#4 / Le port contre la ville ? Développement portuaire et expulsions à Jakarta (Indonésie)

Rémi Desmoulière

L’article de Rémi Desmoulières au format PDF


Comme la plupart des grands centres urbains d’Asie du Sud-Est, Jakarta a été un port avant d’être une ville. De sa fondation, au XVIe siècle, jusqu’au milieu du XXe siècle, l’activité portuaire a constitué le principal moteur du développement urbain. Cette symbiose entre ville et port semble toutefois remise en question aujourd’hui. Si le port de Jakarta, Tanjung Priok, reste le premier port de commerce et la principale porte d’entrée de l’archipel indonésien pour les échanges maritimes, il se trouve désormais à l’étroit dans l’espace urbain à l’échelle locale, ce qui aboutit à une concurrence foncière entre fonctions urbaines et fonctions portuaires. Depuis les années 1990, la pression foncière exercée par le port s’est traduite par une série d’expulsions qui ont touché la population riveraine. Assiste-t-on là à un divorce entre le port et la ville ?

La dissociation spatiale et fonctionnelle entre espaces urbains et portuaires est aujourd’hui un fait acquis pour les géographes. Ce phénomène est dû aux grandes évolutions qu’ont connues les techniques de transport maritime, au premier rang desquelles la conteneurisation, qui s’est imposée au cours des cinquante dernières années comme le mode de transport maritime dominant pour le fret. L’augmentation des échanges induite par la mondialisation économique et facilitée par ces nouvelles techniques de transport a suscité une nouvelle demande en espaces portuaires, ce qui explique la relocalisation des plus grands ports de commerce en périphérie des centres urbains, là où de vastes réserves foncières leur offrent des possibilités de développement (Bird, 1963, Vigarié, 1979).

À Jakarta, la rupture entre ville et port est suggérée par les phénomènes de concurrence foncière et par les expulsions qu’ils engendrent. Mais si les espaces portuaires de Tanjung Priok ont bien subi d’importantes mutations liées aux nouvelles conditions du transport maritime à l’échelle mondiale, et présentent un paysage à bien des égards comparable à ceux des autres grands ports mondiaux, l’idée d’une dissociation spatiale et fonctionnelle pose plusieurs problèmes. D’un point de vue spatial, cette dissociation n’existe pas : le port est tout entier inclus dans le tissu urbain (fig. 1), fait rare dans les grands ports européens sur lesquels se sont fondés les modèles de la géographie portuaire. Le degré de dissociation fonctionnelle est quant à lui difficile à évaluer : il est assez fort pour induire une concurrence pour l’espace, les deux usages du sol étant devenus incompatibles, mais on conçoit toutefois difficilement l’absence de toute forme de complémentarité, de toute relation d’échange, entre ces espaces contigus. Le problème est donc de déterminer avec précision ce qui s’est rompu, et ce qui fait encore lien.

La notion d’interface ville-port, dont l’usage s’est répandu à partir des années 1980 (Hayuth, 1982, 2007, Ducruet, 2008), fournit un cadre théorique permettant de penser ensemble la rupture et la continuité qui caractérisent la relation paradoxale qu’entretiennent espaces urbains et portuaires à l’échelle locale. En effet, l’interface se présente à la fois comme une limite et un espace ayant sa propre organisation (Lévy, 2003 : 522). Toutefois, l’utilisation de la notion d’interface ville-port reste généralement axée sur la problématique de la reconversion des friches laissées par le transfert des activités portuaires en périphérie (Hoyle, 1997, Ducruet, 2005). À Jakarta, les cas d’expulsions nous donnent à voir d’autres modalités de fonctionnement de l’interface ville-port : à travers eux, il devient possible d’analyser la manière dont s’expriment la concurrence pour l’espace au contact entre ville et port, ainsi que les stratégies développées par les acteurs de part et d’autre, mais aussi au sein de l’interface, pour réguler et contrôler cette concurrence.

Cet article propose donc d’analyser les expulsions comme un révélateur des modes d’organisation et des dynamiques de cet espace d’entre-deux que constitue l’interface ville-port. Il se fonde sur un travail de terrain mené entre février et mai 2011 dans les quartiers riverains du port de Tanjung Priok. Des entretiens1 menés avec les différents types d’acteurs de l’interface, principalement des habitants, des fonctionnaires de plusieurs niveaux d’administration et des cadres du principal opérateur portuaire, l’entreprise nationale PT Pelindo II, représentent la principale source d’informations, complétée par une recherche bibliographique, l’analyse d’archives de presse et des observations de terrain.

