#12 / Vers une politique locale du métabolisme urbain ? Le cas des matériaux de (dé)construction à Plaine Commune

Agnès Bastin

L’article d’A. Bastin au format PDF


Les matériaux de construction et de démolition constituent, en tonnes, la deuxième matière consommée par les villes après l’eau et les principaux déchets urbains solides (Augiseau et Barles, 2017). En France, la quantité de déchets générés par les chantiers est huit fois supérieure à la quantité de déchets ménagers : les chantiers du bâtiment et des travaux publics (BTP) ont produit 227,5 millions de tonnes de déchets en 2014 tandis que les déchets ménagers ont représenté environ 30 millions de tonnes (Ademe, 2017). La production matérielle des espaces urbains suit une logique linéaire : les matériaux sont extraits en grande quantité dans le milieu local, ils sont accumulés dans les villes sous la forme du bâti et des infrastructures avant d’être rejetés sous la forme de déchets. Ce mode de production de la ville génère en amont des tensions sur l’approvisionnement en ressources minérales locales qui se raréfient. En aval, ces matériaux contribuent à l’artificialisation des sols via la mise en décharge des matières issues des chantiers. L’empreinte matérielle de la production urbaine, c’est-à-dire la quantité de matière nécessaire à la réalisation des projets urbains, est donc importante et en partie insoutenable. Cependant, elle est peu connue et n’entre pas dans les calculs des acteurs de la ville lors des choix d’aménagement.

La notion de métabolisme désigne « l’ensemble des processus par lesquels les villes mobilisent, consomment et transforment ces ressources naturelles » (Barles, 2008 : 21). Elle rend compte de manière imagée du fonctionnement matériel de la ville. Elle est mobilisée par un nombre croissant d’acteurs urbains qui souhaitent favoriser une transition vers des métabolismes circulaires. Ainsi, des initiatives émergent pour expérimenter des formes de ré-usage1 des matières issues du stock contenu dans les villes afin de limiter la mise en décharge et l’extraction de nouvelles ressources. Ces initiatives prennent la forme d’innovations low-tech comme la réorganisation logistique des chantiers et la caractérisation du potentiel architectural des matières usagées de manière à les réintégrer dans le cycle de l’aménagement. Elles traduisent une recherche de sobriété dans l’aménagement afin de contribuer à une circularisation des métabolismes.

Cet article analyse une de ces initiatives : la politique locale d’économie circulaire menée par Plaine Commune ciblant les matériaux de (dé)construction et appelée Métabolisme Urbain. Cette intercommunalité de Seine-Saint-Denis connaît un important renouvellement urbain : 40 % de l’espace bâti est amené à muter dans les trente prochaines années2. Ce renouvellement combine des démolitions/reconstructions dans les quartiers de grands ensembles dans le cadre du Programme National de Rénovation Urbaine, des opérations de densification urbaine autour des futures gares du Grand Paris Express, des réhabilitations de friches industrielles et de quartiers anciens dégradés et des travaux diffus réalisés par les particuliers. Il est au cœur de la politique d’économie circulaire de Plaine Commune qui vise à créer des filières locales de réemploi à partir des matières issues des chantiers du territoire (béton, briques, second œuvre) afin de répondre aux enjeux fonciers et logistiques posés par le transport et le stockage des déchets de chantier. La démarche associe des expérimentations de réemploi des matériaux de construction sur site et l’aménagement de plateformes de stockage, de tri, de réemploi et de recyclage afin de faciliter l’échange de matières entre chantiers. Ainsi, elle entend mettre en œuvre une nouvelle manière d’aménager qui diminue, d’un côté, l’importation de matériaux neufs et, de l’autre, l’exportation des déchets en favorisant le ré-usage des ressources de proximité (Plaine Commune, 2018).

Comment l’ambition de transformer l’empreinte matérielle des opérations urbaines a-t-elle été mise à l’agenda ? Quels sont les instruments de mesure et de régulation des flux de matériaux de construction mis en place par la collectivité alors que ces matières sont principalement gérées par des acteurs privés ? Dans quelle mesure conduisent-ils à de nouveaux référentiels d’aménagement ?

