Vu / Pour un théâtre contextuel : performer la ville – Les Trois Mousquetaires dans Paris
Clara Hédouin et Romain De Becdelièvre
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« Je demande que l’on fasse bien attention au contexte. À tous les contextes. À ce qu’ils permettent, ce qu’ils refusent, ce qu’ils cachent, ce qu’ils mettent en valeur. »
Daniel Buren, A force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter ?, 1998
« Pour ceux qui l’édifient comme pour ceux qui en reçoivent les avertissements, le monument est une défense contre le traumatisme de l’existence, un dispositif de sécurité. »
Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, 1999
« Il vola donc plutôt qu’il ne marcha vers le couvent des Carmes Déchaussés, ou plutôt Deschaux, comme on disait à cette époque, sorte de bâtiment sans fenêtres, bordé de prés arides, succursale du Pré-aux-Clercs, et qui servait d’ordinaire aux rencontres des gens qui n’avaient pas de temps à perdre. »
Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, 1844
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Depuis maintenant plus de cinquante ans, de nombreux artistes ont quitté les galeries pour s’emparer des espaces publics, des rues, des forêts… Qu’entendons-nous alors par le vœu d’un théâtre contextuel ?
Une sortie de la boîte noire du théâtre.
Une sortie volontaire hors de l’espace neutre et vide du plateau, organisé et prévu pour accueillir toutes les fictions, toutes les images
La prise en compte des multiples points de départs qui préexistent à toute écriture et à tout geste théâtral.
L’affirmation de la nature circonstancielle de toute création.
Un regard anachronique sur l’histoire, qui nous précède, sans nous étouffer.
La mobilité et le devenir-figurant de chaque spectateur.
La dimension comique de certains espaces car, d’une certaine manière, toute évocation directe du contexte au théâtre est drôle.
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Le contexte : un livre et des lieux
Qu’est-ce qu’un contexte ? C’est d’abord ce qui résiste, c’est avant tout ce qui est là : des pierres plus ou moins anciennes, un banc, des bruits de moteur, un pigeon, le patrimoine.
On n’écrit jamais sur des pages blanches, on ne s’adosse jamais contre des murs blancs. C’est la première – mais aussi la plus banale – des leçons que nous impose à chaque fois ce que nous appellerons le contexte. Ici le contexte est avant tout un espace qui nous est fondamentalement donné.
Nous, les membres du collectif 49701, adaptons un roman, Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, que nous posons dans des lieux urbains, aujourd’hui. Nous partons donc de deux objets chargés et bariolés, de deux espaces pleins et habités. D’un côté, il y a un texte connoté de réputations plus ou moins glorieuses (« c’est le folklore français » écrivait Roland Barthes à propos de la mise en scène des Trois Mousquetaires de Roger Planchon) ([1969] 2002 : 269). De l’autre, se dressent des espaces aux usages définis, patrimoniaux ou non, dans des villes : la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (Hôtel Lamoignon), la Bibliothèque Forney (l’Hôtel de Sens), le Musée Carnavalet, la mairie du 4ème arrondissement, mais aussi une chapelle du XIe siècle juchée au sommet d’un village du Gard (La Capelle-Masmolène), un évêché, celui d’Uzès, la Machine du Moulin Rouge (ancienne « Loco » de Montmartre, une discothèque), une boulangerie ou encore la mairie de Briare-le-Canal dans le Loiret se sont trouvés être les théâtres éphémères d’un projet que nous avons appelé : Les Trois Mousquetaires, La Série.
Nous jouons dans ces espaces, urbains et variés ; nous jouons ces espaces : leurs cours, leurs escaliers, leurs fenêtres, leurs jardins, leurs portes, leur béton ici, leurs pavés là, leurs contraintes et leur histoire aussi, plus ou moins longue, plus ou moins prestigieuse. Autrement dit, les formes et les éléments de l’architecture deviennent acteurs du spectacle, mais sont aussi détournés par nous. Ils constituent, à côté du roman, notre contexte.
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La résistance des lieux
Paris, Mai 2015. Le projet investit le 4ème arrondissement.
