5 ans / 5 entretiens : Superposer les voix des villes

Entretien avec Aurélie Charon, par Daniel Florentin

L’entretien au format PDF


Cinq ans, cinq entretiens. Pour fêter son lustre, la revue Urbanités est allée interroger cinq personnalités qui font de la ville leur matériau quotidien. De l’écrivain au maire, ils nous livrent leurs visions de la ville, de ses défis, de ses transformations, autour de cinq grands thèmes.

Aurélie Charon est journaliste et productrice radio à France Culture. Depuis quelques années, elle sillonne les villes du bassin méditerranéen, les recoins du monde et les petits bouts de France pour donner à voir et à entendre d’autres voix urbaines, qui laissent imaginer d’autres voies urbaines. Elle a mis en onde des séries documentaires sur la jeunesse, dont les dernières : l’Underground Democracy à Gaza, Téhéran, Moscou et Alger (France Inter, 2014) et sur la jeunesse de France (Une série française, 2015, France Inter, et Jeunesse 2016 sur France Culture).

Thème 1 : l’expérience urbaine. Raconte-nous une expérience urbaine marquante.

J’en ai plusieurs liées à des lieux « underground ». Dans certaines villes où je suis allée, certains m’ont marquée, car ils étaient concrètement sous terre.

C’est sans doute à Téhéran que j’ai le plus senti la superposition et la différence entre ce que je voyais d’un côté, et ce que j’entendais et les gens que je rencontrais de l’autre ; entre la ville et les corps. La superposition de deux villes : celle qu’on peut lire et entendre de façon officielle, qu’on trouve dans les journaux, et la ville vécue par les jeunes. Quand tu arrives à Téhéran, tu es pris dans un tourbillon administratif, en tant que journaliste tu es liée à une agence de presse, tu as un traducteur officiel dont tu arrives à te défaire au bout d’une journée. Puis tu te balades dans les rues où cohabitent  les portraits de Khomeyni et les pubs Apple où est écrit : « Think different ». C’est très étrange. Dès le premier soir, j’étais invitée à une soirée « gay » underground. Le lendemain j’allais dans un sous-sol qui était un studio d’enregistrement. À Téhéran, ils sont clandestins. Ce soir-là, il y avait une jeune rappeuse, Justina, qui enregistrait des mots engagés, et remettait son voile l’air de rien sitôt dans la rue.

Souvent les studios d’enregistrement sont des espaces étonnants, ils existent seulement par la volonté et la résistance de certaines personnes. À Gaza, il y en a un seul dans la ville, où les rappeurs enregistrent. À Moscou, les anciens locaux de la Pravda servent à des groupes punk maintenant ! On organise dans ces lieux cachés : l’écoute, l’expression, les voix.

Je pense aussi à une soirée à Moscou. J’y recherchais les jeunes dans l’opposition, qui pensaient différemment. Ils ne sont pas énormément et se connaissent tous. J’étais allée au centre Sakharov, où les Pussy Riots faisaient une conférence. J’avais demandé à ma traductrice de me réserver une place : elle m’avait dit que ce n’était pas nécessaire. Je l’avais mal pris : je n’étais là que pour peu de temps et je trouvais dommage de les rater. On est arrivées : on était 15 personnes ! À Moscou, tout le monde ignore les Pussy Riots. Ce soir-là, c’était l’anniversaire de Macha, une de celles qui sont allées en prison. Comme on était si peu, tout le monde s’est retrouvé invité à l’anniversaire. On avait une adresse, mais impossible de la trouver : l’adresse ne correspondait à rien. Le taxi a fini par nous déposer dans la rue. En fait, il fallait s’infiltrer entre deux immeubles et, au bout d’un moment, on s’est retrouvés dans l’entrée d’une galerie blanche quasi-inaccessible. Se retrouvaient là, dans ce lieu improbable, tous les opposants : les Pussy Riots, des journalistes, des gens engagés dans la cause LGBT, tout le monde se demandait comment trouver un visa pour partir à l’étranger. C’était un moment étrange, une enclave dans la ville.

