Lu / Prendre soin des territoires
Christophe Solioz
Les éditions Parenthèses accueillent dans la collection Projet urbain les recueils dédiés aux lauréats du Grand Prix de l’urbanisme. Depuis sa création en 1989, après Paola Viganò (2013), Ariella Masboungi (2016), Jacqueline Osty (2020), Claire Schorter est seulement la quatrième architecte-urbaniste à recevoir ce prix en 2024.
Le livre publié sous la direction d’Ariella Masboungi (Architecte urbaniste en chef de l’État) et d’Antoine Petitjean (architecte-urbaniste associé à l’Atelier Philippe Madec devenu en 2022 (APM&associés) est structuré en trois volets : le premier et le plus consistant consacré à Claire Schorter (pp. 11-149), le deuxième aux deux nominées (pp. 151-190), alors que le dernier contextualise le grand prix de l’urbanisme 2024 (pp. 191-207). La richesse et diversité des contenus est en tout point remarquable : quatre entretiens accompagnent un ensemble composé de profils de personnages clés, notices biographiques, portrait de l’agence Laq (L’Amour des Quartiers), un texte phare de Claire Schorter et, surtout, un carnet de quinze projets sans oublier des photographies et visuels de qualité. On reconnaît la marque de fabrique des volumes publiés à l’enseigne des Grand Prix de l’urbanisme et le soin apporté au rendu par la maison d’édition.
Plutôt que de passer en revue La ville à l’usage chapitre par chapitre, nous préférons en donner une vision synthétique intégrant différentes parties qui, prises ensemble, permettent de se faire une idée des orientations, démarches et méthodes de Claire Schorter. Valeur ajoutée de ce livre d’introduction : la plupart des projets présentés sont en cours de livraison, d’où cette impression d’assister à l’émergence d’une nouvelle architecture contribuant au renouvellement urbain.
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Maillage de pratiques à l’enseigne du care
Tant le parcours que la pratique de la lauréate caractérisent une nouvelle génération d’architectes et urbanistes affichant clairement l’ambition de relever les défis sociétaux, environnementaux et urbains, d’où la volonté de s’impliquer dans la transition écologique des territoires. Le constat est là, et Claire Schorter en prend toute la mesure : « La ville soutenable n’est pas une option, mais une nécessité, et dorénavant une urgence » (p. 42). Alors que faire et surtout comment ?
Claire Schorter a été formée à plusieurs écoles et collaboré avec différentes agences d’architecture (dont celles de Paul Andreu (ADP), de Paul Chemetov et Borja Huidobro (C+H+), ainsi que l’agence Reichen & Robert). Elle s’inspire ainsi de différentes pratiques, relie notamment des modalités du projet urbain trop souvent disjointes : l’urbanisme de tracé, l’urbanisme d’usage, la programmation générative – soit la maîtrise d’usage que l’on peut relier à l’état des lieux de usages obtenu par la méthode d’observation Public Space Public Life (PSPL) mise au point par Jan Gehl avec qui Claire Schorter a collaboré (Gehl, 2012 ; Gehl et Svarre, 2019).
L’architecture et l’urbanisme du care (Younès et al., 2024) opèrent comme un élément fédérateur des différentes pratiques permettant de mettre à jour les complémentarités des multiples référentiels convoqués. L’objectif clairement affiché est la réparation environnementale des territoires. Il s’agit de prendre soin, de ménager de l’espace urbain et, souvent, de recoudre la ville (comme dans le quartier Grands-Quatre-Chemins à Pantin). Les priorités structurant les projets de part en part s’inscrivent clairement dans ce nouveau narratif : préserver les sols vivants, réparer les milieux habités, privilégier le réemploi, organiser la résilience des territoires et accompagner les processus de transformation urbaine sur le temps long, autant de façons de prendre soin de l’habitat, de l’espace urbain et de l’environnement.
En clair, l’aménagement doit comporter une part de réparation. Derrière ses mots clés se cachent des opérations qu’il importe d’engager :
La restauration des berges naturelles des fleuves, la désimperméabilisation de certaines villes ou encore le réseau de froid en construction à Paris en font partie. Mais il faut aller plus loin : déconnecter toutes les eaux usées des fleuves et rivières, conserver systématiquement les arbres et bosquets et déployer massivement la canopée dans les villes, réouvrir les rus et ruisseaux enterrés, régénérer leur ripisylve, reconstituer les ceintures maraîchères autour des villes en réinstallant des conditions de fertilité et de biodiversité, retrouver le cycle de la matière organique et de l’azote pour nourrir les sols… (p. 142).
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Un carnet de projets en guise de manifeste
Au travers des différents projets menés à Nantes, Lille, Rennes, Orléans et Paris, on reconnaît les mêmes lignes de force : intégration urbaine, réemploi du bâti et des ressources du lieu, variété des modes d’habiter, qualité d’usage, appropriation par l’usager, bioclimatisme, réparations des sols et sobriété. Extrait du portfolio consistant de l’agence Laq, un substantiel carnet de projets constitue le cœur de La ville à l’usage composé de trois sections : tracés et voisinages (pp. 65-94), réparation de la ville (pp. 95-110), et métabolisme et sols vivants (pp. 111-128).