Vue aérienne du port de Tanjung Priok et de ses environs (Google Earth, 2011)

1. Vue aérienne du port de Tanjung Priok et de ses environs (Google Earth, 2011)

 

Entre ville et port, une interface à géométrie variable

Le port rattrapé par la ville

Si la formule peut surprendre, elle reflète effectivement l’évolution des relations morphologiques entre la ville de Jakarta et son grand port de commerce : construit à l’origine en dehors de la Batavia2 coloniale, Tanjung Priok s’est vu, en moins d’un siècle, littéralement submerger par une urbanisation rapide.

C’est en 1877 que l’administration coloniale néerlandaise entreprit la construction d’un port en eaux profondes à Tanjung Priok, pour y transférer l’activité commerciale de l’ancien port de Sunda Kelapa, devenu trop exigu pour les nouveaux bâtiments à vapeur et soumis à l’envasement de l’estuaire du fleuve Ciliwung. La localité choisie, située à quelques 9 kilomètres à l’est de Sunda Kelapa, était alors presque inoccupée (Abeyasekere, 1989 : 82). Les premières formes d’urbanisation autour de Tanjung Priok datent de la décennie 1910 : il s’agissait de complexes de logements construits par plusieurs compagnies de transport maritime pour les dockers travaillant sur le port (Razief, 2010 : 239-240). Par la suite, entre 1920 et 1942, date de l’invasion japonaise, un quartier satellite de Batavia s’est progressivement développé autour du port, en restant néanmoins physiquement séparé du cœur urbain.

La situation s’infléchit sensiblement avec les vagues d’exode rural qui s’initièrent au début des années 1950, puis s’accélérèrent constamment jusque dans les années 1990. Au cours de la décennie 1950, l’urbanisation s’est poursuivie dans la continuité du quartier portuaire initial, vers le sud du port de Tanjung Priok, et vers l’est jusqu’à l’actuel district de Koja. Le vide entre le cœur urbain et les quartiers portuaires s’est comblé dans les deux décennies qui ont suivi, l’urbanisation se diffusant à partir de Tanjung Priok vers le sud-ouest, et depuis les quartiers péricentraux de Senen, Pademangan et Ancol vers le nord-est. Ainsi le port de Tanjung Priok a-t-il été submergé par la ville au cours des soixante dernières années.

Localisation du port de Tanjung Priok sur le littoral jakartanais (Desmoulière, 2011)

2. Localisation du port de Tanjung Priok sur le littoral jakartanais (Desmoulière, 2011)

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La concurrence pour l’espace entre deux fonctions devenues incompatibles

Durant l’époque coloniale, le port connut une première phase de développement, de l’achèvement de la première darse en 1885 jusqu’aux années 1930. À cette date, il s’étendait de la pointe de Tanjung Priok, à l’ouest, jusqu’au port de pêche situé à l’embouchure du canal de Sunter, à l’est. Ce n’est qu’une quarantaine d’années plus tard que son développement reprit du fait de l’intensification de son trafic.

Dans un premier temps, la mutation de l’espace portuaire accompagnant la conteneurisation réorganisa ce périmètre sans toutefois l’étendre. Le premier terminal à conteneurs fut construit entre 1978 et 1981 à l’est de la troisième darse, sur des terrains restés peu bâtis depuis l’époque coloniale. Le deuxième, achevé en 1985, fut aménagé à l’ouest de la deuxième darse à la place d’un ancien quai conventionnel (fig. 4). C’est dans les années 1990 que le port commença à se trouver à l’étroit sur son site initial. La construction du terminal de Koja (terminal 3), entre 1995 et 1998, a donné lieu au premier cas d’expulsion véritablement lié au développement portuaire, touchant près de 13 000 familles, sur une surface de 90 hectares.

Au cours de la décennie 2000, les expulsions observées ont surtout été dues à l’aménagement ou à la consolidation des infrastructures de transport desservant les terminaux. Par exemple, en janvier 2005, la réhabilitation de l’ancienne voie ferrée connectant le terminal de Koja au faisceau de voies de Tanjung Priok via la gare de marchandises de Pasoso, proche de la gare de voyageurs de Tanjung Priok, a provoqué l’expulsion de 164 familles résidant près de Jl. Lorong W Barat3. En effet, ce tronçon de voie ferrée n’étant plus exploité depuis la fin de l’époque coloniale, des habitants des quartiers traversés par la voie ferrée avaient investi les rails et leurs abords immédiats pour y construire leur logement.

