#3 / La moralité des espaces publics dans le quartier des plaisirs maltais
Elise Billiard
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L’article d’Elise Billiard au format PDF
À Malte, le quartier de Saint Julian’s nommé Paceville est un espace de détente privilégié. En été ce sont des milliers de touristes et de Maltais qui arpentent la nuit les rues où s’alignent les discothèques, bars et club de strip-tease et qui viennent se détendre sur les petites plages entre les baies de Spinola et Saint-George. Cependant, les plaisirs des uns ne sont pas toujours ceux des autres. La congestion automobile, la consommation d’alcool sur la voie publique, la tenue dénudée de nombreuses femmes et les dégâts causés par ces visiteurs nocturnes sont vécus par les résidents comme des atteintes à leur espace de vie.
L’espace public est ici la scène sur laquelle se jouent les conflits territoriaux. Chaque partie cherche à imposer ses normes de comportement pour défendre son espace de vie. L’espace public est révélé comme un lieu où s’exercent des luttes territoriales et non comme espace ouvert à tous sans distinction. Cet article vise à montrer comment les plaisirs urbains, lorsqu’ils transgressent les normes légales ou tacites de comportement agissent de facto comme des appropriations de l’espace. On illustrera cette proposition par l’évolution des comportements sur une plage de Paceville. Avec la propagation des discothèques et des hôtels, la petite plage rocheuse qui était jusqu’alors principalement un espace récréatif pour les habitants et dont les normes comportementales étaient basées sur un fort réseau d’interconnaissance typique à Malte, est aujourd’hui désertée par les résidents qui s’adaptent mal à une certaine libéralisation des mœurs visible dans les nouveaux codes vestimentaires et la transgression des interdits sexuels locaux. Cet exemple révèle que l’espace public en général est moral parce que son accès est délimité par les normes comportementales. Ce parallèle entre moralité et territoire est au cœur de cette analyse.
Mais avant tout, il me faut dresser la scène, comprendre les dynamiques intrinsèques de ce quartier. Quelles sont les conditions politiques et sociales qui ont permis la concentration récente des loisirs urbains sur un espace si réduit ? De plus la spécificité de Paceville réside aussi dans le type de relations entre individus qui s’y joue. En effet, dans le plus petit État de l’Union européenne, la venue en masse de visiteurs étrangers remet en cause les systèmes de normalisation qui, à Malte, sont basés sur une interconnaissance diffuse. Cet anonymat des visiteurs de passage ne permet plus aux résidents de faire respecter leur vision morale. Cette nouvelle tendance confirme la spécificité de ce quartier qui nécessite la mise en place d’un nouveau mode de vie en commun dans lequel l’État maltais joue un rôle nouveau. Ainsi, l’État tente de négocier des décrets auprès de GRTU (General Retailers and Traders Union) et de la MHRA (Malta Hotels and Restaurants Association) pour normaliser les comportements festifs dans les rues de Paceville.
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Un espace de villégiature
Malte est le pays le plus densément peuplé de l’Union européenne avec une superficie de 316 km2 et une population excédant les 400 000 habitants1. À cette population s’ajoute en moyenne un million de touristes par an2. L’économie nationale dépend en grande partie du tourisme et de la construction immobilière mais également des services financiers et portuaires. C’est dans ce contexte que la place de Paceville prend toute sa signification, ce quartier étant à la fois représentatif de la densité urbaine croissante à Malte et du rôle central que joue le tourisme dans l’économie nationale. Jetons un regard sur les origines de ce quartier pour comprendre ce qui a rendu possible une telle concentration d’établissements touristiques dans un pays déjà très urbanisé.
Au début du XXe siècle, Paceville n’existait pas, mais déjà les loisirs balnéaires y étaient présents. Les champs cultivés étaient dominés par deux grandes résidences aristocratiques : le palais de Spinola construit en 1688 par le grand maître de l’Ordre de Saint Jean pour accueillir ses hôtes, et plus tard en 1830, la résidence d’été du marquis Emmanuel Scicluna, un entrepreneur maltais renommé. Au pied du majestueux palais de Spinola, un minuscule port de pêche était implanté. L’espace était relativement désert si ce n’est l’été lorsque l’élite maltaise se retrouvait dans les palais mentionnés.
