#12 / Entretien : Faire, réparer, éduquer : plongée dans les repair cafés

Entretien avec Marie Goyon, par Daniel Florentin

L’entretien avec Marie Goyon au format PDF


Marie Goyon est maitre de conférences associée à l’École Centrale de Lyon, responsable du Master I.D.E.A (EML-ECL), anthropologue spécialiste de la culture matérielle, c’est-à-dire des objets et techniques, interrogés dans leurs dimensions de création, transformation ou reproduction des modèles sociaux et culturels. Elle interroge en particulier aujourd’hui le rôle politique des objets et techniques, à travers l’étude d’espaces de conception ouverte comme les fablabs.

DEPUIS UNE DIZAINE D’ANNÉES, ON VOIT FLEURIR DANS LES PROJETS URBAINS EUROPÉENS DES LIEUX AU NOM ANGLICISÉ, QU’IL S’AGISSE DE FABLABS OU DE REPAIR CAFÉS. CES LIEUX SONT-ILS NOUVEAUX ET QUE RECOUVRENT-ILS COMME ACTIVITÉS ?

Ces lieux constituent pour la plupart d’entre eux une déclinaison de ce que Ray Oldenburg (1980) a appelé des « third spaces » traduits généralement par « tiers lieux » en français. Des espaces collectifs, ne relevant ni de la sphère du travail, ni du domicile, regroupant des communautés de pratiques ou d’intérêt : des gens qui se réunissent pour échanger, partager des connaissances et des espaces. Leur apparition à partir des années 1980-1990 correspond à ce que des spécialistes du travail comme la sociologue Dominique Méda ont pu relever dans les mutations du travail à l’œuvre à cette époque. Ils relèvent d’une recherche de sens dans les activités, à travers le collectif pour résoudre des problèmes, mutualiser des espaces et des moyens mais aussi imaginer ensemble. La diffusion d’Internet dans les espaces de travail (eux-mêmes en mutations, comme en témoigne l’essor des « open space »), la recrudescence des statuts d’indépendants et leur précarisation, avec en parallèle l’injonction ou l’appel au « travail en mode projet » et à « l’innovation » sont autant d’éléments qui contribuent à leur émergence.

Ces lieux vont fleurir aussi bien dans le monde académique qu’associatif, puis dans les entreprises. Dans chacun de ces contextes, les raisons en sont différentes. Dans le cadre associatif, on peut schématiser avec deux grands types de lieux et de public :

– Les amateurs de technologie (souvent appelés « geeks », la plupart sont ingénieurs, techniciens, informaticiens, designers) qui souhaitent bricoler, partager, s’amuser librement avec de nouveaux moyens de conception, comme une imprimante 3D. On les regroupe souvent dans la catégorie des « makers », qui constituent une importante communauté de partages de savoir-faire techniques, avec par exemple un magazine Makezine, des conventions appelées Maker Fairs. Ils vont plutôt donner naissance au départ à des makerspaces et hackerspaces (Univers du Libre, contre-culture technique hardware et software, petits ateliers d’expérimentation et fabrication…) puis plus récemment à des fablabs.

1. Couverture du Whole Earth Catalog (www.wholeearth.com)

– Les communautés qui vont se souder par des valeurs communes liées à la décroissance et au développement durable, qui vont plutôt donner naissance aux repair cafés : lutter contre l’obsolescence programmée en prolongeant la durée de vie des objets, renouer avec des pratiques de consommation raisonnées, apprendre à réparer soi-même. Cela se fait dans la droite ligne du mouvement DIY – Do It Yourself- apparu dans les années 1970 aux États-Unis avec l’emblématique Whole Earth Catalog de Steward Brand, entre 1968 et 1972 : il s’agit d’un manuel de contre-culture, sorte d’encyclopédie du DIY, couvrant tous les domaines, comme fabriquer sa maison, des éléments sur de l’artisanat, de l’éducation et de l’apprentissage, etc. Le numéro de 1972 comptait 442 pages, et fut distribué à 1 million d’exemplaires. Il promouvait une volonté sociale, politique de transformer et de résister par sa façon de vivre et consommer – sorte d’Internet avant l’heure.

