Banlieues françaises / Entretien : Déconstruire l’opposition Paris/Banlieue : une approche par la géographie des universités

Entretien avec Leïla Frouillou, par Daniel Florentin

L’article de Leïla Frouillou au format PDF


Leïla Frouillou explore, dans sa thèse de doctorat, les mécanismes de ségrégation universitaire. Elle travaille en particulier sur le cas des universités franciliennes (les seules dont il sera question dans cet entretien), et s’appuie sur des données ministérielles (SISE, inscriptions à l’Université) et sur une enquête menée auprès d’étudiants venant des filières Administration Économique et Sociale (AES), Droit et Géographie. Nous avons voulu l’interroger pour savoir s’il était légitime de parler de « facs de banlieue » et si l’on pouvait tracer les contours d’une géographie des universités de banlieue.

 

LES UNIVERSITÉS SE SONT IMPLANTÉES ASSEZ RÉCEMMENT DANS LES TERRITOIRES DE BANLIEUE. PEUT-ON RETRACER L’ÉVOLUTION DE CE PHÉNOMÈNE ET LES LOGIQUES POLITIQUES QUI EN SONT À L’ORIGINE ? CETTE IMPLANTATION REPOSAIT-ELLE SUR L’IDÉE D’UNE DÉMOCRATISATION DE L’ACCÈS AU SAVOIR ? EST-ELLE ENCORE D’ACTUALITÉ ET A-T-ELLE PERMIS D’OUVRIR L’UNIVERSITÉ AUX CATÉGORIES POPULAIRES ?

Le paysage universitaire francilien est particulièrement dense et complexe : aujourd’hui on compte seize universités publiques ! Elles étaient même dix-sept avant 2004, avant que Paris 9 Dauphine ne devienne Grand établissement. Parmi ces universités, neuf établissements « de banlieue » sont implantés en petite ou grande couronne comme le montre la carte de localisation. Il s’agit ici seulement des sites principaux, mais chaque université est dotée de plusieurs centres d’enseignement (sans compter ceux dédiés à la recherche) dont la dispersion participe à complexifier encore davantage la carte universitaire francilienne. Les travaux sur l’histoire des universités franciliennes (et donc les logiques d’implantation en banlieue) sont très récents, comme l’a souligné un récent colloque sur la question en janvier 2014. On peut en retenir que les équipements universitaires se sont développés à l’extérieur de Paris sous la pression d’une très forte croissance des effectifs étudiants après la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi que les premiers bâtiments universitaires extra-muros sont implantés à Orsay en 1958 puis à Nanterre en 1964. Après mai 1968, la loi Edgar Faure crée des universités pluridisciplinaires autonomes, ce qui se traduit en Île-de-France par l’apparition d’universités en banlieue : Paris 10 Nanterre, Paris 11 Orsay, Paris 12 Créteil et Paris 13 Villetaneuse. Paris 8 a alors, comme Dauphine, le statut de centre expérimental, et est implantée à Vincennes.

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Frouillou 2Le schéma directeur (SDAURP, Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région de Paris) de Paul Delouvrier de 1965 suggérait de regrouper des équipements universitaires dans de nouveaux centres urbains, ce qui est bien le cas pour Créteil (Créteil – Préfecture). Mais de façon globale, ce sont avant tout les opportunités foncières qui dictent ces nouvelles implantations en banlieue parisienne. Cela conduit à quelques aberrations, comme l’absence de réseau ferré desservant directement Paris 13 Villetaneuse, ou encore, plus tard, la très faible distance entre Paris 13 et Paris 8, après son transfert de Vincennes à Saint-Denis en 1980. Comme le montre Loïc Vadelorge (2012) pour Paris 13, l’ouverture d’universités en banlieue résulte de complexes (et changeantes) interactions entre les ministères chargés de l’aménagement universitaire (Éducation nationale, Équipement, Affaires culturelles, District de la région parisienne) et les collectivités territoriales (conseils généraux et municipalités). C’est seulement avec le plan national Université 2000 (U2000), lancé en 1990, qu’est mise en place une réelle politique d’aménagement du territoire universitaire. Son principal objectif est d’absorber la croissance des effectifs étudiants, qui est une des conséquences de la politique des 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat. En Île-de-France, il s’agit d’abord de désengorger les universités parisiennes. Si les nouveaux centres urbains du SDAURP de 1965, chargés d’organiser la croissance de l’agglomération parisienne, devaient comporter des équipements universitaires, il aura fallu attendre les années 1990 et U2000 pour que les villes nouvelles franciliennes soient dotées d’universités autonomes.

