Lu / La ville : quel genre ? L’espace public à l’épreuve du genre

Anastasia Mizzulinich

Le Lu d’A. Mizzulinich au format PDF


 

La ville : quel genre ? est un ouvrage qui recueille des articles relatifs à des études et des réflexions sur l’accès genré à l’espace public à travers différentes approches (historique, géographique, urbanistique, architecturale, sociologique, littéraire, philosophique, socio-économique, ou encore psychologique) et qui aborde différentes thématiques, comme l’architecture, l’éducation, la recherche-action ou encore la législation ou la politique dans la fabrique de l’espace public, aussi bien en France qu’à l’étranger comme aux États-Unis, en Autriche, ou dans les Pays du Nord de l’Europe.

C’est une anthologie de 300 pages composée par Emmanuelle Faure (docteure en géographie), Edna Hernández-González (enseignante-chercheure en géographie) et Corinne Luxembourg (enseignante-chercheure en géographie).

Réunir des points de vue français et étrangers traduit une question sociale internationale réelle : l’inégalité d’accès aux espaces publics et leur pratique, selon le genre. Le livre est composé de 4 parties, chacune étant à son tour constituée d’un corpus de 2 à 4 articles. Ceux-ci sont tous relativement récents, publiés entre 2015 et 2017, à l’exception du premier texte « À quoi ressemblerait une ville non sexiste ? Hypothèses à propos du logement, du projet urbain et du travail humain » de Dolores Hayden, traduit par Igor Martinache en français en 1980. Chaque texte représente une thématique liée aux problématiques du genre et de l’espace public et cherche à comprendre les facteurs qui expliqueraient l’inégalité d’accès à l’espace public. La ville : quel genre ? s’inscrit dans une société encore fortement masculinisée, mais qui voit une coopération, une solidarité et des associations d’individus se mettre en place et agir en ville, pour obtenir plus d’équité.

Cet ouvrage est un outil de compréhension de l’évolution passée, présente et future de la pensée urbanistique : du premier texte, qui contextualise et donne une explication globale de la « place de la femme à la maison » en Occident liée au système capitaliste (Hayden, 1980), aux actions menées dans les différentes villes, et leurs limites, comme les voitures de métro réservées au femmes à São Paulo (Tillous, 2017) ou l’application du programme européen de gender mainstreaming à Vienne (Custodi, 2017), jusqu’aux témoignages d’initiatives récentes visant à sensibiliser aux disparités d’accès à l’espace public, comme celle menée à Lyon et expliquée par Elise Vinet dans son article « Bilan d’un programme de recherche pour l’action et en actions dans le champ de la politique de la Ville » (2017) ou encore la recherche-action « La ville côté femmes » organisée à Gennevilliers par le collectif les Urbain.e.s et rapportée par Corinne Luxembourg (2017). La ville : quel genre ? n’est pas un « manuel de bonnes pratiques ». Il s’agit d’un bilan global des tensions et des injustices d’accès à l’espace public par les femmes, qui montre ce qui a été fait, ce qui est en cours et ce qui pourrait permettre d’innover dans le domaine et par conséquent une véritable invitation à enrichir la pensée urbanistique.

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L’union fait la force, les femmes font l’union

L’idée générale de laquelle partent plusieurs des auteurs est que l’espace public est conçu par des hommes pour des hommes, plutôt jeunes, ce qui expliquerait l’exclusion des femmes de cet espace. Il devient alors pour elles un lieu de combat. C’est en effet ce que suggère le sous-titre de l’ouvrage : « l’espace public à l’épreuve du genre », comme si ce dernier devait faire ses preuves dans la ville, lutter pour pouvoir y accéder et y faire reconnaître sa légitimité et sa présence. La lutte du genre et celle des femmes dans cette conquête de l’espace public est corrélée. Le genre est au singulier, car il en existe qu’un : le féminin. Le masculin « n’est pas le masculin, mais le général » comme le souligne Marion Tillous dans son article « Peut-on parler de ségrégation spatiale à propos des voitures de métro réservées aux femmes ? Les cas de São Paulo » (2017), situé, peut-être non par hasard, en plein cœur de l’ouvrage.

