#13 / Les riverains contre le nourrissage des pigeons à Paris
Nicolas Messieux
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L’article de Nicolas Messieux au format PDF
Nous avons mené, de 2009 à 2011, un terrain de recherche ethnographique1 sur la cohabitation entre le pigeon et les habitants autour du Centre Pompidou, dans le 4e arrondissement de Paris. Le thème initial était la perception des nuisances et des maladies liées au pigeon biset des villes (Columba livia L.). Les autorités de la ville de Paris critiquaient la « prolifération » des pigeons et les problèmes que cela provoquait (Mairie de Paris, 2006) et accusaient le nourrissage effectué par des nourrisseurs de la favoriser. À la fin des années 2000, il y avait aussi une volonté politique d’implanter des pigeonniers publics à Paris (Mairie de Paris, 2006). Ces dispositifs devaient montrer aux nourrisseurs que l’autorité publique s’occupait de leurs animaux (nourriture, protection, soins) et qu’eux n’avaient pas à le faire comme ils le faisaient, considérant les pigeons « abandonnés » par l’homme (Legrand, 2008 ; Lizet et Milliet, 2012 ; Colon et Lequarré, 2013 ; nos entretiens).
Notre approche a été de savoir comment le pigeon et les problèmes qu’il peut poser étaient perçus par les habitants dans l’interaction quotidienne et comment le nourrissage et les pigeonniers pouvaient influencer cette perception. Le nourrissage et les pigeonniers se font/sont dans l’espace public et sont deux méthodes de gestion des populations de pigeons qui ont un effet sur l’espace privé (des habitants). Le « pigeonnier public » succédait à d’autres méthodes de lutte ou de gestion des pigeons en ville2 qui avaient toutes été présentées comme la solution miracle aux dégâts dus aux pigeons. Dans la réalité, la lutte contre les pigeons passait surtout par les dispositifs anti-pigeons (piques, fils et filets), présents en masse sur les immeubles parisiens, facilement visibles, et qui montraient des investissements conséquents réalisés par les privés pour éviter la présence de pigeons. L’installation des dispositifs anti-pigeons montrait donc une envie d’éloigner le pigeon des bâtiments et du mobilier urbain et non une volonté d’améliorer la cohabitation. Nos premières investigations sur le terrain nous ont montré que les zoonoses, et singulièrement la grippe aviaire, n’étaient en réalité pas vraiment perçues comme une problématique majeure à Paris malgré les épisodes de grippe aviaire qui étaient survenus peu avant (Manceron, 2009), et la question des nuisances semblait donc devoir être la préoccupation principale.
Notre terrain de recherche s’est rapidement imposé à nous3 car nous souhaitions trouver un quartier parisien plutôt résidentiel où les pigeons soient très présents pour multiplier les situations d’interactions habitants-pigeons. Il y avait ainsi au Centre Pompidou un habitant du quartier qui nourrissait de manière très active les pigeons, présents en grand nombre. Les dégâts dus à leur présence étaient manifestes (fientes sur le bâti, le mobilier urbain et les places, présence de nids, dispositifs anti-pigeons abimés), notamment sur l’Atelier Brancusi, situé juste à côté du Centre Pompidou. Le quartier comporte un patrimoine immobilier exceptionnel et est très fréquenté tant par les Parisiens que par les touristes (APUR, 2001). Il est surtout résidentiel, même si les rez-de-chaussée sur les rues et places fréquentées sont occupés par les commerces (tourisme, art/artisanat, restaurants, ateliers) et que les bâtiments publics ont une emprise importante. La sociologie du quartier est clairement celle de catégories socioprofessionnelles aisées (ibid.).
Nous avons combiné observations in situ – qui nous ont permis d’obtenir les informations sur les pigeons, le nourrissage, les interactions « dans la rue » entre humains et pigeons – et entretiens avec les habitants du quartier (à domicile ou par téléphone). Nous les avons contactés au moyen d’une lettre à en-tête, expliquant notre enquête scientifique à propos des rapports humains/pigeons en ville. Nous avons choisi les habitants d’immeubles précis qui permettaient de varier les situations et de faire écho à des observations. Le taux de réponse positive a été très important4, montrant un véritable intérêt pour le sujet et l’envie pour beaucoup d’avoir des éléments de solution ou de « participer » à la création d’une solution pour les problèmes liés aux pigeons.