DANS TES ÉMISSIONS OU DOCUMENTAIRES, TU VAS SOUVENT REGARDER LES EXPÉRIENCES URBAINES QUI ÉMERGENT DANS LES INTERSTICES (ON PENSE À L’ARTISTE ÉTATS-UNIEN S’INSTALLANT À LA COURNEUVE), DANS LES ESPACES CACHÉS, UNDERGROUND. QUE PEUT-ON VOIR D’UNE VILLE QUAND ON LA REGARDE PAR CES INTERSTICES ?

C’est l’idée de la ville comme possible, telle qu’elle pourrait être dans le futur. Dans ces interstices se regroupent des gens qui vivent en contradiction avec le présent de leur ville, qui sont en train de réfléchir à comment la modifier, qui sont en mouvement. La présence même de ces corps-là dans la ville est contradictoire : c’est pour cela qu’ils sont dans ce genre d’endroits. En repensant à l’histoire des quinze personnes de Moscou : ce ne sont pas des gens qui vivent à Moscou aujourd’hui, ce sont des gens qui rêvent de Moscou demain. Dans beaucoup d’endroits, la ville est en retard sur les gens, les corps, leurs idées.

Pour la radio, comme nous n’avons que le son, on n’a que les voix de ces gens-là. On peut faire entendre le futur d’une ville. J’ai l’impression à la fois de pouvoir donner une idée du réel, du quotidien, mais aussi d’être projetée dans un espace imaginaire possible ou à venir.

Il y a cette phrase cité par Alain Veinstein dans Radio Sauvage, de la poète Nelly Sachs : « Faites-nous entendre les choses à venir ». Je me la répète souvent. C’est infime, ce sont des petites choses, mais dans mon rapport aux villes, cela m’intéresse d’aller voir ces gens-là, parce que j’ai l’impression que ça ajoute au paysage une couche supplémentaire, la sensation d’un futur.

DANS L’ATELIER INTÉRIEUR, ON PARCOURT PLUSIEURS VILLES LA NUIT : TÉHÉRAN, GAZA, LISBONNE, LA COURNEUVE, ETC. EST-CE UN CHOIX VOLONTAIRE ? QUE CHERCHES-TU ET QU’AIMES-TU DANS LA NUIT URBAINE ? QUE NOUS RACONTE LA VIE D’UNE VILLE LA NUIT ?

Si on prend les villes autour de la Méditerranée, ce sont presque toutes des villes verrouillées ou cadenassées la journée. La nuit, on voit tout ce qu’on ne peut pas voir la journée. J’ai passé beaucoup de temps à Alger. A priori, à Alger, à première vue, il ne se passe rien la nuit : à partir de 21h, il y a un couvre-feu, qui était réel jusqu’à il y a quelques années et qui est mental désormais. Mais, si on pousse un peu les portes, il se passe des choses dans les bars, dans les cabarets, dans les maisons. C’est le moment, à Alger comme à Gaza, où on échange sur Internet, où tout un réseau se reconstitue, où tout d’un coup les garçons et les filles se parlent. Tout ce qui ne s’est pas dit la journée se dit là. Il y a tout un tas de connexions, d’échanges, qui émerge la nuit. Et concrètement, à Alger, on boit de l’alcool la nuit, qu’on ne boit pas pendant la journée.

TU VAS SOUVENT AVEC CERTAINS HABITANTS REGARDER LES VILLES D’EN HAUT : QUELLE EST L’IMPORTANCE DU PAYSAGE DANS TON APPRÉHENSION DE LA VILLE ?

