#2 / Stasis. Rupture de l’unité confessionnelle, émeutes urbaines et reconfigurations politiques (France, Saint-Empire, Italie – vers 1500-1650)
Jérémie Ferrer-Bartomeu
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L’article de Jérémie Ferrer-Bartomeu au format PDF
« Les forces encore ennemies sont en état de stasis. La stasis c’est ce moment de dissentiment (parfois de sédition) mais aussi d’équilibre des forces et donc d’accord sur le seul point commun, qu’il y a stasis des forces, donc krisis, point nodal des problèmes. La violence est à ce point critique et statique, possible, donc réfutable. De la krisis sort, si on veut être citoyen, le jugement politique, l’art de décider, que dit le mot de krisis », Philippe-Joseph Salazar, Parole Démocratique. Entames Rhétoriques
Dans le cycle de violences ouvert par la rupture de l’unité confessionnelle au XVIe siècle, les villes se dévoilent à l’analyse historienne comme théâtres et enjeux des affrontements religieux.
L’Occident chrétien de la fin du XVe siècle est alors marqué par une forte croissance urbaine et économique ; ce dynamisme est l’effet de la rapide récupération du temps des malheurs occasionnés par les pestes, les guerres et les famines des années 1350-1430. Si le fait urbain n’est pas majoritaire, les nouvelles configurations des villes se révèlent problématiques pour les autorités centrales et locales qui cherchent à en réguler les usages et les horizons d’attente multiples, ceux des masses foraines et populaires comme des nouveaux groupes élitaires de la marchandise et de la magistrature. On observe dès les années 1520 un double mouvement. Le dynamisme des centres urbains se mue en facteur de crise sous l’effet des Réformes. Les anciennes hiérarchies et solidarités corporatives et paroissiales sont renouvelées, perturbées et heurtées à la faveur des recompositions complexes dues aux divisions religieuses. Fait social total, le choix confessionnel induit des ruptures marquées dans les sociabilités, le bâti, les cérémonies, les usages des villes par leurs habitants. La violence et la radicalité sans précédents qu’occasionnent la poursuite et la destruction de l’hérétique ainsi que la recherche angoissée du salut dans la vraie foi sont autant de catégories d’analyse efficaces des crises qui déchirent les métropoles de l’époque moderne. Les barricades dont se hérissent les centres urbains du premier XVIe au premier XVIIe siècles sont les points de cristallisation des imaginaires et des nouvelles conceptions des technologies de pouvoir qui préfigurent et autorisent la lente émergence de la ville absolutiste.
Nous proposons ici une étude succincte de la crise vécue et perçue comme un bouleversement nécessaire de l’ordre du monde au sein de la ville lors des affrontements religieux du XVIe siècle. Suivant les conclusions de Nicole Loraux, historienne de la Cité divisée dans l’Antiquité grecque, nous joignons son exploration de la notion de stasis aux éléments décisifs apportés par les historiens Robert Descimon, Nathalie Z. Davis, Denis Crouzet et Jérémie Foa à l’étude des violences urbaines du XVIe siècle. Les émotions urbaines sont ainsi capturées dans l’analyse comme la cristallisation d’une crise théologico-politique se subsumant en un bouleversement social et civique inédit.
Communitas et dissensions
Les profondes crises que traverse la Chrétienté pré-tridentine nous conduisent à penser le temps long de ce qui se noue lors des émotions populaires du début de l’époque moderne, en lien avec la rupture de l’unité confessionnelle.
