Banlieues françaises / L’intensification du stigmate des « banlieues » lors du processus pénal. Le cas de la métropole lilloise (2000-2009)
Thomas Léonard
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L’article de Thomas Léonard en PDF
Le terme de « banlieue » désigne un territoire urbain situé en périphérie d’une ville-centre. Outre ces caractéristiques, la « banlieue », dès lors qu’elle est dépourvue de qualificatif, renvoie dans le langage courant, en France, à des espaces paupérisés associés à divers maux sociaux. S’il existe à proprement parler des banlieues « bourgeoises », l’association de ces deux termes a aujourd’hui les apparences d’un oxymore. Au-delà de la pauvreté qui les caractérise, les « banlieues » sont bien souvent présentées comme des espaces où règne « l’insécurité », ou comme des « zones de non-droit » (Rigouste, 2004 ; Germes et al., 2010).
Beaucoup de recherches attestent de la permanence d’une relation de défiance entre les jeunes de ces banlieues populaires et les représentants des institutions répressives (Percheron, 1991 ; ONDRP, 2011 ; Boucher, 2013). Cette défiance réciproque est alimentée, au sein de la population de ces quartiers, par le sentiment de faire l’objet d’un « traitement de défaveur », trouvant par exemple son expression dans la fréquence des contrôles d’identité (Jobard et al., 2012) et, au sein de la police, par l’anticipation de la confrontation à l’hostilité au sein de ces territoires (Mohammed, 2014). Il en découle des pratiques policières particulières au sein des territoires identifiés comme « banlieues » (Germes, 2011), ainsi qu’un traitement différencié par la justice pénale (Léonard, 2014).
Le fait pour un individu d’être lié à certains territoires socialement disqualifiés, parce qu’il y habite ou en est originaire, contribue à lui accoler un stigmate (Bayón & Jezioro, 2012). Ce stigmate territorial oriente les représentations qu’un individu a de lui-même comme les jugements qui sont portés à son encontre. Il est désormais bien attesté par la littérature scientifique que l’action des services de police et de gendarmerie, comme de la justice, est notamment fonction de ce stigmate territorial (Wacquant, 2006 : 177-189). Cet article vise moins à démontrer l’existence d’un traitement spécifique des banlieues françaises par les institutions répressives, ce qui a déjà été largement étayé, qu’à montrer qu’il s’impose avec une intensité croissante au cours des années 2000 dans le cas de la métropole lilloise analysé ici.
Après avoir présenté nos outils méthodologiques et notre cadre théorique, nous montrerons que les habitants des territoires disqualifiés de cette métropole ont pris une importance croissante parmi les prévenus poursuivis devant le tribunal correctionnel, tandis que la part de ceux qui habitent les territoires les plus huppés tend à baisser. Nous montrerons ensuite que cette évolution ne concerne pas uniquement les habitants de ces territoires disqualifiés, mais aussi leurs natifs. Dans la dernière partie, nous montrerons que l’hypothèse d’une croissance de la délinquance des individus issus de ces territoires est insuffisante pour expliquer cette évolution, qui trouve plus vraisemblablement son origine dans une modification des interactions entre les populations des territoires disqualifiés et les agents des institutions répressives. Ceci tient notamment à l’augmentation des contrôles policiers encouragée par les injonctions du Ministère de l’intérieur à améliorer le « taux d’élucidation » des crimes et délits, ainsi qu’à une évolution des critères décisionnels des magistrats du parquet alimentée par une logique d’amélioration de l’« efficience » judiciaire. Ceci a alors contribué à accentuer les tensions entre services de police et certaines populations cibles, engendrant une sur-représentation de plus en plus massive de ces dernières devant le tribunal correctionnel.
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Présentation du matériau empirique
Aux fins de la démonstration de l’évolution du degré d’intensité du stigmate territorial au cours du processus pénal, nous nous appuyons d’abord sur des données statistiques portant sur les affaires poursuivies devant le tribunal correctionnel de Lille pour une semaine complète du premier trimestre pour chacune des années 2000, 2003, 2005, 2006 et 20091. Ces données proviennent de la numérisation de minutes de jugement réalisée au cours d’une enquête collective (Douillet et al., 2015). Ce matériau nous permet d’objectiver l’évolution sur la décennie de « l’origine territoriale » des prévenus en fonction de leur lieu de naissance et d’habitation.
