Lu / Shanghai-Hong Kong, Villes de cinéma

Nashidil Rouiaï

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falin 1L’ouvrage de Christophe Falin nous fait voyager dans une Chine cinématographique. Shanghai et Hong Kong, icônes métropolitaines chinoises, fascinent autant qu’elles intriguent. Grâce à un large corpus de films, l’auteur nous prend par la main et nous ballade à travers les âges et les quartiers, dans un univers où fiction et réalité se croisent et se mêlent pour mieux rendre compte des mutations culturelles et politiques à l’œuvre dans une Chine en mouvement.

Shanghai, Hong Kong, villes de cinéma se divise en trois parties distinctes et complémentaires. Dans un premier temps, Christophe Falin dresse un historique de l’évolution des industries cinématographiques à Shanghai et à Hong Kong. Le choix de se concentrer sur ces deux métropoles est justifié par leur importance et leur poids sur la scène cinématographique chinoise, asiatique et internationale, ainsi que par la force des liens historiques qui se tissent entre elles. Les deux plus grands centres de production du cinéma chinois sont intrinsèquement liés tant sur le plan historique que cinématographique. « Shanghai et Hong Kong, liées par plusieurs vagues d’émigration, des échanges économiques quasiment ininterrompus et les violents événements politiques qui ont marqué la Chine depuis le début du XXe siècle, se sont développées parallèlement à la naissance et à l’évolution du cinéma », explique l’auteur dès l’introduction de son ouvrage (p.5). Si le cœur du cinéma chinois jusque dans les années 1940 se trouve à Shanghai, les troubles qui secouent la Chine au milieu du XXe siècle, transforment le visage d’une industrie fondamentalement liée aux évolutions socio-politiques du territoire chinois.

En 1937 la guerre sino-japonaise éclate et la ville tombe aux mains des Japonais. Ce bouleversement politique entraine le départ d’un grand nombre d’acteurs de l’industrie cinématographique chinoise pour Hong Kong. Ce premier exode est rapidement suivi par un second : en 1946, la guerre civile entre communistes et nationalistes du Kuomingtang pousse les cinéastes, producteurs, acteurs, techniciens et capitaux vers l’île britannique de Hong Kong. La victoire communiste en 1949 coïncide avec le dernier départ massif des acteurs du cinéma shanghaien. Si bien qu’en 1950, l’industrie cinématographique de Hong Kong dépasse sa concurrente. La petite île devient un géant du cinéma asiatique.

Dans la deuxième partie de son ouvrage, Christophe Falin esquisse les traits saillants des deux métropoles et illustre les spécificités de chaque ville grâce à des genres cinématographiques qui leur sont spécifiques, des films iconiques et des filmographies de réalisateurs urbains. La porte d’entrée est géographique : le cinéma éclaire la forme de la ville, en révèle ses aspects cachés, ses aspérités, ses spécificités socio-culturelles, les aspirations de ses habitants.

Ainsi, Sun Yu nous prend-il par la main pour nous mener jusqu’à Shanghai, celle des années 1930, frénétique et oppressante. Face à la campagne, à la Chine rurale, paysanne et populaire, tranquille et joyeuse, il esquisse l’image d’une métropole très marquée par l’architecture occidentale, bouillonnante, tourbillonnante même, qui broie les rêves et l’innocence. Dans cette ville frénétique se croisent, à travers les décennies, divers réalisateurs mettant un point d’honneur à filmer le « Paris de l’Orient » comme un ensemble d’éléments disparates, où se côtoient dancing, centres commerciaux, palais et jardins occidentaux, grands immeubles de bureaux et lilongs1 . Après la guerre sino-japonaise, le visage de Shanghai a changé, et ce sont désormais ses bas-fonds, les problèmes de logement et la pauvreté qui s’invitent à l’écran.

Le cinéma occidental s’empare dès la première moitié du XXe siècle, des fantasmes entourant la ville. Shanghai devient un leitmotiv géographique pour les réalisateurs souhaitant instiller une touche d’exotisme dans leurs créations. « La simple présence du nom de la ville dans le titre d’un film semble éveiller les fantasmes et l’intérêt des spectateurs. Joseph Sternberg avec Shanghai Express (1932) ou Orson Welles avec La Dame de Shanghai (1947) contribuent, avec d’autres, à véhiculer cette image d’une ville entourée de mystère » (p.63).

À partir des années 1980, c’est au cinéma hongkongais de s’emparer du Shanghai des années 1930, de ses histoires criminelles, de l’opium, du jeu et de la prostitution. Tsui Hark avec Shanghai Blues (1984), puis Kirk Wong avec Gun Men (1988), ouvrent la voie en décrivant l’univers des cabarets des années folles, en filmant les petites ruelles, les fumeries d’opium, les bordels et les commissariats. Mais c’est d’abord Hong Kong que donne à voir le cinéma hongkongais, qui filme la ville sous tous les angles et à toutes les époques. Hong Kong fascine ses propres cinéastes. Plus qu’un cadre, elle participe bien souvent à l’intrigue et devient même en personnage chez Wong Kar Wai, Johnnie To ou Tsui Hark. L’urbanisation extrême, la modernité accélérée, l’identité duelle entre un passé britannique et un présent chinois, le cosmopolitisme, les nouveaux modes de vie et la présence du crime organisé, sont des thèmes récurrents du cinéma de Hong Kong. Fixant leurs caméras sur l’architecture moderne, la société de consommation, les forêts de buildings, la skyline, les triades et truands de haut vol, mais aussi sur les cages d’escaliers dégradées, noircies par l’humidité et la crasse, les petits appartements vétustes, la jeunesse désorientée et fascinée par la violence gratuite, les cinéastes hongkongais rompent à partir des années 1980 avec le Hong Kong idéalisé des années 1960.

