#12 / Composter soi-même ses déchets : du plaisir dans les services urbains

Elisabeth Lehec

L’article d’E. Lehec au format PDF


Eau, déchets, eaux usées, énergies, les services urbains se transforment à la faveur des nouvelles exigences environnementales : les collectivités compétentes en matière de fourniture de service ne cherchent plus seulement à desservir ou approvisionner les citadins mais à réduire dans le même temps les flux de matière et d’énergie entrant et sortant de la ville, de les rendre circulaires et de les traiter au plus proche (Bris et Coutard, 2008 ; Barles, 2013). En tant qu’utilisateurs de ces services, consommateurs d’eau, producteurs de déchets, les usagers sont des maillons importants de cette transformation et les institutions françaises, notamment l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), multiplient les injonctions à adopter des comportements écologiques. Plans de prévention des déchets, campagne « Zéro Gaspi », familles « Zéro Déchet » montrées en exemple, l’ADEME multiplie les dispositifs de communication à l’usager, finance des thèses en psychosociologie (Dupré, 2009 ; Dupré, 2013), pour cibler les campagnes de sensibilisation. En matière de gestion des déchets, depuis le début des années 2000, l’ADEME promeut et finance même des dispositifs n’ayant pas directement trait à la collecte et au traitement stricto sensu : son champ d’intervention s’est étendu aux pratiques de consommation bien en amont de la poubelle des ménages et avant l’apparition du déchet. Les dispositifs tels le compostage de proximité justement, les ressourceries, mais aussi les autocollants « stop-pub » ou les campagnes contre le gaspillage alimentaire font ainsi partie du champ de la prévention des déchets. Le ministère de la Transition écologique, les conseils régionaux, les syndicats de collecte et de traitement de déchets, les services municipaux de gestion de l’eau, en somme les institutions françaises en charge de l’environnement produisent à toutes les échelles de gouvernance un même discours orienté vers l’idée qu’il faudrait changer les comportements des citadins, les sensibiliser aux bonnes pratiques, véhiculant en creux l’image d’usagers qui seraient, par défaut, inactifs et insensibles.

Les dispositifs low-tech, tels que les récupérateurs d’eau de pluie ou les composteurs à déchets se multiplient depuis les années 2000 et rompent avec le fonctionnement industriel et centralisé des services urbains depuis la Révolution industrielle. Favorisant le recyclage des flux en proximité, le compostage en pied d’immeuble permet aussi d’appréhender les questions de sensibilisation des usagers sous un angle un peu renouvelé, dans la mesure où, contrairement au tri sélectif, les habitants qui compostent sont à l’initiative du dispositif. Ces derniers choisissent spontanément d’assurer la gestion de leurs biodéchets sur leur immeuble (soit leurs déchets organiques, composant en moyenne un tiers des déchets ménagers), en demandant à la collectivité que leur soient mis à disposition des composteurs, des boîtes en bois de quelques centaines de litres qu’ils placent au pied de leur résidence et dans lesquels ils s’engagent à déposer et composter leurs biodéchets eux-mêmes.

Mélange, retournement, tamisage : le compostage se compose de multiples tâches et semble être autrement plus complexe qu’un geste de tri sélectif. On peut alors faire l’hypothèse que les usagers composteurs, écocitoyens modèles, sont mus par des motivations plus vastes que la seule volonté de réduire leurs déchets ou de préserver l’environnement. À quoi les habitants qui font leur compost sont-ils sensibles ? Telle est la question posée dans cet article. Il déplace ainsi la focale par rapport aux travaux ayant montré la fabrique de l’usager-trieur (Barbier, 2002), la colonisation de ses comportements par les injonctions au recyclage et au tri (Rumpala, 1999 ; Jacqué, 2003), ou encore l’engagement dans des pratiques écologiques (Dobré, 2002). L’analyse porte ici davantage sur les gestes et les paroles des habitants qui ont déjà changé leur comportement et qui se trouvent, de fait, engagés dans une pratique. On s’intéresse spécifiquement à ce que font, vivent et ressentent les habitants au cours du processus de fabrication de compost : le compostage est ainsi envisagé non comme un engagement, mais comme une pratique potentiellement enchevêtrée dans d’autres pratiques sociales (Shove et al., 2012) du quotidien, telles que le jardinage ou le bricolage, qui débordent du cadre de la gestion des déchets. Ce regard permet d’observer que si les institutions fabriquent bien un usager modèle en encadrant la pratique du compostage (I), qui conduit à sélectionner socialement les usagers participants (II), ces derniers compostent pour des raisons bien plus diverses que la seule réduction des déchets, et au centre desquelles se trouve le plaisir (III).

