Lu / New York. Réguler pour innover, les années Bloomberg de Jean-Louis Cohen et Ariela Masboungi
Fabien Jeannier
Cet ouvrage, dirigé par Ariella Masboungi et Jean-Louis Cohen, rassemble des contributions d’urbanistes et d’architectes autour des spécificités de l’urbanisme new-yorkais pendant l’administration Bloomberg, entre 2002 et 2013. Le livre est divisé en quatre parties. La première partie vise à contextualiser l’urbanisme new-yorkais à travers la présentation des grands enjeux du développement de la ville pendant les années Bloomberg et la mise en perspective historique de son aménagement depuis le Plan des Commissaires de 1811. La deuxième partie détaille le projet urbain new-yorkais à l’échelle métropolitaine. La troisième partie s’attache à analyser le rôle des divers acteurs de ce projet urbain. La quatrième et dernière partie décrit enfin un certain nombre de projets urbains particulièrement innovants ou symboliques mis en œuvre dans quatre des cinq boroughs de la ville.
Dans la partie introductive, A. Masboungi affirme que l’administration Bloomberg est une période de renouvellement et de renouveau de la planification urbaine à NY, dont les principaux accomplissements sont la reconquête des rives et de l’espace public au profit des piétons, NY étant ainsi devenue « a walkable city », et la construction d’édifices innovants, souvent par de grands noms de l’architecture mondiale. A. Masboungui insiste sur la démarche innovante des planificateurs de New-York qui ont développé une vision pour une ville durable à l’horizon 2030, avec l’élaboration d’une charte thématique et un programme d’actions. Autre spécificité de la ville, « c’est la culture new-yorkaise très spécifique de la négociation et de la régulation flexible qui est repérée comme un potentiel prometteur pour l’urbanisme de demain » (p. 10). En conséquence, NY a développé un urbanisme par la règle et l’incitation (p. 13).
Selon A. Masboungi, la vision de la ville durable est rendue possible grâce à un travail stratégique à l’échelle métropolitaine sur plusieurs thématiques dont l’auteur rappelle qu’elles sont en général absentes de la réflexion stratégique d’autres grandes villes : l’habitat équitable, le transport, la gestion de l’eau, les rivages, l’énergie, la vie sociale, l’alimentation, l’inondabilité, les déchets. Dans cette démarche durable, la notion de « justice environnementale » conditionne alors l’équilibre économique de la ville, bien qu’A. Masboungi indique que cette démarche n’a pas été conduite aussi loin que ce qui serait souhaité et souhaitable et qu’il reste nécessaire de travailler pour davantage d’équité sociale et territoriale.
Pour clore cette partie, la contribution de J.-L. Cohen apporte une solide mise en perspective historique du développement urbanistique de la ville, avec un bref rappel de la contribution des maires successifs. J. -L. Cohen met l’accent sur le pragmatisme de l’urbanisme new-yorkais qui s’appuie sur un nombre très restreint de documents officiels structurants. Ainsi, le premier règlement d’urbanisme, dit de zoning, date de 1916 et constitue la règle cardinale de l’urbanisme new-yorkais (p. 27). Il n’a subi qu’une modification majeure en 1961 mais n’a cessé d’être modifié depuis, dans un processus d’adaptation constante aux demandes du privé et à celles des politiques publiques. Deux plans régionaux, en 1929 et 1968, viennent structurer et réguler l’espace public et encadrent les quatre décennies d’urbanisme autoritaire de Robert Moses1. Selon J.-L. Cohen, deux dates sont à retenir des mandatures Bloomberg. La première est 2007, avec la publication de PlanNYC 2030, un plan stratégique dont l’objectif est de mettre en œuvre une méthode de travail coopérative et intégrée, qui dialogue avec le monde associatif, pour une vision à long terme de la ville durable, accompagnée d’objectifs chiffrés dans un certain nombre de domaines thématiques. La seconde date est 2011, avec la publication de Vision 2020, un plan d’ensemble pour la requalification des berges et rivages de la ville.
Cette partie introductive étoffée présente donc une ville qui se construit et se réinvente sans cesse, ce qui conduit A. Masboungi à présenter NY comme une ville exemplaire pour les autres villes du monde, à condition toutefois qu’elle parvienne à être solidaire et inclusive.