Des observations ont également été menées au cours de trois semaines au sein de la permanence téléphonique du parquet de Lille en 2012 et en 2013. Celles-ci nous offrent un terrain précieux pour comprendre la manière dont les magistrats se saisissent concrètement du critère territorial. En outre, au cours de ces observations, les magistrats du parquet nous ont laissé écouter les entretiens téléphoniques réalisés avec les services de police et de gendarmerie, ce qui nous informe également sur la manière dont les policiers évoquent ce critère.
Enfin, des observations d’audiences de comparution immédiate portant sur les jugements de près de 300 prévenus ont été réalisées à Lille entre 2006 et 2009. Ces observations ne recouvrent pas la période complète, mais portent néanmoins sur une partie importante de la seconde moitié de la décennie. Les notes prises lors de ces audiences informent sur les appréciations portées par les magistrats du siège et du parquet sur les différents territoires.
Le fait que les périodes d’observations ne coïncident pas parfaitement à la période d’analyse statistique n’est guère préjudiciable à la qualité de notre démonstration. Il semble ainsi que les observations ne suffisent pas pour saisir adéquatement d’éventuelles évolutions en matière d’usage du critère territorial2. La mobilisation des minutes, utilisées dans une démarche aussi bien quantitative que qualitative, est à ce titre décisive.
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Quand le stigmate des « banlieues » conditionne les interactions entre police et populations
La recherche sociologique a largement rendu compte de la disqualification dont souffrent les habitants de certains territoires urbains en termes de « stigmate ». À l’origine, cette notion, que l’on doit à Erving Goffman, qualifie un attribut d’un individu qui, lors des interactions quotidiennes, vient le discréditer en remettant en question la considération ordinairement accordée aux individus qui n’en sont pas porteurs. Parmi les stigmates identifiés, les « monstruosités du corps » ou les différences de « race » constituent parmi les plus éminemment visibles (Goffman, 1975).
Goffman traite également des « stigmates » qui, s’ils ne sont pas immédiatement visibles, peuvent être révélés au cours des interactions sociales, produisant un discrédit analogue. Nombre de chercheurs ont étudié l’appartenance à un quartier socialement disqualifié comme un stigmate. F. Dubet et D. Lapeyronnie parlent d’un « stigmate des cités » pour montrer comment le fait d’habiter dans un territoire ainsi identifié fonctionne comme un stigmate dans sa double dimension, d’une part d’intériorisation par ceux qui en sont porteurs et, d’autre part, d’évitement et de mépris de la part de ceux qui y sont confrontés (Dubet et Lapeyronnie, 1992). Si les habitants de ces territoires peuvent mettre en place diverses stratégies de résistance ou de retournement du stigmate (Zegnani, 2013), ils ne l’ignorent pas et contribuent généralement à le reproduire en véhiculant eux aussi les mêmes représentations négatives.
Ces territoires sont toujours composés en grande partie de populations relativement pauvres et issues des milieux populaires, mais la notion renvoie avant tout à la réputation. Qu’un quartier connaisse un faible niveau de revenus ne suffit pas à engendrer le stigmate, puisqu’il naît d’une représentation du territoire comme étant associé à tout un ensemble de maux sociaux dont, en premier lieu, la délinquance. Loin d’être le produit de la pauvreté d’un quartier, le stigmate contribue, par un effet de prophétie auto-réalisatrice, à y produire la pauvreté. Quittés par ceux qui peuvent les fuir, ces quartiers concentrent davantage de populations présentant d’autres stigmates sociaux, ce qui apparaît alors aux regards extérieurs comme la confirmation des jugements négatifs.
La perspective interactionniste insiste sur le processus de co-construction du stigmate. Elle ne place pas une catégorie seule d’acteurs au principe du processus (comme, par exemple, une perspective qui ferait de la délinquance commise sur un territoire la seule explication de la pénalisation de sa population ou, à l’inverse, qui l’expliquerait par la seule action judiciaire). Au contraire, elle permet de rendre compte de la rationalité de chacun, ainsi que des facteurs structurels qui permettent d’expliquer ces rationalités (Forsé et Langlois, 1997). Pour la délinquance, le stigmate lié à un territoire est alors co-produit par les interactions entre les services de police et les populations locales, ces interactions étant elles-mêmes conditionnées par les représentations liées à ces territoires et aux services de police qui leur pré-existent.