Le compostage en pied d’immeuble à Paris : quand les habitants assurent la collecte et le traitement de leurs déchets

À Paris, l’opération de promotion du compostage a été lancée en 2010. Elle est portée par la section Prévention des déchets de la Ville de Paris, intégrée à la Direction de la propreté et de l’eau qui met en œuvre le programme de prévention des déchets de la Ville de Paris. Dans ce cadre, la Mission prévention a passé, entre 2010 et 2017, trois marchés de fourniture et d’accompagnement du compostage de proximité, qui ont permis d’équiper plus de 300 immeubles. C’est un habitant volontaire qui prend contact avec la section Prévention pour demander à bénéficier de l’opération, dont la réussite et la pérennité repose largement sur sa motivation car les tâches prises en charge par l’habitant sont multiples et prennent du temps.

Encourager et encadrer le compostage en pied d’immeuble : fourniture de matériel et accompagnement de la Ville1 de Paris 

La Ville de Paris s’engage à fournir du matériel aux habitants des immeubles qu’elle accompagne : en général un bac d’apport, un bac de maturation, un bac de stockage de la matière dite sèche (broyat de bois, riche en carbone, ajouté à chaque apport de déchets de cuisine par les habitants, afin d’assurer un équilibre carbone/azote nécessaire au processus du compostage), un outil mélangeur pour remuer le compost, un petit seau de dix litres permettant de collecter les déchets en cuisine.

Outre la fourniture du matériel, la Ville accompagne les sites par l’intermédiaire des maîtres-composteurs. Bénévoles en Belgique et au Québec, rémunérés en France et référencés par l’ADEME (ADEME, 2013 : 4), les maîtres-composteurs sont chargés d’accompagner les opérations de compostage de proximité aux côtés des habitants. Ils constituent ainsi à la fois « des relais d’un discours de réduction des déchets, de prévention, autant que des techniciens du compost et des animateurs. » (Philippot, 2011 : 35). Un maître-composteur réalise, avec l’habitant volontaire – et futur « référent de site », responsable de la conduite et l’opération sur son immeuble – une étude de faisabilité sur le site de l’immeuble. Le marché prévoit ensuite une journée de formation au compostage pour chaque habitant référent de site, et enfin un suivi de chaque site pendant 6 mois – au cours desquels le référent peut, en cas de problème, solliciter la visite d’un maître-composteur. À l’issue des 6 mois, le site est considéré comme autonome, mais reste suivi par la Ville.

Les conditions des participations : l’habitant-référent de site, un chargé de mission bénévole

Pour que l’opération soit lancée, le référent, qui n’est pas nécessairement propriétaire, doit mobiliser au préalable dix foyers volontaires dans son immeuble et obtenir l’accord de la copropriété ou de son bailleur.

D’un point de vue technique, les référents sont chargés de mettre en œuvre et de surveiller le processus du compostage. Ils doivent par exemple veiller à l’approvisionnement du bac de stockage de matière sèche, contrôler les apports des autres participants. Le référent d’un immeuble se rend ainsi aux composteurs au moins une fois par semaine pour effectuer ces contrôles, au cours desquels il mélange et retire les éventuelles matières indésirables laissées par les autres usagers. Autre phase importante du processus de compostage, les retournements ont lieu tous les deux à trois mois en moyenne : le référent, aidé par ses voisins participants à l’opération, vide complètement les bacs pour aérer la matière, puis les remplit à nouveau (figures 1 et 2).

 

1. Chaîne opératoire2 simplifiée du compostage en pied d’immeuble (élaboration personnelle de l’auteur)

Cette opération est menée par le référent, qui fait ici figure de chef de chantier : « Annie, qu’est-ce que je peux faire ? » demande un voisin à la référente d’un immeuble du 20e arrondissement. « Alors aujourd’hui il faudrait monter un nouveau bac d’apport, tamiser un peu, retourner ce bac qui ne sent pas très bon » (Annie, 20e arrondissement). Enfin, une à deux fois par an, une session de récolte et de tamisage du compost mûr a lieu, également organisé par le référent. Le compost est ensuite utilisé le plus souvent sur les espaces verts de la résidence, ou dans les jardinières des habitants.

