Lu / Les défis et déséquilibres induits par l’injonction à la métropolisation aux Suds

Pierre Ageron

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512KWKgg08L._SY445_Si la compétitivité est une notion discutée depuis longtemps par les économistes, plus récemment par les géographes (Ardinat, Géographie de la compétitivité, 2013) à l’échelle des nations, la compétitivité urbaine était un domaine réservé depuis les années 1980 au marketing ou aux finances publiques locales (Bouinot, La compétitivité urbaine, 2002). Capacité pour un territoire d’en concurrencer un autre, la notion de compétitivité urbaine se définit par un ensemble de discours et d’outils, appliqué à l’entité urbaine, promouvant la conformité normative aux désirs des acteurs financiers globaux. La comparaison (ou benchmarking) et le classement (ou ranking) sont les deux principales manifestations de cette volonté d’apparaitre comme « bon éléve » appliquant les « bonnes pratiques ».

Dans la lignée des colloques internationaux organisés à Paris X sur les dynamiques urbaines dans la mondialisation aux Suds, cet ouvrage collectif issu d’une rencontre scientifique de juin 2011 « La ville compétitive : à quel prix ? » témoigne de la vigueur de la recherche francophone sur un sujet débattu et dominé habituellement par des points de vue anglais et américains : la justice spatiale.

Concept développé à la suite des travaux d’H. Lefèvre sur le droit à la ville par des auteurs tels qu’A. Sen ou J. Rawls, la justice spatiale vise à lier exigence d’équité, voire d’égalité, et ressources spatiales. Or la « ville compétitive » est devenue le concept-valise susceptible d’attirer les investisseurs. Cette logique d’attractivité externe entre en résonnance, souvent même en conflit, avec une exigence interne de cohésion sociale. L’ouvrage a donc pour objectif d’examiner les « tensions dynamiques » (Piermay) issues de ces exigences. Quels en sont les enjeux, les acteurs et les échelles ?

Les auteurs prennent le parti d’une perspective résolument critique, comme l’annonce le sous-titre (« déconstruction de la ville compétitive »), et la traitent comme une idéologie au sens marxien de « discours normatif visant à imposer les intérêts d’une minorité agissante/possédante au détriment des autres groupes. » La ville compétitive rejoint en cela le développement durable et même l’englobe, tant l’environnement est instrumentalisé au profit de la construction d’une « bonne image » urbaine (Manola, Tribout et Geisler à Malmö).

Néanmoins, l’ouvrage se concentre surtout sur les interactions problématiques entre le pilier social et économique de la métropolisation. Compétitivité et justice sociale ne peuvent se vivre que sur un « mode antagonique » (Piermay) voire agonistique. Il faudrait faire mieux en sélectionnant (donc en excluant) et, dans le même temps et les mêmes espaces, faire mieux en solidarisant.

Pour les villes, l’injonction au changement est incessante. En témoigne l’omniprésence du masterplan (ou plan de projet urbain) défini comme la concrétisation de l’urbanisme stratégique1, à vocation proactive. Les horizons varient de 2025 (Ho Chi Minh) à 2050 (Le Caire) en passant par 2030 (Santiago du Chili). Cette pratique permet de justifier, voire d’acter, le processus d’émergence et d’entrée dans la modernité en vue d’attirer des investisseurs étrangers. En conséquences, les héritages urbains sont parfois effacés brutalement (exemple de l’habitat informel à Phnom Penh, Sao Paulo ou Antananarivo). La compétitivité urbaine se trouve donc être à l’origine de conflits sociaux urbains, d’une « lutte des places » (Lussault, 2009) exacerbée.

Apprivoiser la « modernité urbaine » signifie ainsi adopter des modèles urbains transposés tel quels comme la verticalisation ou les enclaves résidentielles fermées (Bucarest). Les modèles urbains circulent et sont parfois appliqués sans discernement, comme le concept de waterfront à Antananarivo.

La rhétorique de la compétitivité à l’usage des élites locales (Nouakchott ou Antananarivo) tout comme la communication publique est l’objet de compromis ou de lutte d’influence. La « ville compétitive » renferme donc autant d’enjeux locaux que globaux, reflet d’une lutte de pouvoir interne et d’une volonté de projection vers l’extérieur qui sert d’outil de légitimation de la politique auprès de l’électorat ou de l’élite citadine et/ou nationale dans le cadre des capitales d’État. La compétitivité est vue comme un instrument de communication. Ainsi la plupart des chapitres insistent sur le rôle de l’image et de la médiatisation : quelles traductions spatiales pour la compétitivité ?