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Pour ce numéro d’Urbanités, nous avons souhaité réfléchir à la place des animaux en ville, et plus particulièrement des pigeons. Comme ces animaux causent des nuisances coûteuses, ils sont peu désirés et mis à l’écart de certains espaces – alors qu’ils sont des habitants de longue date des villes (Haag-Wackernagel, 1998). Les nourrisseurs de pigeons, accusés de favoriser les concentrations de pigeons, sont également mis à l’écart par une ostracisation publique croissante consistant à les rendre responsables des dégâts des pigeons. Cela passe notamment par la pose de panneaux contre le nourrissage et par la mise d’amendes par les autorités (Colon et Lequarré 2013 ; nos observations). En parallèle, des politiques publiques visant à « réintégrer » les pigeons dans la ville et à permettre une meilleure cohabitation sont mises en place par les municipalités, notamment par le biais de l’installation de pigeonniers publics (Legrand, 2008 ; Lizet et Milliet, 2012).
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Le nourrissage intense par un passionné : le cas du Centre Pompidou
À Paris, le nourrissage des pigeons est très important dans les zones touristiques du centre comme Notre-Dame et l’Hôtel de Ville. Les autres points de présence importante de pigeons sont la zone Fontaine aux Innocents-le jardin des Halles-les Halles, le Jardin des Tuileries, la rue Montorgueil, les rues Faubourg-St-Martin jusqu’aux gares, et le Centre Pompidou. La nourriture est l’élément déterminant la présence de pigeons (Johnston et Janiga, 1995). Nos observations nous ont conduits à remarquer que les populations se déplacent en fonction des ressources à disposition au cours de la journée, ce qui rend difficile le suivi d’individus et le comptage, ainsi que nous l’ont confirmé Anne-Caroline Prévot (écologue, Université Paris-Orsay, responsable du programme « Pigeon en ville »), et Frédéric Mahler (ornithologue spécialiste des oiseaux urbains) lors d’entretiens (2009).
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L’apprivoisement des pigeons au moyen d’un nourrissage massif
Notre terrain d’étude était patrouillé par un nourrisseur de pigeons passionné. Comptable retraité, d’origine italienne, il habitait depuis plus de 40 ans le quartier et depuis 10 ans dans un immeuble donnant directement sur la place (« Piazza ») du Centre Pompidou. Il effectuait depuis plusieurs années un parcours quotidien régulier ponctué de haltes fixes où il nourrissait pigeons et moineaux de petites boulettes de brioche, de grains ou de pain. Les animaux étaient fidélisés à ces haltes, l’y attendaient et certains d’entre eux se déplaçaient même d’un endroit à l’autre pour manger plusieurs fois. Il fournissait également de l’eau potable, soignait des pigeons blessés à son domicile ou les confiait à un centre de soins, s’assurait que les jeunes reçoivent aussi de la nourriture quand il en distribuait et retirait les cadavres de pigeons de la rue. Il protégeait le groupe de pigeons en usant de la force physique en cas de danger ou de dérangement (vélos qui passent, enfants qui les pourchassent).
Le nourrisseur empêchait généralement les autres personnes (notamment les touristes) de nourrir « ses » pigeons. Il avait une tendance à l’appropriation manifeste. Une de nos informatrices, habitant déjà le quartier avant la construction du Centre, disait qu’auparavant un autre Monsieur nourrissait déjà les pigeons mais qu’il avait, selon elle, « pris sa retraite » (du nourrissage) et que le nourrisseur actuel avait pris sa « succession ».
Nous avons interrogé le nourrisseur sur ses activités et il a justifié ses actions en arguant que la Mairie ne s’intéressait pas au sort des pigeons et qu’ils mourraient de faim (ce thème est fondateur chez les nourrisseurs, voir Colon et Lequarré, 2013). Sur la question des nuisances, il soutenait qu’il suffisait de passer un coup de chiffon humide pour se débarrasser des fientes et déplorait dans le même temps le déclin de la famille traditionnelle et la forte présence de la communauté gay dans le quartier, qui – disait-il – déteste les pigeons. Il affirmait aussi qu’il serait prêt à arrêter de nourrir les pigeons dès qu’un pigeonnier serait construit par la ville. Interrogé sur le fait que nourrir était interdit, le nourrisseur nous a indiqué avec une certaine fierté qu’il cumulait un total de 27 000 € d’amendes (en 2009) et qu’il avait obtenu de les payer de manière échelonnée « jusqu’en 2036 ». Il nous a aussi dit que la police avait fini par renoncer à l’amender, ce que des riverains nous ont aussi indiqué lors d’entretiens.