Ainsi, chaque article analyse un aspect de la place du genre dans l’espace public. Dolores Hayden par exemple, replace la pensée autour du rôle et de la place de la femme dans la société jusqu’aux années 1950 et développe le projet des « HOMES » dans le quartier de Baldwin Hills à Los Angeles. Dolores Hayden retrace brièvement l’évolution de la société, aux États-Unis en particulier, depuis le XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle, et explique comment et pourquoi nous y avons accepté que « la place de la femme est à la maison ». L’ « étalement urbain » hérité des années 1950, les « maisons individuelles regroupées dans des zones socialement ségréguées, traversées par les autoroutes et ponctuées de centres et d’alignement commerciaux » et l’absence d’espaces publics qualitatifs en milieu pavillonnaire n’ont pas facilité la fréquentation de ces derniers par les femmes. L’auteur étudie une solution pour remédier à cette ségrégation : les « HOMES », Homemakers Organizations for a More Egalitarian Society (Organisation des femmes au foyer pour une société plus égalitaire). Le constat est que les logements engendreraient un cloisonnement de la femme à l’espace privé (au logement). L’émergence de mouvements féministes accompagne ainsi l’architecture à concevoir et créer des « logements spécialement conçus pour les femmes » et donc repenser les logements de façon à inclure les tâches ménagères et domestiques à la vie du ménage. Tous les membres seraient ainsi appelés à y participer. Cette réorganisation interne est censée avoir des répercussions sur le fonctionnement global de la société : implication de tous les membres du ménage, réduction du temps dans l’exécution des tâches, accès égalitaire au marché du travail etc… C’est un système associatif qui permettrait d’alléger le travail domestique des femmes, sans affecter le droit au travail et l’indépendance financière acquise. Dolores Hayden croit que la transformation de « la division sexuée du travail domestique, la base économique privatisée du travail domestique et la séparation des foyers et des lieux de travail » par les femmes, est la clé pour la conquête d’un « statut égal au sein de la société ».

Plusieurs textes proposent ainsi des réflexions autour de solutions d’amélioration possibles pour la ville et de ses espaces afin de réduire les inégalités entre femmes et hommes, et discutent ce que les autorités et habitants ont envisagé de mettre en place. L’espace public est un espace technique et essentiel de la ville. C’est un espace transversal et créé grâce à la collaboration de différents acteurs de la ville. La diversité des horizons desquels sont issus les auteurs des textes de ce recueil montre l’importance d’un apport transdisciplinaire dans la conception des espaces publics de la ville. Réduire les inégalités femmes-hommes apparaît ainsi au fil de la lecture, comme la clé de voûte pour réduire les inégalités, les discriminations ou les rapports de force dans les espaces publics urbains non seulement entre femmes et hommes, mais également entre différents groupes sociaux, voire différentes causes sociales. Tummers par exemple soutient que le développement durable « reconnaît les liens entre égalité sociale et responsabilités environnementales » (2017).

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1. Women’s march, January Seattle (WA, Etas-Unis) (Green, 2017)

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C’est justement sur ces « différences » qu’il faudrait se pencher selon Lidewji Tummers (Tummers, 2017). Ce dernier cite Fainstein et Servon (2005) qui affirment que « lorsque l’on cherche à mettre en place un urbanisme inclusif, on a tendance à définir des groupes vulnérables […] et à planifier pour eux au lieu de planifier avec eux. En d’autres termes, les femmes se retrouvent à faire partie du décor, au lieu de faire partie des acteurs ». Cela est valable également pour les autres minorités discriminées ou qui se sentent mises à l’écart des décisions de planification urbaine, comme les enfants, les personnes âgées etc. Ainsi Tummers conclut qu’il faut exploiter et renforcer les « relations […] entre la théorie et la pratique », c’est-à-dire la recherche et les politiques ou actions mises en œuvre pour essayer de mettre en place un changement et l’alimenter.