Théologiens et légistes royaux ne font que peu de distinctions entre villes et royaume, pour justifier, en la naturalisant, l’obéissance que doivent aux souverains les centres urbains qui s’en autonomisent au gré de forces centrifuges multiples. Dans le texte intitulé la Somme de la politique, étudié par Adeline Rucquoi, le prélat Rodrigo Sánchez de Arévalo ne distingue pas communautés urbaines et royaume de Castille. Au milieu du XVe siècle, il associe très nettement ces entités. L’auteur ouvre son texte sur les « diverses louanges et excellences de ceux qui fondèrent des cités et des villes » et l’achève sur « [ce] en quoi consiste la loyauté, foi, obéissance et révérence que les sujets doivent à leur seigneur roi naturel ». A. Rucquoi souligne que « [l]e royaume est finalement conçu comme une urbs dont les frontières constitueraient l’enceinte, ou comme une civitas dont les villes ne seraient que des quartiers » (Rucquoi, 2003). Cette topographie politique des entités urbaines placée dans le sein d’un ensemble plus vaste gouverné par un roi-père a pour fonction de placer dans l’ordre du discours des espaces rétifs à l’autorité royale ou soumis à l’influence grandissante de groupes socio-politiques nouveaux. Cette communauté virtuelle forgée dans l’ordre du discours au XVe siècle autorise dès lors la désignation des ferments de division religieuse ou politique comme la dissension des semblables. C’est pourquoi il nous semble fécond de rapprocher l’étude de Rucquoi de l’analyse historienne des textes de Platon et d’Aristote que livre Nicole Loraux. L’auteure de La Cité divisée démontre, à l’instar du philosophe J.-M. Bertrand, combien la stasis, la discorde et la division qui conduisent les Grecs à s’affronter, doit être distincte du polemos, la guerre étrangère contre les « barbares », étrangers culturellement et linguistiquement du monde grec (Loraux, 1997).
J.-M. Bertrand ajoute que ces conflits endémiques entre cités grecques, fondant son analyse sur le texte des Lois de Platon, peuvent être profitables au corps civique en permettant aux belligérants de démontrer leur vertu politique et aux législateurs d’établir de nouveaux principes de gouvernement (Villacèque, 2012). Loraux partage cette analyse en réfutant les thèses de Françoise Frontisi qui appauvrissent, selon elle, l’analyse politique du conflit1. En effet, F. Frontisi considère que la stasis défait la cité et la place hors du champ civique, les individus se livrant avec sauvagerie à une geste infra-politique, brutale et sans rationalité2. Loraux montre au contraire que ce sont les citoyens qui sont concernés au premier chef par la discorde, soumis à sa puissance de destruction. Ainsi, miroir inversé d’un monde civique en paix, la stasis donne-t-elle, selon l’auteure « forme au chaos en politique » (Loraux, 2005).
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À bonne milice, bonne police : des « corporations de guerriers »
Quels sont les acteurs qui prennent en charge, dans le cadre de l’Europe moderne des Réformes, la responsabilité de penser et de porter le conflit et la dissension au sein de la communauté ? Cette question centrale se pose par-delà les conflits du XVIe siècle et servira les tensions mémorielles des troubles lors des XVIIe-XVIIIe siècles, troubles ancrés dans notre pensée contemporaine.
À la rupture de l’unanimité confessionnelle répond la rupture de l’ancienne conception de la ville comme corpus christianum ; à l’ancienne unité du corps social urbain et à la concorde virtuelle des contraires – sociaux, professionnels, politiques – succèdent les jeux de pouvoirs les uns contre les autres, les crises et les émeutes, les émotions populaires et les barricades (Crouzet, 2008). Ces bouleversements de l’ordre du monde chrétien sont l’occasion pour les pouvoirs centraux et locaux d’élaborer des systèmes technologiques raffinés de défense et de répression. Ces systèmes ne sont pas toujours concurrents, parfois complémentaires et connaissent une homologie grandissante à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècles. Les systèmes rituels urbains qui monumentalisent et célèbrent la Majesté comme les politiques municipales obéissent à deux logiques complémentaires dans ce contexte émeutier : préserver l’unité civique tout en maintenant l’ordre public. Un des meilleurs points d’observation des innovations politiques urbaines nées des crises est l’instauration de la milice bourgeoise parisienne.
L’historien Robert Descimon livre une analyse de cette institution-clef de la sécurité collective urbaine dans le royaume de France : « la milice qui fait de la bourgeoisie parisienne une corporation de guerriers au sens où l’entendait Max Weber car la tradition humaniste de Tite-Live à Machiavel associe la véritable citoyenneté au service des armes. À Paris l’organisation militaire des habitants reposait sur une base territoriale, non corporative. Ce choix, rendu définitif en 1562, contribuait à constituer l’unité de voisinage en un corps de type particulier. Aussi le patriotisme citadin est-il local par essence et plus puissant dans la rue que sur les remparts, près de la porte de la maison que près de la porte de la ville. La cité en cas de menace tend à se diviser en sous-ensembles territoriaux pratiquement étanches dotés d’une forte conscience de leur identité et d’une ferme volonté de tenir à l’écart l’étranger » (Descimon, 1990).