La création de quatre universités dans les villes nouvelles de Cergy, Évry, Marne-la-Vallée et Versailles-Saint-Quentin participe, tout comme les précédentes implantations en banlieue, d’un maillage du territoire universitaire. Ce dernier va de pair avec une certaine démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur, compte tenu de la division sociale de l’espace résidentiel francilien. On observe bien une ouverture sociale et scolaire des recrutements universitaires, globalement plus populaires en banlieue qu’à Paris. Cependant, outre des fluctuations dans le temps, les écarts de publics étudiants varient selon les universités et les disciplines. Par exemple, en 2011-2012, 62 % des premiers entrants à Paris 2 Assas en Droit sont d’origine sociale très favorisée (selon le classement de la DEPP et les données MESR-SISE, 2011) contre seulement 15 % à Paris 13 Villetaneuse. Mais Paris 10 Nanterre comme Paris 11 Orsay, pourtant situées en banlieue, comptent plus de 50 % d’étudiants d’origine très favorisée en L1 Droit. Les différences de publics, si elles décrivent bien un paysage universitaire hiérarchisé où les universités parisiennes sont les plus favorisées, permettent de déconstruire l’opposition binaire Paris-banlieue en soulignant la diversité des positions relatives des « facs de banlieue » dans l’espace social universitaire francilien. Ces positions, selon le profil plus ou moins favorisé des étudiants des différentes universités de banlieue, dépendent de la discipline observée. Par exemple, Paris 10 Nanterre est proche des universités parisiennes en Droit, mais appartient bien au groupe des « universités de banlieue » lorsqu’on observe les caractéristiques sociales et scolaires de ses étudiants toutes filières confondues. Outre cet aspect disciplinaire, ces positions d’établissements dans l’espace social universitaire soulignent toute la diversité des universités « de banlieue ». Versailles ou Paris 11 Orsay sont plus proches des universités parisiennes que Paris 8 ou Paris 13, situées en Seine-Saint-Denis. Alors que les entretiens avec les étudiants de Paris 8 soulignent la force de l’opposition entre universités « de Paris » et « de banlieue », l’analyse des données à l’échelle des seize universités permet de déconstruire cette opposition binaire en soulignant la complexité des hiérarchies symboliques entre établissements (selon la discipline, le lieu d’implantation, le cycle d’étude, etc.).

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CES POSITIONS RELATIVES DES UNIVERSITÉS FRANCILIENNES NE SONT PAS FIGÉES DANS LE TEMPS. EST-CE QUE CELA CONDUIT À UNE CONCURRENCE ENTRE LES UNIVERSITÉS ? QUELS EN SERAIENT LES RESSORTS ?

Concurrences et complémentarités sont deux facettes indissociables du paysage universitaire francilien. On peut illustrer cela à partir des mobilités étudiantes entre universités, qui soulignent à la fois la complémentarité d’offres de formation spécialisées dans chaque université, et une certaine concurrence, visible dans l’attractivité (et la sélectivité) plus ou moins forte des établissements. Je dirais que ces concurrences entre universités dépendent principalement de deux éléments. Le premier est d’ordre démographique : alors que les effectifs universitaires ont cessé de croître à la fin des années 1990 et ont enregistré une baisse au milieu des années 2000, la croissance du nombre d’inscrits est importante depuis 2008, et devrait atteindre un pic en 2017 selon un récent article du Monde (De Tricornot A. et Floc’h B., 16 septembre 2015 « Les universités confrontées à l’explosion du nombre d’étudiants »). Cette croissance des effectifs, inégalement répartie entre les filières, reconfigure la concurrence entre les universités. L’accès aux établissements les mieux placés dans la hiérarchie symbolique est d’autant plus difficile et sélectif que les capacités d’accueil sont contraintes et les demandes en hausse.

L’autre élément au cœur de ces concurrences entre établissement est d’ordre politique : les récentes lois de 2007 (LRU) et 2013 (Fioraso) favorisent l’autonomie des universités dans un contexte budgétaire difficile. Les regroupements d’établissements dans des Communautés d’Universités et d’Établissements (ComUE) soulignent la dimension concurrentielle d’un paysage d’enseignement supérieur et de recherche francilien en pleine reconfiguration. Par exemple, le processus de fusion des universités Paris 4 Sorbonne et Paris 6 Pierre et Marie Curie, annoncé en septembre dernier, illustre l’importance des choix politiques en matière de financement et de définition même des statuts d’établissements dans la genèse de nouvelles hiérarchies et concurrences universitaires.