Cette étude de cas a été conduite à partir d’une quinzaine d’entretiens semi-directifs auprès des parties prenantes (membres des services de l’intercommunalité, chargé de projets urbains, entreprises de démolition, architectes), d’observation non-participante au cours de réunions de présentation-restitution du projet et d’analyse de la littérature grise produite. Nous reviendrons sur la genèse de la démarche Métabolisme Urbain en analysant la manière dont les matériaux de (dé)construction ont été mis en chiffres, en mots et en images. Nous analyserons ensuite les reconfigurations d’acteurs, de pratiques et de catégorisations qui accompagnent la transformation des chantiers de renouvellement urbain en ressources pour le territoire.

Genèse de la démarche Métabolisme Urbain : d’un projet d’écologie industrielle à une politique d’économie circulaire

La mise à l’agenda local de l’économie circulaire et du métabolisme urbain s’est faite à partir des travaux techniques menés par les services économiques de l’administration de Plaine Commune. La démarche est née d’une réflexion de développement économique classique visant à soutenir les éco‑industries avant de s’élargir à une réflexion plus large interrogeant l’empreinte matérielle des projets d’aménagement du territoire et la place que les éco-industries pourraient jouer dans sa réduction.

D’une réflexion en termes de filière économique à une approche par le métabolisme

La prise en compte de l’empreinte matérielle des activités urbaines a émergé à Plaine Commune d’une première réflexion souhaitant appliquer les principes de l’écologie industrielle au sein de la Zone d’Activité Économique (ZAE) Mermoz à La Courneuve. Le concept d’écologie industrielle, visant à valoriser les déchets d’une entreprise en ressources pour une autre (Erkman, 2000), s’est révélé faiblement opérant dans la mesure où les entreprises de la ZAE ne présentaient pas de complémentarités matérielles3. Cette absence de synergie au sein d’un périmètre restreint a conduit à élargir le périmètre de réflexion afin d’envisager des échanges de matière à l’échelle de l’intercommunalité. Elle a également acculturé une partie des personnels administratifs de l’intercommunalité aux enjeux de l’écologie territoriale et du métabolisme urbain.

Cette étude a été le point de départ d’une dynamique collective locale autour des éco-industries, c’est-à-dire les activités productives et logistiques agissant pour la protection de l’environnement et la gestion durable des ressources naturelles ainsi que les activités de conseil et d’ingénierie associées4. Un réseau d’entreprises regroupant les éco-industries, dont beaucoup sont localisées dans la ZAE Mermoz, s’est structuré. Ce Réseau des Entreprises Éco-industrielles de Plaine Commune a bénéficié de l’existence de Plaine Commune Promotion, structure historique de coopération entre entreprises et groupe d’intérêt local. En coopération avec les services économiques de Plaine Commune, le réseau a animé une démarche de soutien aux éco-industries qui étaient souvent menacées d’éviction face à la montée des loyers induits par les projets d’aménagement. Ces activités bénéficiaient alors d’une faible visibilité politique face aux grandes entreprises de l’économie tertiaire métropolitaine et étaient perçues comme génératrices de nuisances par les élus. C’était alors le développement exogène par le tertiaire de la Plaine Saint-Denis, considéré comme une réussite, qui avait valeur de modèle pour les élus municipaux. Le réseau a mené différentes études visant à mieux faire connaître les éco-industries auprès des élus en montrant l’importance et la variété des métiers représentés, en faisant connaître les besoins fonciers et techniques de ces entreprises5. Il a également constitué un lieu facilitant les échanges d’expériences entre entreprises. Malgré des infléchissements de la politique économique, les élus de Plaine Commune continuent aujourd’hui à entretenir un discours ambigu à l’égard des éco‑industries. Alors qu’elles font écho à l’héritage industriel et ouvrier du territoire séquano‑dionysien et représentent un gisement potentiel d’emplois non délocalisables du secteur secondaire, elles sont faiblement valorisées dans le discours des élus communistes6. Leur faible densité d’emplois et les réformes de la taxe professionnelle – désormais calculée à partir de la valeur ajoutée et plus seulement sur les emprises foncières – fragilisent le soutien des élus à ces activités (Lebeau, 2014). Un diagnostic de la filière a montré que beaucoup d’entreprises de traitement et de recyclage des déchets existaient à Plaine Commune. Le secteur de la récupération des déchets (sur-tri et fabrication de matières premières secondaires) y est surreprésenté : il rassemble 37 % des emplois éco-industriels contre 6 % en moyenne en Ile-de-France (Plaine Commune Promotion, 2011 : p.10). Beaucoup de ces entreprises entretiennent des liens forts avec le secteur de la construction : on trouve des démolisseurs comme Prodemo, des constructeurs pratiquant l’écoconstruction comme Apij bat, des trieurs et recycleurs de déchets dont ceux du BTP comme Paprec et des spécialistes de la production de matériaux de construction comme Saint-Gobain dont un centre de recherche se situe à Aubervilliers. Au cours de ce diagnostic, les entreprises ont témoigné des difficultés d’approvisionnement en granulats et en matériaux de construction et interrogé la capacité du territoire à faire face aux enjeux matériels posés par la réalisation des projets d’aménagement, c’est-à-dire à assurer l’approvisionnement des chantiers en matériaux d’un côté et à gérer les déchets générés par la (dé)construction de l’autre. Ces enjeux locaux ont fait écho aux travaux préparatoires du Plan régional de prévention et de gestion des déchets issus des chantiers du BTP (Predec) qui avaient soulevé les risques de saturation des exutoires franciliens, remblais de carrière et installations de stockage des déchets inertes, liés à l’augmentation des tonnages de déchets engendrés par le Grand Paris. Plaine Commune est apparue comme un territoire particulièrement concerné puisque fortement producteur de déchets de chantier dans les années à venir (fig. 1).