2. Opération de retournement du compost, Paris, 20e arrondissement (Lehec, 2016)

Technicien, chef de chantier, le référent cumule, en outre, les rôles de chargé de projet, chargé de communication et formateur. La première action du (futur) référent est en effet de convaincre le bailleur social de sa résidence, ou ses voisins dans le cadre d’une copropriété, de l’intérêt de mettre en place des composteurs au pied de leur immeuble. Les référents préparent leur argumentaire : Sophie, référente dans le 19e arrondissement, raconte par exemple qu’elle a été chercher du compost dans l’immeuble voisin, qu’elle a fait sentir à ses voisins en assemblée générale de copropriété pour emporter leur adhésion. Le référent commande le broyat auprès de la Ville de Paris et le réceptionne lors de la livraison. Il doit, enfin, faire respecter les consignes et former les habitants : le manque de respect des consignes est souvent évoqué par les référents – un peu à la façon des chargés de mission des collectivités qui peuvent se plaindre de l’incivisme ou du manque d’implication des usagers. Les référents deviennent ainsi des relais des agents de la Ville de Paris, à l’instar des instituteurs ou des gardiens d’immeuble dans les années 1990 qui ont été des passeurs du discours des ambassadeurs du tri pour la mise en place du tri sélectif (Barbier, 2002). Le référent est ainsi un usager-composteur enrôlé, au même titre que l’usager-trieur (Dumain et Rocher, 2017), mais aussi un usager enrôleur : « Tu vois, y’en a qui me laissent n’importe quoi là, non mais franchement, je ne sais pas qui c’est celui-là, il faut que je laisse un mot » (Annie, 20e arrondissement).

Un référent passe en moyenne un peu plus d’une heure par semaine à s’occuper du compostage : le temps exigé pour la bonne conduite des opérations, la diversité des tâches à réaliser (gestion technique, gestion des voisins) sont autant d’éléments qui expliquent la composition sociologique des référents de la Ville de Paris.

Le dispositif de compostage de la Ville de Paris, un filtre social : le tri à la source des habitants-composteurs

Un questionnaire a été envoyé à l’ensemble des référents de site de compostage en pied d’immeuble de la Ville de Paris. À Paris, 65 % des référents du compostage en pied d’immeuble sont des femmes – elles sont surreprésentées par rapport à la population parisienne (53 % de femmes). 82 % des répondants sont cadres (28,4 % de la population parisienne de plus de quinze ans appartient à cette catégorie), 8 % sont des professions intermédiaires (14,8 % à Paris), les 10 % restants appartiennent aux catégories employés ou ouvriers (17,4 % des Parisiens de plus de quinze ans sont employés ou ouvriers). Les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées sont donc largement surreprésentées.

Plusieurs travaux en sociologie critique ont déjà montré la corrélation entre comportements écologiques, mode de vie et classe sociale (Dobré et Juan, 2009 ; Barbier et al., 2012) : les populations les plus dotées en capital économique et social sont celles qui s’engagent plus volontiers dans des pratiques dites écocitoyennes – telles que le tri des déchets, la consommation considérée comme écoresponsable (achat en vrac, consommation de produits issus de l’agriculture biologique, etc.). Rappelons que cette classe sociale est aussi celle dont les modes de vie nuisent le plus à l’environnement : elles prennent l’avion plus régulièrement que d’autres populations moins dotées en capital économique et consomment globalement davantage (voir Comby, 2011). On connaît par ailleurs l’homologie entre pratiques et classes sociales, en ce qui concerne les sports et les activités culturelles notamment (Bourdieu, 1979 ; 2013).

Dans le domaine des pratiques écologiques, comme l’écrit Fabrice Ripoll au sujet des Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne, « ce n’est pas tant le volume de capital économique ou la résidence citadine que l’importance relative du capital scolaire qui définit le mieux les catégories surreprésentées. Un capital élevé qui ne va pas sans une probabilité́ plus forte d’avoir un emploi qualifié et une position plus intermédiaire qu’inférieure, mais qui va surtout avec les professions et secteurs d’activité connus pour leur propension à fournir les gros bataillons des associations (éducation, culture, santé, social…). » (Ripoll, 2010 : 70 ) Dans le cas du compostage à Paris, les enseignants sont en effets surreprésentés parmi les référents.