Cette analyse permet de comprendre comment les émotions populaires sont un des vecteurs de politisation de la cité. La violence au sein de la cité constitue les quartiers, les ensembles territoriaux défendus par des groupes qui se détachent progressivement de leur identité professionnelle, si constitutive de l’organisation des pouvoirs au sein de la ville de la fin du Moyen-Âge, pour épouser un cadre territorial plus fonctionnel à la défense urbaine. Au son des alertes, nombreuses lors des guerres de religion, la ville s’enchaîne. Le bouclage de chaque unité territoriale, à commencer par la maison, se poursuivant dans la rue, revient aux hommes de la milice bourgeoise. Le premier signal de la crise urbaine au XVIe siècle est cette perturbation, cet obstacle à la mobilité du populaire, des troupes adverses, que sont les chaînes tendues qui barrent de petites rues de moins de quatre mètres de largeur, où des encorbellements imposants ne laissent guère filtrer la lumière du jour. Les espaces largement ouverts – places et marchés, cimetières et parvis – indéfendables, sont rapidement désertés au profit des lacis de rues étroites, connues où s’enracinent les réflexes familiers des solidarités bourgeoises (« La nouvelle organisation unitaire avait tous les caractères qui la prédisposaient à se transformer en structure holiste », Descimon, 1993).
Dans ce nouveau cadre de défense se constitueront les groupes territoriaux des ligues successives de la fin du XVIe siècle et, partant, l’organisation des polices absolutistes des XVIIe et XVIIIe siècles (Millot, 2003). Cette innovation technologique dans l’organisation du gouvernement et de la défense de la cité est une des conséquences des troubles dans le contexte d’affaiblissement des finances et de la légitimité de la monarchie valoisienne3. Le conflit, interiorisé par les communautés urbaines, pris en charge, est ainsi politisé. Bien plus que de défaire la ville, les émeutes crééent de nouveaux dispositifs empiriques de sécurité et de sauvegarde ; ils autorisent l’émergence d’un discours de la participation des élites urbaines à l’organisation, y compris matétrielle, du cadre de la cité. Nous percevons ainsi qu’une nouvelle « gouvernementalité » émerge depuis le cadre urbain, réponse dans l’ordre du réel à une transformation de trois ordres : angoisse des imaginaires chrétiens, croissance des troubles séditieux de religion et mutations du corps socio-politique des grands centres urbains (Foucault, 1978 ; Crouzet, 1994).
La mobilisation bourgeoise des milices permet de saisir les grandes lignes de force qui structurent les horizons d’attente des acteurs. En effet, les hommes réunis en « corporation de guerriers » affirment la permanence de l’unité de la cité face aux tentatives multiples des pouvoirs centraux de faire entrer dans le giron royal les entités urbaines (Descimon, 1987). La raillerie méprisante de Madame de Motteville lors de la Fronde parisienne (1648-1652) illustre ce conflit socio-politique qui oppose la Ville aux mystères de l’État : « [Les bourgeois] étoient remplis de joie de penser qu’ils étoient nécessaires à quelque chose. Ils croyoient avoir part au gouvernement puisqu’ils gardoient les portes de la ville et chacun, dans sa boutique, raisonnait sur les affaires d’État » (éd. Petitot, 1824). Nous observons que cette violence symbolique de l’aristocratie contre les franges bourgeoises, mécaniques et populaires, intervient en réponse à la constitution d’un appareil technologique interne à la Ville.
L’historien des « bonnes villes », Bernard Chevalier, distingue trois phases dans les relations des villes du royaume de France avec les pouvoirs centraux : une phase d’opposition (1300-1440), une période d’entente (1440-1540), une phase de troubles s’achevant par la mise en ordre générale sous le règne de Henri IV (1540-1594) (Chevalier, 1982). Cette chronologie précise permet la mise en lumière d’une croissance des signes et des gestes de la bourgeoisie pour faire valoir, restaurer et publier son « honneur ». Cette rhétorique complexe, déclinée lors des émeutes et des cérémonies, faces d’une même pièce selon Yves-Marie Bercé, connaît un succès et un raffinement grandissants lors des violences des guerres de religion (Bercé, 1994).