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Intensification du stigmate territorial d’habitation
Au début des années 2010, les magistrats ne cachent pas que le critère territorial entre en ligne de compte lorsqu’ils prennent leurs décisions, et plusieurs études attestent que le recours à ce critère n’est pas nouveau au sein de la police. F. Dubet soulignait déjà il y a trente ans que les jeunes des quartiers disqualifiés percevaient un changement d’attitude des policiers à leur égard quand ils repéraient leur adresse sur les papiers d’identité à l’occasion de contrôles (Dubet, 1987 : 75). C. Bachmann et L. Basier faisaient un constat identique quelques années plus tard (Bachmann et Basier, 1989), tandis que d’autres travaux permettaient d’attester de la permanence du phénomène au cours des années suivantes (Jobard, 2001).
Loïc Wacquant a défendu pour sa part la thèse d’une intensification du stigmate territorial, notamment au cours des années 1990 (Wacquant, 2006 : 178). Cette analyse, ainsi que celles d’autres chercheurs travaillant sur des questions voisines, ont essentiellement porté sur le développement de discours sécuritaires au sein de l’espace médiatique (Wacquant, 1999 ; Mucchielli, 2001). Ces travaux ont alors largement attesté de la diffusion de tels discours, ainsi que de leur réappropriation au sein des élites politiques françaises et étrangères.
Nos données permettent pour leur part d’étayer statistiquement la thèse d’une concentration croissante de la répression judiciaire sur les populations issues des territoires disqualifiés. Lors de nos observations, les magistrats laissaient largement transparaître les jugements qu’ils portaient à l’égard de Roubaix : soupirs, allusions ne laissant guère de doute sur le jugement porté3, description explicite de la ville comme un incubateur de délinquance, sont autant de signes exprimant ce jugement. Si certains quartiers font l’objet d’une réputation particulière, la quasi-totalité de Roubaix fait l’objet d’une disqualification sociale relative à sa délinquance. Souffrant de la réputation de leur commune de résidence, les Roubaisiens subissent en outre fréquemment la pauvreté. La ville se distingue en effet de l’ensemble des communes de la métropole lilloise par certains indicateurs qui en attestent : la médiane du revenu fiscal des ménages par unité de consommation s’y établit à 9 641 euros en 2011, soit très en-dessous de la médiane des autres communes du territoire (qui oscille entre 14 360 euros, à Tourcoing, et 32 330 à Bondues) ; elle connaît un taux de logements sociaux très élevé (37 %), ainsi qu’un taux de chômage de 29,9 %, bien au-dessus de ce qui se constate ailleurs4.
D’autres territoires, comme les quartiers lillois de Moulins, Faubourg de Béthune et Lille-Sud, sont fréquemment évoqués par les magistrats comme des zones de forte délinquance. Au cours de la décennie, la part des prévenus résidant à Roubaix s’accroît de manière graduelle et conséquente5. Celle des résidents des quartiers disqualifiés de Lille est légèrement plus importante en 2003 et 2009 qu’en 2000 (seules années pour lesquelles nous disposons des informations). Inversement, la part des prévenus qui habitent les communes de la banlieue bourgeoise de la métropole6, située au nord de Lille, se réduit nettement (cf. tableau 1). Précisons, en guise de repère, qu’en cas d’indépendance parfaite entre le lieu d’habitation et la probabilité d’être poursuivi devant le tribunal correctionnel, les Roubaisiens représenteraient entre 6 et 7 % de l’ensemble tout au long de la décennie, les habitants des quartiers disqualifiés de Lille environ 3 % et ceux de la banlieue du nord de Lille entre 11 et 13 %.
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Sans que l’on puisse conclure définitivement quant au cas lillois, ces données traduisent cependant une croissance importante de la part des prévenus qui résident dans l’un ou l’autre de ces territoires stigmatisés, puisqu’elle est près de deux fois plus importante en 2009 qu’en 2000, tandis que celle des prévenus qui habitent la banlieue bourgeoise de Lille est en baisse.