Toutefois, il n’y a pas de « règles » et les orientations plus ou moins politiques, sociales, technologiques ou même artistiques de ces lieux vont dépendre de leur histoire et de celle de leurs fondateurs, ce qui interdit toute classification figée. Un point commun réside dans le fait que ces lieux revendiquent un accès décomplexé à la technologie et au travail de conception technique, où chacun pourrait apprendre et monter en compétence, en dehors des espaces d’expertise. Ils misent sur une forme « d’empowerment » par l’acquisition et la transmission des savoir-faire dans la pratique, et la rencontre entre pairs. Les projets qui sont menés peuvent être ludiques (faire twitter une cafetière) ou socialement engagés (concevoir et fabriquer sous licence libre des prothèses low cost).

2. Détournement d’objets à la Fabrique des Objets Libres (Goyon, 2019)

Pour partie, ces ateliers me semblent également pouvoir être considérés comme des prolongements voire des héritiers de formes plus anciennes d’ateliers de fabrication partagée (système D), voire d’initiatives menées dans les utopies, les expériences de communautés alternatives, depuis les phalanstères du XIXe siècle jusqu’aux communautés autogérées dotées de moyens de production alternatifs dans les communautés hippies des années 1960 ou même encore plus récemment dans les ZAD.

QUELS SONT LES MODÈLES SUR LESQUELS ILS SE SONT DÉVELOPPÉS ? ON PARLE SOUVENT DE L’EXPÉRIENCE DE BOSTON ET DU FABLAB DU MIT, MAIS EST-CE LA SEULE SOURCE D’INSPIRATION POUR UNE ACTIVITÉ QUI EXISTE DEPUIS FORT LONGTEMPS DANS DES PAYS DES SUDS ? À QUOI CORRESPOND L’ÉMERGENCE DE CE TYPE DE LIEU ?

Pour ce qui est du fablab, dans le cadre académique, on attribue les débuts du mouvement au cours de Neil Gershenfeld au MIT (à Boston, en 2000), avec la naissance du premier fablab : laboratoire de fabrication numérique, dont le modèle va rapidement essaimer à une échelle mondiale et se situer à la fois dans un cadre institutionnel et associatif, selon les lieux.

Le modèle du Fablab MIT possède une Charte partagée et liste des ressources de base, que l’on doit pouvoir retrouver dans tous les fablabs, afin qu’un projet commencé à Boston puisse être terminé, enrichi ou adapté à Delhi par exemple.

Dans les Suds, il existe effectivement, en raison des situations économiques des pays et d’un grand nombre des populations une forme de tradition de l’économie ressourcielle, reposant sur la réparation et le recyclage en particulier. Des exemples issus des Suds ont d’ailleurs largement inspiré la philosophie et les modes de travail dans les fablabs. Par exemple dans le mouvement maker, ces cas sont connus et partagés : le « rikimbili » à Cuba a été décrit comme « un art de la désobéissance technologique » par le designer Ernesto Oroza (2009), ayant réalisé une étude sur ce système de transformation et prolongation de la vie des objets sous embargo à Cuba, auteur d’un ouvrage de référence dans le milieu du design et du Make. Dans un contexte de précarité, de contraintes économiques et politiques fortes, l’obligation s’est faite pour les Cubains de se substituer à une industrie défaillante, à une rareté des produits de manufacture courante. Il s’agit par exemple de faire durer les objets industriels de façon inhabituelle (pensons aux vieilles américaines bricolées, devenues des symboles de Cuba dans l’imagerie populaire), à travers des astuces, des détours, de l’ingéniosité sous forme de hacking et d’hybridations d’objets en particulier par le détournement de leurs fonctions premières (utiliser un système de pédalier de vélo pour activer une machine à laver, hybrider un téléphone à cadran avec une partie d’un tourne-disque pour faire un ventilateur etc…). C’est tout un système de production à l’échelle des familles et des immeubles qui s’est mis en place à Cuba durant l’embargo, en dehors des systèmes classiques de production et de conception, poussé par la nécessité.