L’année 2010 fut marquée par deux cas d’expulsion relevant de logiques différentes. Le premier, de loin le plus médiatisé, fut la tentative d’évacuation et de démolition du sanctuaire dédié à une figure de l’islam local, Mbah Priok, le 14 avril. Le principal motif, invoqué à la fois par Pelindo et les autorités municipales, était la gêne représentée par le sanctuaire pour la circulation des camions de marchandises aux abords du terminal de Koja. De nombreux cars de pèlerins fréquentaient le lieu, en particulier le jeudi soir et le vendredi. La logique qui prévaut ici est donc celle de l’intermodalité : il s’agit de garantir le bon fonctionnement de la chaîne logistique en éliminant les « obstacles » potentiels à ce fonctionnement. Mais l’émeute qui suivit cette tentative d’évacuation fit tourner court l’opération, qui n’a jamais été réitérée depuis.

L’autre cas d’expulsion concerne le quartier de Kebon Pisang, à l’ouest du sous-district de Kali Baru, qui a été totalement évacué puis détruit pour ménager l’espace nécessaire à une extension du terminal automobile adjacent. Les expulsions n’ont donné lieu à aucune résistance violente de la part des habitants. À proximité immédiate de Kebon Pisang, des échoppes installées sur le côté ouest de Jl. Kali Baru Barat 1 ont été détruites en avril 2011 afin de permettre l’élargissement de la rue, qui sert d’accès au terminal des liquides situé au nord-ouest de Kali Baru.

La décennie 1990 a donc marqué un tournant dans la dynamique des relations entre développement portuaire et développement urbain à Jakarta : près d’un siècle après que le port a « fui » le cœur urbain, c’est désormais la ville qui recule devant le port.

Cette situation de concurrence foncière doit toutefois être replacée dans le jeu de relations plus larges qui caractérise toute interface. Si l’interface apparaît tantôt ouverte, tantôt fermée, c’est que les indices qui fondent ces observations sont de nature variable. Les relations entre le port et la ville dessinent des organisations spatiales différentes selon qu’elles relèvent de l’utilisation du sol, des circulations d’hommes ou de marchandises, des flux de travailleurs ou de dispositifs de sécurité. En tant que dynamiques d’interface, les expulsions s’inscrivent pleinement dans cette organisation complexe.

Deux aperçus du contact entre espaces urbains et portuaires (Desmoulière, avril 2011). À gauche, Jl. Jampea, une des grandes avenues qui sépare les espaces urbains du port (situé à droite de l'image, derrière le muret et les arbres). À droite, une forme de séparation plus ténue : le terminal des vracs liquides n'est séparé de l'habitat et des cabanes de pêcheurs que par une clôture.

3. Deux aperçus du contact entre espaces urbains et portuaires (Desmoulière, avril 2011). À gauche, Jl. Jampea, une des grandes avenues qui sépare les espaces urbains du port (situé à droite de l’image, derrière le muret et les arbres). À droite, une forme de séparation plus ténue : le terminal des vracs liquides n’est séparé de l’habitat et des cabanes de pêcheurs que par une clôture.

 

Le déroulement des expulsions : un révélateur des relations d’interface

L’importance de la négociation

Même si les expulsions sont en principe régulées par un cadre juridique prévu par le Décret présidentiel de 2005 sur la mise à disposition de la terre à des fins de développement économique, les expulsions à Jakarta sont précédées ou s’accompagnent presque toujours de processus de négociation. Ce fait est lié aux insuffisances de ce cadre juridique, qui n’est pas adaptable à tous les cas d’expulsion, ainsi qu’à la complexité du système foncier, qui ne permet pas toujours d’identifier avec précision l’identité des personnes possédant des droits sur une parcelle donnée. La négociation correspond le plus souvent à une stratégie de groupe, à forte dimension territoriale.

