Lu / Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Cécile Gintrac et Matthieu Giroud (dir.)

Cynthia Ghorra-Gobin

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Cet ouvrage collectif se veut une introduction aux travaux de douze chercheurs anglophones (essentiellement anglo-américains) ayant opté pour un positionnement critique de la ville néolibérale. Il s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à la perspective dessinée par la géographie radicale et critique. Chaque chapitre comprend une présentation du chercheur anglophone (œuvre, apports théoriques et réception auprès des universitaires, des politiques et des habitants) par un chercheur français et une traduction en langue française d’un extrait de son œuvre. Parmi les chercheurs sélectionnés, notons la présence de Jennifer Robinson, David Harvey, Neil Smith, Don Mitchell, l’incontournable Edward W. Soja (décédé à l’automne 2015) et Bernd Belina. Ce dernier, professeur à l’université de Francfort, représente la figure centrale du renouveau de la géographie critique germanophone.

Le chapitre introductif débute par une référence à l’œuvre d’Henri Lefebvre – reconnu pour avoir été le premier à évoquer l’émergence d’un monde reconfiguré par un processus d’urbanisation massif – et fait le constat de sérieuses mobilisations politiques et de manifestations citoyennes dans un grand nombre de villes. Les villes sont l’objet de politiques d’attractivité territoriale au travers de programmes d’aménagement et de dispositifs fiscaux visant à les positionner dans une rivalité intermétropolitaine (liée à la globalisation du capitalisme) et elles sont également le lieu privilégié de la contestation. Les mobilisations observées légitimeraient en quelque sorte le principe du « droit à la ville », principe sur lequel s’appuient les chercheurs anglophones pour se revendiquer de la géographie radicale (David Harvey) ou encore de la géographie critique (Doreen Massey). Il s’agit de « contester le prêt-à-penser » urbain (s’appuyant sur l’idéologie néolibérale) pour envisager des alternatives. L’espace est ainsi au cœur de la réflexion, ce qui explique l’usage de l’expression « spatial turn » pour les sciences sociales et « Southern turn ». Cette dernière – à l’initiative de Jennifer Robinson – revendique la référence explicite aux villes du Sud dans la théorie de la ville.

Comme il est pratiquement impossible de présenter en quelques lignes la pensée de chacune des figures de la géographie critique retenues par les chercheurs français (Cécile Gintrac, Matthieu Giroud, Armelle Choplin, Max Rousseau, Martine Drozdz, Julien Rebotier, Mélina Germes, Sarah Mekdjian, Anne Clerval, Myriam Houssay, Matthieu Giroud, Frédéric Dufaux et Sophie Didier), la présente recension propose d’évoquer deux thématiques (mouvements sociaux en Amérique latine et justice spatiale à Los Angeles1.) avant de discuter de l’argument central de l’ouvrage.

Les mouvements sociaux en Amérique latine représentent une thématique importante de l’œuvre de Marcelo Lopez de Souza qui les considère comme une sérieuse alternative au statu quo. Les acteurs de ces mouvements sont perçus comme des personnes susceptibles d’imaginer des solutions alternatives aux politiques urbaines traditionnelles, bénéficiant principalement aux catégories sociales privilégiées. Le chercheur brésilien constate ainsi que la dynamique des mouvements sociaux dans les villes d’Amérique latine est plus marquée dans l’espace politique que celle observée dans les villes européennes. Il donne un aperçu comparatif de deux contextes et explique cette différence en raison d’une plus grande efficacité de l’organisation des services publics urbains dans les villes européennes. Le lecteur en déduit que c’est un moyen habile de valoriser le terrain « villes d’Amérique latine » au sein de la géographie radicale et critique. L’expression « urbanisme par le bas » qui fait référence à la société civile la rend légitime aux yeux des chercheurs et des décideurs.

La dimension spatiale de la justice sociale est clairement évoquée dans la traduction d’un texte d’Edward Soja qui relate l’histoire du ‘syndicat des usagers d’autobus’ de Los Angeles (Bus Riders Union, BRU) qui, dès les années 1990, s’est mobilisé pour remettre en cause la politique d’investissements de la ville en faveur d’un réseau métropolitain. Ce texte d’Edward Soja retenu dans l’ouvrage collectif ne mentionne pas le fait que le BRU s’était appuyé sur des études réalisées par des spécialistes de la mobilité de UCLA (University of California, Los Angeles) – dont le professeur Martin Wachs – qui indiquaient qu’une partie du budget consacré au métro pourrait servir à améliorer le réseau de bus emprunté par la majorité de la population non motorisée. La politique de L.A. en faveur d’un métro a ainsi été fortement critiquée par les opposants dans la mesure où elle servait plus à conférer à la ville une image attractive qu’elle n’améliorait les conditions de la mobilité des habitants. La contestation initiée par le BRU n’a pas été acceptée par les protagonistes du métro parce qu’elle fut perçue comme un mouvement empêchant la ville de se moderniser.

Le projet scientifique et politique de l’ouvrage est bien présenté dans l’introduction : Cécile Gintrac et Matthieu Giroud visent à penser l’émancipation des habitants des villes dans une période marquée par l’idéologie néolibérale et proposent de s’inspirer de la géographie critique anglo-américaine pour alimenter la réflexion. La lecture de l’ouvrage confirme l’objectif visé qui présente l’intérêt de démontrer combien la question urbaine est conflictuelle : l’enjeu consiste à s’approprier les ressources (investissements inclus) dans un contexte marqué par une rivalité de groupes sociaux. Ce positionnement théorique est au cœur de l’écologie politique incarnée par David Harvey. Il est toutefois regrettable que le panel fort intéressant de chercheurs anglophones présente l’inconvénient d’être en grande partie déjà connu des étudiants français et francophones.