1. Projets générateurs de déchets de chantier entre 2014 et 2030 (Agnès Bastin, 2016)

Le croisement des enjeux économiques locaux (maintien des éco-industries et emplois locaux) et des enjeux matériels métropolitains (approvisionnement et gestion des déchets de chantier) ont conduit les services de Plaine Commune à interroger le fonctionnement matériel de leur territoire. Les outils du métabolisme urbain ont été mobilisés pour comprendre les ressources actuelles et nécessaires au développement territorial planifié. Le développement de filières locales de réemploi des matériaux du BTP, au cœur du projet Métabolisme Urbain actuel, est apparu comme une réponse possible aux enjeux économiques et matériels du territoire.

 

Une mise à l’agenda « silencieuse » : un enjeu faiblement politisé

Les enjeux métaboliques ont été portés à Plaine Commune par des acteurs qu’on peut qualifier de marginaux comme le service « étude et prospective » de la direction du développement économique. Il s’agit en effet d’un service faiblement opérationnel dont le travail consiste à produire des connaissances territoriales et à anticiper des enjeux nouveaux, parfois en relation avec le monde académique. Il dispose ainsi d’un potentiel d’innovation important dans les thèmes évoqués et les approches adoptées mais d’un pouvoir institutionnel faible et de relais peu nombreux auprès des élus. De plus, l’approche par le métabolisme transcende les compétences telles qu’elles sont définies dans l’organigramme de l’administration, complexifiant ainsi la mise à l’agenda. Les acteurs experts de l’administration ont eu recours à la quantification et à la représentation visuelle du métabolisme pour faire entrer ce sujet dans l’arène politique. Une analyse des flux de matière a mis en évidence l’importance quantitative des flux de matériaux du BTP entrants et sortants de Plaine Commune, flux jusque-là invisibles (fig. 2). En effet, ces matières sont absentes des bilans gestionnaires des services techniques « déchets urbains » dont la compétence est limitée aux déchets ménagers. De même, ces flux n’apparaissent pas dans les bilans des chefs de projet d’aménagement qui délèguent ces questions aux aménageurs et aux constructeurs7. La « mise en chiffre » et en image du métabolisme a permis de faire entrer ces matières dans un espace de visibilité politique grâce à une représentation inhabituelle du territoire dans laquelle la ville apparaît comme un gisement de matières. La métaphore utilisée est celle de la « mine urbaine » rendue visible par la carte des projets qui couvrent 40 % du territoire (fig.3). Le stock de matériaux contenus dans le bâti de Plaine Commune est estimé à 40 millions de tonnes, beaucoup plus que les matériaux importés chaque année pour approvisionner les chantiers (1,3 millions de tonnes). Les chiffres produits, comme la consommation annuelle de matériaux du BTP ont été mis en avant dans la présentation aux élus. Ils ont contribué à désigner et instituer les matériaux du BTP comme objet de politique publique auprès des acteurs politiques (Garcier, Rocher et Martinais, 2017).