Elle est en partie codifiée par des cadres formels. En tant qu’instance chargée de l’application des plans d’aménagement du territoire et de la gestion du domaine foncier par l’intermédiaire des sections municipales du cadastre, la municipalité de Jakarta Nord y occupe toujours une place importante. Elle fixe pour chaque cas d’expulsion le montant des compensations financières versées à chaque foyer. Les rares possesseurs de pleins droits de propriété se voient attribuer des compensations proches du prix de leur parcelle sur le marché. Les titulaires d’autres droits primaires (usage ou construction) obtiennent des compensations plus élevées que ceux qui ne peuvent s’appuyer que sur des droits coutumiers ou qui ne peuvent présenter aucun titre foncier. Les victimes des expulsions de Kebon Pisang se trouvaient dans ce dernier cas, particulièrement désavantageux, puisque le quartier était inclus dans un périmètre cédé par l’administration à l’opérateur portuaire Pelindo sous le régime du droit d’aménagement.

L’efficacité limitée et la fiabilité douteuse de ces procédures formelles rendent nécessaires le recours à des cadres de négociation informels. Ces logiques informelles sont néanmoins le plus souvent articulées à des processus formels, si bien qu’il est difficile d’établir une limite nette entre les deux. C’est ce qui se produit, notamment, quand des personnalités influentes des quartiers sont intégrées aux cercles de négociation, comme lors des négociations qui ont précédé les expulsions de Kebon Pisang. Lorsque le projet d’extension du terminal a été annoncé, 11 personnes originaires du quartier se sont manifestées auprès de Pelindo comme des représentants des habitants, formant un groupe qu’elles ont elles-mêmes baptisé Tim 11. Il s’agissait des chefs des deux quartiers concernés par les expulsions4, de membres d’organisations à caractère ethnique et de travailleurs portuaires. Cette Tim 11 a ensuite acquis un rôle officiel de médiateur en rejoignant un groupe de négociation plus large, constitué cette fois par Pelindo et composé d’un procureur, des représentants de plusieurs services de police, des militaires5, d’agents de la municipalité de Jakarta Nord, du district de Cilincing et du sous-district de Kali Baru. La Tim 11 a communiqué aux habitants de Kebon Pisang le résultat des différentes étapes des discussions et, réciproquement, transmis au groupe de négociation les requêtes de ces habitants, en matière de compensation financière, mais aussi d’emploi. Pour ce travail de médiation, chacun de ses membres a reçu de Pelindo une rémunération d’un million de roupies (environ 66 euros) par mois avec, éventuellement, des primes complémentaires en fonction de l’avancement effectif des négociations. Finalement, les expulsions ont eu lieu, et les familles de Kebon Pisang ont reçu une compensation à hauteur de 500 000 roupies (environ 33 euros) par mètre carré de logement détruit. Ce montant, très bas, semble signaler un échec de la Tim 11 dans la conduite des négociations. Il est toutefois en partie compensé par des engagements de Pelindo en matière d’emploi, l’un des principaux sujets de préoccupation des chefs de famille expulsés.

L’enjeu de la résilience territoriale

Une expulsion représente toujours une importante perturbation dans la vie d’un quartier, au-delà même du périmètre touché par la destruction. Dans son étude consacrée au destin des habitants du quartierde Kebun Kacang, à Jakarta Centre, avant, pendant et après les expulsions dont ils ont été victimes en 1981, Lea Jellinek (1991) a montré comment la simple annonce d’une expulsion peut déliter d’un jour à l’autre le réseau de relations et d’interdépendances qui soutient le fonctionnement économique d’un territoire urbain à l’échelle locale. La question du relogement est donc inséparable de celle de l’emploi et des opportunités d’activités qui s’offrent aux victimes d’expulsion.

