Mondes urbains chinois / Drunk with City. Usages de la ville par les punks de Wuhan

Nathanel Amar

L’article de Nathanel Amar au format PDF


Comme de nombreux mouvements punks, le punk a pris racine en Chine dans les grands centres urbains, et plus particulièrement dans deux grandes villes chinoises, Pékin et Wuhan. Cet article n’a pas pour objectif d’expliquer pourquoi le punk apparaît en Chine au milieu des années 1990 dans ces deux villes, ce qui peut être expliqué par la formation d’une « masse critique » de punks, pour reprendre l’expression de Nick Crossley, qui analysait la formation du punk anglais à Londres (2015). Il est néanmoins important de constater que le punk chinois est un phénomène essentiellement urbain, puisqu’il a besoin, pour s’affirmer, de ressources disponibles exclusivement en milieu urbain : instruments de musiques, bars interlopes, photocopieuses bon marché – comme dans le cas du punk anglais – mais surtout l’accès à une musique censurée, accessible sur le marché noir des grandes villes chinoises. Né dans la marginalité urbaine, le punk chinois s’est nourri du développement urbain et de la croissance des inégalités sociales qu’il n’a cessé de critiquer. Le rapport entre les punks et l’espace urbain chinois est complexe et fondamental, tout comme le groupe de rap français La Rumeur affirme que « Paris nous nourrit, Paris nous affame » (La Rumeur, 2004), exprimant bien là l’attachement/répulsion qu’une autre sous-culture urbaine entretient avec la ville. Ce sentiment ambivalent se retrouve dans une chanson du groupe SMZB, qui donnera son nom au bar tenu par le chanteur, « Wuhan Prison » (SMZB, 2002), afin de signifier l’atmosphère étouffante de cette ville tentaculaire au bord du fleuve Jaune. Mais les punks ne font pas que rejeter l’organisation des grandes villes et leur atmosphère oppressante, ils participent également à la création de nouveaux espaces urbains, puisqu’ils doivent trouver des lieux où se réunir et se produire, le plus souvent aux marges des grands centres urbains. L’objectif de cet article est de montrer comment les punks redéfinissent un rapport à la ville, en contradiction avec le processus de « civilisation » (wenming – 文明) prôné par le Parti communiste chinois, que ce soit à travers les lieux qu’ils participent à créer, où ceux qu’ils défendent contre la spéculation immobilière. Cette analyse se focalisera plus précisément sur la ville de Wuhan, centre du mouvement punk chinois à tendance libertaire, qui redéfinit constamment son rapport à la ville, à travers des textes ayant pour objet principal la mégapole urbaine wuhanaise, et des tentatives d’occupation du territoire, comme en témoigne l’exemple du « Centre autonome de la jeunesse », créé par Mai Dian, ancien guitariste du groupe Les quatre-cent coups (Sibaiji – 四百击).

« C’est une ville punk, Wuhan ! »1

Wuhan fait partie des premières villes où a éclos le punk au milieu des années 1990. SMZB, plus vieux groupe de punk wuhanais (fondé en 1996), fait figure d’exception dans le milieu du punk, par sa longévité et l’attitude sans compromission de son chanteur, Wu Wei, qui a toujours refusé de censurer les paroles de ses chansons ou de diminuer l’intensité de son engagement. Ce dernier est par ailleurs le patron du bar « Wuhan Prison » situé dans le quartier universitaire de Wuchang, où se retrouvent tous les punks de Wuhan. Ville tentaculaire du centre de la Chine, Wuhan est composée de trois quartiers, auparavant trois villes distinctes, Hankou, la ville financière, Wuchang, la ville étudiante et Hanyang, la ville industrielle. Le caractère indocile de Wuhan est souvent invoqué, puisque c’est le soulèvement de Wuchang en 1911 qui a déclenché la fin de la dynastie Qing au profit de l’éphémère République de Chine, chanté par ailleurs dans une chanson de SMZB, « Da Wuhan » (« Grand Wuhan » – « 大武汉 »)2. En pleine Révolution culturelle, les chefs militaires de Wuhan s’opposent aux Gardes rouges venus de Pékin, amorçant un tournant dans la politique maoïste (Robinson, 1971).

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=WQ2L2tDzpOg[/youtube]

Le groupe SMZB chante « Da Wuhan » au Vox le 25 décembre 2011.