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UNE VILLE COMME SAINT-DENIS EST UNE DES PLUS PAUVRES D’ÎLE-DE-FRANCE. ELLE POSSÈDE UNE UNIVERSITÉ (PARIS 8). QUEL RÔLE JOUE CETTE UNIVERSITÉ DANS LA VILLE ? EST-ELLE UN LIEU DÉCONNECTÉ DU RESTE OU UN ÉLÉMENT MOTEUR D’INTÉGRATION URBAINE ?

La question des liens entre l’Université et la ville a intéressé de nombreux chercheurs, notamment depuis la mise en place d’U2000 en 1990, marquant l’implication (financière et décisionnelle) croissante des collectivités territoriales (régions et municipalités notamment) dans l’aménagement universitaire. En Île-de-France, les analyses historiques sont particulièrement intéressantes pour montrer cette émergence des collectivités dans les questions universitaires. Par exemple, Florence Bourillon montre que Paris 12 Créteil a mené une politique de densification à Créteil à partir des années 1990 en s’appuyant sur l’aide foncière de la ville (schéma directeur et ZAC du mail des Mèches notamment).

Le cas de l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis est particulier, du fait de l’implantation tardive de cet équipement à Saint-Denis (1980) et des oppositions, de la municipalité comme du conseil général, qu’a créé ce déménagement forcé du centre expérimental sur des terrains appartenant à l’État, à quelques kilomètres de l’université Paris 13. Je ne peux répondre à la question de l’intégration urbaine qu’à partir de deux éléments : la politique de communication de l’université et sa place dans les espaces de vie des étudiants. La première montre que l’équipe dirigeante de Paris 8 voit le territoire de référence de cette université selon plusieurs échelles emboîtées (Saint-Denis, Plaine-Commune, Seine-Saint-Denis). Le lien entre l’université et son « territoire » est encouragé et s’inscrit plus largement dans une valorisation de la « responsabilité sociale des universités » (je renvoie à ce sujet au travail de thèse en cours de C. Vergnaud). Cette « responsabilité sociale » est l’un des principaux éléments au cœur du contrat de site de la Communauté d’Universités et d’Établissements Paris Lumière regroupant Paris 8 et Paris 10 Nanterre. À Paris 8, cela se traduit par exemple par l’ouverture de l’accès à la bibliothèque à toute personne majeure ou titulaire du baccalauréat, par la création récente d’une clinique juridique par les étudiants et enseignants de Droit dont l’objectif est de donner des informations juridiques aux habitants, ou encore par l’organisation de journées à destination des entreprises intitulées « des talents en Seine-Saint-Denis ».

Cependant, les étudiants qui habitent en dehors de Saint-Denis n’articulent pas l’université à d’autres lieux ou activités dans la ville : leur espace de vie montre que le lieu d’études est relativement déconnecté du reste du territoire. Au contraire, les lieux d’étude parisiens, mieux reliés au réseau de transport public en étoile, sont souvent mieux insérés dans l’espace de vie des étudiants, qu’ils habitent ou non dans la capitale.

Communication universitaire comme mobilités étudiantes montrent donc que les rapports entre université francilienne et « ville » doivent se penser à plusieurs échelles : ces équipements structurants à l’échelle de l’agglomération parisienne jouent un rôle à des échelles plus locales, par exemple à travers les espaces de vie étudiants qu’ils contribuent à définir. Pour aller plus loin, une enquête auprès des acteurs des collectivités territoriales permettrait de saisir la place qu’occupe à leurs yeux chaque université francilienne à l’échelle de la municipalité d’implantation principale (les établissements comptant tous plusieurs sites d’enseignement dispersés), de l’intercommunalité, du département, de la région, voire de l’État. Une telle enquête permettrait également d’appréhender cet enjeu de l’intégration urbaine à travers la valorisation de l’équipement universitaire par des collectivités territoriales stigmatisées et souvent considérées comme isolées du centre de l’agglomération.

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ON COMPREND BIEN LES LOGIQUES D’IMPLANTATION DES UNIVERSITÉS, MAIS CELA NE NOUS DIT PAS TOUT DU RECRUTEMENT QU’ELLES PRATIQUENT ET DES OUTILS QU’ELLES UTILISENT POUR CELA. JUSQU’EN 2008, LES AFFECTATIONS UNIVERSITAIRES SE FAISAIENT GRÂCE À L’OUTIL RAVEL. COMMENT FONCTIONNAIT LE DISPOSITIF ? CRÉAIT-IL CERTAINES FORMES D’INÉGALITÉS ? DEPUIS 2009, LE SYSTÈME APB A-T-IL APPORTÉ DES CORRECTIONS ET DES AMÉLIORATIONS À CE DISPOSITIF ?