Dans les quartiers où cette complémentarité est forte, les liens entretenus avec le port permettent aux habitants, même s’ils perdent leur logement, de conserver leur emploi en mobilisant les contacts qu’ils ont auprès d’agents de recrutement, de syndicats de dockers ou d’entreprises intervenant sur des chantiers dans l’enceinte du port. Fait étonnant, l’expulsion peut même devenir, pour un temps certes limité, une opportunité économique pour le quartier. Ce fut le cas à Kebon Pisang : toutes les personnes chargées de la surveillance du chantier du nouveau dépôt automobile étaient d’anciens habitants du quartier, victimes d’expulsion. La destruction de leur ancien logement les a obligés à se réinstaller ailleurs, le plus souvent dans d’autres secteurs de Kali Baru et, pour la plupart, dans des conditions précaires. L’extension du port, qui a causé leur expulsion, leur a aussi fourni un emploi. Ces emplois avaient été négociés par la Tim 11 comme forme de compensation des expulsions. De plus, du point de vue de l’entreprise chargée du chantier, ils convenaient parfaitement à ce poste puisqu’en tant qu’anciens habitants du quartier, ils avaient une excellente connaissance des environs du chantier et de leurs dangers éventuels. Cette opportunité d’emploi prit cependant fin avec l’achèvement du chantier et la fermeture du mur d’enceinte du nouveau dépôt automobile, le 20 avril 2011. Ce jour-là, à l’issue d’une réunion informelle qui s’est tenue pour la fin du chantier, un des membres de la Tim 11 assura aux agents de sécurité que la Tim allait tenter de leur négocier de nouveaux contrats de travail dans le port, et que tout emploi relatif à la sécurité dans le secteur de Kali Baru devrait leur être réservé en priorité. Dans les quartiers entretenant des liens économiques avec le port, les expulsions ne sont pas, dans la majorité des cas, synonymes d’exode, puisque la conservation d’un emploi lié au port permet à une grande partie des habitants de se réinstaller à proximité de leur ancien logement.

La situation est différente dans les quartiers où les principales sources de revenus ne sont pas liées au port de commerce. Les pêcheurs, par exemple, sont extrêmement vulnérables au déplacement et, pour eux, disposer d’un logement à proximité du littoral est une condition de survie. Ils ne bénéficient pas des réseaux qui leur permettraient de trouver rapidement du travail, comme les travailleurs de Kebon Pisang, en cas d’arrêt imposé de leur activité. Ils ont aussi plus de mal à organiser des négociations avec Pelindo et les autres entreprises intervenant sur le port, avec qui ils ne sont liés par aucune relation d’emploi ou de dépendance économique.

Le conflit ouvert, un phénomène ponctuel

Contrairement aux représentations qui en sont généralement véhiculées par les médias, les expulsions ne s’accompagnent pas systématiquement d’affrontements et de violences physiques, comme le confirme l’examen des cas d’expulsions dans les environs de Tanjung Priok. L’emploi de la violence physique, du côté de la population comme de celui des forces de police, signale l’échec de la négociation. Mais ses déterminants se révèlent plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord.

La violence physique est d’abord le fait de l’appareil policier, qui est systématiquement présent lors des opérations d’expulsion et de démolition. La violence émanant de la population, n’étant pas codifiée par un cadre légal, est plus délicate à analyser. D’un côté, on trouve des épisodes violents cantonnés aux zones d’expulsion. Dans ce cas, l’usage de la violence apparaît comme une tentative désespérée des habitants de défendre leur bien, quand toutes les négociations ont échoué, et se révèle bien vite vain. Les affrontements qui ont eu lieu dans Jl. Lorong W Barat correspondent à ce cas de figure : les habitants ont été rapidement maîtrisés par la police et les manifestations de violence ne se sont pas étendues au-delà du périmètre directement concerné par les expulsions.

Les émeutes de Koja, consécutives à la tentative de démolition du sanctuaire de Mbah Priok, sont d’une tout autre ampleur et relèvent de logiques différentes. La gravité de leur bilan en fait une des plus importantes émeutes qu’ait connu Jakarta depuis le début de la décennie 2000 : on a dénombré 3 morts et 69 blessés du côté des forces de police, 54 blessés du côté des émeutiers, ainsi que 54 véhicules de police incendiés. L’affrontement a finalement tourné en faveur des émeutiers, puisque le sanctuaire n’a pas été détruit, et que dès le 15 avril, des négociations ont été ouvertes par la municipalité. D’un point de vue spatial, l’émeute, qui a commencé devant le portail du sanctuaire, situé au bord d’une voie d’accès au troisième terminal à conteneurs, s’est étendue jusqu’à Jl. Jampea, la grande avenue séparant le terminal des espaces urbains de Koja. Comment expliquer que la concurrence pour l’espace ait pu, ici, se traduire par un conflit ouvert d’une telle ampleur ? Le sanctuaire en lui-même n’abrite que les 70 élèves de l’école coranique, hébergés sur place, et les quelques religieux en charge du sanctuaire. Si ces élèves et religieux ont eux-mêmes pris part aux affrontements, la plupart des émeutiers sont venus de l’extérieur.

