à ce point ? « C’est trop, c’est des vestiges, personne les connaît ces chiottes » (usagère entendue à 15h48 le 6 mars 2023). Apparemment si, certaines personnes ont tout de même trouvé leur chemin. J’ai passé le premier soir environ quarante-cinq minutes à nettoyer les espaces à l’éponge et à la serpillière. Deux espaces clos aux tailles quasi équivalentes : l’un a une surface au sol rectangulaire, et l’autre a quasiment la même surface rectangulaire, mais est augmenté d’un petit couloir pour y arriver. Les ambiances lumineuses sont aux antipodes : lumière très vive qui irradie tout l’espace pour l’un, faible lumière zénithale pour l’autre. Quarante-cinq minutes, car les gestes n’étaient pas encore appris. Quarante-cinq minutes à essuyer et éponger les gouttes dans les urinoirs et à retirer les poils tombés pendant l’action. Le sol, avant d’être nettoyé à son tour, présentait aussi des poils et des cheveux. J’ai rencontré un petit problème technique qui a laissé s’écouler sur le sol le précieux liquide que les usagers étaient venus donner dans la journée – problème résolu. Étonnamment, l’odeur de l’urine sur le carrelage blanc n’était pas insoutenable, loin de là, puisque l’odeur forte de l’ammoniac n’était pas perceptible. D’ailleurs, je m’étonne encore du fait que ces espaces, certes nettoyés minutieusement chaque jour et équipés de bondes avec valve anti-odeur, n’avaient pas tellement d’odeur au final – du moins pas l’odeur nauséabonde que certain·es exprimaient : « fais gaffe, ça pue » (usagère entendue vers 12h30 le 6 mars 2023). Reste qu’à l’ouverture des réservoirs de collecte pour en vérifier le volume contenu, l’odeur dégagée donnait comme un haut-le-cœur.
La photographie présentée – document d’archive – a été prise avec mon smartphone le premier soir (06 mars 2023) après le nettoyage des cabines et urinoirs, dans un espace sanitaire carrelé où un point d’eau était disponible. L’image montre les outils utilisés pour le soin des espaces sanitaires lors de l’enquête. Ainsi, nous pouvons voir au premier plan un chariot qui porte un sceau, un balai-serpillière, un bidon-réservoir, du ruban adhésif, ainsi que des gants. En arrière-plan, une vasque basse et un urinoir masculin à chasse d’eau.
Valentin Aubois-Liogier
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2. Lima, probablement dans le quartier Rimac. Lima, Pérou (Julien Chraïbi, 2012)
Le taxi qui devait me reprendre n’est pas là ni le travailleur social que je devais rencontrer ce matin-là en 2012. Loupé. La prochaine fois peut-être. Il me reste à trouver mon chemin dans la poussière et le dédale des hangars aux façades borgnes. Quelques chiens par ci par là. Les murs sont hauts, les portails tout autant, coiffés de barbelés ou de tessons de bouteilles noyés dans du ciment. C’est moche, c’est volontaire et c’est vraiment réussi, bravo.
Deux ou trois minutes plus tard, un camion s’approche d’un portique et s’engage dans une cour, je m’engouffre à sa suite. Une dizaine de personnes me dévisagent, gros silence. Je souris, salue l’assemblée et sors mon appareil photo. C’est un boîtier pas très volumineux avec un zoom assez compact. Je repère le patron tout de suite, il a l’air autant usé que les autres mais il a ce truc qui fait que l’on comprend que c’est lui qui décide ici et me le montre en donnant deux trois ordres. Que ça reprenne on a pas que ça à faire. Je lui explique que je vais faire des photos « parce-que-c’est-super-incroyable-ce-qui-se-passe », il est ok et je soupçonne qu’il soit flatté par la caméra.
Je prends le temps de régler la vitesse et l’ouverture, tout en cherchant à comprendre ce qui se passe au- delà des apparences, plus personne ne me regarde vraiment, c’est parfait pour moi.
Un type sue comme un animal et il est traité comme tel, il a le pire job. Il décharge des balles de papier de plusieurs centaines de kilos et passe à la pesée. Une bête humaine qui loue ses bras à la journée.