À la radio, on est obligés de passer par la description et les mots. Quand j’interroge quelqu’un, je cherche à comprendre quel est son paysage à lui. Quels mots il va employer. C’est tout de suite un paysage subjectif. J’étais monté avec Heddy sur un toit dans les quartiers Nord de Marseille : le fait d’être en hauteur permet de voir le temps. C’est un rapport au temps plus qu’à l’espace : j’ai l’impression que les gens voient leur vie défiler sous leurs yeux. Lui, je voyais bien qu’il se voyait ici à 7 ans, là à 15 ans. En regardant le paysage, on trace en fait une ligne du temps. On est au-dessus des bâtiments, maîtres du temps.

1. Gaza vu d’en haut (Aurélie Charon et Amélie Bonnin, 2013)

Thème 2 : Ville et engagement. Pour quels combats urbains es-tu prête à t’engager ?

Les combats qui m’ont marquée sont ceux de ces jeunes qui, à 20 ou 25 ans, essayaient de retrouver leur histoire et de conserver la mémoire de leur ville. Ceux qui étaient souvent confrontés à des promoteurs immobiliers qui y accordaient peu d’importance.

Par exemple, à Beyrouth, j’ai rencontré Georgio, qui a monté un collectif sur les réseaux sociaux : « Save Beirut Heritage ». Il avait 23-24 ans au début. Sa famille venait du centre-ville, mais en avait été chassée après la guerre, à cause du projet immobilier Solidere de reconstruction. Cette famille a un rapport très conflictuel à la ville : ils lui en veulent. Après 15 ans de guerre civile, elle les a reniés. Lui a décidé de se battre pour le patrimoine de Beyrouth. L’idée était la suivante : dès qu’on entend un marteau-piqueur, on s’alerte sur les réseaux, on se rend sur place, car ce sont souvent des destructions illégales. Au départ, ils n’étaient que deux. Puis très vite 10 000, et ils ont réussi à sauver de nombreuses bâtisses, comme celle de Fairuz. Cela a commencé à déranger les autorités, il a reçu des menaces et est parti aux États-Unis du jour au lendemain, mais l’initiative existe toujours. Il y a là un vrai enjeu de mémoire et d’avenir, de respiration.

2. Patrimoine beyrouthin (Save Beirut Heritage)

CE QUE TU DÉCRIS, C’EST UN COMBAT POUR UN CERTAIN IDÉAL URBAIN, CONTRE UNE CERTAINE IMAGE DE LA VILLE. SOUVENT, TU PRÉSENTES CES COMBATS EN Y ASSOCIANT UNE DIMENSION ARTISTIQUE. QUELLE PLACE VEUX-TU DONNER À L’ART EN MILIEU URBAIN ?

Souvent, j’ai suivi des performances ou des actions visant à reprendre la place. À Istanbul, par exemple, il y a eu, après le conflit autour du parc Gezi, des escaliers repeints en couleur, des concerts improvisés dans la ville. C’étaient des actions militantes que je suivais, plus qu’artistiques. Ces actions ont cependant en commun de chercher à protéger un territoire. À Alger, on avait suivi un réalisateur de films qui projetait certains visages sur les murs. Derrière cela, on retrouvait cette idée : comment se réapproprier l’espace, y coller des visages contemporains, dans une ville construite par d’autres. Au fond, c’est comment préserver le patrimoine, pour ensuite pouvoir s’y inscrire.

DANS CETTE RÉAPPROPRIATION, TU T’INTÉRESSES BEAUCOUP AUX POPULATIONS JEUNES, QU’ON ENTEND ASSEZ PEU, POLITIQUEMENT ET MÉDIATIQUEMENT. L’UNE DE TES SÉRIES CONCERNE D’AILLEURS LA JEUNESSE FRANÇAISE. TU CHERCHES À Y DONNER UNE PLACE ET UNE VOIX À DES JEUNES DE MILIEUX TRÈS DIVERS. COMMENT DONNE-T-ON DES VOIX À CEUX QUI N’EN ONT SOUVENT PAS ?