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Le nourrisseur était soutenu par des associations de protection des animaux, notamment un centre du sud de Paris spécialisé dans le soin des oiseaux de ville. L’une de nos enquêtées supposait que « les associations » lui livraient gratuitement des graines et payaient ses amendes5. Elle disait aussi qu’il bénéficiait de « remplaçants » quand il devait s’absenter, qui nourrissaient à sa place. Toutefois, d’autres protecteurs des pigeons déploraient sa façon de faire et l’exagération qu’il mettait, à leurs yeux, dans son nourrissage. Une protectrice des pigeons, très impliquée à Paris notamment dans le dossier des pigeonniers, nous expliquait lui avoir donné des conseils pour réduire son impact sur le voisinage afin de limiter les tensions, mais qu’il n’avait pas suivi ses conseils. Pour elle, l’attitude du nourrisseur était contre-productive pour ce qui concernait l’amélioration de l’insertion et de l’image du pigeon à Paris et pour l’installation de nouveaux pigeonniers. Le nourrisseur restait clairement dans une posture antagoniste vis-à-vis du voisinage et des autorités, militante, et même martyre puisqu’il n’a jamais réellement cherché de porte de sortie pour éviter son expulsion (voir infra).
Au niveau fonctionnel, un tel groupe de pigeons peut être analysé comme un « système domesticatoire » (Digard, 1999). Cela se reflète dans la façon dont les riverains parlent des pigeons comme d’un « troupeau ». Puisque le nourrisseur ne contrôle pas la reproduction (comme dans les pigeonniers contraceptifs) et ne cherche pas à produire des animaux, chair, œufs ou fientes (comme dans les pigeonniers traditionnels), il s’agit plus d’un système d’apprivoisement d’animaux semi-domestiques ou familiers « libres » comme les « chats libres » ou les canards et cygnes nourris sur les plans d’eau. L’importance du groupe de pigeons fait que ce système domesticatoire possède une ampleur équivalente à celle de plusieurs pigeonniers, mais sans aucune maîtrise ou gestion des populations.
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Relations et tensions riverains-nourrisseur
Nombreux étaient nos interlocuteurs qui s’étaient renseignés sur le nourrisseur et/ou avaient discuté avec lui pour, disaient-ils, « tenter de comprendre sa motivation » et pour lui demander d’arrêter, de limiter ou de déplacer son nourrissage. Ils avaient souvent proposé au nourrisseur de nourrir à un autre endroit, par exemple dans les parcs, où ils trouvaient que cette activité aurait davantage sa place.
L’obstination du nourrisseur faisait que la majorité de nos enquêtés riverains du Centre avait une très mauvaise opinion de lui, même si quelques-uns gardaient de l’estime pour son opiniâtreté. Ceux qui vivaient un peu plus loin du Centre et le connaissaient peu pensaient qu’il était un clochard ou un SDF qui faisait cela pour avoir de la compagnie. Sa façon de procéder, l’absence de respect des codes sociaux et spatiaux, semblaient rendre impossible le fait qu’il puisse habiter le quartier depuis longtemps. Beaucoup le traitaient de « fou » et disaient que sa place était dans un hôpital psychiatrique. Le recours à la puissance publique n’ayant rien donné, certains habitants ou commerçants avaient même agressé physiquement le nourrisseur, qui lui aussi menaçait, insultait ou frappait même qui s’approchait trop de (ou menaçait) « ses » pigeons. Lorsque j’avais discuté avec lui dans une ruelle pendant qu’il nourrissait les pigeons, une dame avait hurlé « vous nous emmerdez avec vos pigeons ! » tandis qu’une autre nous avait observés avant de me suivre quelques minutes en se dissimulant.