Je repense aux pénitents qui s’infligeant toutes sortes de peines expient publiquement dans la douleur tous les maux de la société et nous libèrent par procuration. Qu’est-il d’autre, cet homme à ce moment ? Beaucoup moins qu’un pénitent, il est invisible, tout le monde se moque de sa peine et c’est le fardeau qui est venu à lui, il n’a probablement pas choisi grand-chose et c’est probablement la seule façon qu’il a de se défendre de la misère. J’entrevoie une forme de violence absurde dont la pénibilité que cet homme endure n’expie rien. Il sert les dents, retient sa respiration sur la balance afin de ne pas faire trembler l’aiguille. Cette brève immobilité est une épreuve.
L’industrie du recyclage, souvent peu visible, autorise toutes les vulnérabilités possibles et ne libère rien du fardeau de notre monde productiviste, elle y ajoute seulement une dimension supplémentaire de labeur.
Ainsi se perpétue loin des yeux la fausse promesse d’une circularité parfaite à portée de main, où l’exploitation de la terre et des hommes ne serait plus qu’un souvenir.
Mais tout de suite j’ai l’impression de voir Atlas supportant l’anthropocène. Il est presque midi, j’ai faim moi aussi.
Julien Chraïbi
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3. L’ultime moisson ? Fin de marché Belleville. Paris, France (Pauline Bessières2, 2024)
Une scène de fin de marché comme il en existe tant, scène familière animée jusqu’à l’encombrement et bruyante jusqu’au vertige. Spectacle habituel des fins de marchés urbains auquel les habitants des villes ne prêtent que peu d’attention.
Pourtant, il s’y joue une scène publique répétée au quotidien où codes tacites et sens de l’improvisation entrent en jeu. Les acteurs et décors de fin de marché sont ici réunis et chacun tient son rôle. Au premier plan, une poubelle dégorge telle une corne d’abondance d’artichauts et de légumes. Palettes et bornes de circulation s’empilent dans le désordre, coincées par un tronc de lampadaire. Un agent de propreté de la ville main gantée prend possession de la benne. Il guette, prêt à débarrasser, à ré-ordonner le mobilier urbain et à faire place nette. Le camion poubelle grogne, impatient, benne ouverte prêt à engloutir les détritus, sans discernement.
À gauche, une main glaneuse anonyme et furtive s’approprie les fruits ou légumes dans une cagette en carton abandonnée.
Contrepoint silencieux, elle offre une vision coutumière d’économies de subsistance, soucieuses de ne rien gaspiller.
À quel homme ou quelle femme appartient cette main prompte à récolter l’ultime moisson ? L’agent de propreté ignore la personne, son regard est détourné, indifférent. Complaisance, connivence entre ces deux protagonistes ? Ou lassitude devant tant de gâchis et de pauvreté ? La main glaneuse toute proche de la poubelle ne semble avoir aucune hésitation, soulageant les poubelles des excès d’aliments délaissés parce que tachés ou fanés ou ne répondant pas aux canons de beauté en vigueur.
Le camion poubelle partira moins lourd, allégé de quelques kilos de nourriture qui iront satisfaire des appétits engagés.
Olivia Mercier
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4. Les glaneur·ses du marché de Talensac (Nantes) : un dispositif non institutionnel de récupération des invendus. Nantes, France (Martin Manoury, 2016)
La récupération des invendus de ce marché nantais se distingue par l’organisation du travail de glanage qui prend place chaque dimanche depuis 2012, à 13h30, lorsque les transactions marchandes ne sont plus autorisées. Pour accéder aux invendus et en pérenniser l’accès, les glaneur·ses doivent s’occuper du sale boulot de la remballe, qui incombe ordinairement aux vendeurs : chaque semaine, ils jettent dans les bennes situées en contre-haut de la place les cagettes et cartons vides pour les stands de fruits et légumes, les bacs de glace pour les poissonniers, les sacs poubelles pour les charcutiers et autres stands. La répétition de ces « coup d’mains » alimente des interdépendances qui mettent à distance les logiques d’assistance dominant l’accès non-marchand à l’alimentation, notamment lors des distributions des institutions d’assistance alimentaire, que les glaneur·ses fréquentent pour la plupart. Une fois récupérés, les invendus sont ensuite déposés sur le « trottoir d’en face » où ils sont triés puis répartis en deux colonnes distinctes afin de faciliter la circulation et leur accès lors de leur saisie. Cette seconde phase de l’organisation du travail de glanage est remplie par celles et ceux pour qui il serait trop coûteux physiquement ou socialement de s’insérer dans les relations d’entraide précédemment évoquées. Bien que leur implication physique soit moindre, ces glaneur·ses reproduisent les normes de présentations des espaces marchands, et participent ainsi de la mise à distance, pour l’ensemble des membres du dispositif, des stigmates de la souillure qui dominent ordinairement l’accès aux déchets alimentaires.