Les punks de Wuhan, comme Wu Wei, le chanteur de SMZB, revendiquent fièrement cet héritage de rébellion face au pouvoir central, actualisé par de nombreuses chansons dirigées contre le Parti communiste. Le quartier étudiant de Wuchang est devenu le terrain de jeu des punks wuhanais, autour de la rue Lumo (鲁磨路), qui représente à la fois l’espace social du punk (ou le « havre d’autodéfense » des déviants sociaux selon Goffman, 1975 : 168), mais également l’étouffement ressenti par les punks, qui ne quittent que rarement ce quartier. Si Wuchang est en effet considéré comme une « prison à ciel ouvert », les punks y ont leurs habitudes, et certains ne peuvent rester éloignés trop longtemps, comme Yang Han qui « ne peu[t] aller dans d’autres villes sans avoir le mal du pays »3. Sur cette rue animée se trouvent ainsi le Vox Livehouse, la salle de concert qui programme des concerts de musiques alternatives, et littéralement en dessous, le bar Wuhan Prison. La ville est à la fois le « paradis » et l’ « enfer », selon les termes employés par SMZB dans « Drunk With City »4, et le paradigme de la « ville punk », toujours selon SMZB5. En ouvrant le bar « Wuhan Prison », Wu Wei revendique l’ancrage territorial des punks à Wuhan, tout en reprenant le titre d’une chanson qui s’en prend à l’absence de liberté de cette ville. Les chansons de SMZB sont importantes pour comprendre l’attachement des punks à cette ville, qu’ils veulent néanmoins transformer. Dans « Wuhan Prison », Wu Wei affirme que « moi et ma famille sommes nés dans cette ville, où l’on ne peut ressentir la liberté et la sécurité. Nous avons l’impression qu’elle est comme une prison, je veux partir mais je ne trouve pas la route. Il y a tellement d’entraves à la con, mais j’en ai rien à faire. Révolte, révolte dans cette ville ! » (SMZB, 2004). Dans « Da Wuhan », Wu Wei en appelle également à un changement radical, pour que Wuhan « soit belle, qu’elle obtienne la liberté. Ce ne sera plus une prison pour l’éternité. Combattre l’obscurité, faire cesser les pleurs. Une graine est déjà plantée dans mon cœur » (SMZB, 2008). L’hostilité vis-à-vis de la ville de Wuhan ne doit donc pas être comprise comme un rejet complet de la ville, mais comme un véritable appel à l’insurrection, ainsi que la recherche de nouveaux modes de vie. C’est en effet la municipalité qui concentre toute la haine des punks, et en particulier le maire de Wuhan, Wan Yong, célèbre pour les innombrables chantiers qu’il met en œuvre dans tous les quartiers de la ville. « On l’appelle “Mister dig around the City”, il fait des trous partout en ville ! Mais beaucoup de projets sont retardés à cause de la corruption. Comme l’immeuble en face du bar, ça fait dix ans qu’il est en construction, mais ils ont arrêté de le construire, le promoteur est parti à Hong Kong avec l’argent du chantier ! »6. La fièvre immobilière teintée de corruption représente l’un des combats les plus importants de la communauté punk wuhanaise. En continuant la rue Lumo vers le nord à partir du Wuhan Prison, à environ 5 kilomètres, on arrive au parc botanique de Wuhan (Zhiwuyuan – 植物园), véritable poumon vert à 15 minutes de l’agitation du quartier étudiant de Wuchang, menacé par la spéculation immobilière, et où l’on trouve une autre communauté punk.

« Women jia » – L’expérience autonome de Mai Dian

Figure majeure de la scène punk wuhanaise, Mai Dian, ancien guitariste de Si bai ji (四百击 – Les quatre-cents coups) et Si dou le (死逗了), a ouvert, selon ses propres mots, un « Centre social pour la jeunesse ». Baptisée « Notre maison » (« Women jia » – « 我们家 »), cette bâtisse en ruine un peu à l’extérieur de Wuchang, collé au jardin botanique de Wuhan (Zhiwuyuan – 植物园) se veut la version chinoise des squats que Mai Dian a connus lors de ses tournées en Europe avec Si bai ji. Mai Dian le reconnaît lui-même, ouvrir un squat en Chine est quasiment impossible, et si l’on peut habiter temporairement un immeuble en ruine sans payer de loyer, y créer une communauté s’avère beaucoup plus complexe. Mai Dian a donc choisi de louer la maison, et d’y accueillir tous ceux qui veulent passer manger, discuter ou dormir. Dans un article qu’il a publié dans une revue littéraire chinoise, Tiannan [天南], Mai Dian explique son parcours et la création de « Notre maison » :