L’idée, c’est de faire entendre des gens qu’on entend peu. Le plus dur de ce point de vue-là a été paradoxalement en France. Sans doute qu’à l’étranger, les personnes interrogées savent que leur parole ne sera pas entendue localement, ça les libère. En France, je me suis rendue compte qu’il fallait à la fois faire entendre ceux qu’on n’entendait pas beaucoup, mais également ceux qui n’avaient pas envie de parler. Ceux qui pensent qu’on va donner une fausse image de leur vie et de leur ville. Heureusement, à la radio, j’avais du temps à leur offrir : quand on a une heure et non une minute trente, on peut faire entendre les contradictions. En une minute trente, si tu fais entendre la contradiction, la personne aura l’air contradictoire ; en une heure, elle aura l’air complexe, vivante, en mouvement.

Dans certains endroits, dans les quartiers Nord de Marseille par exemple, les gens ont l’impression que tu vas les enfermer dans leur territoire. Mais moi je ne viens pas faire un sujet sur « les quartiers Nord », je viens voir quelqu’un. Et la parole n’a pas de sol. Au contraire, j’ai voulu libérer chaque fois la parole du territoire. Dans chaque émission, j’ai essayé d’introduire de la circulation, et de mêler les villes : c’était une manière de libérer les gens de leurs lieux, de déplacer l’attention. Je n’ai par exemple pas fait Tel Aviv/Gaza, mais Tel Aviv/Istanbul : en Israël il y avait également eu un mouvement de contestation par la jeunesse, en 2011, pour dénoncer la vie chère et le fait que les jeunes devaient déserter Tel Aviv, qui s’était caractérisé par une occupation du boulevard Rotschild. Dans cette émission, on parlait alors de Taksim, de la façon dont on occupe le parc Gezi et dont on occupe le boulevard Rotschild. L’enjeu, c’est comment parler de ces endroits sans les réduire à certaines oppositions classiques, pour éviter que les territoires, les frontières ne les étouffent.

Thème 3 : Ville et vulnérabilité. Qu’est-ce qui menace les villes ?

Ce qui menace les villes en ce moment, c’est le nationalisme et les divisions communautaires : qui menacent le mélange.

À Sarajevo par exemple, qui est beaucoup moins mélangée qu’avant la guerre, on voit le regain des partis nationalistes. Le musée national de Bosnie, qui est à Sarajevo, a ainsi été fermé pendant plusieurs années, car cela n’intéressait personne : cela racontait quelque chose de l’unité, et cela n’intéressait aucun parti, aucune communauté de rouvrir cette histoire-là. Un collectif citoyen a lancé un mouvement il y a deux ans : « Je suis le musée », pour rouvrir le lieu eux-mêmes. Et ils ont réussi. Mais sans ce type d’initiatives, le nationalisme est en train de tuer le mélange et certains lieux, comme ce musée, et on voit réapparaître des lignes de séparation très fortes.

3. Sarajevo et le mouvement #jesuislemusée (Aurélie Charon et Amélie Bonnin, 2013)

DANS TA SÉRIE SUR LA JEUNESSE DE FRANCE, EST-CE QUE TU AS VU ÉMERGER CES LIGNES DE SÉPARATION ET DES MONDES DE PLUS EN PLUS OPPOSÉS ? Y AS-TU PERÇU DE NOUVELLES SOLIDARITÉS OU DE NOUVELLES ZONES DE CONFLICTUALITÉS ?

Dans les rencontres que j’ai pu faire, j’ai pu voir beaucoup de mouvements de solidarités, mais très locaux à chaque fois. À Quièvrechain par exemple, petite ville à la frontière belge, j’avais rencontré le maire Pierre Griner, un jeune homme de 23 ans, qui a peu d’ambitions politiques, mais qui veut faire quelque chose pour sa ville, où il a grandi, dans les corons où ses grands-parents ont vécu. C’est un engagement extrêmement local. Dans les différents quartiers, il y a beaucoup d’initiatives, mais j’ai l’impression que les gens ont voulu repartir petit : ma ville, mon quartier. Ce n’est pas un désintérêt pour ce qu’il y a au-dessus, mais plus un recentrage sur ce qui est à portée de main, là où on peut avoir un impact concret.