Un autre exemple connu des communautés maker est celui du Jugaad en Inde, qui signifie « ingéniosité », « débrouillardise » en hindi, et correspond un art de la fabrication low cost reposant sur la récupération. Il procède en partie de la même logique qu’à Cuba, sous la contrainte économique et ressourcielle. Aujourd’hui, ce modèle est même invoqué par de grandes entreprises du Cac40. L’exemple le plus connu est celui du développement-conception de la Dacia par Renault, pour lequel Carlos Ghosn prétend s’être inspiré des principes d’ « innovation frugale » hérités du « Jugaad » pour renouveler la stratégie, le design et la production. Dans le cas de Renault, « frugal » rime fortement avec « lean », réduction et efficacité des moyens et des coûts, aussi bien en termes de process, que de matériaux ou de main d’œuvre. La figure de proue du « Jugaad » conçue comme théorie de l’innovation frugale (« Comment faire mieux avec moins ») à l’intention des entreprises est le chercheur et consultant Navi Radjou, dont on peut consulter de nombreuses vidéos, interviews et articles en ligne.

PEUT-ON DIRE QUE CE SONT DES LIEUX DU LOW TECH ? QUEL RAPPORT À LA TECHNOLOGIE ET À LA FINITUDE DES RESSOURCES Y EST ENTRETENU, À LA FOIS PAR LES FONDATEURS/MANAGERS DE CES LIEUX ET PAR LES USAGERS ?

Au départ, oui la plupart de ces lieux sont des lieux du « low tech » c’est-à-dire d’une technologie faite à partir des restes. On récupère, on refonctionnalise ou on crée de nouveaux objets en hybridant des pièces détachées. Comme je l’indiquais, certains de ces lieux assoient leur philosophie et leur pratique sur l’économie ressourcielle et le changement des pratiques de consommation par la réparation ou la fabrication à moindre coût financier et écologique.

Toutefois, on a vu également depuis ces cinq dernières années fleurir des lieux qui vont se nommer « lab » ou « space », souvent en grandes écoles et en entreprises, qui relèvent cette fois d’une logique tout à fait marchande et consumériste, sans attention prêtée au low tech et à l’écologie, avec une dépense somptuaire de moyens pour aller clairement vers du développement « high » tech ou produire des vitrines de « l’innovation ».

DANS CERTAINES VILLES, COMME GRANDE-SYNTHE, LES REPAIR CAFÉS SONT AU CŒUR DES QUARTIERS POPULAIRES, INSÉRÉS DANS DES PROJETS DE RÉNOVATION URBAINE. DANS D’AUTRES, ILS SONT SITUÉS DANS DES QUARTIERS EN COURS DE GENTRIFICATION. PEUT-ON DISTINGUER UNE GÉOGRAPHIE PARTICULIÈRE DE CES LIEUX EN VILLE ? TROUVE-T-ON DES REPAIR CAFÉS DANS LES QUARTIERS AISÉS (QUI CONSOMMENT POTENTIELLEMENT LE PLUS DE BIENS DE CONSOMMATION) ?

Je n’ai pas précisément étudié la question de la répartition géographique des repairs cafés, mais ces lieux peuvent effectivement servir deux types de publics, sans pour autant être antinomiques. Dans les quartiers populaires, ils constituent une ressource d’éducation populaire, d’accès aux technologies, à la fabrication ou à la refonctionnalisation à moindre coût et des supports pour la participation citoyenne. Par exemple, la FOL, fablab situé en périphérie populaire de Lyon, propose des ateliers repair cafés où l’on peut réparer ses objets du quotidien. Dans ces ateliers, les participants acquièrent parfois de nouvelles compétences qui vont les aider à changer d’orientation professionnelle ou à retrouver un accès à l’emploi. D’après Oldenburg toujours, les tiers-lieux auraient des qualités spécifiques comme la neutralité, le nivellement des différences sociales, la discussion comme activité, l’accessibilité, l’ambiance conviviale, l’environnement sympathique et familier.