« Nous devons trouver un endroit dans notre propre vie qui puisse servir de terrain de rencontre et d’intermédiaire, afin de faire circuler l’information, de discuter des “symboles” des actions que nous avons rencontrés, de partager nos situations désespérées, de les interpréter, et de tenter d’agir au mieux de nos capacités. Un tel endroit n’est certainement pas les “palais de la jeunesse” [青少年宫]7 contrôlés par l’État, qui sont des endroits où l’on joue le jeu de la paix et de la prospérité, et où l’on apprend aux jeunes à accepter passivement le statu quo. Cela ne peut non plus être un bar ou un café, où l’atmosphère consumériste nous met mal à l’aise. Un squat est encore moins réaliste : au moment où des habitations sont occupées en Chine, à la fois les propriétaires avares (le matérialisme a déjà détruit la confiance sociale, et les propriétaires n’ont aucun sens de sécurité vis-à-vis de leurs biens) et la police autocratique (il n’y a aucun moyen de s’assurer que vous n’allez pas être victime de la brutalité policière) se mettent en colère et les conséquences peuvent être très sérieuses. Mais là où il y a de la volonté, il y a un moyen, nous avons décidé de louer une maison. Si l’on veut le contrôle complet d’un endroit, la seule solution est de louer. Heureusement nous avons été capable de trouver une maison isolée en dehors de la ville qui avait été de fait abandonnée. Le loyer était proche de rien. Bien que la maison soit un peu vieille, le paysage environnant possédait une beauté naturelle que nous trouvions revigorante. Après avoir nettoyé la poussière et enlevé les mauvaises herbes, nous avons décidé des différentes fonctions de la maison. Premièrement, la maison devait être un “infoshop”8 – un endroit où fournir tous les écrits alternatifs et les informations sur les mouvements sociaux que l’on pouvait rassembler. Deuxièmement, un centre de conférences – à partir de ce moment tous les workshops, débats et projections de films seraient organisés dans la maison. Troisièmement, une scène, située dans la cour, pour fournir un lieu où jouer pour les musiciens rocks, expérimentaux et vagabonds. Quatrièmement, un endroit où dormir gratuitement pour ceux qui en ont besoin, ainsi qu’un feu de camp à l’extérieur pour que les amis viennent s’y prélasser. À la fin nous avons collé sur un pilier du mur extérieur une étoile à cinq branches rouge et noir, et nous avons donné à la maison un nom : “Notre maison, Centre Autonome de la Jeunesse” [“Women jia qingnian zizhi zhongxin” – “我们家青年自治中心”] » (Mai Dian, 2012 : 106-107).

 

L’explication donnée par Mai Dian permet de replacer « Notre maison » dans le cadre du mouvement anarchiste international. La création de « Notre maison » est une manière d’adapter les squats européens aux réalités chinoises, l’occupation illégale d’un terrain étant impossible. Mai Dian fait un usage raisonné des divers concepts et pratiques libertaires, comme l’« infoshop », ou l’usage non commercial du Centre, Mai Dian considère l’espace autogéré qu’il a contribué à créer comme un réel lieu d’échange et de discussion, en même temps qu’un endroit agréable où passer une fin de soirée sur la terrasse de la maison en fumant et buvant de l’alcool. L’échange occupe une part importante de la sociabilité de Mai Dian. Outre la nourriture et les cigarettes qu’il offre à tous ceux qui viennent le voir, ce dernier échange aussi avec ses amis des livres qu’on ne trouve pas en Chine continentale. L’engagement de Mai Dian n’est pas partagé par tous les habitants et amis de « Notre maison », le choix des termes pour désigner la maison a ainsi pu faire l’objet de débats, ce qui indique très bien la difficulté d’importer certains mots, comme « unité », qui ont été dévoyés par le Parti communiste chinois. La maison elle-même est divisée selon des usages différents et quelques fois concurrents. La cour est ainsi réservée aux discussions, barbecues et concerts, le rez-de-chaussée aux projections et aux tables rondes, tandis qu’à l’étage se situent les chambres d’amis, ainsi que celles de Mai Dian et de Yan Zi, qui y habitent toute l’année. Le toit, en mauvais état, est souvent utilisé au petit matin par ceux qui n’ont pas dormi pour voir le lever du soleil. Ainsi, lors d’une conférence sur l’histoire de Donghu9, les participants étaient tout d’abord dans une salle au rez-de-chaussée pour suivre une projection, avant de migrer vers la cour, faute de place, tandis que les habitués de « Notre maison » étaient à l’étage, dans la chambre de Yan Zi puis sur le toit, passant le plus clair de leur temps à fumer. Cette séparation de l’espace ainsi que la non-participation des occupants de « Notre maison » aux activités militantes n’inquiète pas Mai Dian outre mesure. En ce sens, Mai Dian contribue à la création d’un espace alternatif au sein de la Chine populaire, où les modalités d’expressions publiques sont restreintes.