2. Synthèse de l’analyse des flux de matière réalisée par Carbone 4, Quattrolibri et Acturba (Restitution finale de l’étude métabolisme urbain, 2015)

3. Représentation de la mine urbaine (Plaine Commune, Mars 2014)

La question de l’empreinte matérielle du renouvellement urbain est désormais inscrite à l’agenda politique de l’intercommunalité. Cette mise à l’agenda s’est faite sans politisation ni médiatisation des enjeux, notamment de gestion urbaine liés à la logistique et au stockage des déchets de chantier. Cela la différencie d’autres questions métaboliques construites comme des problèmes publics en Ile-de-France. Par exemple, l’enjeu de la valorisation des déblais issus des gares du Grand Paris Express a été formulé suite à la mobilisation des élus communaux faisant écho à l’inquiétude des habitants face aux nuisances générées par le passage futur des camions transportant les terres depuis les chantiers d’excavation8. À Plaine Commune, la mise à l’agenda s’est faite via la mobilisation d’experts et suit ainsi un modèle « silencieux » (Hassenteufel, 2010). Cela contribue en partie à expliquer que la question des déchets de chantier ne semble pas aujourd’hui complètement intégrée au récit de développement métropolitain de Plaine Commune et reste principalement circonscrite aux cercles techniques et administratifs du territoire.

Une gouvernance partenariale : quelle légitimité de l’intercommunalité ?

La politique de transformation du métabolisme des matériaux du BTP de Plaine Commune s’appuie sur la coordination d’acteurs nombreux – chefs de projet d’aménagement, fabricants de matériaux, démolisseurs, entreprises de tri et de traitement des déchets, architectes experts en réemploi – pour réaliser un objectif commun, à savoir développer des filières locales de valorisation des matières issues des chantiers et réduire l’empreinte environnementale du territoire. Elle s’appuie donc sur un système de gouvernance (Le Galès, 2014) intersectoriel reposant sur la coopération de plusieurs services au sein de l’administration allant du développement économique au service déchets urbains et sur la mobilisation d’acteurs privés. Nous analysons la construction de ce système de gouvernance en nous inspirant des travaux de Sabrina Brullot portant sur la gouvernance des démarches d’écologie territoriale. Elle mobilise une grille d’analyse d’inspiration wébérienne qui caractérise les acteurs et leurs modalités de coordination selon trois attributs : intérêt, pouvoir et légitimité (Brullot et al., 2014). Cette analyse nous semble intéressante pour rendre compte des enjeux de coordination d’acteurs au-delà d’une approche économiciste fondée sur le seul intérêt marchand. Elle donne une place importante à la légitimité des acteurs, qui nous semble centrale.