Le  tiers-lieu procurerait ce faisant un sentiment de liberté ; il apporterait un sentiment d’appartenance, une capacité d’ancrage dans une communauté. Des acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) regardent d’ailleurs ces lieux avec un très grand intérêt, soutenu par l’État français. On peut citer le rapport 2017 du Labo de l’ESS, « l’innovation ouverte et l’innovation sociale permettent de sortir de la logique d’exclusivité et de propriété, par la mise en place de processus collectifs : l’implication des publics concernés, le lien au territoire et la pluralité des acteurs est alors privilégiée. » (Labo de l’ESS, 2017). Plusieurs pages de ce rapport décrivent les tiers-lieux comme un potentiel face aux mutations du travail, notamment dans l’optique de la mise en réseau et l’intégration des indépendants dans les territoires.

Dans le cas des quartiers en cours de gentrification, comme le quartier de la Guillotière à Lyon, historiquement quartier populaire avec une forte présence de populations immigrées, les tiers-lieux qui se mettent en place partent souvent des initiatives des populations de classes supérieures intellectuelles venues travailler et vivre dans le quartier (pour une majorité d’entre eux des « classes créatives », architectes, designers, néo-artisans… ), qui souhaitent le dynamiser, favoriser les échanges et la mixité, avec des résultats sociaux que je n’ai pas personnellement étudiés, mais qui participent très certainement à la dynamique économique du quartier.

3. Atelier du Chat Perché, dans le quartier de la Guillotière, à Lyon (réparation de vélo, d’électro-ménager) (Goyon, 2019)

CERTAINS DE CES LIEUX REVENDIQUENT UNE VOCATION ÉDUCATIVE : QUEL LIEN EXISTE-T-IL ENTRE CES LIEUX ET LES PROJETS D’ÉDUCATION POPULAIRE ?

Oui pour ce qui est de l’éducation populaire, un certain nombre d’acteurs regardent avec intérêt et impliquent dans leur réseau des tiers-lieux, sur des projets de cohésion territoriale, d’interconnaissance entre les habitants d’un quartier par exemple, des initiatives qui utilisent les labs ou leur philosophie pour expérimenter des temps collectifs de projets avec les habitants. Ces pratiques « augmentées » de concertation ont été expérimentées au CCO de Villeurbanne par exemple et notamment dans le cadre du Projet l’Autre Soie. L’Autre Soie est un grand projet de réhabilitation urbaine, avec des problématiques de populations et de territoires très hétérogènes.

QUEL EST LE TYPE DE POPULATION QUI Y VIENT ? DANS VOS TRAVAUX SUR LA FABRIQUE DES OBJETS LIBRES, IL SEMBLE QUE LES PREMIERS USAGERS SOIENT SURTOUT DES HOMMES, AVEC UN PROFIL TECHNIQUE MARQUÉ (INFORMATICIEN OU TECHNICIEN QUALIFIÉ) : CELA SE RETROUVE-T-IL AILLEURS ?

Encore une fois il est difficile de dresser des profils types étant donné aujourd’hui la très grande variété de ces lieux. Je vous renvoie aux travaux de Camille Bosqué notamment (Bosqué C., Ricard L. et Noor O., 2015), qui montrent cette diversité des projets, des équipes et des usagers.

Toutefois, aux débuts des labs, toutes les études montrent qu’effectivement les fondateurs et les premiers usagers étaient majoritairement blancs, CSP+, issus des milieux de l’ingénierie et du design.