Dans un contexte marqué par la globalisation des sciences sociales, il aurait été certainement plus approprié de construire une perspective comparative entre la production anglophone et francophone plutôt que de se limiter à mettre en scène la première. Le comparatisme aurait été un outil judicieux pour renforcer le message en faveur d’une géographie critique. Il est par exemple possible d’identifier dans la tradition francophone l’équivalent du « Southern Turn » avec l’ouvrage collectif dirigé par Jérôme Lombard, Evelyne Mesclier et Sébastien Velut, La mondialisation côté sud (IRD, 2006). Les chercheurs ne revendiquent pas une posture postcoloniale mais leurs analyses présentent l’intérêt de ne pas reproduire les discours traditionnels sur la ville globale, les réseaux ou encore des analyses spatiales fondées sur la simple maîtrise de données statistiques en dehors de tout intérêt pour les acteurs de l’urbain.

Les coordinateurs de Villes contestées précisent également que les textes traduits ont été publiés dans des revues anglophones et font remarquer au lecteur que désormais l’anglais représente la lingua franca des sciences sociales. Or, ce point de vue exige d’être discuté à l’heure où de nombreux chercheurs (un peu partout dans le monde) s’interrogent sur l’usage exclusif d’une langue. Les travaux de la philosophe Barbara Cassin et la réflexion menée par l’auteur de cette recension2 soulignent l’impératif du maintien de la diversité des langues afin d’assurer et de maintenir la diversité de la pensée dans les sciences sociales. En effet, la langue n’est pas uniquement un moyen de communication, elle est porteuse d’une culture et d’une vision singulière du monde.

Les deux remarques sur le comparatisme et la diversité linguistique n’altèrent pas l’intérêt de l’ouvrage qui interpelle les géographes en leur suggérant de donner à voir les mouvements sociaux et d’opter pour un positionnement éthique dans un monde marqué par le triomphe d’un capitalisme financier volatil et déconnecté de la production et du travail. Aussi, dans le but de prolonger l’argument central de l’analyse, il sera fait ici référence à la revendication d’Arjun Appadurai : faire de la recherche en sciences sociales un droit humain. L’anthropologue part du principe que la connaissance est précieuse et qu’elle est vitale pour l’exercice de la citoyenneté informée. À partir de son expérience personnelle dans les mouvements sociaux à Mumbai, il propose de « déprovincialiser » l’idée de la recherche. Ce terme peu explicite retient l’attention dans la mesure où l’auteur fait référence à l’impératif d’un renouveau au sein des sciences sociales afin de faciliter la transmission des connaissances auprès des jeunes prêts à se mobiliser pour défendre des causes sociales. Appadurai oppose l’« éthique de la possibilité » des sciences sociales à l’« éthique de la probabilité » d’un capitalisme débridé et d’États corrompus pour susciter une réflexion sur l’idée d’une « citoyenneté » informée, créative et critique. Pour l’anthropologue, les sciences sociales ne devraient pas se limiter à valoriser des travaux ayant pour objet des mobilisations sociales. Il suggère aux chercheurs de se faire les médiateurs, les facilitateurs et les promoteurs de l’éthique de la possibilité, une posture qui converge avec celle prônant le principe de « capabilities » chère à Amartya Sen.

CYNTHIA GHORRA-GOBIN

 

Cynthia Ghorra-Gobin est directeur de recherche CNRS au Creda (Université Sorbonne Nouvelle- Paris 3), visiting professor à Berkeley (Spring semester 2015).

Cécile Gintrac est professeure en classes préparatoires et docteure à l’université Paris Ouest Nanterre. Matthieu Giroud était maître de conférences à l’université Paris Est Marne-la-Vallée.

Ce compte-rendu a été rédigé avant les attentats de Paris du 13 novembre, qui ont conduit à la mort tragique de Matthieu Giroud, co-auteur de cet ouvrage. Nous avons choisi de le publier afin de rendre compte du travail de M. Giroud, dont nous regrettons profondément la disparition.

Cécile Gintrac et Matthieu Giroud (dir.), 2014, Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Paris, Les Prairies Ordinaires, 399 p.

Photo de couverture : « Black Lives Matter protest against St. Paul police brutality (20953389544) » par Fibonacci Blue from Minnesota, USA — Black Lives Matter protest against St. Paul police brutality. Sous licence CC BY 2.0 via Wikimedia Commons.

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Quelques références bibliographiques pour aller plus loin

Appadurai, A., 2013, The Future as Cultural Fact: Essays on the Global Condition, Verso, New York, 336 p. (Traduction, Condition de l’homme global).

Cassin, B., 2014, Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction, Paris, Éditions rue d’Ulm, 217 p.

Lombard, J., Mesclier, E. et S. Velut (dir.), 2006, La mondialisation côté Sud, Paris, IRD Éditions et Éditions rue d’Ulm, 496p., disponible sur : http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/ed-06-08/010038929.pdf

  1. Ce choix s’explique en raison de l’affiliation de l’auteur au CREDA (centre de recherche et de documentation des Amériques), Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. []
  2. Consulter l’entretien de Cynthia Ghorra-Gobin par Lydia Ben Ytzhak, « L’anglosphère par-delà la langue », https://lejournal.cnrs.fr/articles/langlosphere-par-dela-la-langue []

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