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C’est en 1936 que commença l’urbanisation de cette partie de la côte maltaise. Pendant la colonisation britannique (1802-1964), l’expansion de Sliema, la ville coloniale, colonisa petit à petit le village mitoyen de Saint Julian’s qui avait été jusqu’alors un espace de villégiature pour la noblesse maltaise. C’est dans ce cadre qu’à l’extrémité ouest de Saint Julian’s, au milieu des champs, l’entrepreneur et juge maltais Guizeppe Pace fit construire trois rues d’habitations de style colonial qui furent louées aux officiers britanniques. C’est ainsi qu’apparut Paceville du nom du promoteur immobilier. À l’origine Paceville était donc une résidence pour les colons britanniques.
Ce n’est qu’à l’aube de la décolonisation (1964) et du départ des troupes britanniques, que le hameau accueillit une population maltaise. Les habitants étaient en majorité de jeunes couples, le plus souvent originaires de Sliema, qui commençaient là leur vie familiale. L’ordre des Augustiniens fit construire une église pour ces résidents catholiques, financée par Giuzeppe Pace. Le monastère augustinien établit également une école sur son terrain. À quelques mètres de là sur la pointe Dragunara, le marquis Scicluna transforma sa résidence d’été en ce qui fut le premier casino maltais, la quintessence du chic à Malte à cette époque, et dans lequel les résidents venaient danser et s’amuser. Une petite communauté homogène se constitua donc, encore présente aujourd’hui bien qu’affaiblie.
Au lendemain de l’indépendance, en l’absence de plan d’aménagement du territoire, sur la côte qui était jusque-là déserte, cinq ou six hôtels de luxe (la Villa Rosa, puis le Hilton, le Sheraton et le Saint George Complex, le Cavalieri) furent bâtis en un temps record. Ces bâtiments imposants qui accueillaient des milliers de touristes transformèrent complètement le paysage et eurent un impact décisif sur la destinée du quartier. Paceville venait d’être choisi comme zone prioritaire touristique par un État maltais qui pensait combler le vide laissé par les troupes militaires britanniques par un tourisme de masse.
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À la fin des années 1980, alors que la petite baie de Spinola ainsi que le hameau central voient de plus en plus de restaurants et de discothèques s’implanter, la situation devient tendue. En 1989, un premier rapport commandé par le secrétariat du tourisme identifia Paceville comme étant une aire d’amélioration prioritaire (Priority Improvement Area) nécessitant une réorganisation du trafic routier, l’introduction de zones de stationnement, la réduction de la congestion piétonne le soir et la création d’espaces publics (Howarth & Howart, 1989). Cependant, ne furent retenues que les propositions favorisant les plaisirs nocturnes et balnéaires : piétonisation et pavement des rues accaparées par les discothèques et les clubs de strip-tease et ensablement de la petite plage de St George ; tandis que la collecte des ordures nocturnes n’est toujours pas organisée et que les rues résidentielles ne sont pas entretenues.
Aujourd’hui le quartier est encore plus enclavé et segmenté avec la construction d’une gated community (Pender Garden) et l’expansion constante du complexe de Portomaso dont la tour terminée en 2001 demeure la plus haute de l’archipel avec ses 98 mètres de haut. La finance internationale semble désormais être la ressource économique prometteuse avec l’ouverture en 2013 de la tour de la FIMbank dont les employés en très grande majorité étrangers habitent dans les appartements luxueux de Portomaso et de Pender Garden et viennent le soir se détendre dans les discothèques et les clubs de strip-tease. Le gouvernement nationaliste suit cette tendance et Malta Tourism Authority fait savoir que la « régénération » des rues piétonnes en 20123 fait partie du projet de faire de Paceville « un centre d’activités 24 heures sur 24 »4 (Malta Independent, 2012)5.