On peut considérer qu’en donnant un rôle si central au référent (recrutement de participants, surveillance technique du processus, rappels des voisins à l’ordre, etc.), le dispositif de compostage tel qu’il est promu par la Ville de Paris – et par d’autres villes françaises mettant en place des opérations de ce type (Nantes, Rennes, Besançon) – contribue à creuser le phénomène de différenciation sociale des pratiques décrit plus haut : convaincre ses voisins de participer d’une part, « vendre » le projet en assemblée générale de copropriété (outre le fait que cette condition posée par la Ville de Paris conduit aussi à une surreprésentation des habitants propriétaires de leur logement parmi les référents) suppose d’être suffisamment doté en capital scolaire et social. Cet effet de filtre est ensuite poursuivi par les référents eux-mêmes lors de leur recrutement : « au départ on a constitué un tout petit noyau avec… Avec les connaissances … » (Noëlle, 15e arrondissement). Robert est encore plus explicite : « Et puis, pour le recrutement, on a sélectionné les personnes qui étaient suffisamment fiables pour pas avoir des problèmes dès le départ. » (Robert, 19e arrondissement). On comprend ainsi que « le havre de paix du samedi matin » décrit par Noëlle, c’est-à-dire le moment où elle mélange le compost avec ses voisins et où elle prend l’apéritif avec eux, a beaucoup d’un entre-soi social. La mise aux normes des comportements est donc ici tautologique : la Ville de Paris sensibilise des habitants en quelque sorte déjà sensibilisés, et qui ressemblent, d’un point de vue sociologique, aux chargés de mission de la collectivité en charge du dispositif de compostage. La contrainte exercée par ces derniers sur les habitants volontaires en termes d’écologisation des pratiques est donc toute relative : on assiste plutôt à une convergence ou à une communauté d’intérêts.

Si à Paris, ce sont les classes sociales les plus privilégiées, qui compostent le plus, l’étude des motivations des référents montre toutefois qu’ils ne compostent pas principalement pour réduire leurs déchets.

Le compostage des déchets, un nouveau loisir urbain

Les référents interrogés lors de l’enquête par entretien faisaient tous preuve d’un enthousiasme assez surprenant en racontant leur parcours de composteurs. Dans le questionnaire envoyé avant les entretiens, à la question « Si vous deviez expliquer en une phrase ce qui vous motive dans le fait de composter, que diriez-vous ? », un grand nombre de référents évoquent le plaisir, sans invoquer d’autre motif : « J’adore regarder et contrôler la transformation de la matière » ; « le plaisir de voir le compost se faire » ; « fabriquer la terre, c’est magique ! », « les déchets organiques deviennent une valeur et bénéficient au jardin des copropriétés pour le plaisir de tous », « le plaisir de voir le compost issu de ces déchets », « c’est relaxant et utile », le « plaisir d’embellir la résidence » ; « le plaisir de laisser ses déchets se décomposer sur place et pouvoir utiliser une matière organique riche ». Ces plaisirs semblent en fait nourris par le caractère direct, immédiat (c’est-à-dire, sans intermédiaire) des liens que tissent les référents, avec une certaine idée de nature, et avec leurs voisins.

« C’est un retour à l’enfance et au passage on fait du bien à la planète »

Comme l’exprime clairement Jean-Claude dans le 19e arrondissement, faire du bien à la planète n’est pas vraiment le but de l’opération : cela se fait en passant. Le moteur du passage à l’acte a pourtant à voir avec l’idée de ne pas jeter ses déchets : les référents de la Ville de Paris racontent s’être lancés dans l’opération parce qu’ils ne supportaient plus de jeter leurs épluchures dans la poubelle classique. C’était devenu « épidermique » selon Isaure, référente du 2e arrondissement. Erika, dans le 14e, n’a pas pu attendre l’arrivée des bacs et a commencé à enfouir ses déchets dans la cour (en terre) de son immeuble. Ne pas jeter ses déchets est pour elle « jouissif ». Ce n’est pas tant la réduction des déchets en soi qui semble importer : il s’agit surtout de ne pas voir ses propres ordures partir en fumée. Comme l’expliquait Isaure « quand je suis en train de le faire, je pense pas « ouah, c’est super, on a économisé tant de tonnes de… enfin… on a évité tant de tonnes de déchets » » (Isaure, 2e arrondissement). C’est « le plaisir de voir le compost issu de ses déchets » (José, 19e arrondissement) qui semble être le moteur principal de la motivation d’un autre référent. Il s’agit d’éviter de voir ses déchets « partir en fumée », de voir leur transformation et les traiter sur place quand cela est possible, plus que de réduire les déchets d’une communauté, d’une ville – peu importe d’ailleurs le système de gestion des déchets tel qu’il est mis en œuvre aujourd’hui, que les référents ne connaissent pas dans l’immense majorité des cas3.