Bhakti Eko Nugroho (2010), en analysant l’articulation des facteurs conjoncturels et structurels de cette émeute, a montré que la « masse définie » des protecteurs du sanctuaire n’a pas agi selon les mêmes facteurs que la « masse indéfinie » correspondant au reste des émeutiers. Alors que les premiers ont agi pour défendre le sanctuaire lui-même, les seconds se sont joints à l’affrontement pour des raisons beaucoup moins évidentes. L’émeute a joué un rôle de déclencheur dans un contexte social dégradé : de précédents épisodes d’expulsion, qui, eux, n’étaient pas liés à l’extension du port, ont entretenu au sein de la population un sentiment d’hostilité envers les brigades de police chargées des expulsions. Un tel contexte a permis aux gardiens du sanctuaire, en particulier grâce à la figure charismatique de l’héritier de Mbah Priok, de mobiliser ces tensions à leur profit.

De ce cas, on peut tirer deux conclusions concernant les liens entre la concurrence foncière et la survenue de conflits ouverts. L’émeute a éclaté dans un lieu qui n’entretient aucun lien avec le port, même si des personnes extérieures, y compris des travailleurs portuaires, ont pu s’y trouver impliquées. Il apparaît donc que l’absence de relations économiques ou sociales des espaces urbains avec le port est susceptible de conduire à un conflit ouvert, en privant les deux parties d’un terrain de négociation.

On note également que les affrontements de grande ampleur, liés à des facteurs extérieurs à l’interface ville-port, relèvent également de temporalités différentes. Le climat de rancœur à l’égard de la police, qui représente une des causes structurelles de l’émeute, remonte en effet à des cas d’expulsions passés, et pour la plupart extérieurs à l’espace de l’interface.

Diversité des cas d’expulsion, diversité des relations d’interface

Les expulsions qui ont marqué l’interface ville-port à Tanjung Priok depuis les années 1990, si elles expriment toutes un même phénomène de concurrence pour l’espace, n’en prennent pas moins des formes différentes d’un cas à l’autre. Ces différences mettent en lumière le rôle déterminant de facteurs locaux, tels que les liens économiques existant entre le port et ses quartiers riverains, le statut de la terre, sa valeur symbolique et économique, les acteurs impliqués dans les négociations, le profil socio-économique des populations ou encore leur degré d’ancrage territorial. Les logiques qui président à la réorganisation et à l’extension des terrains portuaires ont aussi leur importance. La diversité des cas d’expulsion suggère donc, d’un point de vue plus général, la diversité des relations d’interface.

Afin de passer, dans l’analyse, de la diversité des cas à la diversité des espaces, la construction d’une typologie se révèle nécessaire. Le choix des critères fondant cette typologie s’appuie sur l’ensemble des caractères de différenciation évoqués précédemment :

– logique spatiale de l’expulsion (construction de nouvelles aires de stockage, de routes, élargissement de voies d’accès) ;

– statut de la terre (plein droit de propriété, droits primaires, droits coutumiers ou absence de droits) ;

– intensité des relations économiques entre le quartier et le port (la vie du quartier est fortement liée à l’activité portuaire ou, au contraire, sans lien avec elle) ;

– nature de la cible des expulsions (habitat, autre type d’édifice, échoppes, vendeurs de rue) ;

– conséquences de l’expulsion sur la vie du quartier (disparition ou subsistance de sources d’emploi, précarisation ou résilience des communautés, départ des habitants ou relogement à proximité) ;

– degré de violence de l’expulsion (violence exercée par les forces policières ou par les victimes des expulsions).

La cartographie de cette typologie (fig. 4) met en évidence la différenciation de l’espace au sein même de l’interface, telle qu’elle est révélée par l’étude des expulsions. Les critères énumérés ci-dessus permettent de distinguer quatre types de cas de figure et d’espaces :

a) Les expulsions négociées (en vert sur la carte) : la réussite de cette négociation dépend fortement des liens que la population des quartiers concernés a pu nouer avec le port, notamment à travers des relations de travail. Ce sont ces mêmes liens qui facilitent les adaptations et recompositions territoriales après les expulsions. Dans cette catégorie entre le quartier de Kebon Pisang, démoli en 2010.