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La deuxième partie de l’ouvrage détaille les objectifs et méthodes du plan stratégique PlanNYC 2030. La contribution de A. Benepe explique les enjeux de 6 des thèmes majeurs du plan stratégique (l’utilisation du sol, l’eau, les transports, l’énergie, la qualité de l’air et le changement climatique) dans la perspective du développement d’une ville durable et les leviers institutionnels de leur mise en œuvre. Cette contribution est complétée par celle de T. K. Wright qui s’attache à expliquer l’évolution des relations entre NY et sa région métropolitaine et celle des grandes infrastructures de transport et portuaires. Les contributions suivantes mettent l’accent sur quelques uns des thèmes centraux de la stratégie d’aménagement de la ville. Mobilité et espaces publics font ainsi l’objet d’une stratégie commune : la reconquête des espaces publics doit permettre aux New Yorkais de se déplacer à pied ou à vélo et un intérêt plus marqué de la municipalité pour la qualité des transports en commun, y compris sur les cours d’eau, doit concourir à une qualité accrue de la mobilité des habitants de la ville. Une gestion rénovée et innovante des parcs et espaces verts est également présentée comme un aspect essentiel de la revitalisation de la ville, de ses rivages et de ses paysages (p. 88). C. F. Holloway montre que la gestion de l’eau est un vaste et complexe domaine, absolument essentiel pour la ville. Enfin, J.-L. Cohen revient sur la politique du logement et met en lumière les divers mécanismes imaginés et mis en œuvre par la municipalité au fil du temps pour constituer un parc de logements accessibles (« affordable ») et ainsi permettre aux classes populaires de se loger, alors que 46 % des New-Yorkais restaient proches du seuil de pauvreté en 2011, dans une ville où les loyers sont globalement très élevés.
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La troisième partie s’interroge sur les acteurs et les instruments de l’urbanisme new-yorkais. Cecilia Kuchner explique en quoi le zoning est l’élément central de l’urbanisme new-yorkais : il permet de réguler tout en permettant beaucoup de souplesse. Sa flexibilité est la conséquence d’un processus de négociation entre trois acteurs : le conseil de quartier (Community Board) qui formule des recommandations, le conseil d’urbanisme (Planning Board) et le conseil municipal (City Board) qui délibèrent. C’est donc un instrument privilégié de l’intervention des pouvoirs publics à NY qui s’est considérablement complexifié depuis 1916 (1er zoning) et 1961 (2ème zoning) (p. 102-103). Au cours des années Bloomberg, 120 modifications de zoning ont eu lieu, avec notamment la création de districts spéciaux pour un total de 11 500 îlots, soit environ 20 % du territoire new-yorkais (p. 105-109).
Les districts spéciaux permettent la conservation ou la régénération de quartiers qui présentent une dimension historique locale particulière, comme c’est le cas pour Coney Island ou 125th Street à Harlem. Quant à l’inclusionary zoning, il permet d’accorder des permis de construire aux promoteurs qui construisent des logements accessibles dans certains quartiers. Les résultats en termes de mixité sociale semblent toutefois sujets à caution.
Rick Bell montre l’importance de la circulation des personnes et des idées dans l’administration Bloomberg, au sein des divers services de la ville et entre ces derniers et les acteurs privés et associatifs. L’urbanisme new-yorkais est un urbanisme qui nécessite une connaissance pointue des règles. Des juristes spécialisés sont donc incontournables à tous les niveaux des négociations avec tous les acteurs en présence lors de la mise en œuvre d’un projet. Des projets de régénération urbaine dans le Bronx montrent la place du monde associatif dans l’élaboration de projets urbains à New York.
Les deux dernières contributions de cette partie explorent enfin l’apport de la recherche, y compris en collaboration avec les institutions culturelles, dans la production d’un urbanisme résilient, en particulier face à la perspective de la montée des eaux.
Il apparaît donc que les associations et communautés et des acteurs privés jouent un rôle primordial comme forces de proposition, d’action, de gestion et de négociation de l’urbanisme new-yorkais. C’est l’adaptation constante et innovante du zoning qui permet à de nouveaux projets de voir le jour, avec des effets positifs à Manhattan et dans une certaine mesure à Brooklyn car ce sont des territoires attractifs. En revanche, l’incitation est publique dans les autres quartiers.
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La quatrième et dernière partie présente quelques projets urbains remarquables à Manhattan, à Brooklyn, dans le Bronx et dans le Queens. À Manhattan, ces projets sont principalement situés à Downtown et le long du fleuve Hudson. Ils privilégient la mixité des usages et montrent que la négociation entre l’architecte, le conseil de quartier et la municipalité est essentielle et incontournable. Dans ce borough où les enjeux fonciers sont très importants, il est en effet absolument nécessaire de convaincre le conseil de quartier, qui veille à la valorisation de son quartier à travers, en particulier, la réalisation d’équipements publics. Les espaces publics tels que Battery Park sont requalifiés en même temps que les immeubles de bureaux sont convertis en immeubles d’habitation, avec une certaine proportion de logements accessibles. La pointe de Manhattan (Wall Street et l’ancien quartier du World Trade Centre) mobilise les grands aménageurs publics. La reconversion de la High Line, une ancienne voie de chemin de fer surélevée et désaffectée située entre les 12e et 30e rues et la 10e avenue et le fleuve Hudson montre le retour de la végétation dans la ville en même temps que la création d’un espace public grâce à la flexibilité d’un zoning innovant. Cette reconversion est devenue le moteur de la transformation de l’ouest de Manhattan. Pour terminer, Ground Zero et la requalification de la West Side Elevated Highway sont présentés comme les deux autres projets urbains majeurs de la revitalisation du sud de Manhattan.