En effet, l’action sur le métabolisme se situe à la marge des compétences de la collectivité. Les pouvoirs publics n’ont pas la responsabilité légale de la gestion des déchets de chantier qui est du ressort des entreprises. Ils peuvent jouer un rôle d’animation et d’incitation au développement de filières de valorisation mais uniquement dans le cadre des plans de gestion des déchets de chantier9) à l’échelle régionale et non intercommunale. La mise en œuvre de la démarche Métabolisme Urbain interroge donc la capacité de l’intercommunalité à fédérer les parties prenantes vers un objectif commun au-delà des acteurs publics et pose la question de la légitimité des acteurs intercommunaux à porter une telle action. Les initiateurs du projet issus du service développement économique et insertion de Plaine Commune ont enrôlé des acteurs de l’établissement public territorial dotés de capacités d’action plus importantes liées à leur pouvoir réglementaire ou à leur proximité avec les élus. Ils ont mobilisé des relais au sein des directions administratives via la délégation à l’écologie urbaine notamment qui avait déjà engagé une réflexion sur la gestion des ressources, dont les déchets de chantier, dans le cadre du Guide d’Aménagement Soutenable. Les entreprises du territoire ont constitué d’autres relais importants. Elles partagent un intérêt économique dans cette politique qui devrait générer de nouveaux marchés de démolition-reconstruction intégrant du réemploi de matériaux et valoriser les métiers du recyclage. Enfin, ils ont mobilisé des experts comme Bellastock, association d’architectes spécialiste du réemploi qui a développé des projets expérimentaux à Stains et à l’Ile-Saint-Denis dès 2013. À la fois ancrés dans le territoire et intégrés à des réseaux internationaux de recherche et d’architecture, ils constituent des ressources importantes. Ces acteurs ont joué le rôle de passeurs auprès des élus, notamment les entreprises dotées d’une forte légitimité liée à leur assise territoriale. Ils ont contribué à l’enrôlement de quelques élus comme Michel Bourgain, ancien maire écologiste de l’Île-Saint-Denis, puis Didier Paillard, élu communautaire au développement économique, et Patrick Vassalo, élu à l’économie sociale et solidaire. Ces derniers soutiennent aujourd’hui le projet qui fait écho à leur politique économique en associant développement endogène, économie verte et rayonnement métropolitain via l’expérimentation en économie circulaire. Dans un contexte de restriction budgétaire, ils ont permis de mobiliser des ressources humaines et financières, nécessaires à la mise en œuvre de la politique de transformation du métabolisme. Des acteurs régionaux et nationaux ont été mobilisés : l’Ademe, la Caisse des Dépôts et la Région Ile-de-France financent le projet pendant trois ans et Bellastock a été mandaté pour le mettre en œuvre.

Les initiateurs du projet sont parvenus à consolider un système de gouvernance en faisant converger les intérêts environnementaux, économiques et politiques de multiples acteurs. Aujourd’hui, la démarche est portée par l’intercommunalité et une cheffe de projet dédiée qui a renforcé sa légitimité grâce à sa capacité à fédérer les acteurs publics, économiques et associatifs du territoire et au-delà dans une démarche partenariale. L’élargissement du nombre et du type de personnes présentes aux réunions de restitution en témoigne. Les services territoriaux sont de plus en plus représentés via leur direction plutôt que par un chef de projet, les aménageurs privés et semi-publics sont désormais parties prenantes et de nombreuses entreprises et fédérations professionnelles du secteur de la construction et du recyclage suivent les avancées du projet, considéré comme pionnier (fig. 4).

4. Évolution des participants aux réunions de la démarche Métabolisme Urbain (Agnès Bastin, 2019)

Si les porteurs du projet ont regroupé les parties prenantes et défini des axes d’action, des coopérations restent à approfondir avec les acteurs de l’aménagement. La coopération avec la stratégie territoriale pourrait être approfondie : l’insertion des infrastructures nécessaires à la transformation des matériaux (plateformes de stockage, de réemploi) est faiblement intégrée dans la planification même si les enjeux fonciers commencent à être soulevés dans les schémas métropolitains. Enfin, les maîtres d’ouvrage, qui constituent les premiers maillons de la production urbaine via la définition des cahiers des charges, demeurent en retrait du fait du caractère périphérique du métabolisme au regard de leurs enjeux quotidiens. Cependant, de nouveaux référentiels d’aménagement émergent dans des opérations expérimentales comme la Fabrique du Clos à Stains, qui teste le réemploi de béton issu des déconstructions de grands ensembles pour l’aménagement des espaces publics.

Des pratiques d’aménagement en cours de réinvention

L’action sur les flux des matériaux de (dé)construction s’accompagne d’une transformation de la gouvernance de la matière dans les projets urbains et d’une modification des pratiques des aménageurs afin de décloisonner leurs actions au-delà des périmètres d’opération.