De fait, la justice spatiale reste un concept éminemment politique, les villes constituant l’arène privilégiée de la traduction spatiale d’une lutte de pouvoir toujours asymétrique. Parmi les concepts déconstruits par le filtre de la justice spatiale figure celui de « grand projet urbain ». Moment de glocalisation par les transferts de modèles, qu’ils provoquent, les grands projets urbains diffusent les « best practices » selon des temporalités qui parfois se superposent (Bon, Kennedy, Varrel sur le métro de Delhi), le temps court du calendrier électoral rentrant souvent en tension avec le temps long des méga-projets. Ils interrogent sur la source de l’information et les recompositions urbaines engendrées, soit dans les centres, soit dans les fronts urbains. L’exemple de Delhi fait apparaître également le processus de captation ou de confiscation de la valeur foncière, provoqué par le modèle du Transit Oriented Development, présenté par ses promoteurs comme une mise en application du développement durable urbain. Ainsi le développement durable est présenté comme une idéologie, avatar de la ville compétitive permettant d’instrumentaliser à la fois les habitants et les acteurs globaux.

Reste une interrogation : l’antagonisme entre compétitivité urbaine et justice spatiale est-il valable en tous lieux et en tout temps ? M. C. Jaillet dans un des chapitres conclusifs semble répondre positivement, ce que confirme le plan de l’ouvrage (I La compétitivité au prix de l’exclusion, où sont signalés, entre autres, la brutalité des processus d’émergence et de notoriété et l’absence de régulation du foncier dans des mégapoles archipélagiques ;  II La difficile rencontre des  échelles de gestion, ou comment maintenir la cohésion interne en se projetant à l’extérieur afin de légitimer l’action publique ; III Le compromis urbain en question, ou les désirs antagoniques qui font se pencher sur les modèles et les discours véhiculés par les acteurs et enfin IV La ville compétitive, une illusion ? où la ville compétitive est analysée comme un slogan, une injonction et/ou un horizon pour des luttes de pouvoirs locales, qui sert d’instrument de maîtrise et contrôle des populations urbaines). L’enjeu est donc peut-être de nuancer l’angle quelque peu unique sur les méfaits de la compétitivité. Ce parti-pris provient sans doute de la focale délibérément axée sur les villes des Suds, où les tensions résultant de l’absence d’équité sociale sont les plus vives – en effet, seules trois villes du Nord, Londres, Malmö, et Austin, sont examinées.

Néanmoins, par la variété des thématiques qu’il aborde (acteurs, idéologies, transferts de politiques publiques, jeux d’échelles de la mondialisation…) et les très bonnes introductions des quatre parties posant clairement les enjeux, cet ouvrage constitue un jalon important dans une approche comparatiste des effets des politiques urbaines aux Suds. Les postfaces donnent d’ailleurs des pistes et soulèvent des interrogations pour les sciences sociales à propos du vivre-ensemble urbain. Les métropoles entretiennent ce paradoxe. En tant que lieu de la compétition, elles sont moins intégratrices des inégalités sociales et pourtant elles demeurent, à l’échelle de l’individu, des lieux de réassurance sociale par la proximité spatiale qu’elles garantissent.

De fait, la ville reste toujours à venir. La métropolisation ne cesse d’être interrogée dans ses effets socio-économiques différenciés en lien avec une réflexion plus générale sur le pouvoir, puisque tout choix reste politique. Gageons que cet ouvrage incitera au même travail sur un concept voisin et consécutif de la compétitivité de plus en plus présent dans les discours de politiques publiques : l’attractivité.

Pierre Ageron

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Docteur agrégé de géographie depuis juin 2013, ATER à l’Université Lyon 3, mes recherches portent sur l’intermodalité-voyageurs comme exemple de relations complexes entre mondialisation, urbanité et réseaux de transports, tant sur leurs composantes infrastructurelles, servicielles que communicationnelles.

@PierreAGERON

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Métropoles en débat. (Dé)constructions de la ville compétitive, Antoine Le Blanc et Jean-Luc Piermay, 2014, Presses Universitaires de Paris 10, 264 p.

nf - urbanités—————-

Bibliographie

Lussault M., 2009, De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 220 p.

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  1. Bouinot et Bermils, La Gestion stratégique des villes : entre compétition et coopération, 1995 []

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