Entre le début des années 1990 et 2008, le système RAVEL gérait les affectations universitaires en première année de filière non sélective, et cela à partir d’une sectorisation. Pour le dire autrement, un bachelier devait choisir entre une à trois universités selon la filière demandée et selon sa commune de passage du baccalauréat. Cette sectorisation a été critiquée car elle tendait à reproduire des inégalités de recrutement (Cizeau et Le Gall, 2008), étant donnée la ségrégation résidentielle francilienne. Cette région se caractérise en effet par une zone de concentration de populations défavorisées au Nord-Est de Paris, Paris et l’Ouest francilien étant plus favorisés. Si la plupart des communes franciliennes sont relativement mixtes socialement, les chercheurs observent un renforcement de l’homogénéité des espaces les plus aisés depuis les années 1980. Dans ce contexte, une sectorisation selon la commune peut alors contribuer à renforcer les écarts de recrutement entre les universités.

Remplaçant RAVEL, le système APB, qui a été étendu en 2009 aux universités franciliennes, s’inscrit dans une politique plus générale de valorisation du « libre choix scolaire » et d’assouplissement des sectorisations à tous les niveaux du système scolaire. Désormais, le candidat à l’entrée d’une L1 non sélective peut formuler ses choix sans limite associée à sa commune de passage du baccalauréat.

Cependant, cette apparente liberté universitaire se heurte à la pression exercée sur certaines formations : dans les Licences où les demandes excèdent les capacités d’accueil, un ordre de priorité est établi pour sélectionner les candidats. Sont d’abord prioritaires les bacheliers de l’académie de l’université demandée. Par exemple, les bacheliers des académies de Créteil et Versailles n’ont aucune chance d’accéder à la Licence 1 de Droit de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Lorsque les bacheliers parisiens sont trop nombreux, APB donne la priorité aux candidats ayant mis le vœu en première position dans leur liste. Si ce groupe de candidats de l’académie et dont il s’agit du premier vœu est encore trop élevé par rapport aux capacités d’accueil, APB tire au sort les candidats qui pourront s’inscrire.

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QUELLES SONT LES POSSIBILITÉS DE CONTOURNEMENT DE CES OUTILS ? OBSERVE-T-ON DES PHÉNOMÈNES D’ÉVITEMENT DE LA « CARTE UNIVERSITAIRE » ? LES PROCESSUS D’ÉVITEMENT UNIVERSITAIRE SONT-ILS LE SIMPLE PROLONGEMENT PAR D’AUTRES MOYENS DE L’ÉVITEMENT SCOLAIRE OU REPOSENT-ILS SUR D’AUTRES RESSORTS ?

Pour entrer dans cet établissement, les candidats peuvent demander une filière sélective (double Licence, Licence professionnelle), tout comme précédemment des étudiants contournaient RAVEL en demandant des options rares. On observe ainsi une grande continuité dans les moyens de l’évitement scolaire entre le primaire, le secondaire et le supérieur à travers le choix d’options, mais aussi, plus rarement, les recours gracieux ou les inscriptions hors système d’affectation.

Comme pour les autres niveaux scolaires, ces stratégies d’évitement sont socialement situées et s’appuient sur le capital scolaire des agents sociaux (François et Poupeau, 2008). Ce dernier est une forme particulière de capital culturel attachée au champ scolaire : il se compose des titres scolaires (diplômes) mais aussi plus largement du rapport à l’école, faisant jouer notamment les expériences familiales et amicales de chaque élève ainsi que sa trajectoire scolaire antérieure. Si le capital scolaire est central dans les stratégies d’évitement, c’est d’une part qu’il permet de choisir les « bonnes » options. De plus, l’interface des systèmes d’affectation suppose de savoir se projeter de façon abstraite dans une trajectoire scolaire pour produire une liste hiérarchisée supposant une connaissance fine du paysage universitaire et de ses offres de formation (dont on a évoqué la complexité plus haut). Enfin, les lettres de recours ou de contestation impliquent un certain rapport à l’écrit et à l’administration qui fait jouer le capital scolaire.