Ces motivations de départ, qui auraient plutôt à voir avec un déplaisir devenu intolérable (jeter et ne pas récupérer ses propres déchets), se concrétisent dans l’action par le biais du dispositif mis en place par la Ville de Paris, lorsque les habitants voient un composteur chez un voisin, ou trouvent l’information sur le site Internet de la ville.

De la « patouille »4 au partage : être en contact direct avec la matière et avec les autres

Le fait d’éviter de perdre physiquement ses déchets et de contrôler leur transformation ne suffit à faire perdurer la pratique. La plupart des référents vus en entretien racontent qu’ils ont aussi découvert des éléments de satisfaction, de détente dans le compostage, auxquels ils ne s’attendaient pas au moment où ils ont fait la démarche de contacter la Ville de Paris :

« Ça a une vertu de détente incroyable. J’adore patauger dans ce truc. Enfin, ça, la patouille, ça ramène à… je sais pas. Moi ça me fait du bien. On a l’impression d’avoir un contact avec la matière, la nature. C’est comme dans le fait de jardiner. Le fait de toucher la terre ou les éléments organiques, ça… je sais pas, ça fait quelque chose. Ça détend en fait. » (Françoise, 20e arrondissement). Françoise n’est pas référente, mais participe au compostage sur son immeuble. Le fait de mettre les mains dans le compost, de toucher et de « traficoter » plaît à nombre de référents, qui évoquent souvent des souvenirs d’enfance : « quand je le retourne et tout ça, ça m’amuse hein, c’est un peu le jeu de la gadoue quoi. C’est un peu les retours de l’enfance » (Jean-Claude, 19e arrondissement). Patouiller signifie étymologiquement « patauger dans la boue, barboter », ou « manier, tripoter brutalement ou indiscrètement quelqu’un ou quelque chose »5. « La patouille », « patauger », « patouiller » ou encore « tripatouiller » (Sophie, 19e arrondissement) sont le contraire de l’adresse ou du coup de main, nécessaires à une technique maîtrisée : les nombreux mélanges et retournements effectués par les référents sont le fait de motivations qui sont, pour une part, aux antipodes d’une intention de fabrication ou de maîtrise du processus technique, et cela participe à la qualité finale du compost, les mélanges et les retournements étant recommandés. Les référents répondent ainsi indirectement aux normes de compostage : sur un malentendu, ça marche. Ce bon fonctionnement repose presque plus sur un plaisir de faire que sur la recherche d’une optimisation technique du processus, même si les référents s’attachent à « bien faire ». Thierry dit ainsi aller fréquemment au composteur et observer l’action du compost terminé, pour son plaisir : « parce que ça me plaît. Mais, mais pas… c’est pas nécessaire je dirais. C’est juste parce que, par exemple quand j’ai du compost, presque à chaque fois que je sors, je vais regarder l’herbe pousser, parce que c’est vrai que ça marche quoi. Ça pousse, donc du coup c’est un peu une satisfaction personnelle de voir que ça fait quelque chose de différent. Mais, mais c’est pas une action explicite avec… c’est pas une action de planification » (Thierry, 18e arrondissement).