Trois spectacles, soit trois Saisons ((Ces 3 spectacles constituent la première grande partie du roman et correspondent en gros à l’arrivée de D’Artagnan à Paris et à la résolution de l’intrigue des ferrets. Ils étaient, en mai 2015, pour la première fois représentés les uns à la suite les uns des autres, à intervalles réguliers, dans un même quartier. De sorte que chaque week-end, dans un nouvel hôtel particulier du Marais, au cours de rendez-vous hebdomadaires qui réuniront progressivement amis, personnels employés, touristes et habitants de l’arrondissement, le roman-feuilleton de Dumas se déroulait sous le format d’un théâtre-série, c’est-à-dire par Saisons, soit des spectacles d’une heure-trente à deux heures, et par Épisodes, chacun de 30 minutes.)) sont présentées dans trois lieux différents du quartier du Marais, sous la forme d’un feuilleton, ou d’une série théâtrale :
- la Saison 1 (Épisodes 1, 2, 3) – L’Apprentissage – a lieu le 9 et 10 mai dans la Mairie du 4ème arrondissement de Paris, organisateur officiel de l’ensemble
- la Saison 2 (Épisodes 4, 5, 6) – D’Artagnan se dessine – les 23 et 24 mai dans la cour de la Bibliothèque Forney (Hôtel des Archevêques de Sens)
- la Saison 3 (Épisodes 7, 8 et 9) – Les Ferrets ou L’honneur de la Reine – les 30 et 31 mai dans les deux cours adjacentes de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP) (Hôtel Lamoignon).
Deux de ces bâtiments sont classés aujourd’hui au titre de « Monuments Historiques », répertoriés dans la base « Mérimée » – base de donnée sur le patrimoine architectural français du ministère de la Culture : l’Hôtel de Sens, donné par Charles V à son archevêque et reconstruit en 1519 avant que Marguerite de Valois, la fameuse Reine Margot, y réside lors de l’annulation de son mariage avec Henri IV ; et l’Hôtel Lamoignon, édifié en 1584 par Diane de France.
Les vieilles pierres, les grands noms et les grands siècles, cela force le respect : on s’incline.
De même, on se soumet à l’attirail de lois qui corsette la vie dans ces lieux, devenus aujourd’hui des bibliothèques, et limite rigoureusement les déplacements des corps, leur utilisation des espaces disponibles. Il faut se plier aux règles. On nous répète que le silence, notamment, est de mise (nous nous adapterons pour les répétitions) et avis au spectateur qui pénètrera dans les salles de lectures, ou les « magasins » (pas question, par exemple, que le public traverse la belle salle de la BHVP pour accéder aux jardins de l’arrière-cour, où nous avons envisagé un moment de jouer un épisode). Jouer dans des espaces publics et ouverts, ce n’est donc pas simplement « jouer dehors », comme on le demande aux enfants pour qu’ils aillent faire leur bruit ailleurs, ou jouer « librement », hors cadre. C’est substituer aux contraintes habituelles de l’édifice théâtral celles de bâtiments différents, voués à d’autres usages, mais qui restent sous la responsabilité, le financement et la gouvernance de l’État.
Or, nous n’occupons pas de salle de spectacle en particulier, ni de cour dévolue à cet effet ; nous n’installons pas de scène ni de plateau comme on pourrait le faire sur une place ou dans la rue (selon le principe du théâtre de tréteaux ou d’un théâtre de rue) ; nous ne recomposons pas de lieu de jeu unique, séparé du public par un écart, une distance, ou un dénivelé. Tout au long de ce parcours, au contraire, nous cherchons à travailler avec l’ensemble formé chaque fois par les corps des spectateurs et les corps des bâtiments ; soit la totalité des espaces et des contraintes imposés par chacun.