b) Les expulsions forcées (en rouge) : ce cas de figure a en commun avec les expulsions négociées le fait que les habitants ne possèdent aucun titre de propriété primaire. Mais ici, leur capacité à organiser la négociation avec Pelindo est moindre. On peut donc parler d’expulsions forcées, puisque les conditions dans lesquelles ces expulsions sont menées sont largement défavorables à la population. Les victimes se retrouvent alors marginalisées économiquement et socialement. Dans la mesure où la population n’a aucun recours face à l’expulsion, elle peut y répondre par la violence. Le succès de cette résistance physique dépend des capacités d’organisation et de mobilisation de la communauté de quartier, mais elle se solde en réalité le plus souvent par un échec. Ce fut le cas à Koja Nord en 1995, puis en janvier 2005 lors des expulsions de Jl. Lorong W Barat.

c) L’ « émeute de la terre » (en violet) : les conditions initiales sont proches de celles des expulsions forcées : absence de droits fonciers reconnus, de possibilités de recomposition territoriales après l’expulsion et de liens économiques et sociaux avec le port. La violence est alors instrumentalisée comme stratégie de résistance face à l’impossibilité de mener des négociations équitables. La réussite d’une telle stratégie dépend donc de la capacité des victimes d’expulsion à rallier à leur cause la population d’autres quartiers afin de soutenir le rapport de force avec la police. Ce cas de figure est illustré par les émeutes liées à la tentative de démolition du sanctuaire de Mbah Priok en avril 2010.

d) Les expulsions à court terme (en bleu foncé) : cette forme d’expulsion se distingue des autres par le laps de temps, court, dans lequel elle s’opère et par la nature de ses cibles, qui sont plutôt des activités économiques que des logements. Elle touche surtout les vendeurs de rue et les échoppes installées au bord des voies et aux carrefours. Elle entraîne des recompositions territoriales à court terme, et présente un caractère réversible, puisque les victimes d’expulsions peuvent non seulement se redéployer non loin de leur ancien emplacement, mais peuvent en plus réinvestir cet emplacement quelques jours ou quelques semaines après l’expulsion si le contrôle policier s’est relâché. Dans l’espace de l’interface ville-port, ces cas se sont retrouvés à proximité du cimetière de Mbah Priok en 2010, le réinvestissement par les vendeurs de rue de leur emplacement initial ayant été un effet indirect de l’émeute du 14 avril, ou plus récemment encore sur le côté ouest de Jl. Kali Baru Barat 1.

Typologie des cas d'expulsions survenus depuis 1990 (Desmoulière, 2014)

4. Typologie des cas d’expulsions survenus depuis 1990 (Desmoulière, 2014)

Le prisme des expulsions permet ainsi une compréhension fine des processus en action à l’interface entre espaces urbains et portuaires. La diversité des situations observables, sur une étendue aussi restreinte, montre le rôle fondamental des facteurs locaux, dont le plus important est l’intensité des liens d’interdépendance économique unissant les espaces urbains et le port. Ces liens permettent à certains acteurs de « faire interface » en se positionnant comme médiateurs entre les acteurs portuaires et les habitants des quartiers voisins. En l’absence de tels liens, les victimes d’expulsions n’ont qu’une marge de négociation très réduite, ce qui peut conduire à des formes violentes de confrontation. Les expulsions dues au développement portuaire ne signalent donc pas un divorce consommé entre le port et la ville, mais assurément une complexification de leurs relations, entre concurrence foncière et complémentarité économique.

Rémi DESMOULIERE

 

Rémi Desmoulière est doctorant en géographie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), au sein de l’UMR CESSMA. Après avoir mené des recherches sur divers aspects du fait urbain en Indonésie (relations ville-port, pratiques toponymiques), il consacre son travail de thèse aux enjeux des mobilités et des transports de proximité à Jakarta.

 

Image de couverture : Les terminaux de Tanjung Priok vus du quartier de Kali Baru (Desmoulière, 2011)

Bibliographie

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  1. 26 entretiens ont été menés au total, sur un mode plus ou moins formel selon les situations et les interlocuteurs. []
  2. Batavia est le nom que portait la ville durant la domination néerlandaise, de 1619 à 1942. []
  3. Dans l’ensemble du texte, le terme indonésien jalan, désignant de manière générique une rue ou une route, sera remplacé par l’abréviation «Jl ». []
  4. Le terme de «quartier » renvoie ici au périmètre d’une association d’habitants (rukun warga), échelon administratif inférieur au sous-district et dont le chef est élu par la population. []
  5. La police et l’armée sont intervenues dans la négociation en tant que responsables de la sécurité du port et des quartiers environnants. []

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