En reprenant des pratiques héritées des mouvements libertaires tout en les mettant en œuvre dans le contexte chinois, « Notre maison » actualise les techniques des « Temporary Autonomous Zone » (TAZ) élaborées par Hakim Bey : « la TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace » (Bey, 1997, 6). Pratiques que l’on retrouve aujourd’hui dans les ZAD (Zones à défendre) et autres formes d’insurrections contemporaines, nécessairement précaires, les luttes se déplaçant au gré des expulsions. Dans le cas de « Notre maison », la spéculation immobilière encouragée par la municipalité de Wuhan rend la position de Mai Dian difficile à tenir, et replace « Notre maison » dans un mouvement plus large de contestation territoriale.

Le mouvement de défense de Donghu

Mai Dian et les jeunes punks wuhanais savent que cet équilibre est précaire. L’état de la bâtisse ne permet pas d’organiser beaucoup d’activités durant les rudes hivers que connaît Wuhan, et leur présence à Zhiwuyuan n’est tolérée que temporairement, avant que l’explosion immobilière ne s’étende jusqu’à eux. Les habitants de « Notre maison » sont d’ailleurs engagés dans la défense de Donghu (le lac de l’est), à proximité de la maison, menacé par la spéculation immobilière.

Donghu est un lieu particulier pour les punks de Wuhan. Grand lac à l’est de Wuhan, entouré par des forêts et des zones agricoles, il est la destination préférée des punks qui vont souvent s’y promener tard dans la nuit ou se défier dans des concours de sauts en BMX dans le lac, bien avant que Mai Dian et « Notre maison » ne viennent s’y installer, ou que Wu Wei ne chante sa beauté comparée à l’atmosphère urbaine oppressante de Wuhan dans « Jianghu dataowang » (« 江湖大逃亡 » – « L’échappée du Jiangsu »10, SMZB, 2011). C’est en 2010 que la mobilisation pour la défense de Donghu prend forme, avec la parution, le 25 mars 2010, d’un article du magazine cantonais Shidai zhoubao (时代周报) intitulé « Une investigation sur le développement par Huaqiaocheng de Donghu à Wuhan » (« Wuhan huaqiaocheng kaifa Donghu diaocha » – « 武汉华侨城开发东湖调查 »), qui révèle des informations confidentielles concernant la corruption du projet de développement de Donghu. Selon le rapport cité par le Shidai zhoubao, « le gouvernement local a signé un bail de long terme avec la compagnie immobilière Huaqiaocheng de 3 167 mu [211 hectares], dont 450 mu [30 hectares] du lac lui-même, pour 4,3 milliards de yuan » (Shidai zhoubao, 2010), alors que le terrain de Donghu est censé être protégé et que le gouvernement local n’a pas obtenu l’accord du gouvernement central pour signer ce bail à une entreprise privée. Mises à part les conséquences écologiques soulevées par l’article sur le lac, la gentrification du quartier de Donghu est critiquée par un nouvel article, cette fois-ci du Nanfang Zhoumo (南方周末), daté du 1er avril 2010 (Xiao Shu, 2010). En effet, Huaqiaocheng a prévu l’aménagement de Donghu pour en faire un parc d’acclimatation (nommé « Happy Valley »), pourvu d’hôtels cinq étoiles, de centres commerciaux ainsi que de résidences de luxe. Les punks de Wuhan ont été les premiers à se mobiliser avec des rencontres informelles, qui ont eu lieu chez Mai Dian, et une marche de protestation, prévue le samedi 10 avril 2010, en utilisant la méthode du sanbu (散步), c’est-à-dire « se promener » sans slogans ni bannières, afin de manifester sa désapprobation, tout en évitant (théoriquement) de donner aux forces de l’ordre une raison d’arrêter les promeneurs. Avant même le jour de la « promenade », les policiers sont venus voir les activistes considérés comme meneurs, pour les dissuader de se « promener ». La tactique policière a réussi, puisque la promenade n’a finalement pas eu lieu.