Cette organisation atypique se distingue ensuite par les profils de glaneur·ses qui la composent, en ce qu’elle réunit et met en interaction les différents visages de la pauvreté contemporaine. Parmi la trentaine présente chaque semaine, il y a ce noyau dur d’une dizaine de personnes, appelées les « anciens » : qu’ils aient un toit ou non, tous vivent à la marge de l’emploi, du RSA (Revenu de Solidarité Active) ou de l’AAH (Allocation aux Adultes Handicapés), et se caractérisent par une ancienneté de présence de plusieurs dizaines d’années. S’ajoutent à eux les chômeurs de longue durée et quelques retraités avec qui ils partagent diverses formes de handicap au sens large (infirmité, maladie, vieillesse, etc.). Enfin, en périphérie de ce noyau se positionnent étudiants et travailleurs précaires, tout aussi réguliers que les piliers, mais dont la présence est plus récente car dépassant rarement les douze mois. Bien qu’eux aussi soient précaires, ce sont les glaneur·ses les plus socialement inséré·es.
Cette organisation du travail de glanage se distingue enfin par les conditions d’accès à ces déchets symboliquement réhabilités en denrées, puisqu’il y a deux conditions à remplir pour être autorisé à s’en saisir. La première est de prendre part, quel que soit son degré d’engagement, à la mise à distance d’un des deux stigmates qui dominent ordinairement l’accès non-marchand à l’alimentation en France. On observe ainsi que l’accès aux invendus n’est ici pas régi par une logique de charité ou de productivité individuelle, comme c’est le cas sur les autres lieux d’accès non-marchand à l’alimentation, mais par des logiques d’entraide et de réciprocité entre des groupes sociaux aux intérêts parfois divergents. Enfin, la seconde règle à respecter pour se saisir des denrées mutualisées est d’attendre que chacun·e des glaneur·ses soient revenus des halles ou des ailes adjacentes. Si cette attente d’une trentaine de minutes peut être parfois questionnée par les nouveaux arrivants, elle est scrupuleusement préservée par les piliers qui n’hésitent pas à faire parler leur autorité pour la faire respecter : cette règle de l’attente, en plus de favoriser un égal accès aux invendus mutualisés, marque surtout la reconnaissance collective de ces personnes à produire quelque chose, capacité dont ces représentants des différents visages de la pauvreté, pris dans les dispositifs d’assistance, sont ordinairement dépossédés.
Martin Manoury
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5. Lutter pour récupérer les déchets recyclables : les cartoneras de Buenos Aires. Buenos Aires, Argentine (Simon Joxe, 2019)
Ce texte est inspiré d’un carnet de terrain de juillet 2019.
La flaca (( « Maigre » surnom courant.)) me reçoit avec une certaine dose de surprise. Le franchute (( « Français » surnom courant.)), on se demande bien ce qu’il fait là, alors qu’il vient de Paris et sa tour Eiffel, mais bon tant qu’il est là, autant lui expliquer. Je suis au beau milieu de Buenos Aires, les yeux dans les déchets. La crise argentine est repartie : encore une fois. C’est un cycle, un cercle, l’espoir revient, l’espoir repart : les Argentins sont des hamsters qui courent dans la grande roue des fonds vautours. Leur pays se vend à la découpe, comme les morceaux de vache, à la grande feria du dimanche de San Telmo.
La flaca me présente aux récupérateur·ices de déchets recyclables ; les minutes s’allongent. Nous nous asseyons dans le bureau du responsable pour le premier entretien. Nos mondes se croisent comme deux planètes qui se percutent. Je propose un maté : la flaca se détend. Enfin un point de repère, une langue commune : il ne faut pas trop compter sur mon castellano. Nos mondes s’écartent pour mieux se regarder. Je pose mes questions, creuse quelques détails, approfondis le récit de vie, commence à comprendre que je ne pourrais jamais comprendre.