On voit ici toutes les limites de systèmes d’affectation dans lesquels les candidats opèrent des « choix rationnels », alors que ces derniers sont étroitement liés à leur position sociale et à l’espace des possibles universitaires qui leur est associé, en fonction de leur académie de passage du baccalauréat. En outre, la formulation de la liste de vœux peut être collective : de nombreux étudiants peu dotés en capital scolaire s’appuient sur leur réseau de pairs lycéens. La complexité du système d’affectation à l’entrée en première année d’université se traduit par des incompréhensions et des frustrations quant aux tirages au sort effectués par le système APB. Les priorités académiques nourrissent parfois un sentiment de discrimination territoriale dans l’accès aux prestigieuses universités parisiennes.

Ces questions d’évitement, parce qu’elles sont révélatrices de « placements » ou de stratégies, sont ainsi centrales pour comprendre la répartition inégale des publics étudiants entre les universités.

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DU COUP, LES UNIVERSITÉS DE BANLIEUE REFLÈTENT-ELLES (ET RENFORCENT-ELLES), PAR LEUR RECRUTEMENT, LES INÉGALITÉS SOCIALES EXISTANT ENTRE LA VILLE-CENTRE ET SES PÉRIPHÉRIES ? LES POPULATIONS LES PLUS PAUVRES VONT-ELLES DAVANTAGE DANS LES UNIVERSITÉS DE BANLIEUE ? COMMENT CELA S’EXPLIQUE-T-IL ?

POUR LE DIRE AUTREMENT, LES UNIVERSITÉS DE BANLIEUE SONT-ELLES ESSENTIELLEMENT FRÉQUENTÉES PAR DES ÉTUDIANTS DE BANLIEUE (ET LE PHÉNOMÈNE S’AMPLIFIE-T-IL SI ON REGARDE DES UNIVERSITÉS DE DEUXIÈME COURONNE DU TYPE MARNE-LA-VALLÉE, ÉVRY OU CERGY) ? À L’INVERSE, LES UNIVERSITÉS PARISIENNES SONT-ELLES « RÉSERVÉES » AUX POPULATIONS PARISIENNES ? VOIT-ON, DANS LE MONDE DE L’UNIVERSITÉ, UNE PROLONGATION DES SCHÉMAS CENTRE-PÉRIPHÉRIE ?

En effet, les recrutements des universités franciliennes sont différenciés et reflètent, le plus souvent, l’organisation centre-périphérie : les universités parisiennes comptent en moyenne une part importante d’enfants de cadres, de bacheliers généraux et de bacheliers n’ayant pas redoublé. Cependant, le tableau suivant montre que les universités extra-muros sont loin de former une catégorie homogène du point de vue de leurs publics étudiants. Par exemple, Paris 11 Orsay et Versailles-Saint-Quentin ont des publics très proches des universités parisiennes, contrairement à Paris 13 Villetaneuse et Évry qui comptent une part importante de bacheliers technologiques et professionnels et les parts les plus faibles d’enfants de cadres. L’organisation sociale de l’espace universitaire francilien semble bien refléter la division sociale plus générale de l’espace résidentiel métropolitain : la « banlieue » est souvent employée comme synonyme des zones de concentration des populations les plus défavorisées, le qualificatif étant peu appliqué aux espaces et universités de l’Ouest francilien, plus favorisé.

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Comment expliquer de tels écarts ? Ils résultent déjà de la structure de l’offre de formation des universités. D’une part, certaines disciplines, comme l’Administration Économique et Sociale par exemple, ont un recrutement plus populaire que d’autres (comme le Droit par exemple) et toutes les filières ne sont pas présentes dans les seize universités. D’autre part, les différences sociales de publics sont les plus fortes en premier cycle, le processus de sélection universitaire se traduisant par une relative réduction des écarts sociaux (origine sociale des étudiants) et surtout scolaires (type de baccalauréat, redoublements, etc.) entre établissements en Master (même s’ils restent significatifs). Par exemple, les universités les plus récentes, situées en ville nouvelle, se caractérisent par une part importante de formations professionnalisantes et de premiers cycles alors que les universités parisiennes comptent en moyenne plus de formations générales et d’étudiants en troisième cycle (Baron et al., 2007).