Thème 4 : Ville et politique. En quoi les villes peuvent-elles être le lieu de nouvelles formes politiques ?

À Sarajevo, on a pu voir un bout de ce processus. En 2014, il y a eu des manifestations assez importantes devant le parlement pour une histoire de carte d’identité. Pour la première fois depuis longtemps, il y avait une population très variée qui était descendue, des Serbes, des Croates, des Bosniaques. À la suite de cela, ils ont lancé une expérience : les plenums, des assemblées citoyennes. Cela a duré quelques mois, un peu comme Nuit Debout. C’était assez fort car c’était la première fois que se rassemblait une assemblée de citoyens depuis la guerre, sans distinction ethnique, religieuse. Cela a joué un rôle de catharsis. Les habitants ont rédigé un cahier de doléances pour les autorités. Chacun parlait de son expérience. C’était la première fois qu’il y avait un espace de parole depuis la guerre dans la ville. Cela a insufflé une force aux citoyens.

C’est une partie des gens de ce mouvement-là, dont Ines Tanovic-Sijercic, qui a rouvert le musée national. Désormais, ils se posent la question de savoir s’ils vont se constituer en force politique. Et notamment pour régler d’autres problèmes urbains : à Sarajevo, en ce moment, il y a des problèmes d’eau. Le réseau n’a pas été refait depuis la guerre, il y a de fortes fuites. Cette pénurie d’eau rappelle aux gens les temps de la guerre.

Ils ont créé un mouvement qui s’appelle « One City, One Fight », avec des urbanistes, des architectes, des artistes, pour alerter les autorités. L’année prochaine auront lieu des élections législatives en Bosnie, et ils sont en train de réfléchir à une transformation en mouvement politique. C’est quelque chose d’intéressant : une nouvelle force politique qui émerge, dans la ville, pour repenser la ville.

ENTRE UNE SÉRIE SUR ALGER, DES PORTRAITS À GAZA, À MARSEILLE, ON RETROUVE UNE FORTE COULEUR MÉDITERRANÉENNE DANS LES VILLES QUE TU AS TRAVERSÉES, OÙ L’ON VOIT ÉMERGER DE NOUVELLES FORMES POLITIQUES. SONT-ELLES UN CAS À PART ? NOUS RACONTENT-ELLES QUELQUE CHOSE DE CES NOUVELLES FORMES POLITIQUES DE RÉAPPROPRIATION DE L’ESPACE PUBLIC PAR LA POLITIQUE ?

En 2011, au moment des printemps arabes, j’étais à Alger pour voir ce qu’il s’y passait. Sur la moitié des places, il y avait des travaux, pour empêcher tout rassemblement. C’était clairement une façon de forcer les gens à trouver d’autres espaces.

Les places ont été symboliques pour la jeunesse de l’idée de « prendre la place », dans tous les espaces. Concrètement, dans la ville, prendre la place, c’est, dans la vie civique et politique, reprendre une place qu’on nous a confisquée. Cela me fait penser à un film en Algérie, qui s’appelle Essaha (La Place), et qui était sorti en 2012. C’était une comédie musicale. Le réalisateur, Dahmane Ouzid, voulait le faire en 1988, au moment des émeutes avant les années noires. Il l’a finalement fait au moment des printemps arabes. Ce sont des jeunes qui chantent des chansons : au premier abord, ce n’est pas un film très engagé, mais, malgré tout, c’est un film qui mélange filles et garçons qui chantent dans la ville. Et le film s’appelle La Place, ce qui n’est pas anodin.