La flaca a vécu une autre vie que la mienne, radicalement différente. Presque toute sa vie avec les mains dans les poubelles ; dans les déchets des autres. Avant la coopérative, les conditions étaient dures. Porter un chariot à roulettes à mains nues, à travers les rues, du lundi au vendredi, pour gagner de quoi se nourrir. Deux heures aller, deux heures retour pour rentrer chez soi. Son quartier est très mal desservi, il n’y pas d’accès aux égouts publics. Pas d’eau potable. Les murs sont en bois, les inondations sont fréquentes. Ils vivent à huit dans une maisonnette. Pas d’école pour les pauvres : ils sont analphabètes. Et la discrimination ? Les porteños3 la regardent de haut. Ils la méprisent du regard, l’insultent parfois, lui reprochent d’être une voleuse. Elle vient trier leurs merdes directement dans leurs poubelles.
Fouiller les poubelles ou participer au service public de gestion des déchets recyclables, tout dépend du point de vue. Demain, les organisations qui représentent les cartoneros pourraient bien faire passer une loi de Responsabilité Élargie du Producteur avec inclusion sociale. Faire financer les machines, les lieux et les équipements des coopératives en taxant Coca-cola, en somme. A l’heure d’un néolibéralisme extrême qui produit et criminalise la pauvreté, le combat continue.
Simon Joxe
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Quand les déchets produisent de l’urbain : découvrir « l’envers de la ville » (Pierrat, 2014)
Les flux et les stocks de déchets, pris dans des logiques économiques, sociales et politiques, participent à la structuration de l’espace urbain. Les décharges à ciel ouvert, très présentes dans les Suds, s’étendent dans les périphéries des grandes villes comme à Kingston en Jamaïque, observées par A. Le Failler (photo 6). La quantité de déchets stockés est telle qu’elle en vient à modifier les paysages avec la formation de collines. Ces marges matérielles sont aussi des lieux de vie et de travail pour des populations défavorisées, subsistant dans de mauvaises conditions via l’exploitation des déchets. La géographie des activités de revalorisation se superpose à la géographie des matières déchues. En Mongolie, à Oulan-Bator, A. Dupuy (photo 7) a enquêté auprès des grossistes en matières premières secondaires : dans leur cour, espace de transition, s’entassent des objets rachetés aux récupérateurs informels, pris dans un entre-deux entre déchet et ressource. Le rejet des détritus en périphérie des centres urbains existe aussi dans les Nords et déborde encore des sites officiellement dédiés à cet usage, comme à Nantes en France où Z. Wambergue a photographié des dépôts illégaux (photo 8), l’amenant à changer son regard sur l’ensemble de l’espace urbain. J. Abou Issa (photo 9) explique que le Liban a choisi de répondre à sa crise des déchets en construisant des décharges sur la mer, enserrées par des digues de béton. À rebours de l’association entre déchets et marges urbaines, ces nouveaux terrains artificiels sont utilisés pour des projets immobiliers de standing, plaçant les déchets aux fondements de la fabrique de la ville.
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6. Ironie circulaire. Kingston, Jamaïque (Aline Le Failler, 2022)
Février 2022. Je viens d’arriver en Jamaïque. Je suis missionnée pour travailler avec le service de gestion des déchets du pays, sur la caractérisation des déchets ménagers et l’amélioration de leur service de collecte et de traitement. Quatre semaines, quatre villes, quatre caractérisations. On commence par Riverton, l’immense décharge à ciel ouvert de Kingston, située en extérieur de la ville. Les bidonvilles se sont développés à proximité. Leurs habitant·es travaillent le plus souvent sur la décharge pour récupérer les déchets valorisables, soit en les réutilisant (c’est le cas des vêtements ou des meubles), soit en les revendant (comme certains métaux ou plastiques). Les pneus brûlent un peu partout, pour récupérer du cuivre. À ces endroits, l’air est noir.
La décharge est le lieu de vie et de travail de centaines de personnes. Pendant une semaine, quatre d’entre elles et eux sont recruté·es pour travailler avec nous, pour un salaire qui me parait très bas. On bosse de 6h à 16h, on vide des poubelles, on les trie sur un crible selon les types de déchets, et on les pèse : verres, déchets alimentaires, PET (Polytéréphtalate d’éthylène), PP (Polypropylène), ferraille… Les journées sont longues, les charges lourdes, le monde autour de nous pue et se décompose. On met de la musique, on rigole, on s’entraide mais on parle peu. Aucun tri amont des déchets ménagers n’est fait, il n’y a qu’un seul exutoire : tout finit à la décharge. On a toujours peur de se piquer avec une aiguille de DASRI4 quand on brasse les déchets. Le midi, on fait une pause rapide. On mange souvent des Jamaican beef patties, des sortes d’empanadas frites fourrées à la viande et préparées sur la décharge par une cuisinière. La viande vient des vaches qui paissent sur la décharge, le troupeau est mené par un éleveur qui passe près de nous plusieurs fois dans la semaine. Les vaches mangent les restes qu’elles trouvent, souvent mélangés avec du plastique, et nous, on les mange, ces vaches. On mange nos déchets, notre plastique. Belle ironie.