Un parmi tant d’autres, le plan guide et suivi urbain et architectural mené au quartier Grands-Quatre-Chemins à Pantin (pp. 84-87). Participant des échelles d’espaces et de temps longs de l’agglomération parisienne, ce site se frappe par son hétérogénéité : les voies ferrées, le canal, le cimetière parisien et le périphérique. Première décision : ne pas créer un nouveau quartier mais le recoudre, relier. Relier les Quatre Chemins à la gare et aux quartiers sud ; relier les quartiers Est et le canal à la rue Edouard Vaillant ; relier les grandes figures naturelles du Grand Paris Nord Est entre elles : La Villette, la promenade du faisceau en gestation jusqu’à la Halle Pajol et le jardin Eole, le cimetière. Deuxième option prise : le réemploi des bâtiments et sols en place. Outre l’aspect écologique, il s’agit de souligner l’ancrage du quartier à l’histoire géographique pantinoise. Le réemploi concerne aussi la ligne ferroviaire qui s’infiltre loin dans le quartier. Plutôt que de l’enlever, le choix est fait de l’utiliser à la fois comme fil conducteur d’une promenade plantée et comme colonne vertébrale de la parcelle.

1. Quartier des Quatre-Grands chemins à Pantin. Laq, 2024 © Laq
Une mention particulière revient aux projets que l’agence Laq a choisi de quitter, faute d’accord sur les valeurs avec le donneur d’ordre. Le carnet de projets mentionne deux propositions d’intervention, l’une concernant la rénovation de la Cité-jardin de la Butte-Rouge à Châtenay-Malabry (pp. 96-99), et l’autre le quartier Fil Soie à Orléans (pp. 118-119). Claire Schorter commente : « il en va de notre crédibilité et de notre légitimité et j’y vois une forme d’honnêteté professionnelle. En tant qu’urbanistes, nous sommes garants de l’intérêt général qui repose sur des choses simples mais indispensables comme donner accès à des logements dignes, confortables et sains sur le plan environnemental. Notre tâche est de convaincre tous les acteurs que leurs intérêts convergent in fine, ce qui nous impose d’être cohérents dans nos engagements. » (p. 135). Lorsque la priorité va au ménagement plutôt qu’à l’aménagement, qu’il importe de cultiver plutôt que d’exploiter, et d’habiter plutôt que d’occuper, il n’y a pas de compromis possible.
Les « dents creuses » méritent elle aussi d’être mises en valeur. À l’exemple du plan guide du quartier République sur l’île de Nantes (pp. 67-68), il s’agit de geler momentanément de petits fonciers, imbriqués dans le parcellaire du quartier neuf, qui seront utilisés plus tard, pour échapper à la production immobilière habituelle et permettre une appropriation citoyenne. Concrètement : « au sein de certains îlots, nous avons proposé de réserver de petits fonciers à commercialiser une fois le quartier livré, destinés à des opérations en autopromotion d’échelle modeste et sortant du schéma de la promotion immobilière classique. Ce dispositif urbain a pour but d’associer à chaque unité résidentielle ou d’activité sa parcelle, pour une (auto)gestion des copropriétés plus agile et pour une évolutivité possible » (p. 132). Autre exemple avec le quartier Plessis-Botanique à La Riche (pp. 122-123) : dans un contexte économique difficile qui affecte la financiarisation du logement, les promoteurs immobiliers dégradent la variété typologique souhaitée par la Ville et l’aménageur, en découpant les grands logements en petites surfaces (T1, T2), plus rentables et « plus faciles à écouler ». Dans ce cas de figure, la solution est « de ne pas céder à cette immédiateté, quitte à ne pas construire quand “ça ne se vend pas”, et attendre des jours meilleurs (en l’occurrence l’arrivée du tramway en 2028 changera la donne) ». Dans la même logique, le quartier Plaisance à Rennes (pp. 74-75) prévoit un « second chantier » permettant « à l’habitant d’être aussi l’architecte de son logement, en y ajoutant des éléments complémentaires comme un cellier, une serre, un plancher et une chambre en plus, des protections visuelles pour les garde-corps, etc. » (p. 74).
Mentionnons encore le projet laboratoire du futur. Ainsi le développement d’un agro-écosystème urbain dans la zone d’aménagement concerté (ZAC) Campus Grand parc à Villejuif (pp. 124-127). Signe des temps qui changent : le scénario proposant de préserver la totalité des terrains horticoles est retenu et permet de faire avancer la cause de la sanctuarisation des sols fertiles et de repenser les synergies entre quartier habité et ferme productive. Ainsi se met en place « un métabolisme circulaire, préfigurateur d’une ville résiliente qui repense ses fonctionnalités, son rapport à la nature et à l’écologie » (p. 124).