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L’espace public comme espace de négociation perpétuelle
Dans les journaux locaux, chaque mois, un article ou une lettre sont publiés rappelant l’état déplorable des trottoirs, le manque de places de stationnement gratuit, la congestion automobile incessante, l’empiétement des terrasses de bars et restaurants sur la voie publique. D’autres plaintes visent plus largement le comportement des touristes qui sont accusés de ne pas suivre les règles locales de savoir-vivre. La transgression de l’interdiction de bronzer seins nus ou de se promener en maillot de bain dans la rue, le bruit causé par les voitures munies d’une sonorisation puissante, les excréments laissés sur les trottoirs et sur le parvis des habitations sont très souvent rappelés lors des entretiens que j’ai menés auprès des résidents6. Plus largement, le sentiment d’être menacé par la transgression de cette « bonne moralité »7 comme le résume un habitant, semble être le point majeur des reproches que les résidents font aux autorités c’est-à-dire à la municipalité et au gouvernement. De l’autre côté, les gérants de bars et des clubs se réjouissent de la libéralisation des mœurs concernant la consommation d’alcool et les plaisirs érotiques. Se positionnant contre ce qu’ils appellent une pensée moyenâgeuse, ils réclament le droit de chacun à se socialiser et à se divertir. De nombreux Maltais associent Paceville avec une certaine licence qui n’est pas possible dans leur environnement familier. D’une manière générale, la nuit et le jour forment à Paceville deux espaces temporels opposés.
Il me semble qu’ici se révèle une part importante et peu étudiée de tout espace public : sa normativité morale. Dans les lignes qui suivent je voudrais développer l’idée que l’établissement de normes comportementales est un moyen de délimiter et de défendre un territoire et que par conséquent, la transgression de ces règles implique une réappropriation du territoire par les transgresseurs8.
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Depuis quelques années l’espace public fait l’objet d’une attention nouvelle dans les sciences sociales. J’utilise ici une notion restreinte de l’espace public comme espace de pratique sociale des individus, caractérisé par son statut public et qui ne peut pas, par conséquent, être la propriété d’un particulier comme c’est le cas d’un hôtel, d’un centre commercial ou d’une discothèque. Concrètement l’espace public c’est ici la place, la rue, la plage publique c’est-à-dire des espaces potentiellement accessibles à tous et à tout moment, mais qui dans les faits et c’est l’objet de cette analyse, sont des lieux d’affrontements.
Doreen Massey note un souci général concernant « le déclin de l’espace public dans la ville néolibérale » (Massey, 2005 : 152). La privatisation de l’espace est en effet regrettable. Néanmoins, il ne faudrait pas idéaliser l’espace public comme espace ouvert permettant la totale liberté d’expression comme le fait Richard Rogers (Urban Task Force, 2005). Souvent défini par opposition à l’espace privé, l’espace public n’est pas cette place vide au centre de la ville, mais bien au contraire un espace de contestation ou les luttes territoriales se matérialisent. Si la privatisation des espaces publics aujourd’hui est l’objet de nombreuses études, leur appropriation par l’imposition de nouvelles normes comportementales est rarement mise en lumière.
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Il faut donc observer comment se négocie la fréquentation d’un espace public. Prenons le cas de la petite plage rocheuse coincée entre les deux immenses complexes hôteliers de Portomaso (Hilton) et Westin Dragonara. Cette plage est l’accès favori à la mer des habitants du hameau sans doute par sa proximité et parce qu’elle est un peu en retrait, à l’abri du ressac. Dans les années 1970, les enfants habitant le hameau se retrouvaient quotidiennement à l’entrée de la plage. D’après les témoignages des résidents, les enfants devaient ensuite attendre la venue d’un voisin adulte qui prenait la responsabilité de descendre avec les enfants sur la plage. Cet exemple révèle la confiance qui existait entre les résidents mais elle révèle aussi combien cette plage et les rues avoisinantes étaient perçues comme un territoire sécurisé. Aujourd’hui, la plage est devenue difficilement fréquentable par les résidents vieillissant qui ne perçoivent plus ce lieu comme sûr.
La nuit, la petite plage prend un tout autre visage. Très mal éclairée, sans chemin, ni banc, ni aucun aménagement municipal, mais pourvue de quelques buissons, elle offre une obscurité propice aux comportements festifs et intimes. En été, cette plage est un lieu de socialisation privilégié pour les étrangers et les Maltais, qui viennent souvent en petits groupes ou en couple. Mais au matin, les habitants se plaignent de retrouver « leur » plage recouverte de débris de verre, de préservatifs et de seringues. Dans ces conditions il devient difficile pour eux de s’y rendre sereinement pour se baigner ou pour pêcher à la ligne comme c’était le cas il y a vingt ans. Pour mettre fin à ce qu’ils ressentent comme une « invasion », les habitants s’en sont tout d’abord référés aux agents de police mais sans qu’aucune restriction ne soit imposée. Lors d’entretiens menés en 2013, deux habitants me suggèrent sans trop y croire l’interdiction de l’accès à la plage la nuit. Pour mettre en place cette mesure, ils imaginent un gardien de nuit à l’entrée de la plage ou une haute grille de fils barbelés.