De manière générale, les réalisateurs des années précédant la rétrocession de l’île britannique de Hong Kong à la République Populaire de Chine2 livrent une vision complexe de la ville. Tsui Hark, Allen Fong, Fruit Chan, Ann Mui ou Wong Kar Wai posent leur caméra à divers endroits de l’île, des espaces préservés de Lantau au centre financier qu’est Central District en passant par les quartiers populaires de Kowloon (Tsim Sha Tsui et Mong Kok notamment). Ces quartiers populaires sont d’ailleurs les principaux lieux de tournage des films hongkongais à partir des années 1960 et jusqu’à la rétrocession : « […] les quartiers populaires, les immeubles insalubres et les habitations collectives du territoire apparaissent en filigrane dans les films ou en sont les décors principaux » (p.92). Les films hongkongais ont cette particularité de posséder un arrière plan visuel et scénaristique toujours en lien avec les réalités socio-spatiales du territoire. Ainsi la crise du logement qui touche Hong Kong à partir des années 1950 « en raison de l’afflux massif de réfugiés venant du continent n’a cessée d’être représentée dans le cinéma hongkongais » (idem), certes de manière différente selon les réalisateurs, les mouvements et les genres cinématographiques. Parallèlement, les réalités géopolitiques sont intégrées de manière récurrente par le cinéma hongkongais. Ainsi la rétrocession hante-t-elle les cinéastes à partir des années 1980. « À l’approche de la date fatidique, le premier juillet 1997, le cinéma hongkongais est en suspens. Certains réalisateurs comme Tsui Hark et John Woo partent aux États-Unis avec l’intention de s’y imposer » (p.97), d’autres, comme Wong Kar Wai s’exilent le temps d’un film, pour évoquer des sujets qu’ils ne pourraient peut-être plus investir (Happy Together tourné à Buenos Aires en 1997, traite des amours homosexuels de deux hongkongais exilés).

Aujourd’hui encore, le cinéma de Hong Kong est marqué par la complexité de son histoire récente, de ses relations avec la Chine continentale et l’Occident, et de son identité. Ville globale, ville verticale, « ville métisse futuriste » (p.101) aux rues surpeuplées, aux couleurs infinies, aux bruits assourdissant, aux flux omniprésents, Hong Kong est bel et bien la « ville cinéma » par excellence (p.75), futuriste et nostalgique.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, « Deux réalisateurs/deux villes », Christophe Falin explore la manière dont Lou Ye pour Shanghai, Wong Kar Wai et Johnnie To pour Hong Kong participent à façonner l’imaginaire de la ville. « Comme Woody Allen, Martin Scorcese et James Gray pour New York, ou Federico Fellini pour Rome, certains des principaux cinéastes chinois sont indéniablement associés à une ville ou à des quartiers d’une ville. Lou Ye, Wong Kar Wai et Johnnie To sont de ceux là » explique-t-il dans l’introduction de ce dernier chapitre (p.107). Ces cinéastes urbains, aux styles fort différents, ont pour point commun de placer leurs villes natales (Lou Ye, Johnnie To) ou d’adoption (Wong Kar Wai), au centre de leur trame scénaristique et visuelle.

En définitive, l’ouvrage de Christophe Falin est une porte d’entrée tout à fait intéressante vers la complexité et la richesse des rapports entre le cinéma chinois et ses villes cinématographiques. La relation entre cinéma et villes a déjà fait l’objet de nombreux travaux. Depuis les années 1980, des articles, études et colloques, ont été dédiés aux liens les unissant. En France, des ouvrages collectifs ont également été produit pour discuter des rapports entre ces deux entités : Cités-cinés (Bouchut, Douchet et Daney 1987), Visions urbaines. Les villes d’Europe l’écran (Passek 1993), La ville au cinéma (Paquot et Jousse 2005), Villes cinématographiques. Ciné-lieux (Creton et Feigelson 2007), etc. D’autres ouvrages ou dossiers de revues ont établi des parallèles entre le développement de certaines métropoles (Londres, New York, Paris, Moscou, Rome, Tokyo…) et les évolutions du cinéma. Enfin, des essais ont été consacrés à l’analyse des représentations de certaines villes au cinéma : c’est le cas notamment de métropoles comme New York (Kruth 2000; Sanders 2001, 2006), Londres (Brunsdon 2007), Paris (Douchet et Nadeau 1997) ou Rome (Wrigley 2008 ; Neutres 2010). Néanmoins, l’image des villes chinoises au cinéma, si elle fait l’objet de nombreux commentaires dans la recherche anglo-saxonne, est quasi invisible en France. Shanghai-Hong Kong, villes de cinéma vient corriger ce manque de manière fluide, ludique et documentée.

Nashidil Rouiaï

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Nashidil Rouiaï est doctorante à l’Université Paris IV, au sein du laboratoire ENeC. Ses recherches sont axées sur l’image que la Chine nous renvoie d’elle même à travers son cinéma et sur l’impact que ces représentations peuvent avoir sur son soft power. Son travail est donc à mi-chemin entre la géographie culturelle et la géopolitique.

Christophe Falin, 2014, Shanghai-Hong Kong, villes de cinéma, Armand Colin / Cinéma-Arts visuels, Paris, 168 pages.

  1. Les lilongs sont des quartiers fermés construits par les Occidentaux à partir de la deuxième partie du XIXe siècle dans le but de répondre à la demande croissante de logements due à l’afflux de réfugiés. Ils sont constitués de rangées de maisons alignées, construites d’abord en bois, puis en brique à partir de 1870, la plupart du temps sur deux niveaux, séparées par de petites allées. []
  2. C’est le 1er Juillet 1997 que le bail britannique prend fin et que Hong Kong devient la première région administrative spéciale chinoise. []

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