De même, les différences s’appliquent entre pays. La parité, l’égalité et l’équité femmes-hommes ont été inclues juridiquement en Europe, d’abord à travers le Traité d’Amsterdam (1999) et le programme de gender mainstreaming pour l’égalité de genre de l’Union européenne qui vise l’incorporation du « genre dans toutes les politiques » (Custodi, 2017). Elles ont ensuite été déclinées dans le droit des pays membres à travers des textes de loi, comme en France, avec la loi pour « l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » du 4 août 2014 (Tummers, 2015). À Vienne, c’est l’administration municipale, à travers la planification urbaine, qui a mené une stratégie de réduction des inégalités hommes-femmes en apportant une « attention plus profonde aux différences ». L’exemple viennois étudié par Giulia Custodi illustre ainsi une « forme possible d’interaction du genre et de la ville ».

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2. Feu dans les rues de Vienne (Mizzulinich, 2017)

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Cependant, Tummers montre rapidement les limites que cela peut entraîner et alerte sur le fait qu’il faille « éviter les copier-coller d’exemples internationaux sur les villes françaises et réciproquement ». En effet, toutes les sociétés européennes ne sont pas structurées de la même façon, ni n’ont la même mentalité. Tummers évoque l’exemple des Pays-Bas, où « ce sont plutôt les étudiants et les instituts d’urbanisme qui portent ces questions autour de la thématique des représentations » (Tummers, 2015) alors qu’en France, on s’appuie sur la loi pour appliquer une « politique d’égalité transversale ».

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Diversité des approches, convergence de la lutte

Les supports exploités par les auteurs dans leurs analyses constituent l’une des richesses de cet ouvrage. La deuxième partie de l’ouvrage regroupe sous le titre « Lire l’espace avec le genre » les textes d’auteurs qui exploitent des récits-fictions, la vidéo d’une table ronde ou encore des romans pour mettre en avant, et démontrer les inégalités femmes-hommes d’accès et d’usufruit de l’espace public.

Christina Horvath, dans son article « Droit de cité au féminin : femmes, espace et violence dans les récits de banlieue contemporains » (2015), montre par exemple l’origine du sentiment de non appartenance des femmes à l’espace public à partir d’une étude de dix « récits de fiction », 5 produits par des femmes et 5 par des hommes. Arianne Jossin et Corinne Luxembourg, à leur tour dans leur article « Genre, violence et espace. Quand les sciences sociales interrogent l’invisibilité des femmes en quartiers dits sensibles » (2017), utilisent le biais du roman pour analyser « l’accès des femmes post-migratoires à l’espace public des banlieues ». Les auteurs interrogent « les représentations des femmes de banlieue pour voir si elles confirment l’hypothèse de la dégradation des conditions de vie des femmes dans les cités depuis les années 2000 ». Le choix des récits ou des romans a été déterminé par la mise en scène du personnage féminin, sa centralité dans le récit. Mais l’analyse n’est pas portée uniquement sur le personnage : le sexe de l’auteur du roman ou des récits-fictions a été déterminant dans le choix des chercheur.ses.

Le lecteur peut percevoir au cours de sa lecture des échos entre les textes. Le premier est visible dans les titres des articles de Christina Horvath et celui d’Arianne Jossin et de Corinne Luxembourg : on peut remarquer la répétition du groupement des termes « violence » et « espace » associés aux notions de « genre » et de « femmes ». Les deux articles traitent de thématiques semblables : la place et présence des femmes dans les cités ou « quartiers dits sensibles ». On ne peut donc pas nier une corrélation, et l’on pourrait craindre un renforcement de la stigmatisation des femmes de banlieues, par rapport aux femmes vivant à Paris, comme si ces dernières ne subissaient aucune forme de violence dans leur rapport à l’espace public. Cependant, Arianne Jossin et Corinne Luxembourg n’oublient pas de rappeler que « la question du genre dans l’espace public n’est pas exclusive aux périphéries urbaines : le sexisme est présent dans tous les milieux sociaux ».

Écho aux textes de Christina Horvath et de celui d’Arianne Jossin et de Corinne Luxembourg, l’article « La migration des femmes modifie-t-elle les rapports sociaux de sexe ? » (2017) de Davy Castel, étudie le rapport des femmes migrantes à l’espace public du pays d’accueil, en montrant qu’il est également influencé par les liens avec les membres de leur pays d’origine. Castel interroge donc les notions sociologiques d’intégration et d’assimilation dans le rapport des femmes migrantes à l’espace public.