À partir de là, l’objectif de celui qui nous accueille, directeur ou conservateur – outre, précisément, la conservation des murs et des meubles – est de faire en sorte que l’organisation de la vie dans le lieu (le silence, la brièveté et la fluidité des passages dans la cour, la concentration des employés) soit le moins possible modifiée, dérangée par notre venue. Notre objectif : que notre venue, c’est-à-dire le spectacle, bouleverse autant que possible nos manières de nous conduire, de nous mouvoir et de regarder ces lieux ; soit obtenir le plus possible d’autorisations pour utiliser un maximum de fenêtres, de portes, de salles, pouvoir passer par tous les couloirs, les tours, les cryptes, les souterrains, les terrasses, les toits mêmes, apparaître là où l’on ne nous attendait pas, disparaître de même, se faufiler entre les pierres, les colonnes, les buissons : tout essayer, tout demander, tout obtenir. Aussi, chaque répétition dans les murs donne lieu à de nouvelles négociations, car chaque répétition révèle de nouvelles possibilités inexploitées de l’espace, et nous guettons la moindre occasion de gagner une fenêtre de plus, un bout de jardin supplémentaire, et de nouvelles permissions de passages par tels et tels bureaux, afin de fluidifier les trajets des acteurs, d’accroître encore leur vitesse d’apparitions/disparitions entre deux positions différentes. Le résultat de la rencontre entre ces deux endroits d’exigences, c’est le spectacle.
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Accidents, anachronismes et désordres
Alors, nous adaptons le roman de Dumas, mais nous ne l’adaptons précisément pas « au théâtre » ou « à la scène », comme on dit. En d’autres termes, nous n’adaptons pas le roman pour ce type d’espaces : ces « boîtes noires ». Neutres et vides, celles-ci sont conçues pour accueillir, en un carré de lumière et une ou deux heures du temps, toutes les fictions, toutes les images. De notre côté, nous ne concentrons la fiction ni dans le temps — c’est le principe de la série — ni dans l’espace : chaque saison se joue à une nouvelle adresse, et au cours de la soirée même, au sein du même lieu, chaque épisode exige des spectateurs qu’ils se déplacent. Les façades exploitées ne sont jamais les mêmes, ni les points de vue sur le bâtiment. Aussi, toutes les demi-heures (la durée moyenne d’un épisode), tout le monde bouge : il faut courir vers le nouveau lieu de jeu. Les chanceux qui ont réussi à obtenir un siège1 le transportent avec eux, et l’on assiste ainsi toutes les 30 minutes à de grandes vagues de « migrations » des spectateurs, entre deux cours, entre deux jardins. Et puis, quand bien même il arrive que l’on se fixe en un point avec sa chaise, le regard, et avec lui le haut du corps restent mobiles, car les acteurs surgissent en permanence de partout au-dessus, en-dessous, devant, derrière et tout autour de soi.
Enfin, nous adaptons ce roman à la ville, et plus précisément, dans le cas du mois de mai 2015, à un quartier. À ses bâtiments, donc, et à ses lumières. Nos seuls projecteurs, en dehors du soleil, sont les éclairages publics, souvent légers dans de tels lieux. Ce qui implique aussi des horaires de jeux : il faut finir avant la nuit. Aussi, nous jouons le plus souvent à « l’heure de l’apéro », et en conséquence, amenons ce qu’il faut : vin, bière, sirop, cakes, bretzels. Nous installons un bar contre un mur. Les spectateurs peuvent boire et manger pendant le spectacle.
Bouger, donc, voire courir, mais aussi boire, manger, parler même, et le tout en plein jour, avec les bruits des camions à poubelles — c’est le moment où la « séance théâtrale » a ses airs de kermesse.
Et c’est vrai qu’entre de tels murs, les verres en plastique, les bouts de pain, les olives, les nappes tâchées de vin rouge, cela fait désordre.