Mais les différences de publics entre établissements persistent lorsqu’on observe une même année d’étude et une seule discipline : elles ne résultent pas seulement de l’offre de formation. Par exemple, en AES en 2011, les premiers entrants en L1 d’origine sociale très favorisée sont 31 % à Paris 1 Panthéon-Sorbonne contre 10 % à Paris 8 Vincennes Saint-Denis et autour de 15 % à Paris 13 et Évry. Ces écarts entre universités résultent en partie de leur aire d’attraction, sachant que l’Île-de-France constitue un sous-système relativement isolé dans les circulations étudiantes françaises : peu d’étudiants extra-franciliens s’y inscrivent et peu de franciliens quittent la région pour poursuivre leurs études supérieures.

Les différences de publics peuvent en partie être expliquées par l’importance des recrutements de proximité, puisque les universités sont localisées dans des secteurs plus ou moins favorisés. En d’autres termes, une aire de recrutement centrée sur les communes de Seine-Saint-Denis expliquerait les caractéristiques sociales et scolaires des étudiants de Paris 8 ou Paris 13. La carte suivante montre en effet que les bassins de recrutement des universités sont fortement polarisés autour du site siège de chaque établissement. Ces recrutements de proximité sont particulièrement forts en premier cycle, lorsque les étudiants résident encore pour la plupart chez leurs parents. L’âge médian de décohabitation est supérieur à 23 ans en Île-de-France (De Berny, 2008). En banlieue, ce sont les universités de grande couronne qui recrutent le plus dans leur département d’implantation (entre 50 et 70 % de leurs effectifs).

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Malgré cette polarisation des recrutements, la séparation entre centre et banlieue est loin d’être étanche : de nombreux étudiants extra-parisiens sont inscrits à Paris 1 et réciproquement, les Parisiens constituent une part élevée des inscriptions dans les universités de petite couronne, par exemple à Paris 8 (environ 30 %). C’est ce que montre la planche comparant les aires de recrutement en Licence de Paris 1 et Paris 8 : malgré une polarisation plus forte en Seine-Saint-Denis, les communes de résidence des étudiants de Paris 8 sont très dispersées, tout comme celles de Paris 1.

LES UNIVERSITÉS DES VILLES NOUVELLES ONT-ELLES UNE POPULATION ÉTUDIANTE DIFFÉRENTE DE CELLES DES AUTRES UNIVERSITÉS DE BANLIEUE (CRÉTEIL, NANTERRE, SAINT-DENIS) ?

Les universités de ville nouvelle se caractérisent par une offre comptant beaucoup de formations professionnelles, et une part importante de premiers cycles. Cependant, lorsqu’on compare les populations étudiantes à l’entrée en L1 de Droit (2011), on remarque que le public étudiant dépend surtout de l’environnement dans lequel est implanté chaque établissement, ainsi que de sa sélectivité (capacité d’accueil et nombre de demandes). Paris 2 Assas a de loin le profil le plus favorisé d’étudiants, alors que Paris 8, Paris 13 et Évry sont les universités aux publics les plus défavorisés. Entre ces deux pôles, on trouve toutes les autres universités dotée d’une Licence de Droit (Paris 1, Paris 5, Paris 10, Paris 11, Cergy, Versailles, et, un peu en décalage, Paris 12), l’organisation Paris / petite couronne / grande couronne n’est donc pas toujours un schéma valide pour décrire finement les hiérarchies universitaires lorsqu’on s’intéresse à une discipline et une année d’études précises.

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LA PROXIMITÉ EST-ELLE, FINALEMENT, L’ÉLÉMENT LE PLUS DÉTERMINANT DANS LE CHOIX D’UNE UNIVERSITÉ ?

La proximité semble bien structurante lorsqu’on observe l’organisation spatiale des recrutements étudiants, notamment si cette proximité est appréhendée en termes d’accessibilité en temps de transports (les polarisations suivent le réseau de transport en étoile). Cependant, lorsqu’on considère le « choix » de l’université du point de vue des étudiants, ce critère de « l’université la plus proche » recouvre toujours d’autres critères plus déterminants, et en particulier l’importance du réseau de pairs. Ce dernier joue un rôle d’autant plus fort que le capital scolaire des étudiants est faible et que l’Université représente un monde peu familier. S’inscrire dans l’université la plus proche permet alors de retrouver des camarades du lycée dans l’enseignement supérieur : on peut ainsi observer des circuits de scolarisation entre certains lycées et universités. L’inscription de proximité permet également de conserver un espace de vie centré sur le lieu de résidence des parents et donc de préserver des sociabilités de quartier extra-universitaires (voir également, dans le cas d’une antenne extra-francilienne, l’ouvrage de S. Beaud, 2002). Cette proximité peut parfois être subie, lorsque les choix universitaires sont contraints par les systèmes d’affectation présentés plus haut. Finalement, la « proximité » est un élément déterminant, non pas tant comme une mesure de distance entre domicile et lieu d’études, mais plutôt lorsqu’elle est définie à l’aune des espaces de vie des bacheliers. Son rôle ne peut se comprendre qu’à travers la définition d’espaces des possibles universitaires socialement différenciés. Deux exemples de cartogrammes montrent que, selon la localisation de leur lycée, les étudiants ne connaissent pas les mêmes universités. Le cas d’Édouard est exemplaire (cf carte suivante) : les universités « de banlieue » sont invisibles pour la très grande majorité des bacheliers extra-franciliens et même pour la plupart des bacheliers parisiens. En plus de cette connaissance partielle, toutes les universités connues ne sont pas considérées comme accessibles. Pour rendre compte de ce caractère relationnel de la proximité dans les choix universitaires, il suffit de rappeler que, pour beaucoup d’étudiants de banlieue, les universités parisiennes, situées au cœur du réseau ferré francilien, sont plus rapidement accessibles que « l’université la plus proche » à vol d’oiseau.