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Combat pour une ville douce
Pour Claire Schorter, il importe de rompre avec la standardisation, de combattre les modes de faire main stream : « pour concevoir des villes de manière plus attentionnée et solidaire, il faut paradoxalement faire preuve, à chaque instant, de conviction, de ténacité, voire de combativité » (Schorter, in Younès et al., 2025). Et pourtant sa pratique de projets urbains « sur mesure » et sobres semble couler de source. La raison se trouve notamment dans un redimensionnement – des bâtiments plus minces, de petits ensembles habités d’une vingtaine de logements maximum – qui concerne non seulement le bâti mais également la gestion du projet : « Nous organisons, pour la même surface, cinq à six lots avec autant d’opérateurs et encore plus d’architectes. Cette division parcellaire permet de consulter de jeunes agences habituées à construire de plus petits programmes et d’autres promoteurs que les habituels “majors”. Nous observons ainsi un plus grand soin dans la conception des espaces » (Schorter, in Younès et al., p : 308). Le succès des réalisations tant à Lille qu’à Nantes résultent d’une vision pragmatique d’une fabrique bienveillante de la ville sur la base de projets sobres et résilients.
Rappelons les priorités de Claire Schorter : un art précis de la composition urbaine, la nécessité de développer des méthodes originales, la priorité faite aux usages, et le souci écologique des sols, de la biodiversité et de la nécessaire réparation des territoires. Ses réalisations contribuent à la montée en puissance du care-architectural tout en soulignant que celui-ci exige une reformulation simultanée tant de la commande, que de la pratique, de l’enseignement et de la recherche ce dont le livre permet de prendre la mesure.
Le chemin à parcourir est semé d’embûches et les résistances au changement sont multiples. Elles s’expliquent par une frilosité qui, tirant prétexte d’un contexte économique certes difficile, fait le choix de la rentabilité à court termes et ne songe guère ni au changement climatique ni à l’érosion de la biodiversité. Dans Le Passé à venir, l’anthropologue Tim Ingold souligne que selon lui « un avenir au-delà de l’Anthropocène ne peut résider que dans le fait de réapprendre à accompagner les éléments qui soutiennent toute existence, comme l’ont fait autrefois nos ancêtres, et comme le font encore les plantes et les animaux » (Ingold, 2025, p : 233). C’est précisément le choix de Claire Schorter : « Ce métier est un engagement ! Nous affichons clairement le positionnement éthique de l’agence : se soucier en priorité des “fragiles”, qu’il s’agisse des habitants précaires comme des sols maltraités depuis les Trente Glorieuses, ou du vivant dans son ensemble. C’est aussi considérer l’empathie, la douceur et l’équilibre comme des qualités fortes de l’urbanisme, quitte à lutter contre des procès en naïveté… » (p. 140).
La ville à l’usage n’est pas seulement un éloge appuyé de l’engagement d’une personne et, autour d’elle d’un collectif, c’est avant tout la reconnaissance de la nécessité de mettre en place de nouvelles pratiques, y compris au niveau de la gestion des projets, afin de prendre soin des territoires du vivant. L’économie du volume est compensée par la polyphonie des contributions réunies, les entretiens contribuent à faire de ce livre d’introduction au travail de Claire Schorter un objet tant dynamique que dialogique invitant à suivre l’exemple de l’architecte-urbanisme primée.
Christophe Solioz, philosophe, essayiste et critique littéraire. Ses recherches portent notamment sur Sarajevo, Belfast et Trieste. Depuis 2022, il dirige la collection Espace singulier pluriel aux Éditions Georg à Genève.
csolioz@mac.com
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Bibliographie
Fitz A. et Krasky, E. (Éds.), 2019, Critical Care, architecture and urbanism for a broken planet, MIT Press, 304 p.
Gehl J., 2012, Pour des villes à échelle humaine, Montréal, Écosociété, 273 p.
Gehl J. et Svarre B., 2019, La vie dans l’espace public. Comment l’étudier, Montréal, Écosociété, 192 p.
Ingold T., 2025, Le passé a un avenir. Repenser l’idée de génération, Paris, Seuil, 240 p.
Lussault, M., 2024, Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre, Paris, Seuil, 256 p.
Younès, C., Bodart C. et Marcillon, D. (dir.), 2024, Prendre soin. Architecture et philosophie, Infolio, 368 p.
Sportouch, Y., 2024, Pour un urbanisme du care. L’attention à l’autre pour refaire société, Paris, Éditions de l’Aube, 264 p.
Référence de l’ouvrage : Ariella Masboungi et Antoine Petitjean (sous la direction de), La ville à l’usage. Claire Schorter, Grand Prix de l’urbanisme 2024, Éditions Parenthèses, 2024, 208 p.
Couverture : Claire Schorter © Sylvain Lefeuvre
Pour citer cet article : Solioz C., 2025, « Prendre soin des territoires », Urbanités, Lu, juin 2025, en ligne.
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