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=wJMvOdBYmIQ[/youtube]

Concours de saut de BMX dans le lac Donghu en 2010.

À travers la défense de Donghu, les punks ont pu expérimenter l’activisme politique au sens classique du terme, c’est-à-dire la préparation d’une manifestation qui reprend les codes des mouvements sociaux chinois, le sanbu. La pratique du sanbu a été popularisée lors des protestations à Xiamen en 2007 contre la construction d’une usine polluante de paraxylène, et a également été utilisée en 2011 lors de la « Révolution de jasmin », lorsque le site Internet Boxun a appelé les Chinois à se promener sur la célèbre avenue Wangfujing. Mais la police a fait annuler la manifestation, en faisant pression sur les organisateurs de la promenade, mais également sur les étudiants, en mobilisant les instructeurs politiques des universités (fudaoyuan – 辅导员) afin de prévenir toute tentative de protestation. Il leur a été dit que « selon les autorités, à cause de “l’incident de Donghu”, quelques étudiants sont en train d’organiser des marches collectives, créant ainsi de nombreux facteurs d’instabilité. Afin d’assurer le fonctionnement stable de l’école, il vous faudra durcir la surveillance du campus, prêter attention aux tendances des élèves, et si vous tombez sur des activités comme des marches collectives, il est impératif de notifier immédiatement le bureau des affaires étudiantes » (China Study Group, 2010). Face à la répression préventive du mouvement de défense de Donghu, Mai Dian et différents habitants des environs du Donghu ont décidé de créer une plateforme d’analyse et de discussion autour de la défense de Donghu, appelée « Donghu pour tous » (« Meigeren de Donghu » – « 每个人的东湖 »), et un site Internet, donghu2010.org ((Aujourd’hui indisponible, le site donghu2010.org a migré sur les réseaux sociaux Weibo (http://www.weibo.com/donghu2010) et Wechat.)). On peut trouver sur ce site Internet des textes, des analyses, mais également des œuvres artistiques ayant pour thème principal la défense de Donghu.

L’implication de Mai Dian, aujourd’hui encore, au sujet de la défense de Donghu ne faiblit pas. Plus de quatre ans après la première ébauche de mouvement social, le lac est toujours menacé par la spéculation immobilière, et Mai Dian organise presque toutes les semaines des conférences autour de la défense du lac, qui se finissent généralement par un barbecue dans le jardin de « Notre maison ». La conférence du 22 juin 2014 sur « L’histoire de Wuchang à travers les cartes géographiques » par Wang Dongsi, un étudiant de l’école normale de la Chine centrale (Zhonghua shifan daxue – 中华师范大), dont la passion est la cartographie, était particulièrement suivie. Alors que d’habitude « Notre maison » possède un espace pour les conférences, l’affluence était telle qu’il a fallu déplacer la conférence dans le jardin et y installer le rétroprojecteur. Durant la conférence, Mai Dian s’affairait et portait à chacun une bouteille d’eau et installait des spirales à brûler anti-moustiques dans le jardin. Après la conférence, les participants ont commencé à discuter de la réduction progressive de l’espace naturel de Donghu au profit de grands immeubles de luxe, mais également des changements urbanistiques de Wuchang et de la disparition des quartiers traditionnels. En organisant ces conférences, Mai Dian espère sensibiliser la jeunesse, la plupart des participants étant des étudiants à l’université, et de développer une mémoire collective autour de Donghu. En ce sens, « Notre maison » devient ponctuellement un véritable forum d’échange et de mobilisation autour de la défense de Donghu, où chacun peut venir prendre la parole. Si Mai Dian a eu plusieurs fois la visite de la police lorsqu’il a commencé à organiser ses conférences sur Donghu, aujourd’hui, la présence policière se fait de plus en plus rare.