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VOIT-ON UNE DIFFÉRENCE ENTRE LES ÉTUDIANTS DES PREMIERS CYCLES ET LES ÉTUDIANTS DE DEUXIÈME OU TROISIÈME CYCLE ?

L’étude des trajectoires universitaires montre que la plupart des étudiants restent inscrits dans l’établissement choisi en L1. Cependant, environ 10 % des étudiants franciliens changent d’université entre le premier et le deuxième cycle (Baron et al., 2007) et on observe alors une évolution dans les critères de choix d’établissement. La spécialisation des Masters comme l’image de l’université, associées à une insertion professionnelle plus ou moins aisée, jouent un rôle d’autant plus important que les réseaux de pairs extra-universitaires ont perdu de leur influence avec l’avancée dans les études. Certains étudiants peu assurés scolairement à l’entrée en L1 construisent un capital scolaire au cours de leur Licence, capital sur lequel peuvent s’appuyer des placements pour entrer en Master dans des universités considérées comme plus prestigieuses. L’enquête qualitative que j’ai menée s’arrête au Master et je ne peux donc répondre avec précision pour le troisième cycle mais il est probable que les choix s’appuient alors avant tout sur l’université du directeur de recherche. La cartographie des aires d’attraction selon les cycles d’études montre bien l’affaiblissement de la polarisation des recrutements avec l’avancée dans les études, processus corrélé à l’autonomie résidentielle des étudiants. En troisième cycle, les étudiants résident plus souvent à Paris.

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VOUS AVEZ MENÉ DE NOMBREUX ENTRETIENS AVEC DES ÉTUDIANTS D’UNIVERSITÉS DE BANLIEUE ET DE PARIS. OBSERVE-T-ON DES REGROUPEMENTS PARTICULIERS DE CERTAINS GROUPES DANS LEURS PRATIQUES QUOTIDIENNES : LES ÉTUDIANTS HABITANT EN BANLIEUE MAIS INSCRITS À PARIS ONT-ILS TENDANCE À SE REGROUPER ? LE STIGMATE DE LA BANLIEUE EST-IL SENSIBLE AU SEIN DES EFFECTIFS DES UNIVERSITÉS PARISIENNES ? COMMENT S’EXPRIME-T-IL ? À L’INVERSE, DANS LES UNIVERSITÉS DE BANLIEUE, NOTE-T-ON DES DIFFÉRENCES FORTES ENTRE CEUX QUI VIVENT À PARIS ET CEUX QUI VIVENT EN BANLIEUE ?

Parmi les enquêtés, certains étudiants de banlieue décrivent en effet une stigmatisation territoriale. Je pense ici notamment à plusieurs étudiantes de banlieue inscrite à Paris 1 en Droit, qui évoquent les différences vestimentaires ou langagières, comme par exemple Juliette :

« Juliette : c’est « oui, la banlieusarde ». Après même si c’est pour rire, je m’en fous, et j’assume complètement. Limite j’en suis fière. Mais je trouve ça hyper cliché. Moi je ne les appelle pas… Enfin si, quand je suis avec mes potes de Montreuil, je les appelle « mes potes les bourges ». Mais ça révèle quand même… Que les mecs sont pleins de clichés. Et même ma manière de parler. J’essaie de garder ma manière de parler. J’essaie de parler correctement quand je parle en TD ou avec des gens… Mais je n’ai pas envie de… Je n’ai pas envie de changer ma manière de parler. Je me dis que c’est tout ce qui me reste…

Leïla : Qu’est-ce qu’elle a ta manière de parler ?