L’impossibilité pour les autorités et pour le Centre Pompidou de lui faire stopper ou déplacer son nourrissage engendrait un fort sentiment d’impuissance chez les riverains affectés par les pigeons. Les solutions alternatives telles que les captures à but d’euthanasie ou d’utilisation de rapaces pour effaroucher s’étaient soldées par des conflits avec les protecteurs des animaux et avaient dû être arrêtées. Des personnes habitant son immeuble déploraient le fait qu’il stockait des sacs de graines à la cave, ce qui attirait des rats, et qu’il soignait des pigeons dans son appartement, ce qui leur semblait dangereux. Ils se plaignaient aussi de la mauvaise odeur qui émanait selon eux du nourrisseur et de son appartement, mais aussi de son attitude, qu’ils jugeaient très impolie. Une association de quartier, qui avait déjà obtenu plusieurs succès en faisant cesser des nuisances dans le quartier, a alors entrepris de mobiliser les riverains pour obtenir l’expulsion du nourrisseur de son logement social, au moyen d’une pétition aux riverains et aux commerçants.
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Expulsion du nourrisseur
Les pressions de ses voisins d’immeuble, des voisins du quartier, des commerçants et des gestionnaires immobiliers (et probablement des autorités) ayant fait leur effet, le nourrisseur a finalement été expulsé de son logement social à la fin 2010. Selon les informations disponibles6, il semble que le bailleur a fait réaliser un constat d’huissier pour indiquer que la présence de pigeons au domicile du nourrisseur et son nourrissage depuis sa fenêtre provoquait des coulures de fientes chez les voisins. Des voisins s’étaient déjà plaints auparavant directement auprès du bailleur (nos entretiens) et le constat a donc officialisé ces plaintes. Le nourrisseur a été expulsé, probablement parce qu’il abritait des pigeons à son domicile, les nourrissait, stockait des graines à la cave. Ce fait contrevenait donc au règlement intérieur et aux obligations du bail et le fait qu’il n’ait pas usé du bien « en bon père de famille » libérait le bailleur social de l’obligation de le reloger. Les pages internet de soutien au nourrisseur insistent beaucoup sur le fait que le nourrisseur « payait chaque mois » son loyer et ce détail a son importance, tout comme la mise en exergue de l’argument employé par le bailleur du « bon père de famille ». On montre par-là que le nourrisseur est quelqu’un d’honnête, qui respecte les lois quand elles sont justes. Le fait de nourrir des pigeons est contraire à la loi, mais cette loi est considérée par la protection animale militante des pigeons comme une loi inique qui conduit les pigeons à mourir de faim. Un « bon père de famille » ne nourrirait donc pas les pigeons (surtout en pareille quantité) mais une personne « qui a du cœur » le ferait, au mépris d’une loi qu’il ne cautionne pas. La morale animaliste (Digard, 1999) est placée ici au-dessus des lois et règlements.
Le nourrisseur, devenu SDF, a vécu dans sa vieille voiture dans une ruelle du Marais, juste à côté du Centre Pompidou. Ce mode de vie l’a conduit à se clochardiser rapidement. Les publications sur internet indiquent que le nourrisseur a été régulièrement victime de nouvelles agressions violentes (doigts cassés, passage à tabac, agression au couteau) et même d’un grave accident cardiaque à la suite de son expulsion. Sa voiture a été régulièrement dégradée et enlevée par la fourrière (nos observations) et ses affaires (et nourriture pour les pigeons) volées (pages de soutien, consultées en 2019). Malgré les grandes difficultés inhérentes à son nouveau mode de vie, il a continué son nourrissage aux mêmes endroits. Nous avons pu constater qu’il avait même accentué le nombre de tours quotidiens et les quantités distribuées. Il se fournissait directement dans les poubelles des boulangeries et dans les magasins mais était aussi approvisionné (en sacs de 25 kg de grains, notamment) par des sympathisants liés au centre de soins du sud de Paris.