1. Lors de la conférence du 22 juin 2014 à « Notre maison », l’affluence était telle qu’il a fallut se déplacer dans le jardin et y installer le matériel nécessaire (Amar, 2014).

1. Lors de la conférence du 22 juin 2014 à « Notre maison », l’affluence était telle qu’il a fallut se déplacer dans le jardin et y installer le matériel nécessaire (Amar, 2014).

« Notre maison » à Wuhan fait véritablement office de lieu alternatif, au sens où des pratiques et des discours contestataires s’y élaborent, des formes de vie marginales ont l’occasion d’y être expérimentées. Car « Notre maison » est avant tout un lieu de vie, où des affects s’expriment, loin du contrôle gouvernemental et policier. Le cas de « Notre maison » est peut-être unique dans toute la Chine, mais ce n’est pas le seul espace alternatif créé par des punks qui arrivent à proposer d’autres modalités de socialisation. Le mouvement de défense de Donghu, débuté en 2010, permet de replacer l’activisme des punks wuhanais dans le cadre plus général des mouvements contestataires chinois, à travers l’adoption de la méthode du sanbu. Mais ce mouvement fait également écho plus largement à des formes de résistance inspirées des tentatives libertaires de s’opposer à l’organisation de l’espace tout en expérimentant d’autres formes de vie. L’exemple de Tarnac est souvent donné par Mai Dian lui-même, tout comme les communautés qui s’organisent autour des ZAD. Si l’on en croit le Comité Invisible, qui tente de penser ces nouvelles formes de mobilisation, « le pouvoir réside désormais dans les infrastructures de ce monde » (Comité Invisible, 2014), la lutte contre les différentes infrastructures censées aménager l’espace est à la fois une tentative de s’opposer à l’État et de créer de nouvelles formes de vie. Habiter un territoire, Donghu pour les punks de Wuhan en l’occurrence, le défendre, « assumer notre configuration située du monde, notre façon d’y demeurer, la forme de vie et les vérités qui nous portent, et depuis là, entrer en conflit ou en complicité. C’est donc se lier stratégiquement aux autres zones de dissidence, intensifier les circulations avec les contrées amies, sans souci des frontières » (Comité Invisible, 2014).

L’exemple du punk wuhanais permet de montrer comment les punks envisagent les usages qu’ils font des métropoles chinoises contemporaines. Berceau du punk chinois, Wuhan continue d’abriter l’une des communautés punks les plus organisées de Chine, et la plus directement contestataire. Wu Wei et son groupe SMZB, le plus ancien et respecté de Wuhan, expriment le paradoxe de la relation entre les punks et la ville. À la fois source d’inspiration et prison à ciel ouvert, la ville participe cependant à l’éclosion du punk, et c’est dans ses marges que s’installent les punks. Mai Dian, quant à lui, tente de replacer le punk chinois au sein du mouvement libertaire international. La création d’un « Centre autonome de la jeunesse », proche des squats, permet de constater comment des formes de vie peuvent être réinterprétées. Mais c’est surtout le mouvement d’opposition à la destruction de Donghu qui insère « Notre maison » dans le cadre des luttes sociales, tant chinoises qu’internationales, en revendiquant un droit à habiter, à l’encontre des projets immobiliers et municipaux.

NATHANEL AMAR

Nathanel Amar est docteur en science politique. Il a soutenu sa thèse en décembre 2015 sur les usages politiques de la culture en Chine contemporaine.

nathanel.amar AT sciences DOT fr

Illustration de couverture : Carte postale réalisée par le collectif « Donghu pour tous » (« Meigeren de Donghu », 2010)

Bibliographie

Bey H., 1997, TAZ. Zone autonome temporaire, L’Éclat, Paris, 90 p.

Boretz A., 2011, Gods, Ghosts, and Gangsters, University of Hawai’s Press, Hawai, 2011, 280 p.

Comité Invisible, 2014, À nos amis, La Fabrique, Paris, 250 p.

Crossley N., 2015, Networks of Sound, Style and Subversion, Manchester University Press, Manchester, 272 p.