En somme c’est ce que nous faisons – désordre. En tous cas, c’est ainsi que l’on pourrait nommer une pratique systématique de l’utilisation de ces espaces : entre la re-création d’un lieu dans le lieu, et la véritable invasion, entre appropriation et détournement, entre le réflexe de faire nôtres les contraintes que nous imposent le contexte, la transformation du contexte lui-même, et l’invention de nouvelles données fictionnelles liées à ce contexte-même. En mai dernier, ces lieux consacrés de la « beauté » architecturale de la ville de Paris, ces lieux historiques et patrimoniaux, étaient donc à la fois le décor mais aussi la matière de notre adaptation. Non seulement nous nous incrustions (au sens propre et figuré du terme) « dans les murs », mais nous nous servions aussi des spécificités de construction de chaque bâtiment pour repenser les dynamiques des scènes et des dialogues, réécrire certains passages, certaines répliques, voire recomposer l’allure des personnages. Ainsi, la nécessité d’utiliser telle sortie marquée « TOILETTES » dans la cour de la bibliothèque Forney fait faire mille contorsions à Louis XIII avant qu’il ne disparaisse, laissant s’échapper un furtif « je vais aux waters » à l’intention du Capitaine des Mousquetaires ; de même, la représentation de l’Épisode 1 (Saison 1) dans le Fournil de la boulangerie Poilâne en mars 2015 avait transformé occasionnellement le couple des « Aubergistes » en « Boulangers », et Rochefort, l’espion du Cardinal, ne s’y trouvait lui-même non plus pour passer la nuit, mais pour acheter sa baguette ; et ainsi de suite… Chaque contrainte ramène ainsi du jeu, et le tire parfois jusqu’aux solutions les plus improbables au regard du roman. Ces écarts, ces sorties de route par rapport au récit nourrissent ainsi, et toujours autrement, l’adaptation : soit la mise en action par nous, aujourd’hui, du monde des mousquetaires tel que Dumas, au XIXe siècle, le représente.
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Fictions sécuritaires
« Donnons-leur de la sécurité : cela est politique. »
Louis XIII in Dumas Alexandre, Les Trois Mousquetaires, Chap. XV « Gens de robes et gens d’épée » ([1844] 1991 : 141)
Les romans historiques de Dumas investissent avec prédilection la ville de Paris (Schopp, 2015). Les fastes du Louvre et de la Cour côtoient une ville noire, dangereuse, où sont perpétrés toute une série de crimes. Paris est le théâtre de la terrible nuit de la Saint-Barthélemy racontée dans le chapitre « la chasse à l’homme » de La Reine Margot (Dumas, 1845). La nuit y rend toujours propice le crime et le vol « dans ce temps où les rues étaient des coupe-gorge, où le guet était à peu près inconnu, sous la protection de la sentinelle du donjon, qui pouvait non pas les secourir, mais tout au moins par ses cris appeler à l’aide et effrayer les malfaiteurs. » (Dumas, 1988 : 553). Même les sages moralistes du Grand Siècle ne sont pas à l’épreuve du feu « dans un Paris plus vieux de cent ans que celui où Boileau se réveillait au bruit d’une balle perçant son volet. » (Dumas, 1988 : 233) Enfin le problème de la sécurité urbaine jalonne l’histoire des Trois Mousquetaires. On y pratique le duel contre les édits dans des « endroits clos et couverts » (Dumas, [1844, chap. IV. « L’épaule d’Athos, le baudrier de Porthos et le mouchoir d’Aramis »] 1991 : 44). Constance Bonacieux, la jeune première, s’y fait enlever par deux fois. On y raconte les frasques d’hommes errants dans Paris, et qui cherchent désespérément (ou pas) une occupation, une direction à donner à leurs trajectoires éparpillées, à leurs vies décousues, et ces hommes, de garde, sont pourtant toujours armés.