DE TA SÉRIE SUR LA JEUNESSE FRANÇAISE RESSORT UNE FORTE VOLONTÉ DE S’ENGAGER, DANS LA POLITIQUE AU SENS LARGE. À STRASBOURG, À MARSEILLE, À LYON, À QUIÉVRECHAIN, EST-CE SURTOUT UN ENGAGEMENT POLITIQUE SUR LE LOCAL ? Y A-T-IL UNE VOLONTÉ D’ENGAGEMENT À UN ÉCHELON PLUS LARGE OU UN RENONCEMENT PAR RAPPORT À CET ÉCHELON PLUS LARGE, QUI SERAIT TROP LOINTAIN ?

Pour ceux que j’ai rencontrés, il y avait la volonté de transformer les choses, mais à son échelle, et sans en faire forcément la publicité. Chez beaucoup, il y avait également un ras-le-bol des discours sur soi, du fait qu’on est souvent racontés par d’autres, les médias ou les politiciens. Pour ma série en France, beaucoup d’auditeurs m’ont dit : « incroyable, ils sont supers, ces jeunes », avec un sous-texte qui était « mais comment les as-tu trouvés ». En fait, ces jeunes, il y en a énormément. C’est juste que ce n’est pas de cela qu’on parle et que, ce qu’ils font, ils ne le font pas avec un porte-voix ou en envoyant des communiqués de presse. C’est pour cela qu’il y a un besoin de contrebalancer les récits. On a l’impression d’être bercés dans une demi-fiction qui voudrait que tout va mal, que les jeunes seraient résignés, dépolitisés, ne se bougeraient pas. Alors qu’en fait, ils ont juste arrêté de parler. Par fatigue, par déception. Mais pas d’agir. Nous, notre responsabilité, c’est de les faire parler. Ils se sont juste tus, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont plus en mouvement, mais ils en ont eu assez qu’on parle à leur place. Ce n’est pas forcément un renoncement par rapport à plus grand que soi, mais davantage une pause de communication. Beaucoup m’ont dit ça : « j’ai arrêté de parler, il faut que j’agisse ».

Thème 5 Ville et futur. À quoi voudrais-tu que ta ville ressemble dans cinq ans ?

Ma ville, c’est Paris. Mais je suis très attachée à d’autres villes comme Alger et Sarajevo, parce que j’y ai passé du temps et que ce sont des villes en devenir. Ma ville idéale, elle est forcément mélangée, elle a le moins de frontières mentales possibles. Étonnamment, quand on revient de Gaza ou d’Alger, ça fait du bien de se retrouver dans le métro parisien des visages différents. Quand on voyage, on se rend compte à quel point Paris est une ville multiculturelle, métissée. À Gaza, il n’y a que des Gazaouis. À Alger, j’ai beaucoup fréquenté l’université : il y a peu d’étudiants étrangers qui viennent y faire un échange, à la différence de ce qu’on peut voir à Paris. Il n’y a pas de circulation. Ma ville idéale, c’est une ville où cela circule. C’est toujours la ville de demain, pas celle d’hier.

TU ANIMES ÉGALEMENT UNE ÉMISSION QUI FAIT UNE GRANDE PLACE À LA MUSIQUE : QUELLE SERAIT LA MUSIQUE, LA CHANSON, LA MÉLODIE QUI DÉCRIRAIT LES VILLES QUE TU AS DOCUMENTÉES DANS CINQ ANS ?

Je ne sais pas si tu connais Yasmine Hamdan. C’est une chanteuse libanaise que j’adore, qui avait créé un groupe dans les années 1990 à Beyrouth avec Zeid Hamdan qui s’appelait Soap Kills. Toutes les musiques de Soap Kills sont très liées à ce moment précis : la fin de la guerre, la jeunesse qui revit, les cafés qui rouvrent. Pour moi c’est le son d’une ville en train d’émerger, de la renaissance, du désir, de la sensualité d’une ville, du retour des corps.

ENTRETIEN RÉALISÉ EN OCTOBRE 2017

Illustration de couverture : dessin réalisé par Romain Guillou, inspiré par la lecture de l’entretien, , et dont vous pouvez retrouver les réalisations sur son site: https://romainguillou.com

 

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