La construction des chantiers de renouvellement urbain comme ressource matérielle

Les chantiers du territoire sont intégrés aux circuits d’approvisionnement de la fabrique urbaine. Ils sont donc construits comme des gisements à travers des opérations de caractérisation de leur matérialité et des processus sociaux de maîtrise de la matière. Ils constituent des « espaces de ressources » selon les termes de Labussière et Nadaï (2018), c’est-à-dire des « intermédiaires entre une matérialité et un espace, entre des caractéristiques matérielles et des processus socio-ingénieriques de maîtrise de ces matières »10. Le diagnostic ressource développé dans le cadre de Métabolisme Urbain est un instrument qui combine des outils ingénieriques de connaissance de la matérialité et des outils juridico-économiques de contrôle des matières (Bellastock, 2018). Ce diagnostic dépasse l’identification et la quantification des matières générées par un chantier en ajoutant des informations concernant la faisabilité technique (adéquation mécanique et sanitaire entre le matériau dans son état actuel et un domaine d’emploi futur) et économique (existence d’une filière de traitement et de débouchés réels). Il permet de caractériser les matières afin de les remettre en circulation pour la construction et de passer d’une logique de gestion à une logique de prévention des déchets en anticipant les usages futurs des matières. Ainsi, les matières n’entrent pas dans le périmètre des déchets définis comme « tout résidu d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation, toute substance, matériau, produit, ou plus généralement tout bien meuble abandonné ou que le détenteur destine à l’abandon. » selon l’article L541-1-1 du Code de l’Environnement, puisqu’un domaine d’emploi leur est affecté avant qu’elles quittent le chantier. Ces opérations permettent de réaliser des expérimentations de réemploi de bétons issus des démolitions (fig. 5).

5. Exemples de réemploi des bétons issus de démolition : pavage à Actlab, laboratoire de réemploi de Bellastock sur l’Île-Saint-Denis (gauche) et mobilier pour l’espace public au Clos-Saint-Lazare à Stains (droite) (Agnès Bastin, 2016)

De nouveaux circuits de la matière à l’échelle des chantiers

À partir des chantiers expérimentaux, en particulier celui du Clos Saint Lazare à Stains, Plaine Commune accompagnée de Bellastock et Seine-Saint-Denis Habitat, l’office public habitat départemental (OPH 93), tentent de systématiser la démarche de réemploi de manière à faciliter sa diffusion. L’analyse des expérimentations doit permettre d’identifier les principales difficultés pour les faire entrer dans le domaine courant de l’aménagement. La mise en œuvre du réemploi s’appuie sur le passage d’une démarche linéaire de projet à une démarche circulaire, qui modifie les circuits des matières et des informations associées. Un des éléments qu’a mis en évidence l’expérimentation de Stains est le changement du régime de propriété de la matière. Dans une démarche linéaire, la maîtrise d’ouvrage est propriétaire des bâtiments et de la matière qu’ils contiennent. Elle achète un service de démolition à une entreprise qui prend en charge le tri et l’évacuation des matériaux. La matière est cédée à des entreprises de traitement, de recyclage ou de négoce. Elle achète ensuite un service de construction à un entrepreneur qui se fournit en matériaux neufs auprès d’un fabricant. La maîtrise d’ouvrage devient propriétaire des produits finis, à savoir les bâtiments et la voierie (fig. 6). Comme l’explique la responsable du pôle recherche et développement de Bellastock, cette gouvernance est problématique parce qu’elle n’assure pas de suivi du devenir de la matière. Il existe une rupture forte entre l’amont et l’aval induisant une perte d’informations.