Deux points m’apparaissent intéressants ici. Tout d’abord le fait que les comportements nocturnes ont pour conséquence une colonisation du territoire des habitants. Même si la plage est un espace public en principe ouvert à tous, elle appartient de fait au groupe d’individus qui parvient à imposer ses normes comportementales. Aujourd’hui il semble que la frontière entre les plaisirs diurnes et les plaisirs nocturnes ne soit plus négociée de façon à laisser à chaque activité son espace et son temps. Les plaisirs nocturnes venant, aux dires des résidents, empiéter sur ceux du jour. Certains gérants de bar interrogés sur ce fait confirment la tendance et répondent avec fatalisme que les résidents « doivent abandonner leur petit paradis »9.
Le second point qu’il me semble important de noter c’est qu’au regard de l’impuissance des policiers à faire respecter les normes comportementales partagées par les résidents, ces derniers pensent à interdire l’accès à la plage, c’est-à-dire à privatiser un espace public. Finalement, les résidents, comme les restaurateurs, les patrons de discothèques ou les hôteliers qui privatisent les trottoirs en installant des terrasses, pensent l’espace public, que ce soit la rue ou la plage, comme un territoire à conquérir sur un autre groupe social et non pas comme un espace ouvert à tous et n’appartenant à personne en particulier ce qui confirme que tout espace est social.
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Une foule anonyme
Si de prime abord on peut simplifier la situation en opposant le groupe des résidents à celui des entrepreneurs, la réalité devient plus complexe à mesure que l’on analyse les dynamiques sociales à l’œuvre dans la gestion urbaine de l’espace. En effet, plusieurs résidents ont joué un rôle dans la transformation de Paceville. Certains ont ouvert des restaurants, des petits commerces ou des agences de voyages, nombreux sont ceux qui ont vendu et laissé leur habitation aux entrepreneurs. Les rapports entre les résidents et l’industrie du tourisme ne sont pas non plus toujours tendus. Les locaux et espaces ouverts des hôtels sont loués par les résidents pour célébrer de grandes occasions, comme des mariages ou des rencontres entre amis ou collègues. L’église Notre Dame de bon conseil qui est le point névralgique de la petite communauté de résidents, a organisé en 2013 sa réception annuelle pour collecter des fonds dans les locaux de l’Hôtel Westin Dragonara.
Par conséquent, si les résidents du quartier d’origine (et non ceux de Portomaso par exemple) accusent souvent les entrepreneurs de faire fortune en ne respectant pas leur espace de vie, ils se plaignent tout autant de l’immobilisme de l’État et de la municipalité qui ne parviennent pas par exemple à installer des toilettes publiques dans un espace si densément peuplé la nuit. Mais il est un acteur de cette dynamique urbaine qui se distingue de tous les autres, ce sont les étudiants étrangers souvent mineurs venus apprendre l’anglais et qui viennent peupler les plages le jour et les bars la nuit.
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Si d’après les gérants de bars ce sont plutôt des Maltais en petits groupes qui causent des troubles à l’ordre public (rixes, violences physiques) et non pas les jeunes étudiants étrangers, c’est pourtant cette catégorie qui est l’objet d’un grand nombre de plaintes des résidents. L’anonymat de cette foule jeune et (en été) largement étrangère ne permet pas la coercition normative habituellement mise en place à Malte.
L’anthropologue Jeremy Boissevain (2013) définit la société maltaise comme étant une société du face à face (« a face-to-face society ») dans laquelle les espaces publics ne sont pas des lieux d’anonymat comme dans les grandes villes, mais des espaces où la rencontre d’amis, de collègues ou d’individus connus de réputation est constante. Les Maltais résument cette perpétuelle attention au regard d’autrui par l’expression usuelle : « Malte est petite » 10. Ainsi, il n’est pas rare d’observer à Malte des individus reprendre en public le comportement ostensiblement nuisible d’un inconnu, en général plus jeune.
