Brésil / Entretien : Bons baisers de Rio

Entretien avec Manon Kleynjans, par Charlotte Ruggeri

L’entretien au format PDF


Manon Kleynjans est doctorante en géographie à Paris X sous la direction de Philippe Gervais Lambony. Elle travaille dans ce cadre sur les modifications urbaines à Rio liées aux événements sportifs de 2014 et 2016. En parallèle, elle réalise également des documentaires. Elle nous présente dans cet entretien sa série documentaire Bons baisers de Rio.

Pouvez-vous nous expliquer la genèse du projet Bons baisers de Rio ?

C’est à l’origine à cause de la lecture d’un article publié en 2009 sur la construction d’un mur autour d’une favela de Rio que j’ai décidé de quitter Buenos Aires pour aller évaluer la faisabilité d’un documentaire sur le sujet.
Une fois sur place, je me suis très vite rendue compte que ces murs ne constituaient qu’une infime partie de l’iceberg et que l’enjeu était bien plus important : il s’agissait d’une transformation urbaine et d’une restructuration sociale à l’échelle de la ville due à la préparation de la Coupe du Monde et des Jeux Olympiques.
Géographe de formation, j’y ai vu un sujet de thèse passionnant que j’ai alors entrepris à Paris X sous la direction de Philippe Gervais Lambony.
Convaincue des vertus pédagogiques que pouvait offrir le mélange entre recherche et documentaire, j’ai décidé de proposer ma thèse sur support audiovisuel, dans le but de partager avec le plus grand nombre ce sujet d’actualité.

Que voulez-vous montrer au travers de cette série documentaire ?

Rio court après le statut de ville globale, en misant sur la consommation culturelle, le patrimoine et le divertissement pour dynamiser son économie et offrir une image positive dans le but d’être compétitive sur la scène internationale. Or, l’élection de la ville de Rio pour accueillir les grands événements sportifs est l’occasion rêvée pour mettre en place ce projet économique et social et pour montrer aux yeux du monde que la ville est à la hauteur des attentes internationales. En matière d’organisation comme de sécurité.
J’ai souhaité m’intéresser à l’envers du décor de ces transformations, dans la mesure où la modernisation qui accompagne ce processus se fait au profit quasi exclusif d’une seule frange de la population, c’est à dire l’élite sociale, entrepreneuriale et étrangère, creusant ainsi les inégalités déjà très profondes à Rio. Cette série n’est pas exhaustive, elle effleure même seulement parfois les problématiques, mais à travers des courtes vidéos, j’ai choisi d’aborder quelques-unes des grandes thématiques en jeu dans le processus de recomposition urbaine à Rio ; la question sécuritaire, l’enjeu foncier, la touristification… Elle est le fruit de mon dernier terrain, réalisé au mois de mai et de l’association avec la société de production Bridges.

Dans l’épisode 2 (la série comporte 11 épisodes), vous évoquez les transformations urbaines de Rio de Janeiro, en lien avec la Coupe du monde et les Jeux Olympiques, mais pas seulement. Selon vous, la ville a-t-elle beaucoup changé ces dernières années ?

Les grands événements sportifs sont utilisés comme argument pour justifier un certain nombre de décisions politiques, notamment en matière de modifications urbaines qui, comme l’architecte Anne-Marie Broudehoux le dit si bien en voix off dans l’épisode 2, sont favorisées par un contexte d’urgence, et de fait à des prises de décisions plus rapides, avec une consultation publique moindre. Le Porto Maravilha (qui fait l’objet de l’épisode 2) constitue le chantier le plus important en matière de recomposition urbaine à Rio actuellement, mais ce qui est en jeu dans la ville, c’est également un projet social.
C’est la raison pour laquelle l’opération de revitalisation de la zone portuaire en centre-ville, les transferts d’habitats situés en zones dites à risque, ou encore la création de lignes de bus rapides pour améliorer la desserte sont à l’origine de transferts de population des classes sociales les moins favorisées vers de nouveaux espaces, plus éloignés des zones stratégiques de la ville moderne.
Les expulsions forcées des favelas sont toujours dans des domaines d’intérêt pour le marché immobilier, (zone sud et ouest de la ville) ce qui montre qu’il s’agit d’une réorganisation politique de la population à faible revenu dans les villes et qui a pour conséquence d’accroître la fracture socio-territoriale. A Rio, on parle d’un déplacement de plus de 30 000 personnes pour la Coupe du Monde de 2014 et les Jeux Olympiques en 2016. Cette évolution s’inscrit dans le processus de « gentrification généralisée », qui répond à un modèle de la ville capitaliste et compétitive, et à la définition de la ville globale de Saskia Sassen.

Dès l’épisode 3, vous donnez à voir l’envers du décor avec une favela menacée de destruction pour aménager des sites des Jeux olympiques. Comment avez-vous ressenti cette tension entre la ville vitrine et les contestations des aménagements de la Coupe du monde et des JO ?

Dans le cas de Vila Autodromo, les relations conflictuelles s’expliquent par un contexte plus global et plus ancien, qui montre bien que la situation actuelle dépasse le contexte des événements sportifs, et qu’ils ne sont là que pour accélérer une volonté politique ancienne.
Cette favela est située dans la zone ouest de la ville en plein cœur de Barra da Tijuca, haut lieu stratégique du développement moderne, que l’on appelle le « Miami de Rio », ce qui fait d’elle un épineux problème. Ainsi, depuis l’élection de Rio de Janeiro pour accueillir les Jeux Olympiques de 2016, une série de législations a été successivement mise en place pour légitimer la destruction de cette dernière tantôt avec un alibi écologique, tantôt pour la construction d’une voix rapide, ou encore pour le bon déroulement des Jeux… Ainsi, entre 2011 et 2014, les habitants de Vila Autodromo ont systématiquement découvert ce qui avait été décidé pour eux dans le journal : la destruction de leur communauté, puis sa destruction partielle et enfin le maintien de celle-ci. En fait, aujourd’hui, la favela est en partie détruite, les débris n’ont pas été déblayés et les familles cèdent peu à peu sous la pression.
Malgré le fait que les habitants soient très conscients du processus de transformation en cours dont ils sont les victimes, et qu’ils réclament un projet alternatif, la situation ne présage rien d’optimiste. Vila Autodromo que l’on rêvait pendant longtemps en village d’Astérix, a bien du mal aujourd’hui à résister à l’envahisseur.

Alors que la Coupe du monde a commencé, comment la ville vit l’événement ? Assiste-t-on à une ferveur populaire ou les manifestations continuent ?

N’étant plus à Rio depuis le 13 juin, je ne peux pas répondre correctement à cette question. Cependant, la veille au soir de mon départ, j’ai filmé dans la rue à Copacabana pendant le match d’ouverture, et la tension était palpable.
En effet, un drôle de spectacle se déroulait : il y avait quelques milliers de supporters aux maillots jaunes, à quoi s’ajoutaient des centaines de manifestants qui scandaient « Fifa go home » sous l’œil sévère des bataillons de militaires. Aucun débordement n’a eu lieu mais entre les commentaires du match diffusés sur l’écran géant, le son des hélicoptères et le mélange surréaliste de supporters joyeux et ivres, les membres des black bloc cagoulés et les militaires surarmés, le moment de fête était assez particulier…

Entretien réalisé en juillet 2014 par Charlotte Ruggeri

 

Image de couverture : l’image est tirée du deuxième épisode de Bons baisers de Rio. Il s’agit d’une œuvre qui représente une favela type, fabriquée de briques. Elle a été filmée au MAR (Musée d’Art de Rio) en mai 2014.

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