Lu /Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Julien Damon

ANNE LASCAUX

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Si la question des toilettes apparaît avant tout comme relevant de l’intime, le besoin de commodités s’exprime également dans les espaces publics, en particulier dans des sociétés de plus en plus urbaines. Les besoins individuels s’inscrivent ainsi dans des pratiques collectives, soulevant des enjeux d’aménagement des territoires, notamment concernant l’accès aux toilettes dans les espaces publics.

C’est à partir de ce constat que le sociologue et chroniqueur Julien Damon, dans son ouvrage Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, s’interroge sur les possibles pistes à suivre pour améliorer pour le plus grand nombre la vie en ville au quotidien. À partir d’un retour historique et d’observations de données diverses, cet essai s’inscrit dans la continuité des réflexions que l’auteur mène sur la pauvreté. En s’adressant en particulier aux acteurs des politiques publiques, il interroge les inégalités à partir de l’expérience des petits besoins dans l’espace urbain. Comment concilier besoins basiques et préoccupations écologiques, dignité des personnes et contraintes d’action publique ?

Après une rapide introduction posant les toilettes publiques comme un enjeu de dignité humaine et de développement, l’ouvrage s’organise autour de cinq chapitres. L’auteur y évoque les évolutions techniques et sociales qui ont abouti à la création des systèmes sanitaires et leur apparition dans l’espace public (chapitres 1 et 2). Il revient ensuite sur les usages sociaux des toilettes et les enjeux politiques, économiques et sanitaires que ces aménagements coûteux soulèvent (chapitres 3 et 4). Enfin, l’auteur propose quelques pistes prospectives d’amélioration d’un service qu’il défend comme devant être gratuit, propre et sûr.

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Du tout-à-la-rue au tout-à-l’égout

Dans le premier chapitre, Julien Damon retrace les évolutions historiques qu’ont connues les toilettes, dont il date les premières traces dans les cités antiques. Leur apparition est liée à l’urbanisation. L’expérience de la promiscuité a initié de nouveaux comportements sociaux, notamment autour des excrétions humaines. Alors que jusqu’au siècle des Lumières elles étaient évacuées directement dans la rue, la densification des villes a interrogé la salubrité de l’espace public. Au-delà des odeurs, souvent décrites comme pestilentielles par les contemporains, c’est la récurrence des épidémies de choléra qui ont fait des toilettes une question de santé publique au XIXème siècle. Les grandes villes européennes deviennent alors des laboratoires de l’innovation sanitaire, notamment Paris et Londres. C’est d’ailleurs dans la capitale anglaise qu’est mis en place pour la première fois un système d’évacuation des eaux usées hors de la ville, conduisant à l’assainissement des villes. Les préoccupations sanitaires deviennent ainsi un enjeu d’aménagement à l’échelle urbaine, mobilisant innovations techniques et ressources économiques. À Paris, le réseau d’égouts passe de 96 kilomètres pour un million d’habitants en 1848 à 1 200 kilomètres à la veille de la Première Guerre mondiale pour trois millions de Parisiens. Julien Damon conclut ce chapitre en s’appuyant sur les travaux du sociologue Abram de Swann. Il évoque le paradigme de l’interdépendance urbaine qui en guide les plans d’aménagement. Pour être efficaces, les équipements doivent permettre de desservir de manière uniforme tout l’espace urbain, peu importe le niveau de richesse de ses habitants. La coprésence implique des formes de coopérations.

 