Le fait qu’il continue de nourrir « son troupeau » (comme l’appelait péjorativement une de nos informatrices) de l’Atelier Brancusi a déçu et découragé beaucoup de riverains, de même que renforcé encore l’hostilité envers lui. Ceux qui souhaitaient le faire expulser nous disaient qu’une bonne solution serait qu’il soit relogé à la campagne, où il pourrait « nourrir sans déranger », mais cela n’a pas été le cas et il a continué à habiter le quartier en SDF. Imposant aux riverains une cohabitation non souhaitée avec lui et les pigeons, il s’appropriait la placette et les alentours plus que jamais. Le soutien (logistique, moral, matériel) de sympathisants liés au centre de soins du sud de Paris, de militants de la protection animale parisienne, ainsi que d’associations d’aide aux sans-abris, lui a également permis de continuer son activité malgré les difficultés considérables de sa situation. Il est ainsi devenu un martyr emblématique et hautement visible de la cause de l’animal « malaimé » et « rejeté », de l’horreur des lois et de la violence administrative et publique sur les plus faibles, et un précurseur des actions des anti-spécistes militants apparus plus tard comme l’association « Paris Animaux Zoopolis »7.
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La cohabitation habitants-pigeons : quotidien, conflits et luttes
Les relations humains-pigeons semblent s’être compliquées ces dernières décennies, comme le remarque Jerolmack (2008), qui note une accentuation des actions entreprises contre les pigeons aux États-Unis sous l’impulsion des entreprises de lutte anti-nuisibles. Parmi nos enquêtés habitant le quartier du Centre Pompidou, les plus âgés étaient nombreux à nous parler d’une apparition récente de l’idée que le pigeon puisse poser problème, certains évoquant la loi du 10 juillet 1965 sur la copropriété comme le départ des conflits de riverains autour du pigeon. Cela dit, la plupart de nos interlocuteurs nous disaient qu’ils n’avaient rien contre les pigeons, qu’ils ne le détestaient pas, mais qu’ils n’aimaient pas les grandes concentrations et les nuisances que cela amenait.
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La nuisance, la plainte et la résolution des problèmes
Les pigeons étaient nourris essentiellement sur la placette à côté de l’Atelier Brancusi et sur le parvis du Centre, mais ils couchaient et se perchaient aussi là-bas ou aux alentours. L’odeur en été du pain mélangé aux fientes était forte et même si la voirie nettoyait très régulièrement la placette, cela se révélait plus difficile pour les bâtiments. Les dégâts étaient importants sur le toit de l’Atelier Brancusi. Les riverains préféraient éviter la placette pour ne pas être atteints par une fiente. Le film Les Oiseaux (du réalisateur Alfred Hitchcock, 1963) était souvent évoqué pour qualifier les vols de pigeon et l’angoisse que pouvait générer chez certains la grande quantité d’oiseaux.
Les fientes étaient la nuisance la plus souvent citée par nos enquêtés. Les rendez-vous au domicile nous permettaient d’aborder les nuisances « cachées ». Ainsi, des cadavres de pigeons, plumes ou nids coinçaient régulièrement des chéneaux. Beaucoup de pigeons nichaient sur les balcons, rebords de fenêtres ou sous les stores et l’accumulation de fientes et de brindilles entremêlés, les œufs ou pigeonneaux morts rendaient certains endroits presque putrides. Les dégâts pouvaient être coûteux, tout comme l’étaient les travaux d’installation de dispositifs de protection ou d’éloignement. Ces dispositifs pouvaient se transformer en nuisance, par exemple deux de nos informateurs avaient un pigeon mort qui pourrissait au centre du filet tendu au-dessus de leur courette. D’autres nuisances pouvaient sembler anodines mais agaçaient à la longue les habitants : bruits de va-et-vient sur les chéneaux ou sur le toit, roucoulements incessants. Les intrusions de pigeons arrivaient parfois, et provoquaient des dégâts car le pigeon s’agitait dans tout l’appartement et il était difficile de le remettre dehors.
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Beaucoup de nos enquêtés s’étaient plaints des problèmes liés aux pigeons et au nourrisseur auprès des autorités : mairie d’arrondissement, Mairie de Paris, « M. Pigeon » ou police. Ils déploraient que leurs interlocuteurs ne fassent rien ou se déclarent impuissants et se réorientaient donc vers d’autres solutions : l’action personnelle, l’action par la copropriété, la lutte contre le nourrisseur ou l’inaction, ce qui dépendait de leur statut de locataire ou de propriétaire, du temps qu’ils avaient à disposition, de l’intensité de la nuisance et, plus généralement, de leur implication dans les affaires du quartier.