Vanina Mozziconacci développe les échelles du care et questionne le rapport femmes-hommes au prisme de l’éducation (2017). La question qu’elle pose est de savoir « comment les garçons pourraient-ils respecter les filles s’ils n’ont jamais été encouragés à voir le monde comme elles ? Et comment les filles pourraient-elles se respecter elles-mêmes dans de telles circonstances » ? Son article fait écho au texte de Dolores Hayden (Hayden, 1980), dans la mesure où elle affirme que si « les taches et les responsabilités domestiques deviennent l’affaire de tout.e.s  [cela] participera au décloisonnement ». Ainsi, l’espace public et l’espace privé seraient le reflet l’un de l’autre, mais il faudrait modifier le système national d’éducation, et la question qui se pose est de savoir si la société est prête pour un tel changement. Quelle place occupe le care dans la ville ? L’auteur conclut en montrant l’importance des villes comme lieu « qui permet de repenser les institutions ». Tummers complète ce propos en soulignant l’apparition d’une « nouvelle demande pour des études et formations pratiques pour la prise en compte des perspectives genrées dans l’urbanisme » (Tummers, 2015).

Ainsi, les textes finissent parfois par aborder des thématiques qui relèvent d’une sphère plus large que celle de la confrontation femmes-hommes dans l’espace public et les auteurs mettent en évidence les répercussions du fonctionnement du système de la société dans les relations au sein des villes.

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L’ouvrage ne veut pas donner de solution « ultime », mais montre non seulement que l’inégalité femmes-hommes dans l’espace public est un fait, qui existe depuis longtemps dans les mœurs de la société, mais que c’est sa reconnaissance et sa prise de conscience qui permettraient de faire évoluer les choses. Les recherches-action menées ont permis de sensibiliser et faire prendre conscience de la réalité non seulement à des hommes, mais aussi à des femmes, des jeunes et des adultes.

Chaque article apporte une contribution à la réflexion globale, qui vise à réduire les inégalités entre femmes et hommes dans l’espace public. L’approche transversale de la question du genre dans l’espace public traduit une urgence dans le traitement de la question du genre dans la ville et des inégalités associées dans différentes disciplines. Les échos entre les textes et les matériaux utilisés pour l’étude de chaque chercheur (romans, fictions, émissions télévisées, entretiens…) permet au lecteur de faire dialoguer les auteurs pendant sa lecture.

Il convient de remarquer que les dates des textes n’apparaissent ni dans le titre, ni à la fin. Parfois, on ne sait pas si le texte a été publié avant l’ouvrage, ou s’il a été écrit pour l’ouvrage. Une recherche est nécessaire pour vérifier la date de publication de chaque article, en plus de 2017, date de publication de l’ouvrage. Le manque d’une conclusion générale aussi laisse au dernier texte et à sa conclusion le rôle de bilan. Cela dit, cela permet au lecteur de tirer ses propres enseignements de la lecture globale de l’ouvrage.

ANASTASIA MIZZULINICH

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Anastasia Mizzulinich est diplômée du Master G.A.E.L.E (Géographie, aménagement, environnement et logistique des échanges, spécialité Aménagement, urbanisme, développement et prospective) de l’Université Paris IV-Sorbonne. Son travail de mémoire de M2 portait sur la gestion et gouvernance des berges du Tibre et leur (non) appropriation par les Romains. Actuellement elle est chargée de mission PLUi au Grand Paris Seine et Oise.

Anastasia.mizzulinich AT gmail DOT com

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Références de l’ouvrage : Faure E., Hernandez-Gonzalez E., et Luxembourg C., 2017, La ville : quel genre ? L’espace public à l’épreuve du genre, Le Temps des Cerises, 300 p.

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Couverture : Women’s march en janvier 2017, Seattle (WA, Ets-Unis), Green, 2017

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Pour citer cet article : Mizzulinich A., 2019, « Lu / La ville : quel genre ? L’espace public à l’épreuve du genre, Urbanités, en ligne.

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