Justement, il existe une habitude oubliée, propre au temps des mousquetaires, en vigueur dans la ville. « D’Artagnan, suivant l’étrange coutume du temps, se regardait à Paris comme en campagne, et cela ni plus ni moins que dans les Flandres » (ibid. [1844, chap. XI « L’intrigue se noue »] 1991 : 99). Une permission est accordée au soldat, celle d’observer le même comportement sur le champ de bataille, en campagne, dans la guerre, qu’en ville, en état de paix. Une étrange coutume, un vide juridique, dirait-on aujourd’hui. Le mousquetaire est avant tout soldat, formé, entrainé et rompu aux exercices de la guerre ; rempli du prestige et de la noblesse qui lui sont attachés. Or, l’art de la guerre des mousquetaires ne rencontre jamais, dans le roman de Dumas, un champ de bataille à l’étranger, une campagne de Flandres, où il pourrait se déployer. On ne voit jamais Athos, Porthos et Aramis accomplir objectivement ce pour quoi ils ont été appelés, ce pour quoi ils sont rétribués : « faire la guerre » à l’ennemi extérieur, à l’Espagne, ou à l’Angleterre. Le terrain de leurs jeux dangereux, des passes d’armes, et du conflit, c’est étonnamment : la ville. C’est dans l’état de paix, en plein Paris, qu’ils viennent porter la guerre, la guerre comme on la fait dans les Flandres, la guerre de siège. Dans le chapitre VI, une partie de jeu de paume dégénère en bagarre et les mousquetaires font « le siège de l’hôtel du duc de la Trémouille » où se sont réfugiés les gardes du cardinal. Après les événements, Louis XIII s’en prend à leur capitaine, Monsieur de Tréville :
Est-ce pour cela que je vous ai nommé capitaine de mes mousquetaires, que ceux-ci assassinent un homme, émeuvent tout un quartier et veulent brûler Paris sans que vous en disiez mot ?
Et, plus loin :
N’allez-vous pas dire qu’ensuite [les mousquetaires] n’ont pas fait le siège de l’hôtel du duc de la Trémouille, et qu’ils n’ont point voulu le brûler ?! Ce qui n’aurait peut-être pas été un très grand malheur en temps de guerre, vu que c’est un nid de huguenots, mais ce qui, en temps de paix, est un fâcheux exemple. (ibid. [1844, chap. VI. « Sa majesté le roi Louis treizième »] 1991 : 64)
Le roi rétablit ici la distinction entre l’état de guerre et celui de la paix. Une distinction que les mousquetaires, censés pourtant le protéger, ne font jamais.
C’est que le Paris des mousquetaires, la France même qui est la leur, est celle d’un état en transition. Pris entre la poussée d’un pouvoir législatif en marche, les premiers cris d’un ministère de l’intérieur qui n’existe pas encore sous ce nom, et la pullulation de révoltes sourdes ou publiques, de contre-pouvoirs religieux et politiques, ces hommes qui forment la garde rapprochée de Louis XIII sont en conflit permanent avec ceux qui gardent l’État (qui curieusement n’est pas, n’est plus, le Roi), ceux qui gardent les gens, enfin ceux qui gardent la ville : les hommes du Cardinal de Richelieu. C’est ce conflit-là, cette « affaire d’intérieur » en somme, c’est cette haine tenace entre deux corps de garde qui est le véritable moteur de l’histoire. Parce qu’il y a bien « deux partis en France, deux têtes à la Royauté » (ibid. [1844, chap. VI. « Sa majesté le roi Louis treizième »] 1991 : 64) et parce qu’à travers eux ce sont deux régimes politiques qui se croisent, la monarchie féodale laissant bientôt la place à une monarchie de type absolu, l’on comprend que la paix n’est pas le mot qui convient à décrire le Paris des mousquetaires, du point de vue, du moins, des mousquetaires. Au contraire, pour eux, c’est toujours et partout : « la guerre, la guerre civile, Monsieur le Capitaine ! » comme le crie joyeusement Bernajoux dans l’adaptation. Et c’est un peu de cette guerre-là que nous ramenons dans le patrimoine historique parisien de 2015.
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Notre épopée
La série Homeland enregistre la montée des angoisses américaines face à la menace terroriste, venue du Moyen-Orient. Elle montre aussi les mesures souvent inquiétantes mises en place par les institutions (para)militaires pour assurer la sécurité de l’État-maison-famille pendant que la guerre gronde à l’extérieur. La série The Wire donne à voir les multiples ramifications du trafic de drogue à tous les échelons de la ville de Baltimore et notamment la crainte des habitants pour leur sécurité. Elle donne aussi à voir un autre trafic : celui des chiffres de la criminalité, maquillés par l’institution policière à des fins électorales. Notre époque produit en masse et en série des fictions sécuritaires. Des récits dont l’intrigue repose sur le maintien de l’ordre. Des récits qui captent l’état désirable mais politiquement suspect de la sécurité. Des récits qui dévoilent aussi par endroit la sécurité comme fiction institutionnelle. Au milieu d’eux, on voit se débattre des héros dont on ignore s’ils apportent par leurs actions la paix ou le chaos. Dans la ville et dans le feuilleton, Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan sèment tour à tour la protection et le trouble.