Les bêtes sont maigres et en mauvaise santé, comme les gens d’ailleurs, comme les terres sur lesquelles on travaille. Loin des côtes touristiques de l’île, les montagnes qu’on aperçoit au loin sont des mirages : ce ne sont en fait que d’immenses tas de déchets. Alors c’est ça, la circularité, l’exploitation sans fin du vivant, qu’il soit humain, animal, terrestre ?
Je pars une semaine plus tard vers une autre ville, mes collègues eux continueront leur labeur quotidien et infini de collecte, de séparation, de réutilisation, de recyclage, de revente, de survie.
Aline Le Failler
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7. Faire du déchet une matière première : chez les acheteurs de matières premières secondaires des quartiers de yourtes d’Oulan-Bator. Oulan-Bator, Mongolie (Anna Dupuy, 2020)
Oulan-Bator déborde ! Sa population – plus de la moitié de celle du pays ! – ne cesse de croître au fil des migrations rurales qui viennent alimenter les quartiers de yourtes entourant son centre urbain. Ces quartiers, constitués d’un entremêlement de yourtes et de maisons souvent auto-construites, entourées de palissades et s’alignant de manière à créer des ruelles en terre, forment un assemblage de couleurs et de formes diverses. Oulan-Bator déborde aussi de ses ordures, tout aussi variées. Plus d’1,4 million de tonnes de déchets sont ainsi collectées chaque année, un chiffre en constante augmentation. Mes interlocuteurs urbains n’hésitent pas à parler de « problème des déchets » dans le pays. Ils déplorent tout particulièrement leur simple mise en décharge, dans l’un des trois sites dédiés de la ville, où ils sont enterrés. La collecte différenciée des déchets et leur recyclage ne sont en effet pas institutionnalisés et n’existent pas en dehors de quelques initiatives privées. Les premiers acteurs du recyclage sont ainsi les récupérateurs informels, fouillant les poubelles du centre-ville ou les décharges à la recherche de matières revendables, dont ils pourront tirer leur subsistance. Ils les apportent ensuite à des grossistes, les points de rachat de matières premières secondaires, qui leur rachètent autant différents métaux que du plastique, des bouteilles en verre de production locale ou encore des papiers et des cartons, qu’ils revendront à de petites usines locales de recyclage. Ils les trient et les regroupent par catégories, dans un mouvement transformant les déchets en matières de valeur. Ces grossistes sont en effet le chaînon permettant aux déchets de redevenir de la matière utilisable, homogène et catégorisée par une nomenclature précise, contrairement à leur état de déchet caractérisé par leur mélange avec d’autres matières dans les poubelles et décharges, les rendant inutilisables et sans valeur.
Ces grossistes, au nombre de 230 à Oulan-Bator en 2019, sont installés dans toute la ville, mais sont plus nombreux dans les quartiers de yourtes et notamment aux abords des décharges, afin de récupérer plus facilement les matières qu’ils rachètent. Dans leur cour, une diversité de matériaux et d’objets s’accumule, en attendant d’être triés ou démantelés. Ici, aux abords de la décharge de Narangijn Enger, chez Altantögs, Möngöntogos et leurs enfants, l’enchevêtrement d’encombrants métalliques au premier plan rappelle celui du quartier qui s’étend derrière. La chaise rouge, au centre, paraît incongrue : encore entière et sa couleur tranchant sur les teintes blanches et métalliques des objets qui l’entourent, son statut questionne. Est-elle elle aussi un déchet à démonter ? Un dispositif de repos pour le travailleur épuisé ? Ou invite-t-elle le propriétaire des lieux à trôner sur un royaume de déchets-matières-en-(re)devenir ? Contrairement aux objets démantelés, rouillés et effondrés autour d’elle, elle semble prendre la pose pour ma caméra, narguant l’anthropologue croyant pouvoir définir et cerner le déchet.