3. Le tamisage du compost mûr, Paris, 19e arrondissement (Lehec, 2016)

C’est à la fois le fait de créer quelque chose et le contact sensoriel avec la terre qui plaît. Marie-Pierre n’a plus le temps de s’occuper du compost, mais elle dit : « je prenais plaisir à le retourner. Il y a quelque chose d’actif, de vivant. Cette chaleur qui monte du compost, je sais pas, c’est… » (Marie-Pierre, 20e arrondissement). Le contact avec la terre, la vue des lombrics, des cloportes, sont souvent évoqués, et dénotent « un plaisir manifeste associé à la vision de ces éléments de l’environnement » (Blanc, 2014 : 137  ; voir également l’image de couverture de l’article). Ces plaisirs sont associés à des valeurs éthiques relevant d’un lien sensible qui, selon Blanc, unit tout individu à un être vivant avec lequel il se sent en prise directe, immédiate, c’est-à-dire qui mobilise ces sens (et non plus sa morale).

Le compostage est aussi, souvent, une première étape vers la mise en valeur des espaces verts des résidences. La thèse de Kaduna Demailly sur les espaces vacants partagés avance que l’investissement des jardins partagés par les usagers ne relève qu’à la marge de l’action citoyenne (Demailly, 2014a) ; il s’agirait plutôt d’un loisir associé à un désir de « reconnexion » : « L’extériorité ville/nature, héritée de la modernité et indissociable de la ville industrielle, est relayée par les usagers des vacants jardinés, qui présentent l’activité jardinage comme un outil de reconnexion à la « nature ». » (Demailly, 2014b : 191). C’est tout à fait ce que semble suggérer Erika à propos du compostage : « Les plantes et ça m’apaise, quand je vois mes fleurs s’ouvrir je suis contente. (…) je crois que ça pose, on ralentit, on se connecte à notre vraie nature. » (Erika, 14e arrondissement).

4. Composter ensemble et le faire savoir, Paris, 20e arrondissement (Lehec, 2014)

Outre le contact avec la nature, le référent cherche le contact direct avec les autres : ses voisins, mais aussi les gardiens d’immeubles, les artisans de leur quartier, ou les agents de la collectivité. Noëlle déplore le fait qu’il n’y ait « plus de lien de proximité » (Noëlle, 15e arrondissement) dans les grandes agglomérations. Pour Élise, la Ville de Paris doit mettre en œuvre des « choses ciblées. Plus proches. C’est vraiment du porte-à-porte. Faut aller chez les gens et leur dire : voilà. » (Élise, 20e arrondissement). Les référents aiment raconter comment ils ont réussi à convaincre le gardien de participer, comment ils se débrouillent pour récupérer du broyat auprès d’un menuisier du quartier. Ils racontent volontiers l’odyssée qu’a constituée la mise en place des composteurs, les obstacles qu’ils ont rencontrés, qu’ils ont réussi à dépasser : un des plus « grands plaisirs » de Christelle est de voir qu’il y a des gens qui participent sur son immeuble « ça, je dois avouer que c’est une de mes plus grandes satisfactions en fait. » (Christelle, 13e arrondissement). On perçoit également un certain plaisir à avoir réussi à infléchir l’action de ses semblables, peut-être plus même qu’à les enrôler ; c’est le fait même de convaincre qui semble satisfaisant aux yeux des référents.

Il ne faudrait pas conclure de ce développement que les préoccupations environnementales sont complètement étrangères aux motivations des habitants : pour certains référents, c’est la volonté de réduire leurs déchets qui a déterminé leur engagement dans la pratique ; d’autre racontent que l’opération de compostage les a incités à mieux trier et à s’engager dans d’autres pratiques écologiques. Il reste par ailleurs beaucoup à faire pour approfondir et affiner l’analyse des moteurs qui poussent un habitant à agir sur ses déchets, mais justement : les trop courts propos qui précèdent montrent bien qu’il est nécessaire d’entrer au cœur même des actions des usagers sur les déchets, l’eau ou l’énergie, pour voir qu’elles s’intègrent à des pratiques sociales qui dépassent de loin des intentions de tri ou de recyclage. Le retour du low-tech dans les services urbains invite à élargir le spectre des explications possible aux actions sur l’environnement.