Les commodités dans l’espace public

Le chapitre 2 s’interroge sur la réponse apportée en ville aux besoins en toilettes publiques, en se concentrant particulièrement sur le cas de Paris, ville longtemps précurseur dans ce domaine. Des vespasiennes – urinoirs publics pour homme – aux sanisettes – toilettes publiques à entretien automatique, en passant par les barils d’aisance reliés aux égouts et les chalets de nécessité qui ont fait naître la signalétique genrée « hommes » et « femmes », l’espace public a été un laboratoire d’innovation en termes d’assainissement. Largement déployées au XIXème siècle, les toilettes publiques disparaissent toutefois du paysage urbain après la Seconde Guerre mondiale. Les vespasiennes parisiennes passent ainsi de 1 200 en 1900 à 300 en 1966. L’auteur explique ce fléchissement, d’une part, par les représentations que cristallisent ces espaces nauséabonds devenus lieux de pratiques considérées comme déviantes (rencontre homosexuelles, zones de deal). D’autre part, par l’essor des cabinets d’aisance au sein des logements. En 1946, seuls 20 % de logements français sont équipés de WC intérieurs, 80 % en 1978. Aujourd’hui, la carte des toilettes privées reflète les inégalités de développement des territoires. En 2020, alors que seuls 0,1 % des ménages suisses disposent d’une chasse d’eau par ménage, ce taux s’élève à 22,8 % en Roumanie. Dans les années 1980, l’intensification de l’urbanisation marque le retour des commodités publiques au sein des villes, notamment avec les sanisettes mises au point par JCDecaux. Devenus gratuits en 2006, ces aménagements urbains coûteux deviennent des enjeux politiques, économiques et sociaux participant à réduire les inégalités sociales et de genre dans des villes qui en sont toutefois inégalement pourvues.

 

1. Dernière vespasienne de Paris encore en activité sur le Boulevard Arago (B.Rieger/HEMIS, début du XXIème siècle)

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Les inégalités de l’intimité

Le chapitre 3 évoque comment, dans des villes marquées par la densité et l’intensité des déplacements, l’offre en toilettes publiques révèle et accentue les inégalités. Si l’espace public est équipé pour les voyageurs (gares, trains), il est plus difficile de répondre aux besoins pressants liés aux mobilités quotidiennes. Accéder à des lieux d’aisance intermédiaires (supermarchés, cafés, boutiques) requiert un capital culturel et/ou économique discriminant une partie des usagers, notamment les plus précaires (sans-abris, livreurs). Sur le lieu de travail en revanche, si certaines pratiques sont encadrées, comme la non mixité, les toilettes sont aussi des lieux à l’intimité limitée par l’usage collectif (pause, rencontres, gêne à excréter). L’auteur analyse enfin les inégalités de genre qui caractérisent l’usage des toilettes. Paradoxalement, alors que les toilettes sont plus sollicitées par les femmes (menstruations, accompagnement des enfants, position assise), ce sont elles qui y ont le moins accès. Face aux difficultés d’atteindre la parité urinaire dans un environnement urbain façonné par et pour les hommes, il revient sur le débat visant à dégenrer les toilettes. L’irruption de ces questions relevant de l’intime dans l’espace et le débat public font des toilettes une vitrine des transformations sociales contemporaines. Derrière l’accès aux commodités se jouent des questions de santé publique, de dignité humaine et d’hospitalité, notamment pour les individus sans domicile et dans les Suds, où le manque d’équipement contraint en 2020 6 % de la population mondiale à une défécation en plein air (Afrique subsaharienne, Asie centrale, Asie du Sud). Or, celle-ci est une cause importante de mortalité et d’insécurité, notamment pour les femmes et les enfants.

2. Différentes signalétiques de toilettes (Kirkis/istock – nul1983/istock – cbis/istock, début du XXIème siècle)

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Volontarisme politique et révolutions technologiques

Le chapitre 5 s’intéresse aux politiques mises en place pour garantir l’accès à l’assainissement des populations, notamment dans les Suds. À travers les Objectifs pour le Millénaire et de Développement Durable visant le développement de l’accès à l’eau et à l’assainissement, les toilettes sont devenues une politique des Nations Unies donnant lieu à des évènements, comme la journée mondiale des toilettes depuis 2013. En 2021, l’ONU estime que seule 58 % de la population mondiale a accès à des « toilettes sûres » (installation sanitaire de qualité et traitement des excrétions). L’accès à un assainissement de qualité répond à des préoccupations humanitaires, mais aussi économiques (réduire les frais de santé et les jours non travaillés, améliorer la productivité des travailleurs). L’entrée dans le XXIème siècle renouvelle l’approche sanitaire d’un point de vue environnemental, notamment à partir d’innovations technologiques et de changements de pratiques visant à réduire le gaspillage d’eau et d’électricité, notamment en Occident (chasse d’eau à deux débits, toilettes sèches). Au Sud, en particulier en Inde et en Chine, la révolution des toilettes passe par un changement culturel visant à lever le tabou sur la question des excrétions. De grands plans d’aménagement et des campagnes de communication visent à faire accepter la présence de latrines chez soi afin de limiter la défécation à ciel ouvert. Enfin, l’auteur défend l’idée que l’autonomie de tous et la transition écologique passent par le retour à des installations sobres et décentralisées. Toutefois, ces installations nécessitent l’acceptation sociale d’un retour de la proximité avec des déjections, ainsi qu’un entretien rigoureux.