En conséquence, à quoi sert-il aux policiers de rappeler à l’ordre un individu urinant sur le parvis d’une habitation puisqu’il sera parti au petit matin et que demain, un autre inconnu viendra transgresser la même règle ? C’est ce qu’un agent de police me fait entendre pour expliquer son laisser-faire évident. L’impuissance de la police, pourtant présente sur les lieux, à faire respecter les normes comportementales en vigueur dans les espaces publics s’explique en partie par cet anonymat qui réduit à néant toute tentative de dialogue. La spécificité de Paceville se trouve aussi ici, dans cet anonymat de la foule nocturne. Cet état de fait nécessite des formes de normalisation liées à la gesellschaft (la mégalopole urbaine) c’est-à-dire un arbitrage de l’État. C’est en tous les cas dans cette direction que semblent se diriger les autorités.
Au regard de l’impossibilité d’imposer des normes par le simple rappel à l’ordre, l’État maltais représenté par la MTA (Malta Tourism Authority) et en accord avec la GRTU (General Retailers and Traders Union ) (représentant ici les hôteliers, restaurateurs, gérants de discothèques et de clubs de strip-tease) a rédigé un décret visant à limiter la consommation d’alcool la nuit dans les rues. Depuis 2008 il est donc interdit de boire de l’alcool dans les rues à partir de 21 heures. Cette interdiction est évidemment dans l’intérêt des gérants de bars, restaurants et discothèques puisqu’elle annihile la concurrence des épiceries qui vendaient de l’alcool à des prix plus bas. Mais cette mesure répond également au paternalisme ambiant puisqu’elle touche surtout la jeune génération et permettrait aussi de limiter la consommation d’alcool chez les moins de dix-sept ans11. De plus, les résidents et les clients des hôtels de luxe ne sont pas mécontents de cette mesure qui réduirait également les quantités de débris de verre.
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Pour le chercheur en sciences sociales, ce décret résume bien le propos développé ci-dessus. L’unicité de Paceville dans le paysage maltais est ici confirmée car nulle part ailleurs n’est mise en place une telle restriction des comportements dans les espaces publics (même pendant les fêtes paroissiales qui donnent pourtant lieu à une alcoolisation avérée). L’anonymat de la foule est la raison d’une telle législation qui est également appliquée dans d’autres pays où les comportements ne sont plus régulés par les relations d’interconnaissances. Afin de défendre leur espace de vie, les résidents et les entrepreneurs demandent à l’État de légiférer et au pouvoir exécutif de faire respecter le décret en vigueur.
Mais l’État a-t-il les ressources suffisantes pour faire respecter ces décrets ? Après plus de cinq années, celui-ci n’a pas réduit les comportements transgressifs et les rues demeurent insalubres à l’aube. Les finances publiques ne sont pas mises à disposition pour garantir la salubrité des espaces publics. Le meilleur exemple étant le petit parc public qui jadis proposait des jeux pour les enfants, et qui est aujourd’hui entretenu par le groupe Thumas (propriétaire du complexe immobilier Portomaso) parce que ni la municipalité ni l’État ne pouvaient garantir sa salubrité. Ce parc qui jadis offrait des jeux pour enfants et qui était aussi, à la nuit tombée, un lieu de socialisation pour les adeptes des discothèques, est dorénavant fermé la nuit. Bien que bien entretenu, ce parc (le seul du quartier) est presque désert, car non seulement les jeux pour enfants ont été démontés mais également de nombreux usages y sont interdits (skate-boards, ballons).
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Cette réglementation de l’usage des espaces publics de Paceville s’accroît par la privatisation et le désengagement de l’État. Il est désormais manifeste que l’industrie du tourisme et du divertissement devra bientôt faire place à la finance internationale, sans doute plus propre et rentable mais qui établira sa propre normativité morale des espaces publics, comme nous l’avons vu dans le cas du dernier espace vert. La construction de la gated community de Pender Garden et de la tour de la FimBank viennent confirmer la tendance. Jusqu’à quand Paceville restera-t-il ce lieu de divertissement, cette « jungle sans loi » (« lawless jungle ») dans laquelle de nombreux comportements illicites étaient tolérés ? Déjà, les restaurants se font plus chics, et certains observateurs notent une réduction du nombre d’individus la nuit. Dans quelques années peut être, Paceville sera propre et scintillante. Suivant le modèle de Portomaso, il sera interdit de jouer au ballon, de faire du vélo ou de boire de l’alcool dans les espaces ouverts (rues, marina, plage) qui seront privatisés et sous la surveillance constante des gardiens et des caméras. Alors une certaine nostalgie pour les nuits endiablées de Paceville naîtra sûrement.