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Intensification du stigmate territorial de naissance
Il est plausible que le stigmate territorial ne s’attache pas uniquement à la personne en fonction de son lieu d’habitation, mais qu’il puisse produire des effets similaires selon le lieu de naissance. La prise de connaissance du lien à un territoire disqualifié oriente en elle-même, c’est à dire indépendamment du comportement de l’individu, l’appréciation faite de ce dernier (Pialoux, 1979). S’il est probable que le stigmate territorial pèse moins pour les natifs du territoire disqualifié que pour ses résidents (le postulat d’une « contamination » par ledit territoire suppose d’y avoir été confronté sur le long terme, ce qui apparaît souvent plus probable pour leurs résidents aux yeux des magistrats), la seule information de la naissance sur le territoire suffit cependant à faire naître l’hypothèse d’une telle confrontation.
Faute de disposer d’informations plus précises à ce sujet, il faut se contenter d’objectiver le stigmate territorial de naissance à la seule ville de naissance. Le pays de naissance peut également être pris comme un générateur de stigmate. En effet, si l’on sait que certains quartiers sont davantage disqualifiés que d’autres, ceci est également vrai pour les pays d’origine (Léonard, 2011). Sur la période étudiée, la part des prévenus nés à Roubaix7 connaît une croissance conséquente. La part de ceux qui sont nés dans la banlieue bourgeoise du nord de Lille connaît en revanche une baisse assez nette (cf. tableau 2).
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La très forte augmentation de la part des prévenus nés à Roubaix n’est pas le produit mécanique de l’importance croissante prise par les prévenus qui y habitent, puisqu’elle s’observe également parmi les natifs de Roubaix n’y habitant plus : 6 % des prévenus sont nés à Roubaix sans y habiter en 2000 comme en 2003, puis 11 % en 2006 ainsi qu’en 2009.
En considérant comme « stigmate territorial de naissance » le fait d’être né à Roubaix ou dans un pays d’Afrique, et comme « stigmate territorial de résidence » le fait d’habiter à Roubaix ou dans l’un des quartiers disqualifiés de Lille, la comparaison des prévenus en 2000 et 2009 montre une très forte croissance des stigmatisés territoriaux au cours de la décennie.
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La part de ceux qui sont nés dans un territoire disqualifié, comme celle de ceux qui y habitent, a presque doublé sur la période. Il faut prendre garde à ne pas sur-interpréter ces résultats et conclure que le fait d’être associé à un territoire disqualifié suffise à accroître la probabilité d’être poursuivi devant le tribunal correctionnel. Comme le suggèrent les résultats d’une enquête récente sur les contrôles d’identité, c’est l’association entre certaines caractéristiques et leur cumul qui créent les conditions d’une différenciation (Jounin et al., 2015). Cette interprétation est d’ailleurs congruente avec nos résultats, puisque ce sont les prévenus qui cumulent stigmate de naissance et de résidence dont la part augmente le plus fortement, multipliée par plus de deux et demi (de 7 % à 19 %). Il y a alors fort à parier que les Roubaisiens qui subissent le plus âprement cette évolution cumulent d’autres types de stigmates, parce qu’ils sont perçus comme appartenant à un groupe « racial » disqualifié ou en raison de leur apparence vestimentaire.
Une première explication à cet état de fait pourrait résider dans une évolution des pratiques illégales des individus issus de ces territoires. La vérification d’une telle hypothèse semble cependant bien difficile puisqu’elle exigerait un dispositif d’enquête de délinquance auto-déclarée (Debarbieux, 2004). En outre, suivant la perspective interactionniste d’H. Becker, si l’étiquetage comme déviant prime dans le processus, l’individu ainsi étiqueté est amené progressivement à adopter les pratiques qualifiées de déviantes au fur et à mesure qu’il s’engage dans la « carrière » (Becker, 1985). Une telle perspective invite à dépasser les analyses multi-factorielles, qui mesurent les différences de traitement ceteris paribus à un moment donné, pour étudier le processus de production des inégalités dans sa globalité. Dès lors, en forçant le trait, on pourrait dire qu’il importe peu que la sur-représentation croissante des stigmatisés territoriaux soit ou non la conséquence de l’évolution de leurs pratiques délictuelles, dans la mesure où une telle évolution pourrait n’être que la conséquence logique d’une intensification de l’étiquetage comme déviants dont ces individus font l’objet8. Il est alors nécessaire de porter notre attention sur l’évolution des pratiques des agents des institutions répressives à l’égard des populations de ces territoires.