Les dispositifs et les institutions du patrimoine en ville nous présentent, à leur manière, une autre espèce de fiction sécuritaire, que nous expérimentons à chaque travail de mise en scène. « Pour ceux qui l’édifient comme pour ceux qui en reçoivent les avertissements, le monument est une défense contre le traumatisme de l’existence, un dispositif de sécurité. » écrit Françoise Choay dans son Allégorie du patrimoine (1999). Témoignages d’une histoire qui rassure par sa pérennité, les murs des monuments patrimoniaux évoquent et produisent en sourdine des morceaux de récits paisibles. Ils représentent le stade pétrifié d’une fiction sécuritaire devenu dispositif. C’est donc avec et aussi contre ces murs que nous essayons, par le récit de Dumas, de nous inscrire et de travailler, comme l’auteur des Mousquetaires, une forme de monumentalité paradoxale, qui n’a justement rien de paisible .
Représenter des rapports de pouvoir et des épreuves de force qui se jouent dans la ville, c’est donc l’une des tâches principales qui nous échoie. Combats de rue, siège d’un hôtel, émeutes et blessures… autant d’endroits risqués pour nous, pour la crédibilité du jeu. La force la plus attractive du roman, sa dimension épique, est précisément celle qui nous met le plus en difficulté. D’où le choix répété de dispositifs immersifs, où les spectateurs sont impliqués dans les situations, et nous aident, curieusement, à les fabriquer. Car qui mieux que la foule (des spectateurs) peut jouer la foule ? Celle des cardinalistes réfugiés dans l’hôtel de La Trémouille le temps du combat, celle des habitants indignés lors d’un conseil de quartier, ou celle de la cour animée de Louis XIII ? Les spectateurs sont nos témoins et nos figurants. Nul besoin alors de symboliser le nombre, il est là et on s’en sert. Les lieux nous aident aussi : ils deviennent les murs, réels, contre lesquels on frappe, et leurs portails sont bien les portes par lesquelles on entre. Enfin, surtout : plus grand chose n’a besoin d’être métaphorique. Les spectacles n’affichent presque jamais de ces conventions (allégories, symboles, métonymies et métaphores) qui sont pourtant le propre de l’art théâtral : un foulard rouge pour du sang, une fourchette pour une épée, un grand coup de pinceau pour une blessure. Au contraire, même dans les actions les plus absurdes, les gestes restent réels. L’assaut et la tentative d’incendie de l’Hôtel de la Trémouille sera un assaut de fumigènes, de pétards, de fruits et de légumes – des projectiles qui rejailliront bel et bien sur les têtes des spectateurs. Autre exemple, la représentation des gardes du Cardinal, dans l’adaptation, est celle de la police française. Vestes bleu-marines, lunettes de soleil, matraques. Quand les gardes font irruption au cours du premier duel entre Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan, ce sont les « flics » (les nôtres !) qui déboulent en voiture, avec sirène et gyrophare. C’est notre Paris, et nos dispositifs de sécurité, à nous, qui s’invitent au milieu de la représentation, alors qu’elle-même ne représente pas d’autre décor que ces murs, que cette ville. Quelque chose d’étonnant se passe alors, de l’ordre de la répétition ou de la tautologie : Paris advient dans Paris. La ville performe le roman. Mais l’inverse est juste aussi.
Nous ramenons donc un peu d’aventure dans une ville qui pourrait bien être de moins en moins la nôtre. Nous la rejouons avec ce qu’elle peut comprendre d’incongru autant que d’héroïque, et surtout de vivant. La complication des protocoles à suivre pour mettre en place ce genre d’événements l’indiquent : ce n’est pas approprié. Alors nous insistons. Nous négocions. Nous travaillons et creusons la place à cet inapproprié, à l’impropre, au désordre, et, si possible : à un peu de grandeur.