Au contraire, dans une démarche circulaire de projet, la maîtrise d’ouvrage reste propriétaire de la matière tout au long du processus d’aménagement. Elle n’achète plus que des services de déconstruction et de construction et conserve une vision claire de la provenance et du devenir des matériaux (fig.7). Le projet circulaire crée une nouvelle étape, celle de la préparation au réemploi au cours de laquelle les matériaux subissent des transformations mineures pour être réemployés et/ou adaptés à un nouvel usage. Ce nouveau circuit de la matière nécessite de nouvelles compétences et de nouveaux acteurs : l’« opérateur réemploi » qui réalise la préparation et le conseiller-expert en réemploi qui assiste le maître d’ouvrage pour définir et mettre en œuvre le potentiel de réemploi. Il transforme également le rôle du démolisseur qui devient un acteur central des projets de renouvellement urbain, maillon entre l’amont et l’aval du chantier. La démolition devient une étape charnière dans le déroulement du projet alors qu’il s’agit le plus souvent d’une étape rapide reléguée aux interstices spatio-temporels du chantier. Elle s’appuie sur une évolution des savoir-faire techniques vers la « déconstruction sélective » qui implique un tri au cours de l’opération (Mongeard et Veschambre, 2014). La mise en œuvre du réemploi implique une forte collaboration du démolisseur avec les architectes et experts en réemploi qui ont qualifié les matériaux en amont et les utiliseront en aval. Elle engendre également une reconfiguration logistique et une réorganisation temporelle des chantiers dans lesquelles les coopérations entre différents corps de métier (démolisseurs, architectes, aménageurs, constructeurs) sont centrales. Elle implique enfin de fortes collaborations entre maîtres d’ouvrage et des innovations règlementaires, notamment pour céder la matière d’un maître d’ouvrage à un autre. Dans le cas du Clos Saint Lazare, Seine-Saint-Denis Habitat est maître d’ouvrage des bâtiments déconstruits mais pas des espaces publics qui accueilleront les matériaux réemployés qui sont sous la responsabilité de Plaine Commune. Or, la cession de la matière de l’OPH à Plaine Commune n’est pas évidente dans la mesure où cette matière n’est pas un matériau normé et entrant dans un marché classique. Les difficultés techniques existent mais les difficultés d’ordre organisationnel et réglementaire sont tout aussi importantes. Les arrangements low tech sont donc au cœur des innovations vers la sobriété de la production urbaine.

6. Circuits de la matière dans un « projet linéaire » (Agnès Bastin, 2018)

 

7. Circuits de la matière dans un « projet circulaire » (Agnès Bastin, 2018)

Intérêts et limites de la métaphore de la mine urbaine

La prise en compte du métabolisme urbain par Plaine Commune repose sur une conception du bâti comme une mine ou une carrière urbaine (Brunner, 2011). Au-delà de la métaphore, ces expressions traduisent des dynamiques véritablement à l’œuvre dans le secteur constructif. Les exploitants de carrière se tournent vers les ressources du milieu urbain, considérées comme complémentaires des ressources du sol. Les grands chantiers urbains seront d’ailleurs intégrés aux schémas régionaux des carrières en cours d’élaboration11. Néanmoins, ces métaphores ne rendent pas bien compte des spécificités des matières urbaines.

À la différence des gisements de carrière, les ressources du milieu urbain ne sont pas homogènes mais variables. Faire entrer cette variabilité dans des catégories fixes constitue un des enjeux majeurs de leur ré-usage. D’autre part, à la différence des ressources concentrées des carrières, les ressources urbaines sont dispersées dans des chantiers allant du grand projet urbain de type ZAC à la maison individuelle. La captation de ces matières diffuses constitue un autre enjeu de taille : comment faire face à la multiplicité des propriétaires et concentrer ces ressources ? Enfin, le fait de considérer un chantier comme une carrière implique des sauts qualitatifs importants dans les techniques de déconstruction qui nécessite un équipement en machines spécifiques et un changement de « logique ». La politique de transformation du métabolisme urbain mise en œuvre par Plaine Commune apporte des débuts de réponse à ces questions en développant des instruments de visualisation, de mesure et de caractérisation des ressources urbaines. Au-delà de la réponse aux enjeux techniques, ce projet constitue un laboratoire de transformation des pratiques aménageuses vers davantage de sobriété.

Cependant, la massification et la diffusion de ces pratiques demeurent encore incertaines. Plusieurs enjeux sont aujourd’hui en suspens, notamment la question de la mobilisation du foncier pour l’installation de plateformes de massification, de stockage et de recyclage qui entre en concurrence avec d’autres usages récréatifs ou résidentiels. Ces éléments déterminants pour la réussite du projet seront au cœur des prochaines phases de la démarche Métabolisme Urbain dont la mise en œuvre est toujours en cours.