L’avenir des commodités urbaines

Le chapitre 5 interroge le droit à la santé et à l’espace public sous-jacents à la question des toilettes, enjeux mis en lumière par la crise du Covid-19. De la répression sur la voie publique à la mise en place de toilettes accessibles, c’est à l’échelle communale que se joue la politique (in)hospitalière des villes vis-à-vis des petits besoins. Sujet tabou jusque dans les cercles politiques et soumis à aucune obligation légale en France, les toilettes sont les grandes oubliées des plans d’aménagement. En s’inspirant des préceptes de l’homme politique Pierre Strobel, Julien Damon propose un programme d’action pour développer davantage les commodités urbaines. Il repose sur un service qui devrait être gratuit, propre et assurer la sécurité de ses usagers. Il envisage également l’idée de mettre en place des partenariats public-privé entre les commerces de proximité (cafés, bars, restaurants) et l’État, afin d’étoffer l’offre en toilettes publiques. Si certaines initiatives similaires ont lieu en Europe (Allemagne, Royaume-Uni), les municipalités ont du mal à s’emparer du sujet des toilettes, trop souvent relégué aux marges des politiques publiques, alors même qu’il touche à l’intime et au droit des individus.

Conclusion

Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines est un ouvrage qui propose un retour sur l’évolution de la place accordée en ville aux sanitaires à usage public, dont il recontextualise l’apparition avec le développement de l’urbanisation et de l’aménagement. Alors que le sujet des toilettes est traité par la littérature scientifique dans ses aspects sociaux et environnementaux, en particulier dans l’espace domestique, en s’emparant de la question des espaces publics, Julien Damon remet l’intime au cœur d’enjeux collectifs. Si elle est sociale, la question des toilettes est aussi éminemment politique et écologique, soulevant des enjeux de santé publique. Dans les Nords comme dans les Suds, l’accès aux commodités matérialise les inégalités dans le droit à la ville des individus, rendant les espaces urbains plus ou moins amènes.

À travers cet ouvrage, Julien Damon invite les politiques et les aménageurs à se préoccuper davantage de l’accès aux toilettes dans l’espace public afin de produire des villes plus confortables pour leurs usagers. Il cherche à attirer l’attention sur une question dont il défend l’intérêt collectif, en témoigne la liste d’ouvrages recensés sur le sujet à la fin du livre. En revanche, si l’auteur évoque de manière pertinente la dualité entre des Nords particulièrement bien équipés et des Suds où les équipements manquent, l’analyse qu’il propose de ces espaces est bien souvent trop réduite à la figure des bidonvilles. Il ne creuse pas toujours les différentes échelles d’analyse, masquant parfois la diversité des espaces qu’il mentionne. Enfin, cet ouvrage propose un regard urbanocentré sur l’assainissement, négligeant les difficultés d’accessibilité aux sanitaires que rencontrent aussi les populations rurales. L’essai de Julien Damon met efficacement en lumière la question relativement peu traitée de l’accès aux toilettes dans les espaces publics, laissant parfois le lecteur désireux d’en savoir plus.

ANNE LASCAUX

 

Anne Lascaux est docteur en géographie. Elle est Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’Université Gustave Eiffel et rattachée au laboratoire Analyse Comparée des Pouvoirs. Ses travaux de recherche portent sur l’informalité et les migrations dans les espaces ruraux. Elle s’intéresse au parcours entrepreneurial des agriculteurs marocains dans les zones de productions agricoles en Provence.

anne-adelaide.lascaux@univ-eiffel.fr

Référence de l’ouvrage : Damon J., 2023, Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Presses de SciencesPo, 210 p.

Illustration de couverture : Toilettes publiques sur la place Georges-Pompidou, Paris, 4e arrondissement (A. Lascaux, 2023).

Pour citer cet article : Lascaux Anne, 2024, « Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Julien Damon », Urbanités, Lu, janvier 2024, en ligne.

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