Anna Dupuy
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Waste safari : un autre voyage à Nantes. Nantes, France (Zoé Wambergue, 2019)
La première fois que j’embarque à bord d’une voiture de la Direction des Déchets de Nantes Métropole, le responsable de service qui me reçoit sourit lorsque je lui dis que je ne connais pas « le chemin du bas ». Il me dit qu’il a été nettoyé il y a 15 jours mais me promet un voyage que je n’oublierai pas. Nous roulons 500 mètres, pendant lesquels il me présente un panorama d’acteur·ices, les difficultés managériales en interne, les frottements en externe entre « ses gars » de la déchèterie et ceux « des camps d’à côté », c’est assez opaque. Puis au détour d’un virage, dans ce qui me semble être le milieu de nulle part, je bascule dans un autre monde, de l’autre côté du miroir. J’ai arpenté cette ville pendant près de 10 ans et, tout à coup, je mesure que je ne la connaissais pas. C’est le début d’un parcours initiatique, je ne verrai plus jamais aucune ville pareille : là où d’autres regardent les monuments, c’est les corbeilles qui se remplissent que je photographie ; sur les routes je compte les camions à benne ; sur les trottoirs je ne vois que les bacs et celleux qui les auscultent ; aux abords des gares et des fleuves c’est les tas de métaux que je scrute… Désormais, dans tous les lieux que je traverse, je verrai ces matières que l’on jette, que l’on ramasse, que l’on trie, que l’on transporte, qui se logent dans chaque interstice. Désormais, guidée par les déchets, je visiterai des lieux que je n’aurai jamais visités sinon.
Zoé Wambergue
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Décharge avec vue imprenable sur la mer. Entre Borj-Hammoud et Jdeydeh, Liban (Joëlle Abou Issa, 2024)
À première vue, il s’agit d’une montagne d’aspect naturel surplombant un port de pêche, des barques amarrées et des bâtiments traditionnels libanais à arcades, qui ajoutent une touche de charme au paysage côtier. L’idéal. Pourtant, cette scène est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.
Le 17 juillet 2015. Enfin. L’immense décharge sanitaire de Naameh, ma ville natale, ferme pour de bon. À quelques 18 kilomètres de la capitale et pendant 18 ans, elle a accueilli les déchets de Beyrouth et de la région du Mont-Liban. Depuis mon plus jeune âge, mon père me parle des manifestations qu’ils ont menées en 1997 contre son installation qui leur était, désormais, imposée. Après sa fermeture en 2015, les rues, les vallées, les bords de mer et les cours d’eau de Beyrouth et du Mont-Liban se transforment en décharges à ciel ouvert. Les habitants manifestent leur colère. Les déchets brûlent un peu partout à l’abri des regards, la nuit, sans que les municipalités ne puissent les absorber. Une crise sans fin, qu’est celle des déchets (azmet zbélé en arabe). Au bout de huit mois, le gouvernement propose, enfin, un plan d’urgence temporaire pour construire des décharges, en mer. Oui, nos déchets en mer !
Je suis arrivée sur mon terrain, à Borj-Hammoud, encore étudiante en master recherche en 2018. Interdite de prendre des photos, alors je me contente d’observer le chantier démarré en 2016. Ça sent mauvais. Je vois encore quelques traces de l’ancienne montagne de déchets (jabal zbélé en arabe) que j’observais sur la côte en route vers Beyrouth depuis mon plus jeune âge. Une immense décharge sauvage formée à la sortie de la guerre-civile en 1975 et depuis, laissée à l’abandon. Incroyable ! Elle a pratiquement disparu. Des dizaines d’excavatrices continuent de creuser ce qui reste. Ensuite, les chargent sur des camions. Ensuite, les déchargent en mer pour combler des remblais et construire des décharges et quelques autres réserves foncières potentielles. De l’autre côté, des camions chargés de gravats et de roches arrivent sur le site. Ils déchargent leur cargaison pour finaliser la construction des digues qui consolident les remblais. Des bétonnières arrivent encore pour couler du béton prêt à l’emploi. D’autres, déversent de la terre pour recouvrir les déchets enfouis. Une scène qui se répète toute la journée. D’où viennent tous ces matériaux de construction ? Chantiers d’excavation, bétonnières, cimenteries, et carrières… illégales parfois ? Possiblement. Les cellules d’enfouissement sont déjà construites. C’est là que sont réceptionnés les déchets de la ville. Les opérateurs privés, alors chargés par l’État, effectuent leurs tournées, collectent les déchets, puis tout finit à la décharge, sur des terrains ex nihilo de standing offrant une vue imprenable sur la mer.