On ajoute que l’ensemble des structures corporatives constituées tient un discours sur la bonne police et le gouvernement des cités. Les franges dites « mécaniques » participent à l’élaboration de ce discours en inscrivant, au sein de leur constitution juridique, des éléments d’interprétation de ce qu’est la bonne police et la cité idéale. Nous l’observons notamment dans les statuts de la corporation des maîtres maçons de Montauban : « Il est impossible que les Républiques, ni les villes puissent estre bien pollisées et réglées sans qu’il ayt de loys et de Regles quy leur servent comme de modelle pour se pouvoir conduire et pour esvitter les desordres et les confuzions quy ny seroient pas en plus petit nombre qu’il y aurait des habitans dans icelles », (Statuts de la corporation des maîtres maçons de la ville de Montauban). Il est notable que les maitres maçons d’une ville en proie à d’incessants conflits de religion au XVIe-début XVIIe siècles formulent un discours de bonne police, liant ainsi leur inscription communautaire, leur fonction urbaine et leur idéal de bon gouvernement dans un texte de nature juridique qui règle l’exercice des charges au sein de la corporation. Le conflit et la dissension qui déchirèrent pendant plusieurs années le royaume de France semblent alors être un point d’appui à partir duquel l’ensemble des groupes, élitaires ou non, trace les contours d’un corps civique renouvelé, conscient de lui-même et portant sur l’urbain un discours précis. En cela, les troubles religieux du XVIe siècle nous paraissent être des occasions d’une stasis plus générale, au sens de N. Loraux, bouleversement, renouvellement et reconfiguration de l’ordre du monde, en l’espèce, de la société politique urbaine.
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Violences ritualisées : entre Jérusalem et Jéricho
L’analyse du conflit urbain lors des violences du XVIe siècle repose sur une lecture culturelle et anthropologique complexe. Le répertoire d’action des violences urbaines a été analysé finement par les historiens des guerres de religion. Nathalie Z. Davis et Denis Crouzet ont livré des conclusions décisives sur l’analyse de la violence des guerriers de Dieu.
Pour Davis, les violences s’expriment au prisme d’un imaginaire culturel distinct dans l’un et l’autre camp confessionnel (Davis, 1979). Les calvinistes s’attacheraient à une geste symbolique se déployant dans la violence iconoclaste, le bris d’images et d’objets saturés de références à la religion des « papistes ». Cette violence émeutière que nombre de villes des États d’Europe de l’Ouest connaît vise à refaire, à sanctifier et à purifier la cité dans la violence envers les images et le « mobilier urbain » des ennemis confessionnels (Christin, 1991). Les catholiques quant à eux expriment dans le massacre leur volonté de destruction dans le sang de l’ennemi hérétique qui introduit une division insupportable dans la Chrétienté, jusqu’alors tunique sans couture du Christ (« Quand les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses habits ; ils en firent quatre parts, une pour chacun. Restait la tunique ; c’était une tunique sans couture, tissée tout d’une pièce de haut en bas », Evangile selon Saint Jean, 19, 23).
Denis Crouzet observe que ces violences, violences de possession, sont le résultat de la saturation des imaginaires au XVe et au début du XVIe siècle par une rhétorique et une prédication eschatologiques annonçant le Millenium. Les chrétiens, à l’orée des Réformes, auraient été en proie à des peurs et des angoisses paniques ; la violence et la destruction de l’hérétique, de l’ennemi de foi, seraient la possibilité d’une purgation désangoissante des imaginaires des fidèles de l’Eglise pré-tridentine.
On l’observe, notamment dans la description du sac de Rome en 1527 par Benvenuto Cellini : « La nuit venue, les ennemis dans Rome, nous tous qui étions dans le Château, mais surtout moi qui me suis toujours délecté de spectacles extraordinaires, nous contemplions les incendies et la panique indescriptible dans les rues » (éd. A. Chastel, 1986, p. 66). Cette esthétisation de la mise à sac de la Ville par les luthériens chez un auteur catholique ressort d’un schéma complexe d’angoisse et de fascination pour les Temps derniers. La tonalité prophétique des prédications qui saturent l’espace urbain des places et rues des grandes métropoles de l’Europe moderne depuis le XVe siècle trouve sa justification dans le grand spectacle de la violence que sont les mises à sac, les sièges et les massacres. D’autres occasions moins spectaculaires que le siège retentissant de l’Urbs sont autant de moment où s’exerce une violence temporaire, sauvage, possédant les acteurs qui s’y adonnent à l’occasion de la rencontre d’une procession ou d’un groupe de réformés chantant les psaumes. Ces violences prophétiques, punitions divines, les guerres et les assauts au sein des villes sont autant de signes annonciateurs de la fin des Temps et de la venue de l’Antéchrist. Ils entretiennent au sein de l’espace urbain une permanente confrontation entre Dieu et Satan (Crouzet, 1990).