Nos visites pour des entretiens au domicile des habitants montraient que ceux-ci n’étaient guère au courant de la présence de dispositifs anti-pigeons et que certains n’avaient pas remarqué qu’il y en avait sur les parties externes de leur appartement. Quelques-uns de nos interlocuteurs avaient installé des dispositifs par eux-mêmes en allant en acheter au magasin de bricolage sur la place ou en les bricolant eux-mêmes. L’un d’eux, devant le manque d’efficacité des CDs suspendus et des piques, avait empoisonné les pigeons sur son balcon, résolvant son problème de manière radicale.
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Le « troupeau » du Centre Pompidou et la (juste) place des pigeons en ville
À notre grande surprise, le pigeon en tant que tel donnait presque toujours lieu à des jugements ambivalents auprès des habitants que nous avons interrogés. En effet, il était vu comme l’ami des enfants et des personnes isolées et n’était donc quasiment jamais détesté par principe. Pour beaucoup de nos enquêtés, même victimes de nuisances, les pigeons faisaient aussi « partie de Paris » et on ne s’imaginait pas la ville sans eux.
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Donner à manger aux pigeons : le nourrissage par le grand public
Beaucoup de nos interlocuteurs nous ont parlé du nourrissage par leurs enfants ou petits-enfants, « au parc » ou des tentatives de ceux-ci d’attraper les pigeons à la main en leur courant après. Nos enquêtés trouvaient cela normal et concomitant de l’enfance. Dans un cadre familial, « donner à manger aux pigeons » est un mode culturellement admis de relation aux animaux et permet un contact avec les animaux sauvages à un jeune âge, même en ville. Le fait que les enfants apprécient les pigeons est à notre sens ce qui évite à cet oiseau d’avoir une trop mauvaise réputation.
Autre figure culturelle qui revenait souvent chez nos enquêtés, le nourrissage par les personnes seules ou isolées socialement. Cet aspect était présent par contrepoint quand nos interlocuteurs expliquaient pourquoi ils ne nourrissaient pas les pigeons. Pour beaucoup, cela était synonyme d’isolement social, de n’avoir que les pigeons comme amis. L’exemple classique était la « vieille dame qui nourrit les pigeons » (Colon et Lequarré, 2013) et l’autre celui des clochards et personnes SDF qui nourrissaient les pigeons avec le peu de pain qu’ils ont. Cela se retrouvait aussi quand ils voyaient le nourrisseur comme une « personne isolée », un « SDF », un « clochard », voire un « fou » (cf. supra).
Les touristes sont le « grand public » venu d’ailleurs, et les habitants ne se plaignaient pas spécialement de leur présence – étant habitués à vivre près d’un bâtiment très visité. Les touristes distribuaient de la nourriture sur la place devant le Centre, photographiaient les pigeons et le nourrisseur et se montraient ravis par les grandes envolées. Nos enquêtés disaient que ce nourrissage faisait partie intégrante des villes touristiques mais assuraient qu’eux ne le faisaient jamais quand ils étaient à l’étranger. Une personne originaire du nord de la France nous avait confié que chez elle, il lui arrivait de donner à manger aux pigeons, mais qu’à Paris elle n’aurait jamais osé car « on [v]ous regardait de travers ». À notre sens, cela montre que les riverains du Centre Pompidou se rendaient compte de l’impact du nourrissage et ne souhaitaient pas provoquer les mêmes problèmes dans leurs destinations touristiques.
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Où doit vivre le pigeon et combien en faut-il ?