Juliette : Parce que je dis « V’là » « V’là les gens » « Y’avait v’là des gens ». Voilà j’ai des tics de langage montreuillois. Et encore. Je lisse ce truc. Mais j’aimerais bien garder ce truc. […] Moi, je me sens différente. Mais, alors, quelqu’un qui en plus a l’a priori de la couleur de peau ou… Ça doit être encore pire ! Mais tu regardes l’amphi il y a trois Noirs et quatre Arabes. »

Juliette, M1 Droit Paris 1 2012, père musicien, mère dans l’animation sociale, Montreuil (93), bachelière L, CPGE puis Droit à Paris 1

Cette citation, comme d’autres, révèle les décalages que ressentent certains étudiants et renvoient à des expériences quotidiennes de domination sociale à l’Université. En creux, ces décalages, qui peuvent aussi être vécus comme des déclassements, montrent toute la force de l’habitus au cœur du sens du placement universitaire qui contribue à reproduire les écarts de recrutement entre universités.

Les stratégies d’évitement qui permettent aux étudiants de banlieue de s’inscrire à Paris sont avant tout individuelles, ce qui pourrait expliquer l’absence de regroupements par origine géographique dans les sociabilités universitaires. Dans les universités de petite couronne, les étudiants résidant à Paris constituent une part importante des recrutements (part variable selon les cycles et les disciplines), plus de 30 % à Paris 8 en 2011 et près de 21 % à Paris 10. Pour la plupart de ces étudiants parisiens inscrits dans une université extra-muros, cette dernière est faiblement articulée aux autres lieux fréquentés régulièrement (loisirs, travail, sociabilité, logement), lieux souvent regroupés dans le cœur de l’agglomération. Au contraire, pour les étudiants qui résident et étudient en banlieue, Paris est principalement un lieu fréquenté de façon hebdomadaire pour des sorties. Les différences entre les Parisiens et les autres étudiants tiennent ainsi plus aux configurations des espaces de vie qu’aux sociabilités associées au lieu d’études lui-même. Ces espaces de vie dépendent surtout de la place occupée par le lieu de résidence et le lieu d’études dans le réseau de transport francilien.

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OBSERVE-T-ON, PLUS GÉNÉRALEMENT, UNE FORME D’IDENTITÉ COMMUNE AUX DIFFÉRENTES UNIVERSITÉS DE BANLIEUE ?

Toutes ces questions permettent, il me semble, de déconstruire l’idée d’une identité commune aux universités de banlieue. Ces dernières forment une catégorie extrêmement hétérogène, définie en creux par la particularité des établissements parisiens rendus difficilement accessibles avec la priorité académique APB (pour certaines disciplines très demandées). La lecture Paris/banlieue constitue un fil rouge pour discuter de hiérarchies universitaires franciliennes bel et bien structurantes, mais dont on a vu qu’elles se reconfiguraient selon les disciplines et les cycles d’études.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR DANIEL FLORENTIN EN OCTOBRE 2015

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Illustration de couverture : Photographie prise à Saint-Denis, sur le campus de Paris 8, devant la maison des étudiants, un tag indique « maison ouverte à qui ? » (Frouillou, 2014)

Quelques références pour aller plus loin sur le sujet :

Baron, M., Berroir, S., Cattan, N., Lesecq, G., Saint-Julien, T., 2007. « Des Universités en concurrence », in Saint-Julien, T., Le Goix, R. (dir.), La métropole parisienne : centralités, inégalités, proximités, Paris, Belin, 6588.

Beaud, S., 2002. « 80 % au bac »… et après ? : les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 329 p.

De Berny, C., 2008. « Le logement étudiant à travers l’enquête ‘Conditions de vie’ 2006 », Note rapide IAU, n. 455, 4 p.

Cizeau, T., Le Gall, B., 2008. « Retour sur les conditions d’accès à l’université », Mouvements, vol. 55-56, 2433.

François, J.-C. et Poupeau, F., 2008b. Le sens du placement : ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, Paris, Raisons d’agir, 228 p.

Vadelorge, L., 2012. « Campus ou ville universitaire ? Le traumatisme fondateur de Villetaneuse. 1960-1975 », in Girault, J., Lescure, J.-C., Vadelorge, L. (dir.), Paris XIII : histoire d’une université en banlieue (1970-2010), Paris, Berg International éditeurs, 3952.

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