Ajoutons que la durée du conflit de religion et son intensité, la radicalisation des positions théoriques et militaires de chaque camp ont introduit – dans un second temps – des facteurs nouveaux dans les logiques des acteurs, déterminés sur le temps longs par des faits sociaux et économiques venant durcir les premiers vecteurs d’action purement religieux. C’est dans ce cadre formel et théorique analysé par les deux historiens qu’on peut faire l’hypothèse que la ville représente le point nodal des affrontements religieux du XVIe siècle. Ville sainte et sacrée, Jérusalem représente le modèle de la cité de Dieu, unie, où le Christ à son retour au dernier Jugement doit sceller les Temps. Chaque ville se vit dès lors comme un corpus christianum, sacré et donc mis à part, enceint de murailles qui offre l’abri d’un tabernacle au peuple civique, peuple de justes.
Catholiques et protestants, à Paris, Rome, La Rochelle ou encore Genève saturent l’espace public en constitution de ces références hiérusalémites4.
Les poussées de violences inouïes au sein des grandes métropoles de la Chrétienté sont l’occasion, de Florence à Munster, pour des prédicateurs catholiques et protestants, de préparer le populaire comme les élites, à la venue imminente du Christ. Tel Savonarole qui, à Florence, instaure une République chrétienne (1494-1498), se proclamant prophète officiel de la ville, cité sainte et nouvelle Jérusalem au destin particulier. Tel Jean de Leyden qui, à Munster, annonce le Millenium et instaure un royaume anabaptiste (frange radicale des réformés du monde germanique). Il fait alors basculer la ville entière dans un nouvel ordre biblique, compose un gouvernement de douze anciens à l’imitation du collège apostolique. Proclamé roi de Sion et du nouveau temple, cet ancien marchand ruiné sera défait par les princes luthériens en 1535 lors d’un sac mémorable entre tous et une exposition du corps des chefs anabaptistes aux clochers des églises de la ville, manière de se réapproprier par la souffrance du corps de l’ennemi un espace considéré comme souillé et impur. Fait notable pour la permanence de la mémoire des troubles, les cages abritant les corps des chefs vaincus resteront suspendus au clocher de la ville jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans ce dernier cas, on observe que la lutte pour les usages de l’espace urbain est fondamentale ; en effet, les anabaptistes ont été particulièrement sensibles pendant le règne de Leyden aux transformations urbaines, au choix du lieu de prédication, au détournement de l’usage des bâtiments, allant jusqu’à obliger les habitants à ouvrir leurs portes – de demeures et d’échoppes – le jour comme la nuit, réalisant ainsi l’union parfaite et la communauté de tous dans les fonctions même du bâti.
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Conflits et coexistence : les villes, laboratoires politiques de l’Europe moderne
Suivre l’analyse livrée par l’historien Jérémie Foa permet de nuancer notre propos. Dans bien des villes, des communautés mixtes de catholiques et de protestants trouvèrent en amont des injonctions royales contenues dans les édits de tolérance, les moyens puissants de penser théoriquement et d’organiser technologiquement la coexistence confessionnelle (Foa, 2008). Les troubles et les massacres, inscrits durablement dans la memoria des villes, furent pour les communautés urbaines des traumatismes profonds qui, mis devant les yeux des élites locales, appelèrent des innovations, un bouleversement de la topographie des lieux de cultes, davantage négociée, des actions de réparation, judiciaires et symboliques, la formation, timide dans le royaume de France, de pactes d’amitié entre des communautés naguère ennemies au sein d’un même quartier ou d’un même faubourg (Loraux, 1980).
La mobilisation de ces quelques éléments d’exploration des liens entre dissension interne et formation d’une raison politique au sein des grandes métropoles de l’époque moderne à partir du XVIIe siècle revient à interroger les possibilités de coexistence de dissemblables au sein de territoires communs en profonde mutation.