Nombreux étaient nos interlocuteurs qui disaient que le pigeon devenait sale au contact de la ville. Elle n’était pas considérée comme un habitat sain pour les oiseaux, à l’exception des parcs, vus comme un « bout de campagne dans la ville » (une enquêtée). Dans leur esprit, les pigeons devaient idéalement vivre dans les parcs, où ils pouvaient être nourris par les enfants et les personnes isolées. Dans cet espace de verdure, ils seraient mis en valeur, de même que ceux-ci amèneraient un plus au décor. Cela n’était pas le cas du Centre Pompidou, qui est particulièrement pauvre en verdure et en sources d’eau vive. La présence des pigeons et les nuisances visibles sur la placette à côté et sur le toit de l’Atelier Brancusi amenaient aussi les espaces à être salis, à perdre de leur intérêt patrimonial. Isabelle Mauz (2005) montre comment l’animal transmet ses qualités à l’espace et vice-versa, une transmission réciproque qui se retrouve avec les pigeons du Centre Pompidou. Nos enquêtés, malgré la communication de la Mairie de Paris (par exemple : Mairie de Paris, 2006), ne connaissaient pas du tout le concept des pigeonniers publics contraceptifs et ne voyaient pas vraiment en quoi cela pouvait résoudre les problèmes provoqués par les pigeons dans leur voisinage. Pour eux, les pigeons devaient plutôt être éloignés que concentrés.
Quand nous demandions à nos enquêtés si les pigeons avaient leur place à Paris, la plupart répondaient « oui, ils font partie de la ville » – mais, presque aussitôt, « il y en a juste trop ». Quand nous posions la question du « combien » serait acceptable, nos interlocuteurs ne savaient pas trop que répondre. Ce « trop » semble montrer que le problème n’était finalement pas d’ordre de grandeur mais plutôt de nature : ce « troupeau » avec son nourrisseur ne correspondait pas au quartier et ne ressemblait pas à une des formes admises de nourrissage (enfants, personnes isolées, touristes) ou à une des formes en marge « tolérées » (SDFs, clochards, petits nourrisseurs).
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Conclusion : trop de pigeons, et pas au bon endroit
Notre terrain d’étude était particulier dans le sens où un habitant nourrissait les pigeons de manière massive. Nos entretiens ont montré que, du fait de son activité, jamais ce nourrisseur n’avait été considéré par les riverains comme un habitant du quartier. Son comportement et sa façon de faire étaient vus comme ceux d’un être en marge : SDF, clochard, ou même fou. Cela explique aussi que les riverains aient voulu le faire expulser ou proposé de le faire interner. Cela revenait à le faire quitter le quartier.
Le grand nombre de pigeons fidélisés au cœur ce quartier touristique et patrimonial provoquait un grand désordre spatial et social dû au non-respect des règlements et des usages et au déploiement des pigeons pour le nichage, perchage et couchage. Le nourrisseur était dans une position d’opposition et ne souhaitait pas vraiment modifier cela, allant jusqu’à risquer puis atteindre la ruine sociale. Il a imposé « ses » oiseaux semi-domestiqués au voisinage, alors même que la configuration des lieux (manque de verdure et d’eau) et la quantité très importante d’animaux rendait cette présence difficile et conflictuelle. Les pigeons n’étaient clairement pas intégrés ou acceptés dans le quartier, par le fait que le nourrisseur ne respectait pas les conditions de l’acceptabilité du nourrissage.
Des exemples de coexistence plus pacifique existent ainsi, comme le nourrissage tel qu’il était pratiqué au même moment sur le parvis de Notre-Dame de Paris. L’endroit était plus adapté au nourrissage des pigeons puisqu’il comporte de l’eau et des espaces verts. Comme il s’agit d’une église, le nourrissage des pigeons y est considéré comme souhaitable et leur présence appréciée. Les nourrisseurs y étaient également plus aimables avec les touristes et les enfants, leur montrant comment nourrir et leur donnant même des graines.
Devant un cas aussi singulier, on ne peut que faire le constat que l’intégration d’animaux « malaimés » ou « délaissés » est rendue plus difficile par les attitudes martyres et extrêmes de personnes qui se revendiquent pourtant comme protectrices de ces animaux. L’intégration passe également par la considération des riverains et de leurs besoins, ainsi que par une adéquation des espaces et des éventuelles infrastructures nécessaires aux animaux qui s’y trouvent.