Brooklyn est un borough sensiblement différent de Manhattan, avec des infrastructures portuaires et industrielles plus ou moins désaffectées, des zones résidentielles des parcs et des rivages. La renaissance du borough nécessite donc la mise en œuvre d’un large éventail d’approches différentes et parfois innovantes : la désignation de Coney Island en tant que district spécial a permis la revitalisation du parc d’attraction et du quartier ; le monde associatif s’est impliqué dans la création de logements pour personnes défavorisées dans une perspective de mixité sociale, dans la reconversion de zones industrielles désaffectées (décharges), dans la revitalisation de l’espace public autour d’usines de traitement des eaux ou encore dans la reconquête de berges jusque là inaccessibles.
Dans le Bronx, grand borough désurbanisé, victime pendant des décennies du désinvestissement des pouvoirs publics et sillonné d’infrastructures routières et ferroviaires, les associations de riverains ont fini par s’élever contre les entreprises de démolition-reconstruction à grande échelle pour travailler avec des urbanistes et proposer des projets de régénération urbaine qui remettent le bien-être des riverains et la reconquête des espaces publics au centre des questionnements.
Le Queens, autre très vaste borough, a quant à lui fait l’objet de moins d’attention de la part de la municipalité que les autres boroughs. Les trois projets présentés (le parc de Queens Way, Governors Island et la reconversion de l’immense décharge de Fresh Kills) illustrent une fois de plus la reconquête de l’espace public dans une perspective durable et le rôle clé joué par les associations de riverains.
Pour conclure, il faut d’abord noter qu’il s’agit d’un très beau livre avec une mise en page soignée et une très riche iconographie, qui sert parfaitement des contributions très claires et accessibles qui illustrent bien la thèse l’ouvrage : la spécificité de l’urbanisme new-yorkais a valeur d’exemplarité. Notre seul regret est qu’il manque une distance critique plus affirmée, bien qu’elle ne soit pas complètement absente. Il est ici utile de noter que certains des contributeurs ont exercé des hautes responsabilités au sein de l’administration Bloomberg. On a également l’impression que Manhattan revient de manière un peu insistante, même si les auteurs prennent garde d’affirmer que Manhattan ne résume pas New York. C. Kuchner a certainement raison d’affirmer que « la plus grande qualité de New York reste son dynamisme, en termes de population, d’économie, de paysage ou d’urbanisme. Les règles qui portent sur l’urbanisme ont pour but d’encadrer, mais aussi d’encourager la construction. Les innovations des dix dernières années en matière de zoning reflètent l’activité et la prospérité de la ville, lui permettant de rester compétitive sur la scène mondiale et de renforcer son image unique » (p. 113). Toutefois, à rebours de cette vision idéalisée de NY, l’analyse de Majora Carter offre un éclairage mesuré et lucide, qui aurait mérité d’être approfondi par une ou deux contributions de chercheurs plus critiques de la fabrication de l’urbain new-yorkais : « Dans l’ensemble, si l’on considère New York au terme des trois mandats de Michael Bloomberg, il est clair que la plupart des projets qu’il avait annoncés ont été réalisés. Mais il n’y a eu de projets significatifs que là où des capitaux privés pouvaient être mobilisés : ainsi la High Line ou les projets le long de l’Hudson River et du rivage de Brooklyn. Des transformations remarquables de l’espace public sont intervenues, par exemple à Times Square, mais l’histoire retiendra que l’attention a porté majoritairement sur Manhattan au détriment des autres boroughs, même si la municipalité a été réceptive aux initiatives locales et a su leur permettre de passer, dans de nombreux cas, de la revendication à la réalisation » (p. 133).
FABIEN JEANNIER
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Fabien Jeannier est professeur d’anglais au lycée Aristide Briand de Gap, docteur en civilisation britannique de l’université de Lyon et membre du laboratoire Triangle UMR 5206. Ses travaux de recherche portent sur l’Écosse contemporaine et les politiques de régénération urbaine à Glasgow.
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Cohen et Masboungi (dir), 2014. New York. Réguler pour innover, les années Bloomberg, Editions Parenthèses, 224 p.
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Image de couverture : Time Warner Center, Columbus Circle, Manhattan (Jeannier, 2009)
- Voir l’excellente bande dessinée réalisée par Pierre Christin et Olivier Balez : Robert Moses, Le maître caché de New York, Glénat, 2014. [↩]