C’est un cycle sans fin. Une crise après l’autre. Une décharge après l’autre. Le nombre de plages détruites ne cesse d’augmenter. Excaver, réutiliser, creuser, extraire, remblayer… collecter, enfouir… En bref, des flux de matières et de déchets. Que des filières qui profitent désormais à quelques oligarques de l’élite politique, qui en sont les premiers acteurs.
Joëlle Abou Issa
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JOËLLE ABOU ISSA, VALENTIN AUBOIS-LIOGIER, JULIEN CHRAIBI, ANNA DUPUY, SIMON JOXE, ALINE LE FAILLER, MARTIN MANOURY, OLIVIA MERCIER ET ZOÉ WAMBERGUE
Abou Issa, Joëlle. UMR 8504 Géographie-Cités, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne et Laboratoire de recherche en Architecture, Environnement et Développement Durable, Université Libanaise. Docteure en géographie et en sciences de l’architecture et des paysages. joelleabouissa@hotmail.com
Aubois-Liogier, Valentin. UMR 7324 CITERES, Université de Tours. Doctorant en Design et Urbanisme. valentin.auboisliogier@univ-tours.fr
Chraibi, Julien. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), Le Mans Université. Doctorant en géographie. julien.chraibi@univ-lemans.fr
Dupuy, Anna. Laboratoire d’Anthropologie Sociale, EHESS. Laboratoire d’Anthropologie Sociale, EHESS. Docteure en anthropologie sociale et ethnologie. dupuy.anna@yahoo.fr
Gouchon, Maëliss. Laboratoire CRIEG, équipe REGARDS, Université de Reims Champagne Ardenne. Doctorante en économie. maeliss.gouchon@univ-reims.fr
Joxe, Simon. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), Le Mans Université. Doctorant en géographie. simon.joxe@univ-lemans.fr.
Le Failler, Aline. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), Le Mans Université. Doctorante en géographie. aline.lefailler@univ-nantes.fr.
Manoury, Martin. Centre nantais de sociologie (CENS), Nantes Université. Doctorant en sociologie. martin.manoury@etu.univ-nantes.fr.
Mercier, Olivia. Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique, Cnam, CNRS. Doctorante en sociologie. mercier.olivia@hotmail.com
Perez, Jeanne. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), laboratoire Institut des Molécules et Matériaux du Mans (IMMM), Le Mans Université. Doctorante en géographie. jeanne.perez@univ-lemans.fr
Régeard, Noémie. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), Le Mans Université. Doctorante en géographie. noemie.regeard@univ-lemans.fr
Tixadou, Solène. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), Le Mans Université. Doctorante en géographie et urbanisme. solene.tixadou@univ-lemans.fr
Wambergue, Zoé. Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO UMR 6590), Université de Nantes. Docteure en géographie. zoe.wambergue@zaclys.net
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Bibliographie
Durand M., 2024, De la déchetterie à la ressourcerie, Approche internationale de rudologie, Habilitation à Diriger des Recherches, Le Mans Université.
Gouhier J., 2000, Au-delà du déchet, le territoire de qualité : manuel de rudologie, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 240 p.
Pierrat A., 2014, Les lieux de l’ordure de Dakar et d’Addis Abäba : territoires urbains et valorisation non institutionnelle des déchets dans deux capitales africaines, Thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 561 p.
Voir également la bibliographie de la première partie du portfolio.
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Pour citer cet article : Gouchon M., Joxe S., Perez J., Régeard N. et Tixadou S., (coord.), 2025, « Portfolio : La mise en image des déchets dans la ville : travail et systèmes (partie 2) », Urbanités, Vu, mars 2025, en ligne.
- La rudologie désigne l’étude systémique des déchets (territoriale, sociale, politique et technique) et vise à comprendre ce que l’objet déchet révèle de nos sociétés (Gouhier, 2000). « Initiant son approche par l’étude des déchets, la rudologie a donc glissé, dès sa fondation, vers l’ensemble de l’étude des marges sociales et territoriales, croisant alors de nombreux travaux sur les inégalités ou les vulnérabilités » (Durand, 2024 : 22). [↩]
- Pauline Bessières est artiste plasticienne : https://www.paulinebessieres.net/ [↩]
- Habitants du port, la ville fédérale. [↩]
- Déchets d’Activités de Soins à Risques Infectieux. [↩]