QUELLE EST LA VISION DES POUVOIRS PUBLICS SUR CES LIEUX ? EN 2013, LE DÉVELOPPEMENT DE FABLABS ÉTAIT AU CŒUR DE STRATÉGIES GOUVERNEMENTALES DE POLITIQUES DE RÉINDUSTRIALISATION. CELA S’EST-IL TRADUIT PAR UNE RÉELLE PROLIFÉRATION DE CE GENRE DE LIEUX ? LES POUVOIRS PUBLICS LOCAUX SUIVENT-ILS LA MÊME DYNAMIQUE ?

Oui en 2013, le ministère du redressement productif avait soutenu un appel à projets pour le financement des fablabs et tiers-lieux. L’objectif affiché était la « diffusion de la culture de la fabrication numérique auprès du grand public » mais aussi le développement de services aux entreprises. Les fablabs étaient invités à définir, puis tester des modèles économiques impliquant les entreprises. On voit donc ici dès le départ des points de frottement, voire de contradiction, avec un certain « esprit » des fablabs associatifs tels que j’aie pu les décrire plus haut. L’injonction économique d’adossement aux entreprises afin de pouvoir profiter des financements publics a causé de nombreux conflits dans les tiers-lieux. Au sein même des structures, les visions étaient antagonistes et ont pu causer des scissions, comme ce fut le cas d’une partie du bureau de la FOL à Lyon (Goyon, 2016), voire la disparition de certaines d’entre elles. Les débats opposaient (et opposent encore) ceux qui voyaient ce positionnement économique comme un dévoiement de la philosophie initiale avec un risque de perdre notamment les objectifs initiaux d’accessibilité sociale et de liberté dans les projets développés, d’autres percevaient un moyen de mieux ancrer et pérenniser leurs activités.

Cet appel à projets a été suivi d’un dispositif de labellisation nationale French Tech qui incitait les métropoles à positionner les fablabs en soutien au développement des start-ups, grâce aux prestations auprès d’entreprises, donc enfonçait le clou sur la dimension d’outil1 à l’aide au développement économique du fablab. Le dispositif French Tech est puissant : il coordonne la Caisse des dépôts, Bpi France et Business France. Les financements de l’Initiative French Tech dédiés aux incubateurs et accélérateurs (catégories dans lesquelles un certain nombre de fablabs ont été identifiés) s’inscrivent dans le Programme d’investissements d’avenir de l’État.

EN QUOI CES LIEUX PEUVENT-ILS AUSSI ÊTRE DES LIEUX DE DÉVELOPPEMENT DE LA PARTICIPATION CITOYENNE, THÉMATIQUE IMPORTANTE DANS LES PRATIQUES D’URBANISME ? EST-CE UN LEVIER UTILISÉ PAR LES POUVOIRS PUBLICS LOCAUX, POUR EN FAIRE DES INTERMÉDIAIRES SOCIAUX ?

Ils peuvent l’être oui, comme je l’évoquais plus haut, lorsqu’ils s’articulent au tissu associatif local, au réseau d’éducation populaire, aux conseils de quartier. En Espagne, on expérimente même depuis quelques années l’implantation d’un réseau de fablabs comme support d’une forme d’intelligence collective urbaine dans la gestion de la ville. C’est le projet FAB city qui a été lancé en 2014 lors de la FAB10 à Barcelone, par Tomas Diez. Le projet Fabcity souhaite réinventer les modes de production et de consommation urbaine, à l’aune des techniques de fabrication digitale.

En 2012 déjà, cet urbaniste rêvait d’implanter un fablab dans chaque quartier de Barcelone, idée plébiscitée par la municipalité et destinée à essaimer dans toutes les métropoles. Fablabs privés et publics sont imaginés comme supports de l’ambition numérique de la ville, servant d’ateliers de proximité pour répondre aux besoins de fabrication digitale des habitants. Tomás Diez affirme que la Fab City est « une réalité économique au service du progrès social ». L’écosystème qui est en train de se construire vient à la fois d’initiatives privées (labs de grosses entreprises comme Hewlett Packard) et publiques autour de l’utilisation de la fabrication numérique dans différents secteurs. C’est pourquoi le conseil municipal de Barcelone a soutenu la création des Ateneus de Fabricació, des fablabs de service public qui ont leur place dans la stratégie politique des Smart Cities. Les protagonistes du projet Fab City se sont appuyés sur ce potentiel des Fab Labs, pour imaginer la création d’une quinzaine de « micro-usines de proximité » installées dans chaque quartier de Barcelone.