AGNÈS BASTIN

 

Agnès Bastin est doctorante en sociologie et études urbaines au Centre de Recherches et Études Internationales de Sciences Po Paris. Ses travaux portent sur la gouvernance des flux de matière, en particulier des matériaux de construction et de déconstruction, et les processus de changement des métabolismes urbains à Paris et Bruxelles.

Agnes.bastin AT sciencespo DOT fr

Illustration de couverture : Zone de stockage des matériaux de chantier le long du canal de Saint-Denis à Aubervilliers (Agnès Bastin, 2017)

Bibliographie

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Brullot S., Maillefert M. et Jobert J., 2014, « Stratégies d’acteurs et gouvernance des démarches d’écologie industrielle et territoriale », Développement durable et territoires, n°5-1, en ligne.

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Erkman S., 2000, Vers une écologie industrielle. Comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyper-industrielle, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 147 p.

Garcier R., Martinais E. et Rocher L., 2017, « Désigner, mesurer, réguler : la mise en politique des flux et circulations », Géocarrefour, n°91-3, en ligne

Hassenteufel P., 2010, « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », Informations sociales, n°157-1, 50-58.

Labussière O. et Nadaï A. (dir.), 2018, Energy Transitions: A Socio-technical Inquiry, Palgrave McMillan, 348 p.

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Mongeard L. et Veschambre V., 30 janvier 2014, « Éléments pour une histoire de la déconstruction : évolutions en matière de démolition de l’habitat social (agglomération lyonnaise : 1978-2013) », communication faite au 2e congrès Francophone d’Histoire de la Construction, ENSAL – Vaulx-en-Velin.

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Pour citer cet article : Bastin A., 2019, « #12 / Vers une politique locale du métabolisme urbain ? Le cas des matériaux de (dé)construction à Plaine Commune », Urbanités, #12 / La ville (s)low tech, octobre 2019, en ligne.

  1. Le terme de ré-usage, emprunté à Laëtitia Mongeard, est préféré à ceux de recyclage, réutilisation et réemploi dans la mesure où il permet de s’extraire de ces catégories juridiques qui ne recouvrent pas systématiquement des pratiques distinctes et induisent des confusions auprès des acteurs interrogés (Mongeard, 2017). []
  2. Ce chiffre est donné par la délégation à la stratégie territoriale dans le document synthèse du projet de territoire de 2014. Il s’appuie sur les projets urbains identifiés en 2013. []
  3. Entretien avec un.e chargé.e de relations entreprises-territoires de Plaine Commune (28/06/2016). []
  4. Il s’agit d’une définition élargie des éco-industries souvent limitées aux activités de production. Nous avons choisi de nous conformer à la définition retenue par les acteurs du territoire qui englobe également les activités de service. Les éco-industries ne correspondant pas à un code NAF, il est donc difficile de distinguer quels emplois au sein d’une activité remplissent véritablement un rôle de protection de l’environnement. []
  5. Entretien avec l’ancien.ne chargé.e d’étude sur la filière éco-industrielle à Plaine Commune Promotion (10/05/16). []
  6. Entretien avec l’ancien.ne chargé.e d’étude sur la filière éco-industrielle à Plaine Commune Promotion. []
  7. Entretien avec le directeur du service « déchets urbains » et un chargé de projet d’aménagement de Plaine Commune (21/06/16). []
  8. Entretien avec la direction de l’ingénierie environnementale de la Société du Grand Paris (31/10/17). []
  9. Circulaire du 15/02/00 relative à la planification de la gestion des déchets de chantier du bâtiment et des travaux publics (BTP []
  10. « we propose the idea of a « space of resource » as an intermediary term between materiality and space. It focuses attention on the diverse mediations needed to explore the materiality of an energy resource and the different spaces and scales of which it is part. The making of a « space of resource » calls for specific operations : calculating a volume, navigating within it, controlling a material flow » (p. 246-247). []
  11. Entretien avec un représentant de l’Union Nationale des Producteurs de Granulats (08/02/18). []

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