Reste à savoir comment ces plaisirs parfois très individuels, voire sensuels, s’articulent avec un engagement plus politique, ou infrapolitique (Faburel, 2015). Dans quelle mesure donnent-ils lieu à une projection de l’action dans une dimension collective ? En d’autres termes, quels type de communs (Ostrom, 2010) se trouvent créés par ces dispositifs en pied d’immeuble ? Ces questionnements en filigrane de notre développement restent à explorer. Nos premiers résultats à l’échelle du pied d’immeuble tendent à montrer que le collectif créé par les habitants-composteurs paraît singulier : il serait d’ordre domestique, quasi-familial. L’aire du compostage en pied d’immeuble semble relever d’une extension de l’espace domestique, et non seulement d’une réappropriation d’un espace collectif. Des enquêtes complémentaires à l’échelle des immeubles pourraient être confrontées à d’autres travaux sur des dispositifs de compostage de quartier, notamment à Lyon : à cette échelle du quartier, les associations promotrices du compostage sont animées par des ambitions politiques, une volonté de « court-circuiter » (Dumain et Rocher, 2017) le système industriel de gestion des déchets. Par ailleurs, le dispositif de compostage collectif est, dans d’autres pays, notamment en Belgique, géré par des maîtres-composteurs, habitants bénévoles qui s’occupent de plusieurs immeubles : l’habitant maître-composteur s’investit d’emblée à l’échelle du quartier, sur l’espace public. D’un point de vue plus opérationnel, on peut également poser l’hypothèse que ces plaisirs liés au compost – notamment le jardinage, le partage d’un verre avec ses voisins – mobiliseraient davantage de classes sociales que celles qui sont concernées par le compostage à Paris, si la procédure de mise en route et de gestion n’était pas de nature si filtrante. Il est en tout cas possible d’avancer qu’assez loin de l’image de l’écocitoyen modèle, les habitants qui compostent, plus simplement, s’amusent. Cela invite peut-être à réinterroger les leviers par lesquels les institutions tentent de sensibiliser leurs administrés à l’environnement et plus largement les conditions d’effectivité des dispositifs de transition énergétique.

ELISABETH LEHEC

 

Elisabeth Lehec est docteure en urbanisme et chercheure associée au laboratoire Géographie-cités (Université Paris 1). Ses travaux portent principalement sur la transformation des techniques de gestion des services urbains en prise avec l’environnement et en particulier sur l’évolution de la place des habitants dans le fonctionnement de ces techniques.

Illustration de couverture : « tripatouiller » ou le sauvetage des lombrics dans le compost mûr (Lehec, 2016)

Bibliographie

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Blanc N., 2014, « Le face-à-face citadins/nature, Face-to-Face betweenCity-Dwellers and Nature », Multitudes, n°54, p. 129‑139.

Demailly K.-E., 2014a. « Les jardins partagés franciliens, scènes de participation citoyenne ? », EchoGéo, n°27, en ligne.

Demailly K.-E., 2014b, Jardiner les vacants. Fabrique, gouvernance et dynamiques sociales des vacants urbains jardinés du nord-est de l’Île-de-France, Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Dobré M., 2002, L’écologie au quotidien : éléments pour une théorie sociologique de la résistance ordinaire, Paris, France, L’Harmattan, 352 p.

Dumain A. et Rocher L., 2017. « Des pratiques citoyennes en régime industriel : les courts-circuits du compost », Flux, n°108, 22-35.

Dupré M., 2009, De l’engagement comportemental à la participation : élaboration de stratégies de communication sur le tri et la prévention des déchets ménagers, Université Rennes 2, Université européenne de Bretagne.

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Pour citer cet article : Lehec E., 2019, « #12 / Composter soi-même ses déchets : du plaisir dans les services urbains », Urbanités, #12 / La ville (s)low tech, octobre 2019, en ligne.

  1. Les résultats présentés par la suite sont issus d’un travail de recherche doctorale mené entre 2014 et 2018 sur l’opération de compostage de la Ville de Paris. Ce travail a donné lieu à la réalisation d’une enquête par questionnaire et à la conduite entretiens semi-directifs menés auprès des référents de site de compostage en pied d’immeuble.  []
  2. La chaîne opératoire est un outil d’analyse empruntée à l’anthropologie des techniques et qui permet notamment de retracer les grandes étapes logiques d’un processus technique, voir (Lehec, 2018). []
  3. Cette idée que le compostage rend visible, autant qu’il permet de la sublimer, la perte de la chose déchue a déjà été mise en évidence, voir notamment (Hawkins et Monsaingeon, in Monsaingeon, 2017). []
  4. Josiane, 20e arrondissement. []
  5. Voir http://www.cnrtl.fr/, consulté le 12 mars 2018. []

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