4. Localisation des Fab Labs dans l’aire métropolitaine barcelonaise (R. Besson, Villes Innovations, 2015, droits réservés)

Ces usines, décrites dans la littérature comme autogérées par les habitants2, seraient capables d’assurer la production et le recyclage de biens et de services, en fonction des besoins des quartiers. On peut y trouver des pratiques d’échange de connaissances, des outils pour résoudre des problèmes d’éclairage public, d’environnement, d’alimentation, de production énergétique.

On voit donc ici que les fablabs sont considérés comme des outils possibles d’intermédiation et de « monitoring » urbain, renseignant aussi bien l’état des infrastructures, la maintenance, les consommations, les évolutions des modes de vie que le ratio de la participation citoyenne. Pour exemple le kit « smart citizen ». Ce kit, développé par l’Institut d’Architecture Avancée de Catalogne et le Fab Lab de Barcelone depuis 2012, se compose d’un capteur et d’un système électronique open source, monté sur une carte Arduino. Il permet à chaque citoyen l’ayant en sa possession de renseigner une carte collaborative en ligne sur l’état de la ville : pollution, monoxyde de carbone, humidité, température, trafic, son, température, lumière, ondes… Le citoyen est placé dans une configuration inédite de collecteur et potentiellement vigie de sa ville, on considère lui offrir les moyens d’un engagement.

Progressivement, le projet Smart Citizen avait dans l’idée de développer un réseau de capteurs dans les logements, les espaces publics de Barcelone et d’autres villes à travers le monde. D’après Balestrini, Diez et Marshall (2014), la plateforme en ligne et la création des premiers kits ont bénéficié de financements participatifs à hauteur de 20 000 € sur gotteo.org et d’environ 70 000 dollars sur Kickstarter.

VOUS ÉVOQUEZ DANS VOS TRAVAUX LA NOTION DE PLAISIR ASSOCIÉ À LA « BIDOUILLE » ET AU BRICOLAGE, VOIRE AU DÉTOURNEMENT DE CES OBJETS. DES TRAVAUX RÉCENTS SUR DES PRATIQUES LOW TECH COMME LE COMPOSTAGE (LEHEC, 2017) MONTRENT QUE C’EST SOUVENT CETTE DIMENSION QUI PRIME CHEZ LES COMPOSTEURS AMATEURS. EST-CE QUE CETTE DIMENSION EST LÀ AUSSI PRÉPONDÉRANTE DANS LES FABLABS, DÉPASSANT LES ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX ?

Je ne saurais dire si elle dépasse les enjeux environnementaux, mais il est certain que cette dimension de plaisir et de satisfaction retirée de la pratique, du « faire » et « faire par soi-même » est fondamentale dans l’expérience en fablab. J’ai pu observer cela aussi bien en fablab pédagogique3 qu’en fablab associatif et même dans les espaces en entreprise. C’est quelque chose que l’on peut relier à ce que je disais en début d’entretien sur la perte du sens de l’action et l’idée d’une reconnexion avec le geste artisanal.

ON CONNAÎT SURTOUT LES FABLABS POUR LEURS TRAVAUX SUR LES OBJETS. EXISTE-T-IL DES LIEUX DE CE TYPE OÙ ON REPENSE NON SEULEMENT LES OBJETS DU QUOTIDIEN, MAIS AUSSI LES MÉTHODES DE CONSTRUCTION ? LES PRATIQUES DE RÉEMPLOI SE DÉVELOPPENT DANS LA CONSTRUCTION : LES FABLABS PEUVENT-ILS ÊTRE UN ACTEUR DE CE PROCESSUS ?