NICOLAS MESSIEUX
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Diplômé de l’Université de Lausanne (géographie humaine) et du Muséum national d’histoire naturelle (anthropologie de l’environnement). Mes spécialités sont les relations homme-nature et hommes-animaux – particulièrement ce que l’on nomme la nature « ordinaire » ou « proche » – et mes centres d’intérêt spécifiques la protection du hérisson, la cohabitation entre hommes et pigeons, le nourrissage des animaux sauvages et l’identité liée aux éléments de la nature.
nmessieux@gmail.com
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Illustration de couverture : 7h21, Les pigeons à côté de l’Atelier Brancusi attendent l’arrivée du nourrisseur. À certains moments, près de 500 pigeons peuvent attendre ici et alentour (Messieux, 2010).
Bibliographie
APUR, 2001, « Paris et ses quartiers (4ème arrondissement) », Paris, APUR, 65 p., en ligne.
Colon P.-L. et Lequarré N., 2013, « Le nourrissage des pigeons dans la région parisienne. », Ethnologie française, vol. 43, 155-162.
Digard J.-P.,1999, Les Français et leurs animaux. Ethnologie d’un phénomène de société, Paris, Hachette, 281 p.
Haag-Wackernagel D., 1998, Die Taube : Vom heiligen Vogel der Liebesgöttin zur Strassentaube, Bâle, Schwabe. 245 p.
Johnston R. et Janiga M., 1995, Feral Pigeons, Oxford, Oxford University Press, 320 p.
Jerolmack C., 2008, « How Pigeons Became Rats : The Cultural-Spatial Logic of Problem Animals », Social Problems, vol. 55, n°1, 72-94.
Legrand M., 2008, Les pigeonniers publics dans la ville de Fontenay-sou-Bois (Val-de-Marne). Vers la « réconciliation » entre citadins et pigeons des villes (Columba livia) ?, Mémoire de Master 2, MNHN (non publié).
Lizet B. et Milliet J., 2012, « Le pigeonnier public, à la croisée des utopies sur le vivant dans la ville. » in Lizet B., Milliet J. (dir.) Animal certifié conforme. Déchiffrer nos relations avec le vivant, Paris, Dunod, 256 p.
Mairie de Paris, 2006, « Pigeons » (série Habitat durable), Paris, Mairie de Paris, 8 p., en ligne.
Manceron V., 2009, « Grippe aviaire et disputes contagieuses », Ethnologie française, vol. 39, 57-68.
Mauz I., 2005, Gens, cornes et crocs. Versailles, Quae. 256 p.
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Pour citer cet article : Messieux N., 2020, « Les riverains contre le nourrissage des pigeons à Paris », Urbanités, #13 / Minorités/Majorités, février 2020, en ligne.
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- Dans le cadre d’une recherche pour la préparation d’une thèse de doctorat au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN, Paris), au sein de l’UMR 7206 Éco-anthropologie et Ethnobiologie, sous la direction de Bernadette Lizet (MNHN/CNRS). Notre recherche s’inscrivait dans le programme « Pigeon en ville » (sous la direction d’Anne-Caroline Prévot, Université Paris-Orsay), rattachée à l’UMR 7625 « Écologie et Évolution » de l’Université Paris-VI (par l’intermédiaire de Julien Gasparini) et financée par la Région Île-de-France [↩]
- Captures à but d’euthanasie, tir, effarouchement par les rapaces, graines contraceptives, interdiction stricte du nourrissage, pose de panneaux contre le nourrissage, etc [↩]
- Je remercie les membres de mon comité de thèse qui m’ont beaucoup aidé pour le choix du terrain, la problématique et l’insertion dans la recherche : Vanessa Manceron, Nathalie Blanc, André Guillerme, Nicolas Soulier – et Bernadette Lizet, directrice de thèse [↩]
- 32 % de l’ensemble des lettres envoyées ont amené à un entretien en personne ou téléphonique [↩]
- Ce qui n’était sans doute pas le cas pour les amendes, compte-tenu des faibles moyens des associations et de leur manque permanent d’argent et du fait que le nourrisseur cumulait un montant énorme d’amendes qu’il ne pouvait de toute façon pas payer [↩]
- Nous nous appuyons largement sur les pages de soutien au nourrisseur du Centre Pompidou qui sont apparues sur Internet et sur Facebook après son expulsion et continuent d’être alimentées en 2019 [↩]
- https://zoopolis.fr/, voir notamment https://zoopolis.fr/stop-au-massacre-des-rats/ pour les rats [↩]