Clara Hédouin et Romain De Becdelièvre
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Après une licence d’Arts du spectacle à Paris III et un Master de Lettres Modernes à la Sorbonne (Paris IV), Romain De Becdelièvre collabore à plusieurs émissions sur France Culture. Il travaille actuellement pour Les Nouvelles Vagues (produites par Marie Richeux) et depuis 2012, il collabore avec le Collectif 49701 en tant qu’auteur et conseiller dramaturgique. Il publie notamment « Alexandre fuckin’ Dumas, comment armer un texte ? » dans la revue Vacarme en 2014 ; et en 2015 il participe à un colloque sur la littérature de contrebande à l’Université de Sfax en Tunisie avec « Entre César et Mandrin, topologie et axiologie du héros chez Dumas ».
romain.becdelievre AT radiofrance DOT com
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Clara Hédouin intègre l’École Normale Supérieure de Lettres et de Sciences Humaines à Lyon en 2008 et commence sa formation au Studio-Théâtre d’Asnières en 2011. Elle lance alors le projet des Trois Mousquetaires — La Série, avec Jade Herbulot, et crée le Collectif 49 701 où elle travaille comme auteure, metteuse en scène et comédienne. Depuis, elle a poursuivi sa formation à l’École du Jeu et a notamment travaillé sous la direction de Gwenaël Morin au Théâtre du Point du Jour à Lyon et au Palais de Tokyo. Parallèlement, Clara poursuit une thèse de doctorat en Études théâtrales à l’Université de Rennes II, sous la direction de Sophie Lucet.
clara.hedouin AT gmail DOT com
Les Trois Mousquetaires, La Série, est un projet de série théâtrale mené par le Collectif 49 701 depuis 2012. La première trilogie a été achevée en 2015, avec trois premiers spectacles ou Saisons qui sont régulièrement en tournée dans des espaces publics parisiens. Le deuxième cycle commencera cette année en septembre avec la création de la Saison 4, dans le 4ème et le 11ème arrondissement de Paris. »
DATES à venir (2016) :
– 22 Mars à 17h et 23 Mars à 20h, à La Générale Nord Est, 14 av. Parmentier : SAISON 3
– 1er Avril à 19h, dans la Mairie du 18ème, Jules Joffrin : SAISON 1
– 14 mai à 19h et 15 mai à 17h, Conservatoire Hector Berlioz, Mairie du 10ème : SAISON 2
– 11 et 12 juin, (horaire indéterminé), Château de Versailles : SAISON 3
– 22, 23, 24 juillet, Jardins de Bercy (horaire indéterminé) : SAISON 2
– 9 Août, Briare le Canal, 20h : SAISON 2
– 4 Septembre, Yèvres le Châtel, 15h : SAISON 4
– Septembre, Mairie du 4ème et du 11ème arrdt de Paris, (dates et horaires indéterminés) : SAISON 4
Site internet du collectif 49 701 : www.collectif49701.com
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Illustration de couverture : Salut de la Saison 3, Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, le 31 mai 2015
(©Mélodie Daumas)
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Bibliographie
Ardenne, P., 2002, Un Art contextuel, Flammarion.
Barthes, R., « Les Trois Mousquetaires » Théâtre Populaire, 1959, in Écrits sur le théâtre, 2002, Seuil.
Buren, D., 1998, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter ? Sens & Tonka.
Choay, F., 1999, L’Allégorie du patrimoine, Seuil.
Dumas, A., 1991, Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Robert Laffont, coll. « Bouquins ».
Dumas, A., 1988 La Reine Margot (1845), La Dame de Monsoreau (1846), Les Quarante-cinq (1847), Mercure de France.
Schopp, C., 2015, Le Paris de Dumas, Alexandrines
- Ce mois de mai, c’était la Mairie du 4ème arrondissement qui avait bien voulu nous les fournir. Mais comme souvent dans des lieux publics et non voués à la chose théâtrale, la quantité de chaises disponibles pour ce genre d’événement reste limitée. Cette fois, malgré les nombreux efforts du personnel pour en obtenir plus, le nombre de chaises était réduit à la cent-cinquantaine quand le nombre de spectateur, lui, ne cessait de croître au fil du spectacle, l’entrée étant libre et le quartier passant. [↩]