La violence des troubles de religion autorisa pour un temps la formation d’un appareil de gouvernement très innovant qui fut saisi à nouveaux frais par les États centraux du XVIIe siècle. Les déchirures et les traumatismes occasionnés par les guerres au sein des topographies et des imaginaires urbains, la nécessité fonctionnelle de vivre avec l’ennemi absolu furent sans doute un des plus puissants vecteurs de monopolisation de la violence par les États, maîtrisant, rationalisant dans le cadre urbain pulsions et passions destructrices des ennemis d’hier. Le jeu politique entre les villes et l’État se noue dès lors sur la question de l’extinction de la violence. Les pouvoirs centraux tentent de faire basculer la crise urbaine dans l’ordre de l’affrontement juridique entre des communautés dissemblables mais unies de fait sur un même territoire, homogène et ceint de murailles, ce qui représente une gageure spécifique au cas français (d’autres ensembles territoriaux firent le choix d’une spécialisation religieuse des villes, à l’instar de la situation de morcellement observée dans le Saint-Empire). Les édits de pacifications, négociés tout au long de la période des guerres (1562-1629), sont les nouveaux points d’appui des groupes élitaires catholiques et protestants. Aux émeutes du populaires succèdent les négociations arbitrales où chaque groupe tente de tirer avantage des nouvelles règles du jeu politique. Les références au bien commun, à l’ordre juridique, aux ordonnonances et édits saturent le vocabulaire politique que portent sur l’urbain catholiques et protestants. Des troubles civils et religieux, stasis de la communauté politique de l’Europe moderne, naquit au XVIIe siècle un nouvel ordre politique et religieux adossé principiellement à l’urbanité.
Jérémie Ferrer-Bartomeu
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Jérémie Ferrer-Bartomeu est doctorant contractuel (École nationale des chartes ; laboratoire : centre Jean-Mabillon). Enseignant de l’UFR d’Histoire, (Université de Paris-Sorbonne-Paris IV). Ses recherches portent sur le pouvoir des « bureaux » de la monarchie des derniers Valois et des premiers Bourbons ; il s’intéresse plus particulièrement au département du secrétaire d’État Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy, explorant sa pratique administrative et documentaire. Il analyse également les transferts de savoirs administratifs à l’échelle européenne entre les monarchies anglaise, espagnole et française lors des guerres de religion des XVIe -XVIIe siècles.
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- «Remettre la cité en mouvement conduit aussi à travailler sur la stasis. La tendance de l’Anthropologie de l’Antiquité consiste, en effet, à traiter celle-ci sur le fond d’une des grandes oppositions binaires qui constituent le champ de représentations de la civilisation. Ainsi, dans Artémis bucolique, Françoise Frontisi parle de la stasis corne ensauvagement, en s’appuyant sur un texte de Polybe. D’une certaine façon la stasis serait une régression en-deçà ou en-dessous de la cité, voire hors-cité. Il s’agit bien d’une commodité que, à l’occasion, la pensée grecque se donne à elle-même : si la stasis défait la cité, alors la cité en stasis n’est plus une cité, d’où il résulte que la cité est par essence en paix. Mais faut-il pour autant parler sans fin de la cité comme en paix (…)», Nicole Loraux, «Comment repolitiser la cité ?», in Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, Volume 9-10, 1994. p. 121- 127, p. 125 [↩]
- Ramel Frédéric, « Origine et finalité de la Cité idéale : la guerre dans la philosophie grecque», in Raisons politiques, 2002/1 no 5, p. 109-125. [↩]
- «La suppression du guet rendit disponibles les Parisiens pour de nouvelles institutions militaires. Avec l’apparition des troubles religieux, le Conseil du roi songea très vite à établir une division des tâches pour le maintien de l’ordre public : les campagnes aux baillis et gouverneurs et aux forces royales ; les villes aux municipalités et aux gardes bourgeoises», in Descimon Robert, op. cit., p. 890. [↩]
- « Si Paris est une des grandes villes du royaume où la Réforme ne parvient pas à dépasser un seuil décisif, la cause profonde de ce blocage ne tient-elle pas à la mythique hiérusalémite de la ville, qui porte les fidèles qui marchent à être d’autant plus en Christ que Paris est une nouvelle Jérusalem et que de multiples processions contribuent à les entretenir dans ce rêve ? », Denis Crouzet, op. cit., p. 352 [↩]