L’injonction faite aux magistrats du parquet à améliorer leur « taux de réponse pénale » (c’est-à-dire le nombre d’affaires faisant l’objet d’une réponse pénale sur l’ensemble des affaires dites « poursuivables »), s’imposant avec une intensité particulière au cours des années 2000, apparaît comme une piste d’explication fertile. En effet, cette injonction a eu pour conséquence de contraindre les magistrats à répondre à davantage de faits à moyens constants. Les magistrats sont alors tenus de s’appuyer, de manière standardisée, sur un nombre d’informations réduit. Dès lors, les informations quantifiables – comme le nombre de condamnations inscrites au casier judiciaire ou la mesure d’un taux d’alcool – ainsi que les représentations stéréotypées, mobilisées suivant une logique de gestion des risques (Léonard, 2014), prennent une place considérable. Le territoire, perçu comme un indicateur de risque délinquant, remplit alors cet office.
Une troisième hypothèse trouve encore davantage d’éléments probants à même de l’étayer. Il a ainsi été montré que la décennie 2000 a été marquée par le développement des contrôles d’identité par les services de police et de gendarmerie, ce qui a contribué à donner plus d’importance aux infractions révélées de cette manière et, ce faisant, aux effets de sélection qui en sont la conséquence.
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Accroissement des tensions entre la police et les populations des banlieues populaires
L’attention particulière des policiers à l’égard des populations des territoires disqualifiés s’objective à travers le fait que ces dernières sont mises en cause pour une part plus importante des infractions révélées suite à la proactivité de la police (c’est-à-dire suite à une initiative policière telle qu’un contrôle) que pour celles révélées par sa réactivité (suite à une action policière répondant à des demandes extérieures telles que les dépôts de plaintes). Le constat vaut en 2000 comme en 2009.
Sur-représentés dans les infractions révélées suite à la proactivité policière aux deux extrêmes de la décennie, les prévenus des territoires disqualifiés le sont avec une intensité toute particulière en 2009, puisqu’ils représentent alors près de 4 mis en cause sur 10.
Or, les tensions entre les services de police et les populations de certains quartiers défavorisés sont étroitement fonction de l’intensité du contrôle porté sur ces dernières, notamment des contrôles d’identité (Mucchielli, 2008). On en trouve l’indice dans la corrélation entre les augmentations des infractions liées à l’activité des services (stupéfiants, port d’arme, etc.) et celles de l’ensemble des infractions à personnes dépositaires de l’autorité publique (IPDAP) dans la statistique policière. Le niveau des IPDAP constitue alors un indicateur pertinent des tensions entre une population et les services de police et de gendarmerie (Jobard et Névanen, 2007).
Suivant nos données, les profils des mis en cause pour IPDAP changent nettement. Alors qu’en 2000 et en 2003, les Roubaisiens, au sens large, représentent une part relativement réduite des mis en cause pour IPDAP (3 sur 9 en 2000, puis 2 sur 10 trois ans plus tard), ils constituent l’ensemble des mis en cause pour ce type d’infraction en 2009, à une exception près9.
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Sur-représentés parmi les prévenus du tribunal correctionnel en 2009, les Roubaisiens le sont encore plus massivement en matière d’IPDAP, ce qui constitue un indice précieux de l’évolution des tensions existantes entre une partie d’entre eux et certains services de police et de gendarmerie.
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L’étude de l’évolution des profils des individus poursuivis devant le tribunal correctionnel en fonction des territoires auxquels ils sont symboliquement rattachés montre une importance croissante des prévenus issus des territoires disqualifiés au cours des années 2000 dans la métropole lilloise. Ainsi, la part des prévenus qui habitent Roubaix ou dans les quartiers disqualifiés de Lille double entre 2000 et 2009, comme celle des prévenus qui sont nés à Roubaix ou dans un pays d’Afrique.