Oui tout à fait, j’en connais notamment à l’étranger, par l’intermédiaire de stages qu’ont pu réaliser mes étudiants (Master IDEA EMLYON- Centrale Lyon). Les fablabs ayant pour vocation de répondre, en « circuit court », à des besoins locaux, ils s’intéressent dans certains lieux aux méthodes de construction et à l’aménagement. En Amérique Latine et du Sud notamment, des projets d’ingénierie et de design sont réalisés en fablabs, souvent avec le concours des habitants-usagers, afin d’élaborer des matériaux et des méthodes de construction plus respectueuses de l’environnement, plus économes en ressources et appropriables par les populations. Je pense par exemple à une organisation non gouvernementale comme TECHO, qui agit dans toute l’Amérique latine. Cette ONG lutte contre la pauvreté et la précarité en Amérique latine, en construisant en particulier des logements de transition et en mettant en œuvre des programmes d’inclusion sociale. Les fablabs universitaires sont parfois associés à ces programmes permettant de développer des solutions low tech et directement adaptées aux usages locaux.

FINALEMENT, SONT-CE DES LIEUX D’UNE ÉCONOMIE DE RUPTURE ET DE TRANSITION, OU PRINCIPALEMENT D’AMÉNAGEMENT ET DE DÉTOURNEMENT AUX MARGES DE L’ÉCONOMIE DE CONSOMMATION CLASSIQUE ?

Franchement, bien malin qui pourrait répondre à cette question : moi je dirais volontiers, un peu des deux ? En particulier si l’on considère les deux « générations » de « labs » que j’évoquais plus haut, qui cohabitent aujourd’hui et parfois s’hybrident. En effet, certains tiers lieux associatifs proposent aujourd’hui des services aux entreprises, louent leur matériel voire leurs compétences pour le développement de pré-séries ou même pour constituer des sortes de cellules de R&D externalisées. Certains voient dans ces hybridations un dévoiement du modèle premier, qui effectivement se situait davantage « à la marge », dans une critique du modèle capitaliste…

ENTRETIEN REALISÉ EN OCTOBRE 2019

Illustration de couverture : atelier à la Fabrique des Objets Libres (Dimitri et Goyon, 2018)

Quelques références pour aller plus loin

Balestrini M., Diez T. et Marshall P., 2014, « Beyond boundaries : the home as city infrastructure for smart citizens », New York, UbiComp, 987-990.

Besson R., 2015, « La Fab City de Barcelone ou la réinvention du droit à la ville », Urbanews, en ligne.

Bosqué C., Ricard L. et Noor O., 2015, FabLabs, etc. Les nouveaux lieux de fabrication numérique, Paris, Eyrolles, 208 p.

Goyon M., 2016, « L’obsolescence déprogrammée : Prendre le parti des choses pour prendre le parti des hommes, Fablabs, makers et repair cafés », Techniques et Cultures, n° 65-66, 236-239, en ligne.

Goyon M., 2018, « Fablab en école d’ingénieurs : quelle formation et transformation de la conception comme du métier d’ingénieur ? », Technologie et innovation, en ligne.

Labo de l’ESS, 2017, Transformer l’emploi, redonner du sens au travail, Rapport, en ligne.

Lhoste É. F. et Barbier M., 2016, « FabLabs. L’institutionnalisation de Tiers-Lieux du « soft hacking » », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 10 :1, 43-69, en ligne.

Oroza E., 2009, Rikimbili. Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, Saint-Étienne, Cité du Design, 67 p.

  1. Sur l’institutionnalisation des « labs », voir les travaux de Lhoste et Barbier (2016). []
  2. Le projet est documenté sur le site : https://fab.city, et un entretien mené avec Tomas Diez est disponible au ici []
  3. Via notamment l’expérience du Programme IDEA dont je suis responsable depuis 2016, entre Centrale Lyon et l’EML Buisness School, apprentissage par le projet avec un fablab dédié à l’apprentissage des étudiants, le prototypage (Goyon, 2018). []

Comments are closed.