ELISE BILLIARD
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Élise Billiard est Visiting Lecturer au Département de Sociologie de l’Université de Malte. Ses thèmes de recherche sont le nationalisme, l’anthropologie urbaine, l’espace public, la culture matérielle, les représentations et pratiques culinaires, le patrimoine.
elisebilliard AT yahoo DOT fr
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Image de couverture : Pisani, 2013
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Bibliographie
Législation supplémentaire, 2009, 10/09 et chapitre 10, § 185 A, in The Code of Police Laws, Valletta, 56 p.
National Statistic Office, 2011, Demographic Review 2010, Valletta : published by National Statistics Office, 134 p.
Billiard E., 2014, « The Privatisation of Public Spaces and the decline of Urban Connectivity in Paceville.” Omertaa, p.606-610. Disponible ici (le 20 Mars 2014): www.omertaa.org/archive.omertaa0069.pdf
Boissevain J., 2013, Factions, Friends and Feasts. Anthropological Perspectives on the Mediterranean. New York/ Oxford : Bergham, 320 p.
Briguglio M., 1998, State/Power. Hiltonopoly. Dissertation BA Honors, Department of sociology, Université de Malte.
Lefebvre H., 2000, La production de l’espace, (4° édition) Paris : Anthropos, 512 p.
Massey D., 2005, For Space, London : Sage, 234 p.
Malta Tourism Authority, 2013, Tourism in Malta, Malta Tourism Authority, Valletta, 16 p.
Paquot, T., 2009, L’espace public, Paris : Editions de la Découverte, 126 p.
Planning Authority, 1992, Paceville Study, Executive Summary, Interim Report, Valletta : Ministry for the Environment.
The Malta Independent, 5th January 2012. “Plans to make Paceville a 24 hub of activities”.
Urban Task Force, 2005, Towards a Strong Urban Renaissance, London : Urban Task Force.
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- En 2010 la population a été estimée à 417 617 par le National Statistics Office (NSO, 2011). [↩]
- En 2012, Malta Tourism Authority décomptait 1 443 973 départs de touristes (MTA, 2013). [↩]
- Une régénération qui s’est limitée au pavement de trois petites rues piétonnes, sans établir de programme de gestion des déchets ou imposer des normes réduisant le nombre de bâtiments laissés à l’abandon. [↩]
- « a 24 hours hub of activities ». [↩]
- Pour plus d’information sur les conséquences de ce cloisonnement constant sur l’espace public à Paceville on peut lire en ligne « The Privatisation of Public Spaces and the decline of Urban Connectivity in Paceville.” (Billiard, 2014) traduit ainsi : « La privatisation des espaces publics et le déclin de la connectivité à Paceville ». [↩]
- Les entretiens auprès des habitants de Paceville ont été menés en 2013. [↩]
- L’expression originale est : “Good morality”. [↩]
- Les plaisirs urbains ne sont pas toujours des transgressions. Parfois, comme à Las Vegas, ils sont normalisés et deviennent même la raison d’être de la ville, son imaginaire et sa raison économique. Néanmoins, les plaisirs urbains comme tout comportement sont sujets à une normalisation. À Paceville, cette normalisation reste à négocier. [↩]
- « They have to give up their little paradise ». [↩]
- L’expression « Malta is small » est aussi utilisée pour exprimer l’ennui qui peut parfois résulter d’un monde social si restreint. [↩]
- La majorité à Malte est à 18 ans. Depuis 2009 l’accès aux établissements vendant de l’alcool est interdit au moins de 17 ans et un papier d’identité peut être demandé à l’entrée, plus encore cette interdiction s’étend aux abords des discothèques, ce qui n’est pas dans les faits l’objet de contrôles policiers (Législation supplémentaire 10/09 et chapitre 10, § 185 A, in The Code of Police Laws, 2009). À Paceville, pour détourner cet interdit, j’ai pu observer des stratégies pour falsifier une carte d’identité. [↩]