S’il est possible que cette croissance soit en partie le produit d’un changement des pratiques des résidents et des natifs de ces territoires disqualifiés, elle est plus vraisemblablement le produit de l’évolution des interactions entre les agents de la répression et certaines des populations issues des territoires disqualifiés. La thèse d’une dégradation des relations entre ces deux groupes, aboutissant à l’intensification de l’attention policière et judiciaire sur certaines cibles de ces territoires et, parallèlement, à l’expression croissante d’une hostilité de ces cibles à l’encontre des agents de la répression, trouve ainsi des arguments probants à son appui : le fait que les individus de ces territoires soient de plus en plus fréquemment poursuivis pour des infractions révélées par les service de police et de gendarmerie atteste qu’ils doivent de plus en plus leur mise en cause en justice à l’évolution des pratiques policières ; la croissance des mises en cause pour IPDAP d’individus issus de ces territoires traduit a minima le sentiment chez les policiers et les magistrats de faire face à une hostilité particulière de la part de ces populations.
Policiers et magistrats, d’un côté, et populations issues des territoires stigmatisés, de l’autre, n’ont sans doute aucunement l’impression d’être la cause de l’accroissement de ces tensions et ni d’être à l’origine du processus. Celui-ci est pourtant avant tout le produit de l’interaction entre ces deux groupes. S’il s’agit du produit d’interactions, celles-ci doivent cependant beaucoup aux nouvelles orientations institutionnelles de la police et de la justice, qui ont notamment trouvé leur concrétisation dans un développement important des contrôles d’identité encouragé par différents ministères de l’intérieur, à travers leurs incitations répétées à améliorer le « taux d’élucidation » policier.
THOMAS LEONARD
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Thomas Léonard est chercheur post-doctorant au CERAPS (Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales), Université Lille 2. Ses recherches portent notamment sur l’analyse configurationnelle des comparutions immédiates dans les différentes juridictions françaises, ainsi que sur l’analyse des processus de production et de reproduction des inégalités en justice pénale.
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Illustration de couverture : Hôtel de Ville de Roubaix (Mairie de Roubaix, 2013)
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Bibliographie
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Bayón María C. et Jezioro E., 2012, « Images de lieux, stigmates et représentations de la pauvreté urbaine à Mexico », Problèmes d’Amérique latine, n° 87, 29-48.
Becker H., 1985 [1963], Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métaillié, 249 p.
Boucher M., 2013, Casquettes contre képis. Enquête sur la police de rue et l’usage de la force dans les quartiers populaires, Paris, L’Harmattan, 456 p.
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- Les années 2000 et 2009 correspondent aux bornes respectivement inférieure et supérieure du matériau recueilli lors de l’enquête. La semaine de 2003 est retenue parce qu’étant la première année suivant l’élection d’une nouvelle majorité présidentielle, celles de 2005 et 2006 l’ont été, pour la première, parce qu’elle précède les émeutes urbaines de novembre 2005 et, pour la seconde, parce qu’elle la suit immédiatement. [↩]
- C’est ainsi l’articulation entre les données statistiques et les observations qui permet de rendre compte d’éventuelles évolutions, l’une et l’autre de ces méthodes n’éclairant pas les mêmes aspects du processus. [↩]
- Par exemple : « L’Alma [quartier de Roubaix], bien sûr ! » [↩]
- Le taux de chômage s’établit à 11,2 % à Lambersart, 12,6 % à La Madeleine, et à 13,5 % à Ronchin comme à Halluin. [↩]
- Ddl (degré de liberté) = 4 ; p (probabilité) = 0,975 (significatif). [↩]
- Ici, les communes de La Madeleine, Lomme, Lompret, Lambersart, Marquette, Marcq-en-Baroeul et Saint-André. [↩]
- Ddl = 4 ; p = 0,995 (très significatif). [↩]
- S’il y a un grand intérêt à procéder à des analyses factorielles rendant compte d’éventuelles différences de traitement à un moment donné du traitement pénal, celles-ci ont cependant pour limite de n’étudier la production des inégalités qu’à un moment bien précis du processus. Ces recherches peuvent alors parfois donner l’illusion de l’inexistence d’une différence de traitement entre deux populations, alors qu’une telle étude ne traite de la question que lors de l’un des très nombreux contextes sociaux dans lesquels se construisent potentiellement les inégalités. [↩]
- Ddl = 2 ; p = 0,975 (significatif). [↩]