Goffman E., 1975, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Minuit, Paris, 180 p.

Mai D., 2012, « Yige pengke de jichu linglei jiaoyu » [« Les fondements de l’éducation alternative d’un punk »], Tiannan [Chutzpah!], n°6, pp. 102-112.

Robinson T., 1971, « The Wuhan Incident : Local Strife and Provincial Rebellion during the Cultural Revolution », The China Quarterly, n°47, pp.413-438.

Xiao S., 2010, « Jin quan de Donghu, haishi gonggong de donghu » [« 金权的东湖,还是公共的东湖 ? » – « Un Donghu sous le contrôle de l’argent ou un Donghu public ? »], Nanfang Zhoumo [南方周末 – Southern Weekly], accessible sur http://www.infzm.com/content/43317 [dernière consultation le 11/08/14].

Shidai zhoubao [代周], 25 mars 2010, « Wuhan Huaqiaocheng kaifa donghu diaocha » [« 武汉华侨城开发东湖调查 » – « Une investigation du développement par Huaqiaocheng de Donghu à Wuhan »], accessible sur http://gz.house.163.com/10/0325/10/62K5Q5I300873C6D.html [dernière consultation le 11/08/14].

China Study Group, 13 avril 2010, « The Battle for East Lake in Wuhan ». accessible sur http://chinastudygroup.net/2010/04/the-battle-for-east-lake-in-wuhan/ [dernière consultation le 12/08/14].

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Discographie

La Rumeur, 2004, Regain de tension, La Rumeur Records.

SMZB, 2002, Wuhan Prison, Autoproduit.

SMZB, 2004, China Dream, Autoproduit.

SMZB, 2008, Ten Years Rebellion, Maybe Mars.

SMZB, 2011, Sin Harmony, Maybe Mars.

 

 

  1. SMZB, « Da Wuhan » (SMZB, 2008). []
  2. « En 1911 le soulèvement de Wuchang a démarré ici, Sun Yat-Sen est toujours présent dans ma mémoire » (SMZB, 2008). []
  3. Entretien avec Yang Han, 26 mars 2014. []
  4. « Here is a heaven for me, here is a hell for me, I can’t live without her […] We are the vomits of this city, we are the alcohol of this city » (SMZB, 2004). []
  5. « C’est une ville punk – Wuhan ! On chante pour toi – Wuhan ! C’est à Wuhan qu’on a commencé à se rebeller et se battre, tout le monde trinque pour toi ! » (SMZB, 2008). []
  6. Entretien avec Zhou Tao, 7 juin 2014. []
  7. Les « palais de la jeunesse » sont des centres pour les jeunes chinois qui peuvent, après les cours, s’adonner à toutes sortes d’activités, sous le contrôle du Parti et de la municipalité. Il va sans dire qu’un concert punk dans un « palais » est improbable. []
  8. En anglais dans le texte. Un « infoshop » est le lieu de documentation, de propagande et de diffusion de divers produits DIY (Do It Yourself) situé dans les centres sociaux et autres espaces occupés par des anarchistes. []
  9. Donghu (东湖), ou le « lac de l’est », est l’un des grands lacs de Wuhan, symbole de la ville. Les habitants de « Notre maison » sont engagés dans la sauvegarde du lac face aux promoteurs immobiliers, voir plus loin pour une analyse de la situation. []
  10. Littéralement « les rivières et les lacs », le terme de Jianghu (江湖) revêt des significations très particulières et métaphoriques. Durant la période des royaumes combattants, les chevaliers (wushi – 武士) s’organisent en groupes affinitaires et égalitaires, en opposition aux lettrés (wenshi – 文士) qui prônent les principes confucéens de l’obéissance à l’autorité. Le Jianghu représente ces groupes affinitaires, popularisés par le classique Au bord de l’eau de Shi Nai’an, compilé au XVIe siècle, qui raconte les aventures de Song Jiang, chef des bandits, qui met en échec les troupes régulières de Hui Zhong. Le terme a été repris jusqu’à aujourd’hui pour désigner les triades, les marginaux ou toutes formes de communautés déviantes, il est intéressant de noter que les punks revendiquent ce terme, et replacent ce faisant leur engagement dans une tradition de résistance au pouvoir centralisé (Avron Boretz, 2010). []

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